Guerre aux Livres. La guerre aux livres date de la plus haute antiquité ; les moyens d'attaque et de destruction ont varié suivant les temps et les circonstances, depuis ce Nabonassar, roi de Babylone, qui, suivant les historiens Alexandre Polyhistor et Beroze, fit détruire toutes les histoires des règnes de ses prédécesseurs, afin qu'à l'avenir la chronologie des rois babyloniens data de son avènement au trône, jusqu'à Jean-Charles-Pierre Lenoir, conseiller d'état du roi de France et lieutenant-général de police de Paris, qui faisait acheter à tout prix à l'étranger et en France les ouvrages contre le gouvernement, les princes, les favoris et les ministres, et déposait les éditions à la Bastille, et les anéantissait par le pilon. Mais ni le roi Nabonassar, ni l'empereur de la Chine Hoam-Ti qui, deux cents ans avant l'ère chrétienne, entreprit de détruire tous les livres qui ne traitaient ni d'astrologie, ni de médecine, ni Caligula, qui fit son cheval consul et qui voulut anéantir les œuvres d'Homère, de Virgile et de Tite-Live, n'eurent l'imprudence de réserver, un certain nombre de copies des livres proscrits, pour eux et leurs amis. Le parlement et le chef de la haute police de Paris ont été moins conséquents dans leur antipathie contre certains livres. Ils s'étaient arrogé le singulier privilège d'en garder un assez grand nombre d'exemplaires pour eux et leurs confrères. Ce serait une vaste et curieuse histoire que celle de la guerre aux livres ; les Romains ont brûlé les livres des Juifs, des chrétiens et des philosophes ; les Juifs ont brûlé les livres des chrétiens et des païens ; les chrétiens ont brûlé les livres des païens et des Juifs ; la plupart des livres d'Origène et des anciens hérésiarques ont été brûlé par les catholiques. Le cardinal Ximénès, après la prise de Grenade, fit jeter au feu cinq mille exemplaires de l'Alcoran. En Angleterre, les puritains brûlèrent une grande quantité de bibliothèques des monastères ; un évêque anglais mit le feu aux archives de son église, et Cromwell a fait incendier la bibliothèque d'Oxford. Nos aïeux ont vu les mêmes scènes de fanatisme et de destruction se renouveler pendant les longues guerres de la Ligue. Le parlement de Paris et la Sorbonne ont condamné les meilleurs ouvrages des derniers siècles ; n'avons-nous pas été témoins des auto-dafé de livres, ordonnés, exécutés par les missionnaires pendant les quinze années de la restauration ? Les œuvres de Voltaire et de Rousseau ont eu les honneurs du bûcher, partout où les missionnaires se sont montrés : et quelle contrée de la France n'ont-ils pas explorée ? Ces proscriptions solennelles, ces exécutions publiques agrandissaient les succès de la propagande philosophique que l'on prétendait flétrir et comprimer. Les conséquences inévitables d'une destruction publique n'avaient pas échappé au chef de la police de la capitale. L'appareil qui accompagnait le supplice d'un livre condamné appelait sur le livre même l'attention et la curiosité publique, et en multipliait les éditions. Le parlement de Paris tenait singulièrement à ses privilèges, et il considérait comme une de ses plus importantes prérogatives, celle qui allouait a chacun de ses membres un et même deux exemplaires du livre condamné au feu ; et, par une conséquence de ce privilège, le libraire en titre du parlement avait seul le droit de vendre les exemplaires réservés à messieurs. Le parlement avait adopté deux modes de destruction, le feu et le pilon. Dans le premier cas, le livre condamné était garrotté avec de petites chaînes, et, après la lecture de l'arrêt par le greffier coram populo, il était livré au bourreau, qui le jetait dans un bûcher élevé à cet effet au bas du grand escalier du Palais. Dans le second cas, les exemplaires saisis étaient, avec les précautions d'usage, transportés dans une papeterie indiquée par l'arrêt, et là déchirés et réduits en pâte. De tout quoi était dressé procès-verbal en due forme. Le lieutenant-général de police procédait avec moins de formalité ; il était à la fois l'accusateur, le juge et l'exécuteur. Tout se faisait à huis clos, et dans l'intérieur de la Bastille. Le gouverneur était prévenu par un ordre du magistrat, qui réglait les préliminaires de cette importante opération. Dans ces circonstances, comme dans toutes les autres, le lieutenant-général de police traitait le gouverneur du château royal comme un concierge ordinaire. L'ordre que je transcris date de 1783. Ouvrir toutes les balles, ballots et paquets d'imprimés et gravures, mettre ensemble tous les exemplaires de chaque ouvrage, sans distinction de ballots ou paquets où ils se trouveront. Inscrire les titres de chaque ouvrage sur l'état général par ordre alphabétique. Après que l'état général sera fait, on tirera vingt exemplaires de chaque ouvrage pour être conservés au dépôt de la Bastille, et douze ou quinze pour les distributions d'usage qui seront ordonnées. Ensuite il sera pris jour pour commencer le déchirage qui sera fait le plus promptement possible, tant par de bas-officiers qu'on y emploiera que par les garçons du cartonnier, qui achètera le papier déchiré. Comme il y a au dépôt certains ouvrages en malles, caisses, ballots ou paquets, qui exigent une attention particulière, on n'en fera l'ouverture qu'en présence de M. le lieutenant-général de police, et ainsi qu'il l'ordonnera. Tout le travail préparatoire du pilon sera fait en présence du garde des archives, ou, en son absence, de l'un de MM. les officiers de l'état-major, qui seront priés de veiller qu'il ne puisse être distrait aucun exemplaire des différents ouvrages réservés au dépôt, ni même de ceux destinés au pilon. Tous les frais relatifs au pilon seront payés sur le produit de la vente qui sera faite du papier déchiré. Approuvé LENOIR Ballots conservés au dépôt de la Bastille sous le cachet de M. Lenoir.
Jugement rendu le 13 mai 1783.Jean-Charles-Pierre Lenoir, chevalier, conseiller d'état, lieutenant-général de la ville, prévôté et vicomte de Paris ; Vu l'état général de tous les livres imprimés, planches et estampes prohibés, depuis le mois de juillet, tant à Paris et ses environs que dans les provinces du royaume et pays étrangers, et envoyés au château de la Bastille, soit en exécution des ordres du roi et de monseigneur le garde des sceaux, soit en vertu de nos ordonnances ou des jugements par nous rendus à la chambre syndicale de la librairie ; ordonnons que lesdits ouvrages d'impression seront supprimés et lacérés en la manière accoutumée, et les planches grattées et brisées en présence du sieur Martin, garde des archives dudit château, et de ceux de MM. les officiers de l'état-major auxquels leur service permettra de s'y trouver, et ils nous certifieront de l'exécution du présent ordre par écrit, qui vaudra procès-verbal, et sera déposé aux archives dudit château de la Bastille, pour servir et valoir ce que de raison. Signé LENOIR. Ce certificat que M. le lieutenant-général de police exigeait de ses subordonnés chargés de l'exécution de ses ordres pour la destruction des livres, anéantis par le pilon était ainsi conçu. La formule était toujours la même ; il n'y avait de changement que pour les dates et les noms des certificateurs. Nous, avocat du parlement, garde des archives de la Bastille, et officiers de l'état-major dudit château, soussignés, certifions qu'en exécution de l'ordre de M. LENOIR, conseiller d'état, lieutenant-général de police, commissaire du roi, en date du 18 du présent mois, il a été procédé, en notre présence, le lendemain 19 et jours suivants, jusques et compris cejourd'hui, à la suppression, lacération et destruction de tous les ouvrages imprimés, estampes et planches gravées, énoncés en l'état général annoncé audit ordre, et paraphé par premier et dernier feuillet. Fait à Paris, etc. Et ont tous signé, etc. Les ouvrages condamnés au pilon par M. Lenoir appartenaient presque tous à la polémique de haute administration et surtout aux finances. Celui qui avait pour objet le régime des états provinciaux n'était que le résumé des mémoires présentés et discutés dans ces assemblées, dont l'établissement très récent avait déjà obtenu d'utiles et incontestables résultats. Ils ont été réimprimés Il après la révolution de 1789. Il en a été de même des mémoires de Pelissery sur les finances. Les deux libelles intitulés : Essai sur la Vie d Antoinette, et Amours de Charlot et d'Antoinette, étaient dégoûtants de cynisme et d'obscénités. Ces sales productions n'eussent pas même été connues, si le lieutenant-général de police ne les avait pas confondues-dans la même condamnation que les ouvrages d'une haute portée politique, qui viennent d'être cités, et qui déjà avaient fixé l'attention des publicistes et des hommes les plus distingués par leurs talents et leur patriotisme. M. Lenoir, en poursuivant à outrance toutes les publications utiles et généreuses, tous les ouvrages qui avaient pour objet la réformation des abus, et les progrès de la civilisation, ne faisait que suivre les traditions de ses prédécesseurs. M. de Sartine, auquel il avait succédé ne se bornait pas à livrer au pilon des ouvrages nouveaux et peu ou point connus, et dont il aurait pu étouffer la publication. Il s'attachait à des ouvrages qui déjà avaient fixé l'attention de l'Europe littéraire et politique. C'était chez lui une véritable monomanie. Il ajoutait par l'éclat et le scandale de ses folles persécutions, à la vogue de l'ouvrage, qu'il croyait anéantir. Il me suffira de citer quelques-uns des livres qu'il avait condamnés au pilon : le Contrat social, les Lettres de la Montagne, le Traité de la Tolérance, les Avantages du Mariage des Prêtres, le Moyen de rendre les Religieuses utiles, les Mémoires de Maintenon, les Œuvres d'Helvétius, de Mably, etc., etc. Il n'épargnait pas même les caractères et les presses qui avaient servi à l'impression des ouvrages qu'il proscrivait. Tout était transporté à la Bastille, brisé et brûlé. A qui profitait le produit de tant de papier mis en pâte par le pilon ? à la caisse des fonds secrets de la police. Le lieutenant-général se faisait rendre compte du chiffre des dépenses et des produits de chaque pilonnage. Une seule opération avait produit trois milliers et quinze livres de feuilles morcelées, déchirées et livrées au cartonnier Tisset, à raison de 7 liv. 10 s. le quintal. Ainsi la recette avait produit. 216 l. 2 s. 6 d. Dépenses pour sept journées de trois déchireurs, à 3 liv. : 63 l. Pour une journée de deux hommes : 6 l. Aux compagnons, pour boire : 3 l. Pour les fiacres de Guérin : 15 l. 11 s. Restait de profit : 138 l. 10 s. 6 d. Il en était sans doute du pilon de la Bastille, comme du bûcher de la place du Palais, et les hommes de police, qui présidaient par ordre de monseigneur le lieutenant-général aux opérations du pilon, n'étaient ni plus scrupuleux, ni plus désintéressés que les subalternes en robe, chargés de présider à la destruction des livres condamnés au feu par le parlement. Le chétif pourboire alloué aux ouvriers déchireurs, n'était qu'une insuffisante compensation du prix qu'ils étaient certains d'obtenir par la vente de livres condamnés, auxquels ils substituaient d'inutiles et inoffensives paperasses. Cette substitution frauduleuse était d'autant plus facile sous la dictature de M. de Sartine, que ce magistrat n'assistait jamais en personne au pilonnage ; il se contentait de donner ses ordres à cet égard, et s'en rapportait à la loyauté et au désintéressement de ses subordonnés. Ses successeurs Lenoir et de Crosne surveillaient eux-mêmes cette importante exécution. Mais, grâces à l'heureux privilège de leur charge, les exemplaires réservés multipliaient à l'infini et sous la rubrique de Londres, de Bruxelles, d'Amsterdam ou d'Avignon, de nouvelles éditions circulaient dans toute la France. De toutes les contrebandes, celle de la librairie était la plus facile, la plus lucrative et la moins dangereuse, et les douaniers de la chambre syndicale en étaient pour leurs frais d'investigation et d'estampillage ; mais la haute police se vengeait cruellement sur les auteurs de l'impuissance de ses efforts pour enchaîner la publication de leurs ouvrages. |