LA BASTILLE

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE SECRÈTE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS, DEPUIS LE 14e SIÈCLE JUSQU'EN 1789

 

CHAPITRE XVII.

 

 

Règlements, usages, budget, documents, et anecdotes sur le régime intérieur de la Bastille.

 

Les règlements n'existent que sur le papier ; la volonté du lieutenant-général de police est l'unique loi ; et cette loi varie suivant les circonstances et selon le bon ou le mauvais vouloir du magistrat. C'est une dictature absolue, sans limites et sans responsabilité, il a droit de vie et de mort sur tous les prisonniers.

J'ai déjà fait remarquer qu'aux termes de l'article Ier du règlement royal de 1764, le gouverneur ne doit recevoir d'ordre que du ministre-d'État ayant le département de Paris ; et de fait, le gouverneur n'a pas même, à l'égard des prisonniers, l'autorité d'un geôlier ordinaire.

Si un prisonnier a besoin de linge, de livres, de tabac, des secours d'un médecin, du ministère de l'aumônier ou de l'apothicaire, de livres, de papier, de bois, le gouverneur, quelle que soit l'urgence, n'a pas même l'initiative.

Le livre de la blanchisseuse est soumis à la censure préalable et obligée de M. le lieutenant-général de police. Un prisonnier est-il malade, il faut que le major écrive au lieutenant-général de police ; ce n'est qu'après sa réponse affirmative que le médecin peut être appelé ; le mal empire, le malade peut mourir, qu'importe.

Un seul objet est à l'entière disposition du gouverneur ; son autorité sur ce point est absolue et indépendante, et cet objet, c'est la nourriture des prisonniers. Il y a bien un tarif ministériel ; mais ce tarif n'oblige point le gouverneur ; il traite ses pensionnaires comme il l'entend et toujours au mieux de ses intérêts ; et cependant il est assez largement indemnisé par le tarif pour ne fournir que des aliments sains et même recherchés.

D'après ce tarif, il lui est alloué :

Pour les princes, cardinaux, prélats, et pour leur nourriture seulement, 50 liv. par jour.

Pour un maréchal de France, 36 liv.

Un lieutenant-général des armées, 16 liv.

Un conseiller au parlement, 15 liv.

Un juge ordinaire, un financier, un prêtre, 10 liv.

Un avocat ou procureur, 5 liv.

Un bourgeois, 4 liv.

Les valets, col porteurs et gens de bas étage, 5 liv. Le tarif n'énonce point les gens de lettre, les artistes ; ils étaient traités comme le commun des martyrs.

Ce tarif, n'indique que le minimum des allocations quotidiennes. Le gouverneur touchait pour le général Lally, 50 liv. et 120 pour le cardinal de Rohan. Il obtenait, sans nulle difficulté, des gratifications ; il lui suffisait d'alléguer la cherté des vivres ou tout autre prétexte.

Chaque mois il présentait son mémoire de dépenses ordinaires et extraordinaires ; l'ordonnance ne se faisait jamais attendre, et le trésor acquittait, avant tout, les allocations des gouverneurs des prisons d'état.

Ces allocations étaient plus que suffisantes pour que chaque prisonnier fut nourri d'une manière saine et convenable, et à ce prix, on eût trouvé des fournisseurs au rabais. Le gouverneur en faisait son affaire personnelle.

Il pouvait d'ailleurs permettre aux prisonniers de se faire nourrir à leur dépens, ce qui ne manquait jamais d'arriver pour les personnes riches, qui avaient avec eux un ou plusieurs domestiques.

L'allocation du tarif n'en était pas moins payée au gouverneur par le trésor. Il recevait en outre, au-dessus du nombre effectif des prisonniers, quinze parts à dix francs chacune ; ce qui assurait au gouvernement 150 f. par jour, sans y comprendre les gratifications.

Ce n'était pas tout encore ; il avait le privilège de faire entrer, sans payer d'octroi, cent muids de vin ; il concédait son privilège à un marchand de vin en gros, et comme on ne tenait pas un compte rigoureux de ces entrées privilégiées, M. le gouverneur recevait de son cessionnaire une forte prime et une certaine quantité de vin de mauvaise qualité.

Voilà pour le budget des recettes ; voici celui des dépenses aux termes du règlement.

Les grandes tables, c'est-à-dire celles des prisonniers de première classe, étaient ou devaient être, les jours gras.

Dîner : un potage, le bouilli, une entrée ; le soir, une tranche de rôti, un rognon, une salade.

En maigre ; dîner : soupe, un plat de poisson, deux entrées.

Le soir : un plat d'œufs, un de légumes.

Dessert : un biscuit ou une pomme, et pour chaque jour, une bouteille de vin : rarement un demi-poulet, un pigeon, ou un peu de lapin.

Tables ordinaires. Le menu variait chaque jour de la semaine.

Le dimanche au dîner : soupe, tranche de vache bouillie, deux petits pâtés demi-cuits.

Le soir : tranche de rôti, un haricot de navets, une salade.

Le lundi : au lieu de petits pâtés deux côtelettes, ou haricots.

Le mardi : une saucisse ou un pied de cochon, ou une grillade de porc.

Le mercredi : une petite tourte demi-cuite.

Le jeudi : ragoût de tripes, ou quelques restes de volailles.

Le vendredi : poisson ordinaire, ou un plat d'œufs.

Le samedi : idem. Ces variations n'avaient lieu que pour le second plat.

Trois jours de régal extraordinaire par an ; aux fêtes de St. Louis, de St. Martin et des rois : un demi-poulet rôti ou l'équivalent.

Chaque prisonnier avait ou devait avoir par jour une livre de pain et une bouteille devin. Le service était en étain, qu'on ne récurait jamais. Les porte-clefs seuls faisaient les provisions et changeaient à leur gré de boucliers et de fruitiers ; il leur était défendu de se fournir aux mêmes boutiques, pour empêcher qu'on ne connût le nombre des prisonniers.

Le chauffage était fixé à six petits morceaux de bois par jour.

Les prisonniers avaient eu longtemps le jardin pour promenade. Une lettre, signée Amelot, leur a interdit ce jardin, que le gouverneur a affermé à un jardinier. La promenade des tours n'est permise qu'à certains prisonniers. C'est une faveur dont ils ne peuvent jouir qu'accompagnés d'un officier de l'état major ou d'un porte-clefs.

Cette corvée fatiguait les subalternes, une autre lettre, signée Amelot, défendit les promenades sur les tours.

Restait la cour du château, mais cette cour est le passage de la cuisine, des ouvriers, des pourvoyeurs, et les prisonniers, qui n'y sont admis qu'à tour de rôle, doivent, au signal du factionnaire, aller se tapir dans un cabinet dès qu'un marmiton, un étranger ou un domestique se présente : c'est aussi le chemin qui conduit à la salle de bain de madame la gouvernante.

De mon temps, dit Linguet, la sentinelle, dans un de ces passages, ayant oublié de hurler le signal de la fuite, la moderne Diane fut vue dans son déshabillé ; j'étais l'Actéon du jour. Je n'essayai point de métamorphose, mais ce malheureux soldat fut mis en prison pour huit jours ; je ne pus l'ignorer, puisque j'en entendis donner l'ordre.

Ailleurs : Les bains donnent de la santé, ou préparent des plaisirs. Une gouvernante de la Bastille n'a point de crise de propreté qui n'en entraîne plusieurs de désespoir.

 

Le gouverneur, outre ses appointements, et 150 fr. francs par jour pour quinze places à 10 francs en sus de l'effectif des prisonniers, avait encore des profits immenses sur les autres allocations.

Le lieutenant de roi, dont la finance est de 60.000 liv., a 5.000 liv. d'appointements, le major 4.000 liv., l'aide-major 1.500 liv., le chirurgien 1.200 liv. Celui-ci a le monopole des remèdes, qui lui sont payés sur ses mémoires par le trésor public. Le médecin loge aux Tuileries, ne paraît à la Bastille que sur l'ordre spécial du lieutenant-général de police.

M. Delaunay, dernier gouverneur, n'avait obtenu la survivance de M. de Jumillac qu'aux conditions d'un pot de vin de 300.000 liv., qu'il a payées, et du mariage de son fils avec mademoiselle Delaunay.

Le traitement fixe des porte-clefs était de 300 liv. Le ministre ayant le département de Paris à la nomination de tous les grades et emplois. La Bastille avait une garnison permanente de cent hommes, les soldats une paie de 10 sous par jour ; ils sont fournis de sel, de lumières, de chauffage et de chaussure : ils ne peuvent découcher. Les officiers ne peuvent s'absenter ni dîner en ville sans une permission expresse du ministre.

Le major est chargé de la tenue des livres d'entrée et de sortie, et du dépôt des effets des prisonniers. Depuis 1774, le major Chevalier avait été chargé de la rédaction d'un livre secret contenant toutes les particularités relatives à chaque prisonnier. Ce livre ne pouvait être communiqué qu'aux ministres.

Je ne répéterai pas tous les détails intéressants, mais très connus, et publiés par Linguet, Mirabeau et Constantin de Renneville.

Les Mémoires sur la Bastille, du premier, les Lettres de Cachet du second, l'Inquisition Française du troisième, sont entre les mains de tout le monde. Je terminerai cette esquisse du régime intérieur delà Bastille par un document qui mérite d'autant plus de croyance qu'il n'était pas destiné à la publicité.

C'est une lettre toute confidentielle, écrite par un prisonnier à M. Delorme, major de la Bastille, en 1734. L'original a été trouvé dans les archives de la Bastille ; il contient 16 pages in-folio. Je n'en ai extrait que ce qui est relatif à l'administration et au traitement des prisonniers.

Un autre manuscrit trouvé à la Bastille, intitulé : Observations concernant les règles de la Bastille, est trop étendu pour être inséré tout entier. Je me bornerai à une analyse fidèle et succincte.

Le gouverneur recevait des ordres de tous les ministres, mais il ne devait rendre compte qu'à celui qui avait le département de Paris. Il était obligé d'informer ce ministre de tous les ordres qu'il recevait de ses collègues.

Les nobles prisonniers avaient quelquefois le privilège de se constituer eux-mêmes. Ainsi, dans l'affaire des prisons, le duc de Luxembourg, la comtesse de Rourre, la duchesse de Bouillon et tous leurs complices nobles se rendaient seuls à la Bastille ; ils savaient d'avance que l'arrêt de la chambre royale de l'Arsenal les absoudrait ; leurs complices, roturiers, y étaient conduits par la force-armée, et aucun d'eux n'a échappé à l'échafaud.

D'après les dispositions du règlement général, pour les cas de maladies, le chirurgien devait avertir le gouverneur ; mais tout traitement était suspendu jusqu'à ce que le médecin, qui logeait aux Tuileries, eût été prévenu par le gouverneur.

Le service sanitaire de la Bastille était toujours attribué à un médecin du roi ; mais avant qu'il vint, le malade pouvait périr.

L'âme du malade n'était pas mieux traitée, et l'aumônier ne pouvait être appelé, les derniers sacrements ne pouvaient être administrés qu'après l'observation d'une foule de formalités. L'extrême-onction ne pouvait, dans tous les cas, être administrée que la nuit, un porte-clefs accompagnait le prêtre depuis la paroisse jusqu'au lit du malade.

Toute la garnison était sur pied, on baissait le grand pont, la garde se rangeait des deux côtés. Les porte-flambeaux restaient air corps-de-garde, le dais et ses porteurs au pied de la tour. Le prêtre seul montait à la chambre du prisonnier, et la cérémonie faite, le porte-clefs suit le cortège à la paroisse.

Si le malade mourait, le ministre et le lieutenant de police en étaient officiellement informés par le gouverneur. L'enterrement se faisait la nuit, deux porte-clefs accompagnaient le corps à là paroisse et au cimetière, et signaient le registre mortuaire. On faisait enterrer, la personne, sans le nom de famille, à moins qu'il n'y eût des ordres contraires émanés des ministres qui le défendent.

Un commissaire de police spécial était attaché au service de la Bastille.

Avant le règlement ministériel, que j'analyse, le décès était constaté par le médecin et le chirurgien. Le rapport transmis au magistrat qui ordonnait l'inhumation et le nom sous lequel elle devait avoir lieu.

Le chauffage était au compte du trésor public, et acquitté sur les mémoires du gouverneur. Si le magistrat jugeait à propos d'accorder aux prisonniers, du linge, des hardes et quelques ustensiles à leur usage, ces dépenses étaient également à la charge du trésor et remboursés au gouverneur sur ses mémoires.

Dans les causes portées aux chambres royales et aux autres commissions extraordinaires, le rapporteur ne pouvait être admis dans l'intérieur de la Bastille et auprès du prisonnier accusé que sur un ordre spécial du gouverneur. L'accusé ne pouvait être conduit à l'audience que sur un ordre du lieutenant-général de police : si le procès s'instruisait au parlement, les mêmes formalités étaient de rigueur.

Pour tout catholique, la messe et la confession sont un devoir, à la Bastille c'était une faveur, et elles ne sont accordées que sur une permission spéciale du magistrat.

A son entrée à la Bastille, le prisonnier était conduit à la chambre du conseil ; il déposait sur une table tout ce qu'il avait dans ses poches et dans ses goussets, qu'on lui faisait retourner ; il subissait ensuite une fouille nouvelle de la part des porte-clefs. On en dressait un inventaire, qu'il signait ; mais, s'il n'y faisait pas attention, il arrivait, comme à M. Labourdonnais, que des valeurs de prix y étaient oubliées.

Les autres dispositions sont relatives aux mesures de sûreté et aux cérémonies militaires, lors du passage delà procession de la Fête-Dieu et au feu de la Saint-Jean, aux visites des princes du sang, des maréchaux, eux seuls pouvaient garder leur épée. Ce privilège a été étendu aux capitaines-des gardes du corps, aux ducs et pairs, par une décision du duc d'Orléans, régent.

Les détails dans lesquels je suis entré, la correspondance relative a certains prisonniers, et qui sont mentionnés dans les articles qui les concernent ne laisseront, je l'espère, rien à désirer sur tous les autres points du régime intérieur de la Bastille.

Le même règlement prescrivait aussi l'interrogatoire des prisonniers peu de jours après leur entrée à la Bastille. Mais suivant les convenances du magistrat, ces interrogatoires se renouvelaient outre mesure ou n'avaient jamais lieu.

Beaucoup de prisonniers sont restés à la Bastille des années entières ou en sont sortis sans avoir jamais été interrogés.

Ces interrogatoires et toutes les pièces relatives aux prisonniers étaient déposés aux archives, ainsi que beaucoup de pièces, de lettres, de rapports relatifs à ce qu'on appelait la police des mœurs, les convulsionnaires ; la police attachait lapsus grande importance h savoir les moindres détails de ce qui se passait au cimetière St.-Médard. C'était une affaire d'Etat. Voici un de ces rapports adressés au lieutenant-général de police.

Du vendredi 9 février 1742.

Jacques Guignard, sergent des gardes de la barrière de St.-Médard, fait rapport qu'il n'y a pas eu beaucoup de monde aujourd'hui à St.-Médard.

Il n'y a pas eu beaucoup d'abbés ;

Nous avons remarqué M. Robert, conseiller au parlement, avec madame son épouse ; un carrosse bourgeois dans lequel il y avait deux vieilles dames, un abbé et un Bernardin, plusieurs bourgeois à pied, quelques malades et gens de la campagne.

Nous avons appris qu'il y avait un nouveau curé arrivé, et qu'il était à Sainte-Geneviève en attendant les ordres pour prendre possession de sa cure ; hier il a rendu visite à M. de Bis, trésorier de la fabrique.

M. Gerbaux, curé actuel, a fait enlever une charrette pleine de cierges et de flambeaux ; ce que ses prédécesseurs n'avaient jamais fait. Quand M. Pomard, à qui il a succédé, a quitté la cure ; il a tout laissé. L'on a fermé la porte de l'église à midi, ce que nous certifions véritable. Signé, Guignard.

 

Il fallait avoir des fonds de reste et ne savoir à quoi employer les sergents des gardes françaises pour perdre chaque jour tant d'argent et de temps à d aussi niaises investigations, et cette dilapidation de fonds, cet espionnage puéril étaient alors un crime.

Paris était dévoré par le plus cruel fléau, la famine et le premier magistrat de la capitale était associé à la compagnie privilégiée des affameurs. Le blé ne manquait pas en France ; mais il était accaparé par cette bande d'accapareurs, et le nom du roi protégeait ce monopole homicide. (Voyez l'article de Le Prévôt de Beaumont, etc. et les P. J.)

Le peuple mourait de faim, et la police ne songeait qu'à procurer à son chef des anecdotes scandaleuses pour égayer les matinées de sa majesté.

Un des fournisseurs quotidiens de M. le lieutenant-général lui écrivait :

On arrêta mardi dernier un ecclésiastique d'une des plus grosses paroisses de Paris, avec un jeune élève qu'il avait chez lui, et qui, par accident, se trouvait n'être pas du genre masculin.

L'éducation que l'ecclésiastique avait donnée à son élève, le lui rendait utile jusque dans les saintes fonctions de son ministère, l'ayant instruit à servir la messe, office qu'il remplissait régulièrement et avec beaucoup de grâce, autant de fois que l'ecclésiastique profanait cet auguste et redoutable sacrifice, que l'on dit qu'il est accusé d'avoir réitéré chaque jour, bien au-delà de ce qu'il est permis. La jeune enfant, arrêtée avec cet ecclésiastique était avec lui dès l'âge de trois ans et peut en avoir présentement quinze ou seize.

 

Le désordre des archives de la Bastille n'a pas permis de connaître à quel dossier appartenait ce rapport. Ces archives contenaient les plus importants et les plus nombreux documents sur les mœurs du clergé.

Pas une visite dans les lieux de débauche où l'on ne rencontrât un prêtre et surtout des supérieurs de couvent. Le célibat imposé aux ecclésiastiques est plus qu'un scandale : c'est un crime politique. Et ce crime ne souillerait pas les pays catholiques, si contre les demandes formelles des cours d'Allemagne et de France, le célibat des prêtres n'avait pas été ordonné par le concile de Trente.

Les instructions des ambassadeurs de Henri II et de Charles IX sont des modèles de sagesse et d'énergie ; et l'on n'accusera pas ces deux rois d'irréligion.

Si ces prêtres saisis chaque jour en flagrant délit n'étaient pas conduits a la Bastille, mais ramenés sans éclat, dans un appareil à leur couvent ou à leur paroisse, c'était pour éviter le scandale, pour ne pas déflorer la haute considération due au premier ordre de l'Etat. Le clergé avait la haute main sur tous les dépositaires du pouvoir ; et c'était là l'unique moteur de tous les ressorts du gouvernement. La police livrait aussi à la merci des vengeances particulières, des intrigues, des exigences, de toutes les coteries les prisons d'Etat, le ministre de Paris avait toujours un assortiment complet de lettres de cachet.

Les valets de grands seigneurs ne s'en faisaient faute ; pour la somme de vingt-cinq louis madame Sabatin, devenue marquise de Langeac, et son chevalier D'Arcq, vendaient à tout venant une lettre de cachet. Ils en tenaient bureau ouvert pour le compte du duc de la Vrillère, qui se maintint au ministère pendant près d'un demi-siècle.

Fallait-il écarter un mari, un père dont on voulait séduire l'épouse ou la fille, s'assurer du silence d'un confident dont on soupçonnait la discrétion, se débarrasser des importunités d'un créancier, sacrifier une jeune fille innocente aux soupçons d'une femme jalouse, un mot au bon M. de la Vrillère ou au lieutenant-général de police, et un peu d'or donné à un secrétaire ou à un valet, la lettre de cachet arrivait, on la remplissait du nom proscrit, et tout était terminé.

Je ne citerai qu'un fait sur mille, dont les preuves sont évidentes.

Mademoiselle de Bèze appartenait à une des meilleures familles de Bourgogne ; tout son avenir dépendait du résultat d'un procès au conseil. Elle est obligée de se rendre à Paris : elle est orpheline, jeune et jolie ; elle ne peut se faire accompagner que par sa femme de chambre, jeune comme elle.

Elle s'exagère les inconvénients des hôtels garnis ; son avocat occupait un vaste logement ; elle accepte une chambre et sa table. Mais l'épouse de l'avocat est déjà sur le retour, et dévote. Mademoiselle de Bèze est pieuse, mais sans afféterie : ses intérêts exigent de fréquentes conférences avec son avocat qui la recevait, comme toute sa clientèle, sans intimité marquée.

Les dévots, fort indulgents pour eux-mêmes, ne jugent des autres qu'avec une ombrageuse prévention. Ils ne voient la religion que dans les actes extérieurs et, dans leur opinion, quiconque ne s'en acquitte pas avec une minutieuse exactitude, est un impie.

Ce mot dit tout, et c'est au nom du ciel, des mœurs, de la religion, que la malheureuse orpheline est enlevée el jetée dans une maison de force. Des dames de paroisse et des prêtres avaient dirigé cette bonne œuvre : tout avait été prévu, la lettre de cachet obtenue, l'exécution confiée à des agents adroits et dévoués.

Mademoiselle de Bèze est tenue au secret le plus rigoureux, tout moyen de communication lui est interdit. Un seul être veille pour elle, et, après quatre mois de recherches, d'investigations, son avocat a découvert sa retraite.

Il oppose protection à protection, et M. de Beaufremont, parent de mademoiselle de Bèze, s'est associé à ses généreux efforts : la victime a été rendue à la liberté, à sa famille.

La noblesse de cour pouvait tout oser ; elle s'était habituée aux actes les plus arbitraires : l'usage des lettres de cachet a survécu à l'abolition des privilèges, à la destruction de la Bastille.

Rien n'avait été changé dans le personnel des bureaux ministériels, et l'on y avait conservé les mêmes traditions, les mêmes déférences.

On trouvait encore des lettres de cachet dans les bureaux du ministre Saint-Priest au mois d'octobre 1789. Le roi avait quitté Versailles ; il habitait les Tuileries : il avait accordé un appartement à madame de la Roche-Aymond, qui trouva très mauvais que madame Élisabeth ait eu la fantaisie de l'occuper.

Le domaine de la couronne possédait plusieurs maisons dans les rues voisines des Tuileries. La plus remarquable était un vaste hôtel, loué 8.000 fr. à M. Benguet, intendant des finances du comte d'Artois.

Les agents du domaine avaient traité M. Benguet en amis ; le prix du loyer était à peine le quart du produit réel. L'hôtel avait de grandes dépendances sous-louées par M. Benguet.

Cet hôtel fut convoité par madame de la Roche-Aymond : il y avait des baux, et l'usage de Paris, même en l'absence de bail, ne permettait d'évincer un locataire qu'après l'eu avoir prévenu trois, mois d'avance, et madame de la Roche-Aymond veut entrer immédiatement en jouissance.

Elle s'adresse a la reine, les ordres sont donnés immédiatement pour que l'hôtel soit mis a la disposition de madame de la Roche-Aymond. L'employé supérieur des domaines a pris toutes ses mesures, et ne s'est pas oublié ; il s'est réservé le second étage du principal corps des bâtiments ; tout le reste est à la disposition de madame de la Roche-Aymond.

Le trésor perd 8.000 fr. de revenus ; les locataires par bail ont droit à des indemnités ; la plupart ont fait de grandes dépenses : bagatelle que tout cela ; ils n'ont pour eux que la loi qui protège les contrats.

L'ordre est parti des bureaux du ministre Saint-Priest, les locataires devront déguerpir sans délai. Quelques-uns obéissent par crainte, mais d'autres résistent, et la presse périodique révèle leur plainte. Une lettre de cachet avait ordonné cette révoltante spoliation : on sut bientôt quel bureau l'avait expédiée, et M. de Saint-Priest en fut quitte pour dire que c'était l'effet d'une surprise.

Cette lettre de cachet a sans doute été la dernière.

L'on a beaucoup écrit sur les lettres de cachet, sur leur origine, leur application. Qu'importe le mot, qu'importe la forme d'un abus d'autorité ? Les lettres de cachet embrassaient tout, s'appliquaient à tout.

Elles privaient un citoyen de sa propriété, de son emploi, de sa liberté ; ces ordres arbitraires se sont multipliés avec une incroyable progression. Sous le règne de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, tous les ministres en avaient à souhait ; toutes étaient signées en blanc, et livrées dans cet état aux lieutenants-généraux de police, aux intendants, aux gouverneurs, aux commissaires de police attachés spécialement au service de la Bastille.

Leur nom en indique assez la forme, non telle qu'elle était, mais telle qu'elle devait être ; ce n'était point des lettres closes, dans la véritable acception du mot. Elles devaient être remises fermées et scellées du sceau royal ; cachetées avec le sceau royal et dans le cabinet du roi.

Mais toutes ces formalités étaient tombées en désuétude, les lettres de cachet étaient ouvertes, signées et contresignées en blanc par le roi et le ministre. Leur exécution par des agents sans responsabilité, et le plus souvent sans caractère légal, brisait la puissance des lois, bouleversait tout le système de l'administration et perpétuait les désastres d'une anarchie sans frein et sans limites.

La formule de ces lettres était toujours la même, les noms et les motifs en blanc ; il est inutile de les reproduire ici, j'en ai cité le texte aux articles biographiques.

Proscrit par la raison, l'humanité, la religion, par nos lois de toutes les époques, par nos mœurs, nos institutions, le pouvoir arbitraire n'en a pas moins existé de fait. Les ordonnances des rois de toutes les dynasties, celles rendues d'après les délibérations des états généraux, ont aboli les ordres arbitraires donnés par lettres closes, ont consacré, non-seulement comme un droit, mais comme un devoir, l'opposition à tout ordre émané du prince lui-même, et contraire aux dispositions formelles des lois.

Ce principe a été respecté même par les ordonnances de Louis XIV, et cependant toutes les pages de notre histoire déposent de la violation de ce principe, et ces criminelles infractions se sont multipliées avec une audacieuse intensité par la résistance que leur opposaient les développements de la civilisation.

La cour se jouait des remontrances des parlements, des plaintes des victimes ; les parlements n'étaient point les organes de la nation, les plaintes des victimes n'avaient point de retentissement au-delà des voûtes des cachots.

Cependant, l'opinion publique se formait, grandissait et devenait une puissance que la cour ne pouvait plus braver sans danger et la lutte pouvait se prolonger indéfiniment, si les désordres de la cour, ses folles prodigalités, si l'épuisement absolu du trésor ne lui avaient inspiré la nécessité de convoquer une assemblée d'états-généraux.

La lutte n'eût été même que suspendue, si cette assemblée n'eût compris toute l'importance, toute l'étendue de son mandat, si elle se fût bornée à satisfaire aux besoins financiers du moment, sans prévoir l'avenir.

Ce que rassemblée constituante a fait, elle avait le droit, et le devoir de le faire, et en mettant ses actes en présence de ses mandats, on est convaincu qu'elle a fait moins que ce qu'elle avait le droit et le de voit de faire.

Elle n'a pu établir le principe de l'égalité devant la loi qu'en abolissant tous les privilèges ; elle a fait de ce principe la base de toute la législation.

Son œuvre est restée imparfaite, elle n'a pu échapper aux intrigues, aux efforts toujours actifs, toujours criminels, d'une ligue protégée par les partisans du pouvoir déchu, qui, fidèles à leur antique tradition, ont appelé sur leur patrie le double fléau de la guerre civile et de la guerre étrangère.

Leur plan a toujours été le même, la lutte dure encore, et c'est encore par l'emploi des mêmes moyens.

La France seule jouit de l'immense bienfait d'une loi unique, uniforme, qui régit toutes les localités, toutes les familles, tous les citoyens ; il reste à la nation pour éviter le retour du régime arbitraire, et s'assurer l'égalité devant la loi, de mettre un terme à la centralisation des pouvoirs, à rétablir le pouvoir municipal, à déterminer les attributions de chaque magistrature.

Les législateurs n'ont rien à créer, tous les éléments d'une bonne administration sont connus, consacrés par des lois, dont le régime impérial et la double restauration, ont pu suspendre l'application et non détruire.

Alors, et seulement alors, les mots barbares de prison d'état, d'ordre arbitraire, d'anarchie, n'appartiendront plus qu'à l'histoire des temps passés et l'égalité devant la loi, sera une vérité.