Suite du tableau des trois grandes journées du 17 juillet 1789. La Bastille était au pouvoir. de l'insurrection parisienne depuis quatre heures de l'après-midi, une armée de citoyens soldats et de soldats citoyens, était organisée, et une grande victoire avait signalé le second jour dé son existence, elle s'était formée, 15 juillet, une magistrature populaire dirigeait toutes les parties de l'administration de la capitale, et Louis XVI ignorait tout, sa cour rêvait encore la suprême puissance, et cependant le conciliabule de Trianon, composé de Monsieur, du comte d'Artois, de la reine, de Polignac, de Broglie, de Bezenval, etc., était instruit à chaque instant, par les émissaires, de ce qui se passait ; Broglie et Bézenval donnaient des ordres pour la réduction de la capitale. A neuf heures du soir, l'intendant de Paris, Berthier, entrait dans l'appartement de Louis XVI. Quelle nouvelle ? que fait-on à Paris ? Où en sont les troubles, lui demande le roi. Mais, Sire, tout va bien, répond Berthier ; il s'est manifesté quelques légers mouvements, qu'on est bien vite parvenu à réprimer ; ils n'ont pas eu de suite. Les spectacles étaient fermés depuis plusieurs jours, la Bourse était déserte, et des journaux imprimés exprès pour la cour, annonçaient des représentations théâtrales de chaque soir, et un cours des effets publics dont on haussait progressivement la cotte, depuis le départ de Necker ; et le soir de cette journée du 14 juillet, si féconde en évènements, le roi s'était endormi avec la même sécurité que la veille. Le duc de Larochefoucault-Liancourt, membre de l'assemblée nationale, a résolu de mettre un terme à tant de déceptions. Sa charge dé grand maître de la garde-robe, lui donnait le privilège d'entrer à toute heure dans l'appartement du roi, il s'y rend au milieu de la nuit, et prend sur lui de le faire éveiller ; il lui révèle la vérité entière. Paris n'a plus d'intendant, ni de prévôt des marchands ; le lieutenant général de police a donné sa démission, toute l'autorité a passé entre les mains des électeurs. Cent mille citoyens sont armés, la Bastille est prise et l'élite des troupes royales a été vaincue. Le roi, étonné, garde le silence ; il le rompt enfin en s'écriant : C'est une révolte ! Sire, c'est une révolution, répond Larochefoucault-Liancourt. Cependant, les deux billets saisis sur le gouverneur de la Bastille, les dépêches ministérielles interceptées confirmaient le bruit d'une prochaine attaque contre la capitale. Les troupes campées autour de Paris avaient fait un mouvement en avant dans toute leur ligne ; à l'entrée de la nuit, de nouveaux avis que ces troupes, sous les ordres du maréchal de Broglie, approchent des barrières... Bientôt on affirme qu'une colonne de cavalerie est signalée à peu de distance des faubourgs Saint-Jacques et Saint-Germain ; quinze cents bourgeois, et des gardes françaises, courent prendre position à la barrière d'Enfer. L'ennemi occupait déjà les environs ; quelques coups de fusils échangés avec leur avant-garde, apprennent aux chefs de l'armée royale que leurs projets sont découverts, et que tout est prêt pour leur opposer une vigoureuse résistance. La ville est spontanément illuminée, tout veille dans l'intérieur des maisons ; les nouveaux magistrats, les chefs de la milice citoyenne n'ont pu combiner un système de résistance, et la résistance est partout organisée. Les citoyens armés se réunissent dans les corps-de-gardes, sur les places publiques, les quais, et aux barrières : aucun point ne reste sans défenseurs. A minuit, toutes les rues retentissent de ces cris : Aux armes, l'ennemi est dans les faubourgs. En un instant tous les postes ont reçu des renforts et des munitions ; de nombreux détachements vont à la découverte ; le tocsin sonne dans toutes les paroisses,. et au bruit des cloches et des tambours se mêlent ces cris répétés d'espace en espace : Ne vous couchez pas, soignez vos lampions, nous avons besoin de voir clair cette nuit. Les rues sont barricadées, de larges excavations en-deçà et au-delà des barrières multiplient les obstacles à la marche de la cavalerie ; toutes les fenêtres sont ouvertes, des pierres, des vases d'eau bouillante, des paniers de cendre, des bouteilles sont disposés à tous les étages. Tout le bois des bûchers a passé dans les appartements ; tout devient arme dans cette crise terrible, et aucun cri de douleur et d'effroi ne se fait entendre. Tel était le spectacle qu'offrait la capitale dans cette nuit mémorable. Tandis que Paris était sous les armes, que tous les serruriers, les armuriers, étaient occupés à forger des piques, à réparer des fusils, que chaque famille veillait sur les projectiles qu'elle avait préparé, que l'on dépavait les rues et les places pour amortir l'effet des boulets et des bombes, la consternation était au château de Versailles. La camarilla de Trianon tremblait. Broglie, et les généraux sous ses ordres, conservaient encore quelque espérance de succès, de nouveaux régiments étaient venus grossir leur armée ; mais les moyens de défense augmentaient aussi à chaque instant, cent pièces de canons étaient au pouvoir des Parisiens : les légions de la milice citoyenne s'étaient organisées comme par enchantement. Une nouvelle autorité municipale remplaçait l'ancien bureau de la ville. Bailly avait été élu maire de Paris, Lafayette, commandant en chef de la milice bourgeoise qui prit le nom de garde nationale. Toute la ville était en mouvement, mais sans nul désordre ; la plus active surveillance s'exerçait sur tous les points. Broglie avait tenté un coup de main pour reprendre la Bastille. Les uniformes des magasins des Gardes-Françaises avaient été enlevés, et deux compagnies se présentèrent à la Bastille avec de faux ordres pour en renforcer la garnison. C'étaient des soldats de l'armée de siège déguisés. Mais l'officier de la garde nationale, qui commandait ce poste important, ne se laissa point prendre au piège, et les prétendues Gardes-Françaises se retirèrent. Ce coup de main était adroitement combiné. L'uniforme des Gardes-Françaises inspirait alors les mêmes sympathies que l'uniforme de l'école polytechnique en 1830. Cependant Broglie avait donné l'ordre d'attaque ; toutes ses dispositions étaient faites. Mais le colonel du régiment de Besançon, artillerie, se vit abandonné de ses soldats ; tous refusèrent de marcher. Quelques autres chefs de corps purent mettre en mouvement de forts détachements. Les colonnes de la garde nationale, envoyées en reconnaissance, aperçurent dans les environs, des hussards, des dragons. Broglie comptait surtout sur les régiments de Nassau et Royal-Allemand, et quelques autres ; mais toutes leurs manœuvres avaient pour but de découvrir un point favorable, pour se glisser dans l'intérieur des barrières, mais partout ils trouvaient des forces imposantes. Toute la nuit du 14 au 15 se passa en marches et contremarches, sans qu'il fut tiré un seul coup de fusil. Le 15 au matin, les premières reconnaissances, dirigées vers le camp du Champ-de-Mars, le trouvèrent désert. La retraite des régiments avait été si précipitée qu'ils y avaient laissé une partie des bagages, des armes ; de nombreuses voitures transportèrent immédiatement dans la ville les tentes, des manteaux, des harnais, des pistolets et des sabres. La garde nationale prit possession de l'École-Militaire ; elle occupait depuis la veille la trésorerie et tous les postes importants. On ignorait à Paris ce qui s'était passé dans le conseil secret de Versailles. Il avait été décidé que le roi se mettrait à la tête de l'armée de siège. C'était l'avis du comte d'Artois et de la reine, de Broglie et de tous les conjurés de Trianon ; mais ce conseil donné au roi exigeait du dévouement et de l'énergie, les courtisans ne savent qu'intriguer ; au moment du danger, ils disparaissent. Louis XVI refusa de se mettre à la tête de l'armée ; on ouvrit un autre avis, le monarque devait se rendre à Compiègne, et de là faire marcher sur Paris l'armée, grossie de tout ce qu'on aurait pu réunir de nouvelles troupes. Cet avis avait reçu l'assentiment du roi, et le maréchal de Broglie avait ordonné en conséquence la concentration de toutes les troupes dans cette direction. Ainsi s'expliquent le prompt départ des troupes campées au Champ-de, Mars, leur direction sur Saint-Denis, la marche de plusieurs autres régiments sur la roule de Compiègne, et la tentative faite pour reprendre la Bastille par surprise dans la journée du 15 juillet. L'entrevue de Larochefoucault-Liancourt avait prévenu une nouvelle attaque de vive force sur Paris. La prise même de la capitale n'aurait pu empêcher la révolution. La nouvelle de la prise de la Bastille s'était répandue dans les provinces avec une incroyable rapidité, les villes, les plus rapprochées de Paris, allaient marcher à son secours. Dès le 16 juillet, la population de Rennes se disposait à voler au secours de la capitale, menacée par l'armée commandée par le maréchal de Broglie. Cette résolution énergique avait été prise à la première nouvelle du renvoi de Necker. Une lettre de Rennes du 16 juillet, à 3 heures après midi, s'exprime ainsi : La nouvelle que nous avons reçue de la capitale a mis la rage dans nos cœurs ; la plus grande fermentation règne ici ; la ville et toutes les corporations, s'assemblent et ont arrêté de suspendre tous impôts pour le roi et pour les seigneurs en particulier. Toutes les caisses sont fermées. Il s'enrôle une si grande quantité d'hommes pour voler à votre secours, qu'on ne sait s'ils partiront tous. Des députés de cette ville sont en marche pour communiquer les arrêtés, que vient de prendre cette ville, à toutes celles de la province ; on ne doute pas de leur intention à notre égard, conformément au pacte de famille qui fut fait dans ces derniers troubles[1]. Les arsenaux viennent d'être enfoncés, tout le monde emporte des armes ; des canons nous viennent de Saint-Malo, avec d'autres munitions : bientôt nous pourrons partir. On va s'occuper de l'ordre de la route et des provisions de bouche ; l'étendard de la liberté est uni à plusieurs autres. Les régiments d'Orléans, dragons, l'Ile-de-France et Artois, infanterie, ont arrêté de nous seconder, et se disent nos frères... A neuf heures du soir, les canons viennent d'être chargés à mitraille par les officiers ; ils ont été enlevés par la troupe et mis en sûreté. Du 17. — Une autre lettre annonce que Langeron, commandant de Rennes, avait fait marcher les régiments contre la bourgeoisie ; il avait ordonné de faire feu. Les régiments mirent armes bas et se réunirent aux citoyens, aux cris de vive la liberté ! vive le tiers !... Les mêmes scènes de patriotisme avaient lieu dans toutes les villes de garnison. La cour allait se trouver sans armée. Toutes ces démonstrations ne pouvaient être connues à Paris, mais Paris était dans un état formidable de défense. Le roi renonça au voyage de Compiègne, et, seul avec le duc de Liancourt, il se décida à se rendre à l'assemblée, à rappeler Necker et à changer son ministère. Dès que cette résolution fut connue, tous les courtisans quittèrent Versailles et Trianon. Le roi se trouva sans ministres, et le duc de Larochefoucault-Liancourt fut obligé de lui servir de secrétaire. La famille Polignac était partie, le comte d'Artois ne tarda pas à la suivre, et courut se réfugier auprès du roi de Sardaigne, son beau-père. Les courtisans qui, dans le conciliabule de Trianon, avaient proposé ou appuyé les projets les plus violents, ceux qui avaient été comblés des faveurs du roi, furent les premiers à l'abandonner. Nul doute que le maréchal de Broglie eût pu, exécuter son plan d'attaque contre la capitale, si Louis XVI avait appuyé de sa présence ce coup d'état, la lutte n'eût pas été longue, les soldats, comme en Bretagne, et dans toutes les garnisons n'auraient pas oublié qu'ils étaient Français, et lors même qu'un premier succès eut été obtenu par le maréchal Broglie, ce succès aurait été suivi d'une rapide et irréparable défaite ; la branche aînée, des Bourbons, eût cessé de régner. Déjà la Bastille était démantelée, la démolit ion de ce château fort, ordonnée par la nouvelle autorité municipale, s'exécute avec une prodigieuse rapidité. Une partie des tours était déjà démolie quand Louis XVI vint à Paris, le 17 juillet. La Bastille fut détruite pour ne se relever jamais. Les Parisiennes se parèrent de nouveaux bijoux ; un morceau de pierre de la Bastille avait été substitué aux brillants, les hommes suivirent cet exemple. Le duc de Chartres, ses deux frères, vinrent les premiers visiter les débris de la Bas- j tille. Chacun d'eux portait au cou le bijou patriotique suspendu à un ruban tricolore. Des modèles de la Bastille, exécutés avec les grosses pierres des tours furent envoyées dans tous les départements, et sur l'emplacement de ce château royal, les citoyens du faubourg Saint-Antoine donnèrent une fête brillante aux fédérés des départements, en 1790. Des bosquets figuraient les anciennes tours ; l'érection d'un monument triomphal avait été décrétée par l'assemblée nationale ; il a fallu une seconde révolution pour que ce projet devint une réalité. Des dons patriotiques pourvurent abondamment aux besoins des blessés, des veuves et des enfants morts au siège de la Bastille. Une loi, du 19 juin 1790, a alloué des gratifications aux blessés, des pensions aux estropiés et aux veuves ; une médaille a été décernée aux vainqueurs de la Bastille ; elle était d'or, sa forme en losange, d'un côté le millésime, de l'autre deux épées croisées et une inscription en mauvais latin d'académie : Ignorentne datus ne quisqualn serviat erset. La même loi assignait aux vainqueurs de la Bastille une place distinguée à la fête de la fédération (14 juillet 1790). On en comptait huit cents. Cette distinction, si juste, si bien méritée, blessa quelques susceptibilités rivales : on la signalait comme une infraction au principe constitutionnel, l'égalité. C'était une récompense nationale, un moyen d'émulation patriotique ; il convenait de présenter aux fédérés de tous les départements de la France les premiers soldats de la patrie et de la liberté. Les noms de Hullin, d'Elie, Humbert, Arné, etc., etc., étaient historiques ; mais ces vainqueurs de la Bastille, et leurs braves compagnons d'armes et de gloire n'étaient, et ne pouvaient être, personnellement connus des fédérés des départements, ni même de la majorité de la population parisienne. Une place distinguée dans cette grande solennité nationale était pour eux une nécessité ; mais la faction contrerévolutionnaire avait imaginé cette controverse : c'était un moyen comme un autre pour diviser les patriotes. Les vainqueurs de la Bastille se réunirent au Quinze-Vingts, sous la présidence du maire, et renoncèrent à la place de distinction qui leur était accordée. Le décret de l'assemblée nationale, dirent-ils, par lequel nos services sont récompensés, sert d'instrument à l'aristocratie expirante pour chercher a souffler le feu de la guerre civile. Nous renonçons en conséquence, si le bien de la constitution l'exige, à tous les honneurs à nous décernés, par le décret du 19 juin, nous sommes bien sûrs qu'on ne nous accusera pas de faire cette démarche par la crainte des menaces. Une autre loi, du 10 août 1793, abolit la décoration décernée le 19 juillet 1790, et y substitua la médaille du 10 août. Un dernier hommage a été rendu en 1832 aux vainqueurs de Bastille ; une pension de cinq cents francs a été allouée par une loi aux combattants de juillet 1789 ; on croit que le nombre de ceux qui vivent encore n'excède pas quarante. Les noms de Hullin, dernier commandant de Paris sous l'empire ; de Hoche, qui sut vaincre et pacifier la Vendée, étaient inscrits sur les registres d'honneurs des vainqueurs de la Bastille. |