Guerre au patriotisme courageux et à l'industrie nationale. — Jacques et François Ferrier. — Terasson. — Brevet d'impunité. — Le duc de Nevers. — La marquise et sa femme de chambre. — Déclaration singulière. — Police des mœurs. — Vengeances privées. — Tapin de Cuillé. — Le marquis de Montchenu. — Double assassinat impuni. — Fini-Chamorant. — Cri de réformation politique. Un gouvernement qui se traîne au jour le jour, est nécessairement exposé.aux plus étranges contradictions. Ainsi, Laverdy et Terray réduisaient à la misère et au désespoir la population industrielle La protection intéressée qu'ils accordaient aux compagnies privilégiées qu'ils avaient fondées et maintenues, frappait le sol français d'une entière stérilité ; la terre natale n'était plus pour les ouvriers français qu'une terre inhospitalière, et les mêmes ministres poursuivaient à outrance, faisaient arrêter et renfermer à la Bastille, au donjon de Vincennes, les artisans soupçonnés de vouloir chercher du travail et du pain au-delà des frontières. Affectant un beau zèle pour la prospérité de l'industrie et du commerce national, les mêmes ministres donnaient la plus grande publicité à ces arrestations. (Voyez les articles François Ferrier, Jacques Ferrier et Terasson, etc.) Je ne mentionne ici que les prisonniers dont la détention se rattache au système suivi par le gouvernement, et aux grands évènements de l'époque ; les circonstances particulières de la vie politique et privée de ces prisonniers et de tous les autres appartenant à la partie biographique. (Voir les noms de chacun d'eux.) Que les favorites et les ministres aient persécuté les écrivains qui signalaient à l'opinion publique les vices et les abus du gouvernement, on le conçoit ; mais que des dames de la cour, que de grands seigneurs aient fait emprisonner des femmes de chambre, des valets, dont ils craignaient l'indiscrétion, des maris, des pères, des parents dont la surveillance les contrariait ; qu'au lieu d'invoquer l'intervention légale des tribunaux pour réprimer les écarts et les folles prodigalités d'un jeune fou, plus malheureux que coupable, aient obtenu des lettres de cachet ; que des débiteurs de mauvaise foi aient été reçus à la Bastille, pour soustraire leur personne et leurs biens aux poursuites légitimes de leurs créanciers ; enfin, que des assassins, des voleurs, des faussaires, des empoisonneurs aient été soustraits à la juridiction des lois, et que le château royal de la Bastille ait été pour eux un lieu d'immunité, un asile inaccessible aux magistrats. Voilà ce que notre âge ne pourra comprendre, et voilà ce que prouvent des faits incontestables. Chaque page des registres de la Bastille, depuis Louis XIV jusqu'à Louis XVI inclusivement, est un acte d'accusation contre les ministres qui ont gouverné la France pendant un siècle et demi. M. le duc de Nevers avait, comme tous les grands de l'époque, des lettres de cachets en blanc ; il y mit le nom de Malbay, et Malbay est renfermé à la Bastille en 1735. On lit à la colonne d'observation du registre, ces mots : Ce prisonnier a une fort belle femme. Madame la marquise de Bef..... veut se débarrasser d'une femme de chambre, dont elle craignait l'indiscrétion, elle s'adresse au lieutenant-général de police, pour la mettre en lieu sûr, à la Bastille ou à la Salpêtrière. La pauvre fille est amenée devant le magistrat, qui la trouve jolie ; il se contente de lui faire écrire et signer la déclaration suivante : Je soussigné promets à monsieur le lieutenant-général de police de ne jamais ouvrir la bouche, à qui que ce soit des intérêts de madame la marquise de Bef..... et ce sous peine de punition, n'ayant qu'à me louer de Madame... A Paris, 17 novembre 1777. Marie-Sophie Delasse. Marie-Sophie ne fut sans doute pas détenue ; mais la marquise n'a pas reçu sa déclaration, dont l'original est resté dans les cartons du lieutenant-général de police. Le Jeune Tapin de Cuillé, fils d'un conseiller du roi, avait beaucoup de dettes, son père le fait, par lettre de cachet, enfermer au Mont-Saint-Michel ; le jeune homme demande à entrer au service de la marine, et que sa pension lui soit retenue pour payer ses dettes : le père est inflexible, son fils, auquel il ne reproche que d'être prodigue, fut renfermé à la Bastille. Ses lettres annoncent une grande irritation, une tête ardente, un caractère prononcé : il fallait le lancer dans la carrière aventureuse, mais honorable qu'il indiquait lui-même. Sa demande était juste, raisonnable ; il reconnaissait sa faute, son repentir était sincère, sa demande ne sera pas écoutée ; il usera dans les cachots cette surabondance de vie, qui faisait bouillonner son sang. Les voyages, le changement de climat eussent calmé cette effervescence de jeune homme. Un long séjour dans les prisons de l'Etat a changé cette effervescence inoffensive en frénésie. Une lettre de cachet n'était souvent qu'un brevet d'impunité. M. de Montchesnu, écuyer du roi, mestre de camp de cavalerie, a tué son valet, en lui passant son épée au travers du corps. Une lettre de cachet l'envoie à la Bastille, en 1735 ; il en est sorti libre au bout de quinze jours. En 1750, il a assassiné de la même manière un autre valet ; il est revenu à la Bastille le 6 mars, et en est sorti libre le vingt du même mois : quinze jours de captivité pour chaque assassinat. Fini (Jean-Claude) se qualifiait comte de Chamorant ; était passé en Angleterre, avec une mission de la police, pour y découvrir les pamphlets imprimés contre quelques hauts personnages de la cour, il s'était rendu coupable d'un assassinat et d'un vol : il avait été dénoncé dans les journaux anglais, pour ce double crime. Tous les détails de son forfait avaient été publiés dans the Gazetter du 31 octobre 1785 : il avait restitué 5.475 liv. ; sa culpabilité était flagrante : il fut arrêté avec sa complice à leur retour en France ; mais, au lieu d'être livrés à la justice ordinaire, ils sont envoyés à la Bastille, et le ministre Vergennes, qui, sur la dénonciation de l'ambassadeur d'Angleterre, avait été forcé de les faire arrêter tous deux, écrivait au lieutenant-général de police de Crosne le 24 janvier 1786 : Les parents de Jean-Claude Fini demandent que ce scélérat soit renfermé à perpétuité dans une maison de force. Je ne puis que m'en rapporter à vous sur ce que les circonstances peuvent permettre, pour éviter à une famille nombreuse, et que l'on dit honnête, le déshonneur qu'elle n'a que trop lieu de redouter, etc. Fini-Chamorant fut transféré de la Bastille à Bicêtre ; Marie-Barbe, sa complice, à la Salpétrière ; elle obtint bientôt protection et liberté, en abjurant le calvinisme aux pieds de l'archevêque de Paris, et Fini-Chamorant sortit aussi bientôt de Bicêtre. Il se promenait publiquement à Paris : un des premiers actes de la nouvelle municipalité après la révolution du 14 juillet fut d'envoyer à tous les districts de la capitale, et à tous les journaux, le signalement de cet assassin. J'ai déjà fait remarquer, dans l'affaire des poisons que la commission extraordinaire de l'arsenal avait absous tous les coupables titrés, et n'avait puni que leurs obscurs complices. Aux nobles de la cour, aux protégés des favorites et des ministres, impunité, protection ; aux autres, les fers, la longue agonie des cachots et la mort, tel fut le système traditionnel du gouvernement jusqu'à la révolution de 1789. Il laissait circuler en liberté, dans la société, des assassins, des voleurs : les Montchenu, les Chamorant et tant d'autres. Les cabanons de Bicêtre, les cachots de Vincennes et de la Bastille se refermaient sur le comte de Lorges, le Prévôt de Beaumont et Rubigny-Bertheval. Le comte de Lorges avait, dans un mémoire, signalé au roi de scandaleux abus ; le Prévôt de Beaumont avait dénoncé au même prince le pacte de famine : Rubigny-Bertheval avait aussi bien mérité du pays par ses travaux industriels et ses révélations : les deux premiers n'ont dû leur liberté qu'à la victoire de la première insurrection parisienne ; de Lorges, après tente-deux ans de captivité ; le Prévôt, après vingt-deux années ; Rubigny-Bertheval a dû sa prompte délivrance à la peur d'une émeute populaire. Qu'opposeront les prôneurs de l'ancien régime à des faits, à des actes si nombreux, si clairs, si authentiquement démontrés ? Sous Louis XIV et ses successeurs, le gouvernement fut toujours arbitraire, les immunités municipales des villes et des provinces toujours violées ; la magistrature proscrite, bouleversée ; les lois remplacées par des rescrits royaux et des décisions ministérielles, décorées du titre d'ordonnances. La contre-révolution judiciaire, commencée par Maupeou, n'a-t-elle pas été continuée sous Louis XVI ? La cour plénière ne devait-elle pas être substituée aux parlements ? Cette déplorable anarchie date de l'époque où les assemblées nationales cessèrent d'être convoquées. L'assemblée de 1789, en se déclarant permanente tant que dura le danger, en fixant, comme principe constitutionnel, la périodicité des assemblées ultérieures, n'a fait que suivre les traditions des états-généraux de 1335, de ceux d'Orléans et de Blois. Eclairée par l'expérience des temps passés, l'assemblée constituante de 1789 ne fit point la faute d'abandonner à l'autorité royale le droit de convoquer, à sa convenance, les assemblées des représentants de la nation. Avec un gouvernement représentatif et la liberté de la presse, sans laquelle il ne peut exister, le retour à l'arbitraire est impossible. L'égalité devant la loi n'est plus une fiction, les crimes et les erreurs des deux derniers siècles ne sont plus qu'un grand et utile enseignement. On a dit, répété, on dit et l'on répète encore tous les jours dans les pamphlets, les feuilles de la dynastie déchue, que le règne de Louis XVI fut celui de la justice et des lois ; on cite quelques traits privés, dont rien d'ailleurs ne prouve l'authenticité. Mais des faits publics, patents, dont l'ignorance et la mauvaise foi peuvent seules contester l'évidence, ont démontré qu'une révolution seule pouvait mettre un terme à cette lutte de sang et d'abjection qui tourmentait la France, depuis plus de trois siècles. Une réforme entière, complète, dans toutes /les branches de l'administration publique était devenue indispensable. Les derniers états-généraux n'ont été convoqués qu'en désespoir de cause ; le gouvernement avait épuisé tous les moyens de violence et de corruption ; il était sans force morale, sans considération, sans crédit ; sa dernière heure était marquée. C'est encore les archives de la Bastille qui nous ont révélé ses derniers actes, et ces actes sont entachés de l'arbitraire le plus révoltant. Le procès du collier atteste à quel point de corruption était descendue la cour de France. |