LA BASTILLE

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE SECRÈTE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS, DEPUIS LE 14e SIÈCLE JUSQU'EN 1789

 

CHAPITRE XIII.

 

 

Situation politique de la France en 1787 et 1788. — Edits bursaux — Opposition parlementaire. — Lit de justice. — Assemblée des notables. — Emprunt de Calonne. — Négociations financières. — Le baron de Castelet. — Les époux La Palun. — Valabregue. — Béchade. Pierre Dunand. — Laroche. — Lacaurège. — Michel Simon. — La Barthe. — Pujade. — Perret. — Potiquet de Champigny, sa sœur, Lhuilier de la Sonchère. — Petit Hennequin. — Motin, etc. — Baudard de S. James, M. de Crosne. — L'archevêque de Sens. — Mademoiselle Sando. — Les commissaires Bretons.

 

Les ministres avaient épuisé tous les expédients pour éviter la convocation des états-généraux, une première assemblée des notables, ouverte le 22 février fut close le 25 mai 1787.

Le parlement de Paris avait sursis à l'enregistrement des deux édits bursaux ; le premier, relatif à un droit de timbre ; l'autre, a une subvention territoriale de 80 millions, jusqu'à ce que le roi lui eût fait remettre les tableaux des recettes et dépenses, et l'état des économies promises. Cette communication avait été refusée, des remontrances furent adressées au roi pour le retrait des édits et la convocation des états-généraux. Les édits sont enregistrés dans un lit de justice.

Le parlement proteste contre cet enregistrement forcé, et ordonne qu'il sera informé sur les plaintes portées contre le ministre Calonne. Cet arrêt est cassé par le grand conseil, quelques mutations s'opèrent dans le ministère. Nouveau lit de justice le 19 novembre, et, le même jour, nouvelle protestation du parlement.

Les ministres répondent, en exilant le duc d'Orléans, et les conseillers Fréteau et Sabatier. La lutte s'anime chaque jour davantage, les hostilités entre les ministres et le parlement deviennent plus vives, plus hardies. Les séances royales, les édita, les protestations se renouvellent. Une seconde assemblée de notables est convoquée le 5 octobre 1788 ; elle ouvre ses séances le 6 novembre, et les termine le 12 décembre. Les états-généraux sont convoqués.

Jamais les mutations ministérielles n'avaient été aussi fréquentes : au milieu de cette lutte orageuse, les ministres passaient comme des ombres. Les prôneurs de l'ancien régime en ont tiré cette conséquence que, dans cette bagarre ministérielle, et parlementaire, les emprisonnements arbitraires, avaient dû être plus rares, et qu'ils l'avaient été en effet. A les en croire, le cardinal de Rohan et ses complices auraient été les derniers hôtes de la Bastille.

Cette assertion est encore démentie par les faits.

Nos ministres des finances, depuis Colbert, ont été, à de rares exceptions près, agioteurs, et nullement hommes d'état. Laverdy et Terray, ne connaissaient qu'un seul moyen de subvenir aux besoins du trésor, créer de nouveaux emplois pour les vendre, les supprimer et les rétablir, pour les vendre encore.

Leurs successeurs y ont ajouté un expédient tout aussi déloyal et plus désastreux, les emprunts. Calonne était fort embarrassé pour réaliser celui qu'il venait d'ouvrir en 1785, et qui s'élevait à 25 millions ; les actions de cet emprunt restaient dans son portefeuille, il fait un appel à tous les spéculateurs, un baron de Castelet lui promet de prompts et utiles placements ; et le ministre lui confia des valeurs ; le 15 novembre 1785, le baron et Marquet, receveur général, remirent à madame la Palun une assignation de deux millions sur les revenus des postes des années 1787 et 1788.

Cette négociation devait s'opérer, sans nulle publicité, et le plus secrètement possible ; mais le ministre avait entendu, sans doute, que l'on n'en parlerait qu'à des banquiers. C'est ce que fit madame de la Palun : elle n'avait pas perdu de temps ; car, dès le 16 du même mois, elle avait terminé la négociation avec les banquiers Colin et Jauge ; et, dès le lendemain, le commissaire Chesnon, l'inspecteur Quidor, assistés d'une bande nombreuse d'a gens de police et de soldats du guet, ont envahi la maison et l'appartement de madame la Palun, et sans vouloir exhiber leurs ordres, ouvrent et forcent tous les meubles, fouillent tout, et jusqu'aux poches de madame la Palun, et la conduisent à la Bastille.

La négociation avait été faite aux conditions et dans la forme prescrite par le ministre, qui, ajoutant la calomnie à la plus insigne déloyauté, prétendit n'avoir point consenti à la négociation, et accusa madame la Palun d'escroquerie.

Il avait fait arrêter en même temps le baron de Castelet, son agent immédiat et son confident intime. Il expédia une lettre de cachet contre M. de la Palun, dont tout le crime était d'être le mari de sa femme ; il fut aussi conduit le même jour à la Bastille.

C'est encore le même ministre qui, jusqu'à ce qu'il eut été forcé d'abandonner son portefeuille et de s'expatrier, fit arrêter et mettre à la Bastille, et pour la même affaire, Valabrègue et tant d'autres ; je ne citerai que Béchade, Laroche, Lacaurège, Michel Simon, Labarthe, Pujade, Pierre Dunand, Peret, Potiquet de Champign y. sa sœur, Langlier de la Souhère, Petit, Hennequin, Morin, etc. Je n'ai point à examiner si tous ces prisonniers étaient innocents ou coupables ; ils avaient été arrêtés par lettres de cachet et sur les ordres du ministre Calonne, en 1786 et 1787. C'est aussi ce même ministre qui, pour soustraire Baudard de Saint-James aux poursuites de ses créanciers, le fit recevoir à le Bastille.

C'était une faveur, mais aussi une infraction arbitraire à la loi commune, une violation manifeste des droits des créanciers : et c'est ce ministre qui, dès son arrivée à Londres, après sa destitution, osait écrire au roi, le 9 février 1789 : Je propose à V. M., comme le premier des cc actes dont elle a donné l'espoir à ses peuples, l'abolition des lettres de cachet, c'est à dire de tous les ordres particuliers attentatoires à la liberté ; je n'ai jamais eu de reproches à me faire sur cet objet. Cette lettre a été publiée à Londres, et par lui, dans un volumineux factum, qu'il appelait sa Justification.

Combien d'autres lettres de cachet ont été expédiées en 1786, 1787, 1788 et 1789. Les ministres ne connaissaient point de meilleur moyen de gouverner.

Le dernier lieutenant-général de police, de Crosne, était encore l'homme indispensable. Les interrogatoires, les enregistrements absorbaient toutes les facultés, tous les moments du magistrat de Crosne et du major de la Bastille, et la marmite perpétuelle du geôlier-gouverneur était en permanence.

L'archevêque de Sens, de Brienne, n'était pas moins prodigue de lettres de cachet que son prédécesseur ; il avait commandé au lieutenant de police une capture de la plus haute importance, le 12 janvier 1788 ; le salut de l'État dépendait du succès, et cette opération ne devait recevoir son exécution que la nuit.

Les émissaires se croisaient sur la route de Versailles à Paris ; l'inspecteur Surbois est chargé d'observer et de retenir chez lui une marchande de mode qui occupait le rez-de-chaussée de la maison n° 5 de la rue des Audriettes.

Il y place sa femme en faction. Elle s'établit dans le magasin, achète un bonnet, le fait arranger à sa convenance, puis un fichu qu'elle fait ourler ; elle ne se retire qu'à l'arrivée du commissaire Chesnon. Toute la rue était encombrée de mouchards, depuis quatre heures ; d'autres étaient aussi en observation dans les rues voisines. La dame suspecte est priée par l'honnête commissaire de se rendre chez le lieutenant-général de police. Elle était indisposée, et refuse ; on l'enlève, on la jette dans un fiacre, on la conduit à la Bastille, où l'attendait le magistrat de M. Crosne.

Le gouverneur est absent, un mouchard va le chercher chez le premier président, où il soupait. Le gouverneur est ramené dans le même fiacre : les pauvres chevaux courraient pour cette grande affaire depuis plus de six heures ; ils refusent le service en traversant la place de Grève.

Le gouverneur est forcé de faire le reste du chemin à pied. Un autre mouchard avait été expédié à Versailles, au premier ministre Brienne, qui se rend à Paris dans un carrosse à six chevaux, et au grand trot. L'un des chevaux tombe et périt en chemin.

La prisonnière est enfin interrogée, elle a lu la lettre de cachet ; cet ordre nomme la comtesse Anselme, elle ne s'appelle pas Anselme, mais Sando ; elle n'est point comtesse, mais marchande de mode ; n'importe, cette substitution de nom et de qualité, est une ruse de la police. C'est bien mademoiselle Sando que l'on a voulu arrêter ; mais il importait de cacher le nom.

L'interrogatoire fut long, très long ; la prisonnière était excédée de fatigue et de faim, et bon gré, malgré, il fallut en finir en signant comtesse Anselme.

Tous ses papiers avaient été enlevés, on n'y trouva que des mémoires de fournitures à des dames de la cour, à de galants seigneurs, des lettres toutes affectueuses, toutes polies. Mon cœur, venez me voir, je vous enverrai ma voiture. Voulez-vous aller au spectacle ? Je vous donnerai ma loge...

Toutes les lettres se ressemblaient, ce n'étaient point des missives d'amour ; mademoiselle Sando avait trente-huit ans, elle était d'un embonpoint excessif, et ses nobles pratiques la payaient en monnaie de cour ; ces lettres si tendres, si jolies, étaient les réponses aux mémoires de fourniture dont mademoiselle Sando demandait le paiement.

Il lui fut facile de connaître le motif de son emprisonnement.

Mademoiselle Sando, marchande modiste au goût de la cour, était soupçonnée d'être l'intermédiaire de quelques correspondances avec les membres du parlement exilés à Troyes.

Son enlèvement imprévu, son entrée à la Bastille, avaient ajouté au malaise, à l'indisposition qui l'avait retenue chez elle. Elle avait besoin d'une femme pour la servir, M. le gouverneur lui offrit une de ses affidées qu'il plaçait auprès des prisonnières. Refus de mademoiselle Sando, elle insiste pour avoir une de ses demoiselles de comptoir ; il fallut céder.

C'était une jeune fille nommée Mangin, elle arrive. On ne manque pas de la prévenir qu'entrée à la Bastille, il ne lui sera plus permis d'en sortir qu'avec sa maîtresse. L'aspect des tours, des ponts-levis, des trémies, des cachots, tout cet appareil de terreur et de deuil qui l'environne ne l'ont point effrayée. Accordez-moi seulement, dit-elle, le plaisir de l'embrasser, je resterai avec mademoiselle tant que vous voudrez, vingt ans, s'il le faut. Elle n'en a pas encore dix-sept : elles sont restées à la Bastille trois mois et vingt jours.

Un dernier fait prouvera quelle était l'horreur des ministres pour les lettres de cachet et les emprisonnements arbitraires. Ils avaient la conscience de leur avenir, ils ne pouvaient douter que le v gouvernement absolu touchait à son dernier terme, et ils n'en suivaient pas moins la fausse route dans laquelle ils s'étaient engagés.

Cependant, des provinces menaçaient de se déclarer indépendantes, si l'administration n'était pas immédiatement réformée dans toutes ses parties. Déjà les états de Dauphiné avaient arrêté le plan d'une nouvelle constitution.

Ce n'était même-plus un simple projet, mais une loi librement votée. Là, comme ailleurs, les intendants, les gouverneurs avaient été contraints de se retirer, et c'est en présence de pareils évènements et au moment où les états généraux allaient s'assembler et fixer les bases du gouvernement constitutionnel, que les ministres de Louis XVI ne craignent pas de frapper des coups d'état.

Tous les nobles Bretons, réunis en assemblée à Saint-Brieuc et à Vannes, au nombre de douze cents, avaient délibéré de députer, au roi, douze commissaires chargés de présenter à S. M. un mémoire contre les atteintes portées par les ministres à la constitution française et aux droits de la Bretagne.

Ces députés arrivés à Paris, avaient demandé, avec les formes d'usage, une audience ; elle leur avait été promise dans les bureaux, ils attendaient avec une entière confiance que le jour et l'heure où ils seraient reçus fussent indiqués, quand, dans la nuit du 14 au 15 juillet 1788, ils furent tous arrêtés et conduits à la Bastille.

Voici leurs noms : le comte de la Fruglaie, le, marquis de Montluc, le marquis de Tremergat, le marquis de Corné, le comte de Châtillon, le vicomte de Cicé, le marquis de Bédde, le comte de Guer, le marquis de la Rouerie, le marquis de la Féronnière, le comte de Nétumières, le comte de Becdelièvre-Peinhoët.

Un autre noble Breton, les avait précédés à la Bastille, le 5 septembre 1787 ; il n'y était resté qu'un mois et 8 jours, avec son domestique qui n'avait pas voulu le quitter.

M. de Kersalann, dont le père avait partagé la proscription de la Chalotais, s'était fixé à Paris. Il avait été arrêté au retour d'un voyage qu'il venait de faire à Troyes. L'inspecteur Quidor l'attendait à la barrière de Charenton, et le conduisit à la Bastille.

On le soupçonnait porteur d'une correspondance fort importante et très criminelle. On savait ses liaisons avec quelques membres du parlement de Paris, exilés à Troyes.

Sept lettres ou notes avaient été saisies sur lui, et dans aucune, pas un mot qui pût justifier l'ombrageuse susceptibilité des ministres.

La première n'était qu'un billet de M. de Saint-Vincent, l'un des exilés, en voici les termes :

M. de Saint-Vincent demande son bonnet de laine, madame Despresmenil, une de nos dames, retourne à Paris demain, et doit revenir incessamment, M. Blonde ou l'Almanach Royal vous dira sa rue.

On dit que les six corps des marchands doivent envoyer ici en députation.

 

La police ne pouvait voir une conspiration dans la demande d'un bonnet de nuit. Les autres notes ou lettres étaient tout aussi inoffensives.

M. Kersalann, sorti de la Bastille, devint l'objet de la plus active surveillance. On le soupçonnait de faire imprimer en secret pour les exilés. Pendant la nuit du 7 avril 1789, la police avait envahi son hôtel ; tous les meubles furent bouleversés, fouillés. Une jeune orpheline, mademoiselle Lepereuse, et sa femme de chambre furent contraintes de se lever ; les hommes de la police ne purent rien trouver de suspect.

Le 27 du même mois, le comte de Kersalaun porta plainte contre cette brutale violation de domicile ; il concluait, suivant le protocole du temps, qu'il fût ordonné au commissaire Chesnon d'être dorénavant plus circonspect dans l'exercice de ses fonctions, de ne pas troubler le repos des citoyens irréprochables, en venant de nuit forcer leurs armoires et secrétaires, et bouleverser leurs papiers ; que ce commissaire fut condamné à des dommages et intérêts et à faire réparer toutes les serrures qu'il avait fait briser.

Cette plainte n'eut pas de suite ; les magistrats d'alors se trouvaient juges dans leur propre cause. C'est ainsi que la capitale de la France fut administrée depuis l'établissement du lieutenant général de police en 1667.

Avant cette époque, Paris, comme les autres communes, n'était gouverné que par des magistrats électifs ; on suivait le règlement proposé par le prévôt des marchands, Etienne Boileau, et adopté, dans une assemblée des plus notables citoyens (Voyez De la Marre, Traité de la Police, tom. Ier, p. 114.)

Cette magistrature populaire avait déjà subi de funestes changements ; elle n'exista plus que de nom, dès qu'elle cessa d'être élective, et que les charges furent érigées en titre d'office.

La Bastille, élevée pour la sûreté de la cité, avait été transformée en prison d'Etat, et toutes les immunités municipales, toutes les garanties de la commune anéanties par l'établissement d'un magistrat unique, nommé par les ministres.

L'homme de la cité avait été remplacé par l'homme du roi, et l'arbitraire substitué au règne de la loi.

Cette longue et déplorable anarchie devait se perpétuer tant que la Bastille serait debout. Le gouvernement absolu ne pouvait être vaincu qu'au milieu de ces tours longues et hideuses, où il avait placé toute sa force, tous les éléments de son existence. La France n'a pu se croire libre qu'après avoir arboré le drapeau de l'indépendance sur les débris de ce château royal.