Lettre de Pellisery (Roch-Antoine) adressée à M. de Losme, major en 1784. Pellisery (Roch-Antoine), négociant à Marseille, sa patrie, auteur de la lettre suivante, a été détenu à la Bastille depuis le 3 juin 1777 jusqu'au 25 juillet 1788. Il ne sortit de son cachot que pour être transféré à Charenton. Son crime était la publication des brochures intitulées : L'Eloge politique de Colbert en 1774. Le café politique d'Amsterdam en 1776. Erreurs et désavantages pour l'Etat de ses emprunts des 7 janvier et 7 février de la même année. Il attaquait dans le dernier ouvrage le système financier de M. Necker : ce n'était pas une satire passionnée, mais une dissertation calme et mesurée. Le long séjour qu'il a fait à la Bastille l'avait mis à même d'en connaître parfaitement le régime intérieur ; et sa lettre doit inspirer d'autant plus de confiance qu'elle est adressée au major de ce château royal. L'auteur n'a dû énoncer que des faits vrais et précis. Il n'a dû sa liberté qu'à la victoire de l'insurrection parisienne : il a depuis publié ses mémoires en un volume in-8°. Vous auriez tort de douter un instant, monsieur, que je ne sois très reconnaissant des petites douceurs dans ma nourriture dont vous me faites jouir depuis votre arrivée dans ce château. Vous cherchez, au tant, qu'il est en votre pouvoir, d'alléger la dose des désagréments que l'injustice et la tyrannie du roi me fait éprouver depuis près de sept ans. Vous auriez tort de croire aussi que je n'aperçoive pas dans toutes vos complaisances à mon égard, que vous êtes le metteur en œuvre, tant de la part du roi que de ses ministres, et de M. le lieutenant-général de la police, pour me porter à quelque démarche de suppliant, qui leur facilite les moyens de réparer leur injustice à mon égard, en me tirant de prison cum bel modo sous le plausible prétexte d'un amendement de ma part envers le roi, ou le gouvernement qui me présenterait aux yeux de la nation, et de mes concitoyens, comme m'étant reconnu susceptible de quelque reproche envers le roi et son administration. Comme je n'ai certainement aucun reproche à me faire à ce sujet ayant toujours observé et pratiqué le respect et l'obéissance que m'imposent les lois envers la personne et l'autorité de S. M. j'ai toujours fait l'oreille sourde aux insinuations tacites que vous m'en avez données, dans le choix des livres que vous avez la complaisance de m'envoyer, pour délasser les ennuis de ma triste captivité, où il était écrit avec affectation dans la première page du titre au roi...... Toutes ces répétitions m'ont assez fait connaître que vous voudriez que je me soumisse aveuglément à tout ce que le roi jugerait à propos d'exiger de moi ; et que, par un excès de cette même complaisance, je m'abandonnasse une autre fois au même zèle pour la nation, qui m'avait plongé avant mon aventure de la Bastille, dans l'horrible travail, et dans les sombres et abstraites méditations économiques et politiques du cabinet, sur les intérêts de la France ; et qui m'avaient engagé de faire au gouvernement les propositions et les offres de service que je lui ai faites du temps de Louis XV, et plus particulièrement sous le règne d'aujourd'hui..... Vous n'ignorez pas, monsieur, que depuis sept ans, je suis enfermé dans le triste appartement que j'occupe dans ce château, large au plus de 10 pieds en tout sens dans son octogone ; élevé de près de 20, situé sous la terrasse des batteries, d'où je ne suis pas sorti la valeur de cinq heures en diverses reprises. Il y règne un froid horrible en hiver, malgré le feu médiocre que l'on y fait dans cette saison, toujours avec du bois sortant de l'eau ; sans doute par un raffinement d'humanité, pour rendre inutile le faible mérite ou l'assistante d'avoir un peu de feu pour tempérer la rigueur de l'appartement. Dans la belle saison je n'ai respiré l'air qu'à travers une fenêtre percée dans une muraille épaisse de plus de 5 pieds, et grillées de doubles grilles de fer à fleur de mur, tant en dedans qu'en dehors de l'appartement. Vous n'ignorez pas encore que je n'ai jamais eu, depuis le 5 juin 1777 jusqu'au 14 janvier 1784, qu'un méchant lit ; je n'ai jamais pu faire usage du garniment tant il était déchiré, percé de vers, chargé de vilenie et de poussière ; et une méchante chaise de paille des plus communes, dont le dossier rentrait bien en dedans du siège, et brisait les épaules, les reins et la poitrine. Pour couronner les désagréments d'une situation aussi triste, aussi injurieuse, aussi injuste et aussi peu méritée de ma part, on a eu la cruauté de ne monter tous les hivers que de l'eau puante et corrompue, telle que celle que la rivière verse dans ses inondations dans les fossés de ce château, où elle grossit ses ordures et la malpropreté de toutes les immondices, latrines, etc. que versent dans ces fossés les divers ménages logés dans l'Arsenal, de même que ceux logés dans ce même château. Pour mettre le comble à toutes ces atrocités, pendant plus de trente mois, avant votre arrivée, l'on ne m'a jamais servi que du pain le plus horrible du monde, dont j'ai été cruellement incommodé ; accompagné les trois quarts du temps — encore plus à mon souper qu'à mon dîner — de tous les rebuts et dessertes de la table des maîtres et des domestiques ; et le plus souvent de ces restes puants et dégoûtants qui vieillissent et se corrompent dans les armoires d'une cuisine. Votre arrivée, monsieur, dans ce château a mis un ordre plus honnête dans cette partie ; et même, sans compliment, je vous dirai que le plus souvent il y a régné une sorte d'attention, dont je vous réitère les remercîments que j'ai déjà eu plusieurs fois l'honneur de vous en faire ; mais vous n'avez pas été aussi heureux à l'égard du pain et de l'eau. A l'égard du pain, tout le printemps, tout l'été, tout l'automne de l'année dernière jusqu'au 15 décembre, l'on ne m'a monté que du pain le plus horrible du monde, pétri de toutes les balayures de farines du magasin du boulanger, dans lequel j'ai constamment trouvé, tantôt mille graillons gros comme des pois et des fèves, d'un levain sec et dur, jaune et moisi, qui désignait assez que ce pain était commandé exprès, et qu'il était tout composé des échappées ou restants du levain qui s'attachent contre le bois de la machine où l'on pétrit le pain, et que l'on raclait soigneusement, après qu'elles s'étaient aigries, pour en composer le pain qu'on me montait. D'autres fois, c'étaient des escarabais de boulanger, que le peuple appelle mitrons. J'en ai trouvé une fois jusqu'à cinq. Pour que ce pain ne fut pas confondu avec celui de la maison, on avait l'affectation de le laisser toujours bien sale ; on dessous chargé de cendres et de charbons. Plusieurs fois j'ai pensé que, si la maison donne aux domestiques leur pain en argent, qu'il pourrait bien être que mon garde-clefs fit faire ce mauvais pain comme pour quelque chien, et qu'il le substituât a celui que me donnait la maison, n'étant pas possible qu'aucune créature humaine ou raisonnable pût s'en nourrir ; moi-même qui ne suis pas difficile à contenter, nombre de fois ayant eu de la peine d'en manger la seule moitié de la croûte du dessus bien sèche et bien émiettée. J'ai eu plusieurs fois la démangeaison de vous en parler ; mais n'ayant jamais rien pu gagner à l'égard de l'eau, même depuis votre arrivée, et mes plaintes à ce sujet m'ayant occasionné une scène des plus désagréables avec M. le gouverneur, le 4 mai prochain, il y aura deux ans, j'ai gardé le silence pour éviter toute nouvelle altercation.......... J'attribue la violente secousse de douleurs et de convulsions que j'ai ressentie. dans tous mes membres pendant quatre heures, le 19 octobre, dans la nuit, et qui me tiennent en crainte d'une paralysie dans le bras droit et dans les jambes, à ce mauvais pain ; je lui attribue cette crise, de même que les ressentiments que j'en ai encore quelquefois, et l'horrible dépôt qui s'était formé dans mes jambes, mes pieds et mes mains, pendant tout cet hiver, ayant eu constamment six doigts de mes deux mains empaquetés, et mes deux jambes depuis deux doigts au-dessus de la cheville jusque dans tout le dessus et le dessous, et les cinq doigts des pieds percés chacun de 15 à 20 trous. M. le chirurgien, à qui je les ai montrés plusieurs fois, pourra vous confirmer cette vérité. U pourra encore vous dire que je l'ai prié plusieurs fois d'en parler à M. le médecin. Comme les raisons qu'il m'a alléguées à ce sujet, pour ne l'avoir pas fait, sont misérables, et que je le crois véritablement honnête homme, je me suis confirmé que son silence là dessus lui a été dicté par l'inique tribunal de M. le lieutenant-général de police y alliés et consorts. Le lit neuf, et le fauteuil dont on m'a gratifié le 14 janvier dernier, est un second ultimatum de ce même tribunal, dont l'amphigouri ne saurait émouvoir, par ambition ou par crainte, un homme aussi désintéressé et aussi philosophe que moi. Ce ne sera jamais l'intérêt, ni les honneurs, ni les dignités de la cour, qui me feront oublier l'injustice atroce commise à mon égard. Ce ne sera jamais la crainte d'une prison perpétuelle — quand je ne l'aurai pas méritée —, qui me fera dévouer au pénible travail des affaires publiques. Ce sera le plaisir de faire le bien, et d'être l'heureux agent, l'heureux metteur en œuvre du bonheur de la nation. Le soir du 24 février 1783, dans la visite que vous me fîtes l'honneur de me faire, où vous me demandâtes ce que je ferais si l'on me proposait de me rendre chez moi, etc., vous vous fîtes devancer par un petit pot de crème d'extraordinaire à mon souper, et vous vous en rappelez bien..... Votre petit pot de crème me fit bien connaître que vous aviez quelque chose à me dire, et que vous me souhaitiez doux comme du lait, et docile comme un mouton..... Mon indulgence se manifeste dans la conduite que j'ai tenue avec M. le lieutenant-général de police, après les outrages qu'il m'a faits dans mon domicile, malgré la protection des lois, m'étant abstenu de le dénoncer à ses juges. Aujourd'hui, après une captivité des plus injurieuses, des plus tristes et des plus rigoureuses, depuis sept ans ; après une multitude d'actes d'atrocité et de tyrannie, dont il n'y a encore aucun exemple ; après m'avoir réduit, à force de mauvais traitements, à cracher le sang pendant plus de quinze mois ; après m'avoir fait contracter un rhumatisme universel dans tout mon corps, suivi d'une humeur scorbutique, telle que celle qui, tous les hivers, m'hypothèque les pieds et les mains à ne pouvoir presque pas m'en servir ; l'on voudrait me forcer d'abandonner aveuglément mon sort à la merci de mon tyran, et, par un surcroît de générosité, que je lui sacrifiasse le peu de jours qui me restent encore à vivre, en m'abandonnant, tête baissée, dans une carrière du travail dont le service est le plus importun, le plus sédentaire, le plus susceptible de désagrément et de dégoût qui ait encore- existé. Si vous étiez à ma place, Monsieur, le feriez-vous ? Je vous crois trop sage pour l'accepter, et moi, j'ai trop de connaissance pour ne pas imiter votre prudence. Tout ce que je puis faire dans la dure nécessité où je me vois réduit, pour me tirer de l'horrible esclavage où la tyrannie me tient en captivité depuis sept ans ; c'est après être sorti d'ici d'une façon honnête, sans ignominie et sans flétrissure, et après avoir passé quarante ou cinquante jours dans Paris pour y faire quelques remèdes pour mon scorbut ; c'est, dis-je, de me rendre chez moi où mes affaires de famille, depuis la mort de ma mère, y demandent absolument ma présence. Là, en arrangeant mesdites affaires, par la vente de quelques capitaux, j'y travaillerai tranquillement, sans précipitation et sans promptitude, un mémoire raisonné sur l'état malheureux de la France, tant dans son système économique et politique, où j'y exposerai Lien démonstrativement, branche par branche, tous les désordres, tous les défauts de principes, toutes les erreurs et tous les désavantages pour la nation qui existent dans chaque branche. Signé PELLISSERY. |