Gouverneurs de la Bastille depuis 1404, jusqu'au 14 juillet 1789. L'accroissement progressif de la capitale a été si rapide dans le quartier Saint-Antoine, que ce château fort, qui dans l'origine se trouvait placé tout-à-fait en-dehors de la Cité, n'a plus été isolé que dans la partie qui borde la Seine. Environnée sur tous les autres points par des masses immenses de maisons, par une population nombreuse, la Bastille devint dès lors inutile pour la défense extérieure de la capitale. Elle n'a plus été dans les mains du pouvoir qu'un puissant moyen de terreur et de destruction. Cependant, dans nos longues dissensions civiles, ce château fort a été pris par la population insurgée, toutes les fois qu'il a été attaqué. C'est surtout comme prison d'état que la Bastille appartient à l'histoire moderne. Dans l'origine, les officiers supérieurs, à qui le commandement en était confié, n'avaient pas même le titre de gouverneur, et les mutations du personnel, dans ces premiers temps, ont été si fréquentes, qu'il est difficile d'en présenter le tableau. La nomenclature historique, publiée en 1789, après la prise de la Bastille, est entachée de plusieurs erreurs très graves et d'omissions nombreuses. Il importe surtout de bien connaître ces gouverneurs depuis le dix-septième siècle. C'est depuis cette époque que leur biographie se rattache à celle des prisonniers d'état, et que s'est développé, agrandi ce registre infernal de torture morale, de férocité systématique, de proscription arbitraire, de prostitution ministérielle, qui caractérisait le gouvernement qui a pesé sur la France pendant plus de deux siècles. Le gouvernement des Valois fut atroce et superstitieux ; celui des Bourbons eut aussi ses persécutions politiques et religieuses. Le favoritisme avait perdu les Valois : les Bourbons ont succombé sous le même fléau. Je ne citerai que pour mémoire, les commandants ou gouverneurs de la Bastille jusqu'à Sully. L'établissement des armées permanentes a fait perdre aux communes l'un des plus importants droits de cité ; celui de se garder elles-mêmes. Tout ce qui concernait la sûreté des villes était auparavant dans les attributions municipales. L'autorité judiciaire des parlements n'était autre chose qu'une fraction de ce pouvoir municipal ; et des usages qui se sont maintenus jusqu'à la révolution de 1789, sinon en fait, du moins en droit, ne permettent pas de douter que la construction, l'entretien, la garde des points fortifiés n'appartinssent à l'autorité civile. C'est ainsi que les premiers présidents des parlements de Provence et de Dauphiné étaient habiles à commander les troupes de ces provinces. Les maires de Poitiers et de beaucoup d'autres villes étaient dépositaires des clefs de la cité. Périnet Leclerc, pour livrer aux factieux la capitale, dont son père était échevin, avait enlevé les clefs placées sous le chevet du lit de ce magistrat. Il en est sans doute de même pour les points fortifiés de la capitale, et la Bastille était dans les attributions de l'autorité municipale ; il est incontestable que l'arsenal lui appartenait. La Bastille avait été achevée en 1383, et le premier commandant, établi par le roi, ne fut nommé qu'en 1404 ; ce fut le sire de Saint-Georges. Sous Charles VI, pendant la maladie de ce prince, le dauphin, son fils, en donna le commandement au duc de Bar, en 1413 ; il paraît qu'il eut pour successeur Tanneguy du Châtel, il est du moins certain qu'en 1418, Tanneguy du Châtel, qui fut aussi prévôt des marchands, c'est-à-dire chef de l'autorité municipale, avait le commandement de la Bastille, puisqu'il y déposa le dauphin, qu'il eut le bonheur d'enlever au milieu des partisans du duc de Bourgogne. Tanneguy courut à la chambre du dauphin, et, l'ayant trouvé endormi, il l'enveloppa dans l'un de ses draps et le fit porter à la Bastille ; le dauphin n'y coucha qu'une nuit, et dès le lendemain il alla à Melun et de là à Montargis ; mais Tanneguy étant rentré dans Paris par la Porte Saint-Antoine, dont il était le maître, à cause de la Bastille. (Hist. de Ch. VI, par l'abbé de Choisy, p. 364.) Pour entrer, sortir, et rentrer ainsi à la Bastille, pour en être le maître, Tanneguy devait en avoir le commandement. Thomas de Beaumont était commandant, ou, comme on disait alors, capitaine de la Bastille, en 1436. Il était sorti de Paris avec les troupes qu'il put réunir, pour aller au secours du connétable de Richemont et fut tué dans la bataille qui-eut lieu immédiatement près de Saint-Denis. Bussy Leclerc, procureur au parlement, fut fait capitaine de la Bastille par le duc de Guise, en 1588. Sous Henri III, le duc de Mayenne avait, pendant les derniers troubles de la ligue, confié le commandement de la Bastille à Dubourg, qui s'y maintint jusqu'au 22 mars 1794 : il ne se rendit à Henri IV que par capitulation, trois jours après que la ville lui eut été livrée par Brissac. Dubourg avait épuisé ses vivres et ses munitions de guerre ; il sortit du fort, bagne et vie sauves. Le même jour Henri IV confia le commandement de cette place à Devic. Sully, grand maître de l'artillerie, fut nommé, par Henri IV, gouverneur de la Bastille, en 1601. Ce fut là qu'il déposait les trésors de l'époque ; il s'y trouva 33.000.000 à la mort d'Henri IV. Sully remit ce gouvernement à Louis XIII, en 1611, et reçut une indemnité de 60.000 liv. Marie de Médicis régente, se fit gouvernante de la Bastille et en confia la garde à Château-Vieux, son chevalier d'honneur qui en prit possession en qualité de lieutenant de S. M. la reine-mère et régente. Le prince de Condé, enfermé à la Bastille y fut successivement gardé par le comte de Lausiere, fils du maréchal de Thémines, du Thiers, protégé du maréchal d'Ancre, par Persan, beau-frère du maréchal de Vitry. Le maréchal de Bassompière reçut la capitainerie de la Bastille de Louis XIII ; il entra en fonctions en 1617, il avait sous ses ordres soixante Suisses, il n'y resta que huit à dix jours et remit la place au connétable de Luynes ; qui dans le cours de la même année la remit à Vitry. La Bastille, sous le règne de ce prince, fut successivement commandée par ses favoris ou leurs parents. Vitry y commandait lorsque la maréchale d'Ancre y fut conduite, ainsi elle avait eu pour geôlier l'assassin de son mari. A Vitry succéda Bréauté, frère du connétable de Luynes, et qui fut depuis duc de Luxembourg. Ce fut ensuite le tour d'un frère de Vitry, 1626, Duhallier, capitaine des gardes du corps, connu depuis sous le titre et le nom de maréchal de l'Hôpital. Son entrée en fonction fut un événement ; il prit le commandement du château, le 7 mai, à la tête d'un détachement qui escortait deux nouveaux prisonniers, Modène et Dangent (Voyez ces noms dans la partie biographique.) Il fit sortir immédiatement la compagnie qu'y avait établi son prédécesseur, et la remplaça par trente gardes suisses, commandés par le porte enseigne des gardes du corps. Leclerc du Tremblay, son successeur, eut les honneurs d'un simulacre de siège, sous la régence d'Anne d'Autriche. La Bastille se rendit après avoir échangé quelques coups de canon. Le château tomba au pouvoir des frondeurs qui en conférèrent le commandement à Louvière, fils de Broussel. Lors de la paix entre le parlement et le roi, en 1649, il fut stipulé, par l'article 11, que la Bastille serait remise à S. M., le 11 mars ; mais ce traité ne fut confirmé que le 1er avril suivant. Les conférences se tenaient à Ruel. Les principaux chefs de la fronde ne s'oublièrent pas, argent, emplois, dignités, la cour paya toutes les ambitions, chaque défection eut sa prime ; restait le parlement qui se contenta d'insignifiantes concessions, mais il fut convenu que le roi ne presserait par la remise de la Bastille, et que Louvière, fils de Broussel, en conserverait le commandement. Dans cette guerre, toute d'intrigues, les traités n'étaient que de courtes trêves, et la Bastille devait encore se trouver successivement au pouvoir des partis opposés. Louvière ne remit la Bastille à la Bachelerie, envoyé par le roi, que le 21 octobre 1652. Lorsque le duc d'Orléans eut reçu et exécuté l'ordre de sortir de Paris, La Bachelerie n'avait point le titre de commandant de la Bastille, ce fut par ordre du chancelier qu'il se rendit avec une escorte à l'assemblée du clergé, siégeant aux Grands-Augustins, y arrêta et conduisit à la Bastille l'abbé de Saint-Jean. Boisemaux de Montlesun, capitaine des gardes du cardinal de Mazarin, n'obtint son brevet de commandant, ou gouverneur de ce château, qu'en 1658. Sur la double démission de Dutremblay et de Louvière, ce dernier reçut une indemnité de 90.000 fr. M. de Boisemaux a conservé ce haut emploi, plus lucratif qu'honorable, pendant plus de quarante ans, il a pu largement s'indemniser du pot de vin de 90.000 fr., prix de la démission de son prédécesseur. Il mourut à son poste, le 18 décembre 1697, âgé de 88 ans. Le gouvernement de la Bastille était le bâton de maréchal, des commandants des châteaux forts, prisons d'État. Nul n'y avait plus de droit que Benigne d'Auvergne, de Saint-Marc, qui depuis vingt-sept ans était relégué dans le château le plus éloigné, el chargé de la garde du prisonnier masque. Il l'avait gardé, à Pignerol, depuis 1771. Celle forteresse ayant été rendue au roi de Sardaigne, en 1696, il s'était transporté, avec son mystérieux prisonnier, aux iles Marguerites, où il avait, par ordre, fait construire une prison tout exprès. Nommé au gouvernement de la Bastille en 1698, il y arriva avec l'homme au masque de fer, et son lieutenant Durosarge ; cet officier et le gouverneur Saint-Marc avaient, depuis 1671, la garde de ce prisonnier, et ce fut ce même Durosarge qui signa l'acte d'inhumation en 1703. Saint-Marc mourut aussi à la Bastille, en 1708, cinq ans après le prisonnier qu'il avait gardé pendant plus de trente-trois années. Depuis cette époque, et sans doute comme garantie d'expérience et de dévouement, les places de gouverneurs de la Bastille et de Vincennes ont été dévolues à ceux qui avaient exercé les fonctions de lieutenant de roi dans ces deux châteaux-prisons. Ces places avaient toujours été données à des nobles d'extraction ; il y eut exception pour le Fournier, successeur de d'Auvergne de Saint-Marc. Le Fournier avait été successivement valet de chambre, secrétaire du maréchal de Bellefond, gouverneur du donjon de Vincennes ; ses services lui valurent les épaulettes de lieutenant de roi, et le titre de chevalier de Bernaville. C'est sous ce nom qu'il s'est rendu fameux par sa cupidité, et par sa férocité sans exemple (Voyez les articles Delphino, Riccia, etc.) Il passa de la lieutenance de roi de Vincennes à celle de la Bastille, dont il fut gouverneur après la mort de Saint-Marc. Il y mourut aussi dans un âge très avancé. Jourdan Delauney, son successeur, gouvernait la Bastille depuis près de trente années quand il mourut subitement, près de Saint-Benoît, chez madame Beuclerc, à laquelle il avait été rendre visite. Pierre Baisle, Bordelais, exempt des gardes du corps, capitaine au régiment de Champagne, était lieutenant de roi du château de Vincennes, quand il fut nommé gouverneur de la Bastille, après le décès de Jourdan Delauney en 1749. Il mourut à son poste le 5 décembre 1758. Le lieutenant-général de police était déjà la providence des gouverneurs des châteaux-prisons ; il leur adressait directement des prisonniers et recevait leurs rapports. Le gouverneur de Pierre-en-Cise écrivait, le 4 février 1756, à M. Berryer, lieutenant-général de police de Paris. Le sieur Caillat, inquiet de n'avoir point de nouvelles de sa femme, m'a demandé la permission de lui écrire, et j'ai l'honneur de vous envoyer sa lettre ; c'est le prisonnier du château le plus tranquille et le moins sombre, malgré sa solitude ; il s'amuse avec des livres que je lui prête, et des os de mouton, dont il a l'adresse de faire des sifflets. Sa tête est saine et ingénieuse ; c'est bien dommage qu'il ait, par son infidélité, perdu la confiance et la fortune que lui auraient procuré ses talents. Le sieur Duval se conduit assez bien. Le sieur Despinoy écrirait à toute la terre, j'ai reçu ordre de lui ôter cette facilité dont il abusait, et de ne le laisser écrire qu'à sa femme, cela est suffisant pour un aussi mauvais sujet. Je crois que de tous les prisonniers que vous m'avez envoyés, il ne me reste que les trois dont je viens de vous rendre compte. Mon nombre total est réduit à quatorze, par la sortie des quatre employés aux fermes. Ainsi, j'ai beaucoup de places vacantes, si vous jugez à propos d'en remplir quelques-unes, vous connaissez mon zèle et l'envie extrême que j'ai de mériter vos bontés. Je suis, etc., etc. BORY. François Jérôme Dabadie, né à Grenade, près Toulouse, ancien capitaine au régiment de Piémont, ayant rang de colonel, et lieutenant du roi à la Bastille depuis 1750, fut nommé gouverneur en 1758, et succéda à Pierre Baisle. Il mourut en 1761 : il eut pour successeur un autre preux du midi, messire Antoine-Joseph-Marie Macosi, Chapelles Jumilhac de Cubsac, premier gentilhomme de Stanislas, ex-roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar. Un gouverneur de la Bastille n'était que le très humble valet du lieutenant-général de police, il ne pouvait rien faire sans l'ordre exprès du magistrat, et M. François-Jérôme Dabadie, se croit obligé de prendre les ordres de monseigneur le chef de la police avant de permettre à un prisonnier de se faire la barbe : c'était une affaire d'état. Un prisonnier, incommodé de sa longue barbe, avait demandé à M. le gouverneur Dabadie de lui permettre de se faire raser, M. le gouverneur avait ordonné au major Chevalier d'en écrire à monseigneur : voici l'humble supplique du major : Le sieur Pizzoni demande à vous écrire ; nous attendons vos ordres en conséquence. Ce prisonnier n'a rien pour changer, nous lui prêtons du magasin, chemises, mouchoirs, bonnets, effets de nuit et chaussons. Le sieur Pizzoni est ici depuis le 17 courant ; il n'a pas encore été rasé, il demande en grâce à l'être. J'ai l'honneur d'être, etc. CHEVALIER. La lettre de M. le major Chevalier est datée du 31 mai 1756. M. le lieutenant-général de police répondit en marge : Je veux bien qu'il m'écrive et qu'on le rase. 3 juin 1756. Un gouverneur qui, fidèle à ce règlement eut osé s'en tenir à ses dispositions et ne reconnaître d'autres ordres que ceux du roi, ne serait pas resté un seul jour en place. S'il voulait s'y maintenir, il n'avait d'autre règlement à sui vre que les ordres de M. le lieutenant-général de police et même ceux d'un simple commissaire de police. L'article 1er du règlement du 20 septembre 1764, signé Louis, et plus bas Philipeaux, était ainsi conçu : Le gouverneur, qui commandera, ou tout autre officier, ne reconnaîtra que les ordres de Sa Majesté et ceux qui lui seront donnés par le secrétaire-d’État. Eh bien ! ce ministre secrétaire d'état, qui avait rédigé et proposé et fait approuver par le roi ce règlement, en autorisait l'infraction dans sa lettre à M. de Jumilhac, gouverneur de la Bastille ; Cette lettre du 23 septembre 1764, trouvée dans les archives du gouvernement de la Bastille était ainsi conçue : Je joins ici, monsieur, le règlement que le roi a jugé à propos de rendre pour le service intérieur de la Bastille ; le roi trouve bon que lorsque M. le lieutenant-général de police vous enverra des prisonniers, vous les receviez sur une lettre de lui jusqu'à ce qu'on puisse vous adresser une lettre en forme, ainsi qu'on en a souvent usé et que les circonstances peuvent l'exiger. Vous voudrez bien en user de même, pour les visites que M. le lieutenant-général de police croira pouvoir permettre aux prisonniers de recevoir et qui n'exigent point d'ordre en forme, mais seulement une simple lettre de lui. On ne peut être plus parfaitement. etc. SAINT FLORENTIN. Le règlement ordonnait aussi l'enregistrement exact des noms et prénoms des prisonniers peur l'entrée, la sortie et les décès, et 'instruction ministérielle autorisait les substitutions de noms et de prénoms. C'est ainsi que Latude a été enregistré d'abord sous son véritable nom, ensuite sous celui de Danry, Mainville, sous celui de Villemain, l'homme au masque de fer, inhumé sous celui de Marchiali, et avec une fausse indication d'âge. Ce faux et beaucoup d'autres sont reconnus dans le journal secret de la Bastille rédigé par Dujonca, et dont l'original est conservé aux archives de la ville. Si le gouvernement de la Bastille eut été donné comme retraite à d'anciens officiers-supérieurs, peu fortunés, ces nobles vétérans habitués à l'observation sévère des ordonnances et à tenir leur serment, ne se seraient pas sans doute prêté avec la plus servile soumission aux injonctions particulières du chef de la police ; aussi ces places si lucratives, si recherchées, n'étaient données qu'à des solliciteurs qui avaient pris leur grade dans les antichambres, et fait leurs premières armes parmi les sous-ordres de Vincennes et de la Bastille. Il fallait des esclaves décorés, qui eussent fait abnégation d'eux-mêmes, et de tout sentiment humain, des êtres sans honneur et sans pitié, des bourreaux, auxquels un ministre put répondre, au sujet d'un prisonnier en proie au plus violent désespoir : à pendre (Voyez Rivière (de la). Le major Chevalier écrivait au lieutenant-général de police, le 15 septembre 1771. La tête du sieur de la Rivière est toujours fort échauffée et je commence à désespérer que sa pauvre tête puisse guérir sans qu'on lui fasse le remède. Je suis, avec un profond respect, etc. Chevalier. C'est en regard de ces lignes que le magistrat a répondu à pendre. Jourdan, marquis Delauney, dernier gouverneur de la Bastille, y était né en 1740. Son père en était gouverneur depuis douze ans ; il y était mort neuf ans après. Le jeune marquis fut successivement mousquetaire noir, officier au régiment des gardes, puis capitaine à la suite d'un régiment de cavalerie. Il traita avec M. de Jumilhac de la place de gouverneur de la Bastille ; ces sortes de marchés ne scandalisaient personne ; tous, les grades, tous les emplois militaires, les gouvernements de provinces se négociaient comme des effets de commerce. Il ne s'agissait plus que d'obtenir l'agrément du roi. C'était encore un marché comme un autre. Mais l'acquéreur du gouvernement de la Bastille était toujours certain de faire une bonne affaire si Dieu lui conservait vie et santé. Une année ou deux d'exercice, et il était amplement remboursé de ses avances. Le marquis Delauney entra en fonction au mois d'octobre 1776 ; et sous le rapport des produits de la place, il eut plus de fortune financière qu'aucun de ses prédécesseurs. Il eut successivement pour pensionnaires tous les membres du conseil souverain du cap Lachalotais et d'autres membres du parlement de Bretagne, le cardinal de Rohan et ses nombreux complices, les douze commissaires de la noblesse de Bretagne. Il lui est alloué chaque jour, pour la table du cardinal, 120 francs. Aucune de ses fonctions les plus humiliantes ne lui répugnait ; elles n'étaient pas toujours sans danger, quand il avait affaire avec un de ces prisonniers que l'irritation pouvait porter aux plus effrayants excès. Un ancien page du roi, le comte de Chavanne, mit sa docilité et son courage aune rude épreuve. M. Delauney, suivant l'usage, avait accompagné le lieutenant-général de police Lenoir dans une visite de celui-ci au comte ; il se tenait en dehors de la porte de la chambre où le magistrat conférait avec le prisonnier. Celui-ci venait d'être enfermé à la Bastille à la suite d'une querelle qu'il avait eue avec le duc d'Aiguillon, neveu du premier ministre Maurepas. M. Lenoir lui offrait de la part de M. de Maurepas sa liberté, mais à condition qu'il consentirait à être exilé à 20 lieues de Paris, et qu'il s'engagerait par serment à ne point rompre son ban. A cette proposition le prisonnier se lève furieux, et s'écrie avec le geste et l'accent de l'indignation : Malheureux, vous êtes assez téméraire pour me proposer une bassesse. Non, monsieur, en sorte tant d'ici, où je ne devrais pas être, où le despotisme de M. de Maurepas m'enchaîne, je prétends être libre et aller où je voudrai. M. Lenoir, effrayé, tire le cordon de la sonnette ; à ce signal, M. Delauney, tapi derrière la porte, entre, et le comte de Chavanne s'enfuit dans sa tour en criant à son porte-clefs : Mon ami, ramène-moi aux carrières et sachons y mourir. Cet infortuné expia son irrévérence envers le chef de la police par une captivité de onze années. Il ne dut sa liberté qu'à la courageuse insistance du président de Gourgues, son parent, qui, après la révocation de M. Lenoir, menaça le ministre Breteuil de porter l'affaire au parlement. M. Delauney eut une autre alerte plus sérieuse quand le tanneur du quartier Saint-Antoine, Rubigny de Bertheval, fut mis à la Bastille. Tout le quartier était en émoi, et le gouverneur craignait à chaque instant d'être assiégé par toute la population. La peur des ministres le débarrassa de ce prisonnier, qu'ils furent obligés de rendre à la liberté quinze jours après son entrée à la Bastille. Il n'a pas dépendu de M. Delauney que le siège de la Bastille en 1789 n'eût fini- par une épouvantable catastrophe. Privé des renforts qui lui étaient annoncés, trop faible pour opposer une plus longue résistance, il avait résolu de s'ensevelir sous les ruines du château, en faisant sauter le magasin des poudres. Deux fois il avait tenté de mettre le feu. La mèche lui fut arrachée des mains par un artilleur de la garnison. Conduit prisonnier à l'Hôtel-de-Ville, il fut tué avant d'y arriver. (Voyez le chapitre précédent.) Gouvernement du château royal de la Bastille, état du personnel, le 14 juillet 1789.
Le concierge et les portes-clef ne sont point indiqués. Il résulte des documents authentiques du procès du maréchal de Biron, que le concierge de la Bastille à cette époque se nommait de Rumigny, dont l'épouse se mit en prière lorsque l'on conduisait le maréchal au supplice. |