Proscription. — Ecrivains. — Libraires. — Monopole des cuirs. — Le tanneur du quartier Saint-Antoine. — L'homme du peuple et les privilégiés. — Rubigny de Bertheval et l'inspecteur-général Bertin. — Louis XVI, Turgot, Necker. Les hommes de lettres, les libraires, n'ont jamais été poursuivis avec plus d'acharnement que sous les règnes de Louis XV et Louis XVI. La librairie était livrée au monopole ; toutes les branches d'industrie étaient exploitées par des régies privilégiées. La plus importante de toute peut-être, la manipulation et le commerce des cuirs, dont la consommation est une nécessité pour toutes les classes de la société, était frappée des mêmes restrictions. Un gouvernement éclairé sur ses propres intérêts, aurait senti le besoin d'encourager, de protéger, de toute sa puissance, les professions industrielles, dé rendre aux usines, aux manufactures, leur ancienne activité, de réparer enfin les pertes immenses causées au commerce par la révocation de l'édit de Nantes. Les ministres n'ont point compris les nécessités de l'époque : ils ont suivi la funeste routine financière des Laverdy, des Terray ; ils ont affermé à des compagnies de traitants tous les revenus de l'État et l'exploitation de toutes les industries manufacturières. Un seul, Turgot, veut rendre au commerce son indépendance, et cette liberté, sans laquelle il ne peut prospérer. Louis XVI promet de le seconder, mais une ligue intérieure se forme contre Turgot. Louis XVI, dominé par ses entours, renvoie le ministre philanthrope et ses plans de reformation. Il doit succomber, disait cet indolent monarque, il n'y a que moi qui le soutient. Notre histoire commerciale présente dans la législation et dans les faits une déviation en sens inverse des progrès de la civilisation. Tous les actes du gouvernement, depuis le treizième siècle jusqu'à la révocation de l'édit de Nantes, tendaient à multiplier, à perfectionner les établissements industriels, à encourager les fabricants par des primes, des exemptions de droits, et c'est depuis que la France avait perdu, par l'émigration forcée des protestans, ses principaux banquiers, ses fabriques les plus importantes dans tous les genres, que les actes du gouvernement ne tendent plus qu'à.-.détruire les derniers débris, qu'à paralyser les dernières ressources de l'industrie française, naguère si florissante. Malheur à l'industriel habile et laborieux, qui veut, par de nouveaux procédés, soutenir la concurrence avec les fabriques étrangères. Les compagnies privilégiées vont s'émouvoir et lancer sur lui tous les limiers de la haute police ; l'ordre sera donné d'en haut de se défaire à tout prix d'un novateur dangereux. Je n'emprunterai aux archives de la Bastille qu'un seul fait pour démontrer cette triste et incontestable vérité. La protection du roi, l'autorité d'un ministre n'ont pu sauver un industriel du quartier Saint-Antoine, des exigences atroces des agents du privilège. C'était en vain que l'expérience d'une longue suite d'années avait démontré que les régies privilégiées portaient un préjudice notoire au trésor public. La fabrication des cuirs, soumise à un impôt modéré, avait chaque année versé au trésor des sommes immenses ; les tanneries françaises avaient perfectionné leurs produits, et l'exportation était considérable. Cet impôt fut mis en régie, en 1759, les fermiers triplèrent le taux de l'impôt ; la fabrication avait diminué dans les mêmes proportions, et cet impôt qui, avant cette é poque, avait été une des principales branches des revenus du trésor, n'ex- céda pas deux millions par an sous le ministère de Berlin, de Laverdy et de Terray, depuis 1759 jusqu'en 1776. La France, qui en 1759 comptait six cent vingt-deux grandes tanneries, n'en avait que cent quatre-vingt-dix-huit en 1775. Il résulte d'un état comparatif, appuyé de pièces justificatives et d'un mémoire présenté à l'assemblée des notables, que l'établissement de la régie privilégiée pour la marque des cuirs, a déjà causé plus de 160 millions de perte à l'État. Ce mémoire avait été rédigé par Rubigny de Bertheval, tanneur du quartier Saint-Antoine. Rubigny avait lutté, pendant plus de vingt années, contre le despotisme et la puissance de la haute police et de la régie. Depuis 1765 les tanneurs français n'avaient cessé de réclamer contre un impôt exorbitant, et les fraudes toujours répétées et toujours impunies de la marque des cuirs ; Rubigny de Bertheval avait consacré toute sa fortune et quinze ans de travaux, d'expérience, de recherches, de voyages, pour rendre à la tannerie française son ancienne supériorité. Tous les tanneurs s'étaient associés à ses réclamations et à ses efforts. L'abbé Terray leur défendit toute représentation ; il menaça Rubigny, il fit arrêter arbitrairement deux commissaires des fabricants du midi, l'un en Provence, il se nommait Barthélémy, l'autre en Guyenne. Le courage et le patriotisme de Rubigny grandissaient avec les obstacles. Il parvint jusqu'au roi : il fut présenté à Louis XVI, qui le renvoya à son ministre Turgot. L'habile industriel vit enfin un homme du pouvoir qui pût le comprendre. Il lui démontra, par la double autorité des faits et des actes, que les exigences absurdes, arbitraires de la régie avait détruit la bonne fabrication, jeté la perturbation et le désordre dans les fabriques, réduit à la misère plus de trente mille familles, provoqué l'émigration d'une foule d'habiles ouvriers, et rendu la France tributaire de ses voisins. L'étranger se félicitait de l'impéritie brutale du gouvernement français, et tandis que les ministres, instruments dociles de la régie privilégiée, réduisaient tous les ouvriers à une inaction meurtrière, aux angoisses de la faim, au plus affreux désespoir ; les émissaires des ambassadeurs de Russie, de Portugal, de Prusse, de Suède, de Sardaigne, prodiguaient l'or et les séductions pour les attirer dans les pays qu'ils représentaient. En 1782, la société patriotique de Pétersbourg proposa publiquement une prime de deux cents roubles au tanneur français qui donnerait le secret de la préparation des cuirs de France. Les offres les plus brillantes étaient faites à Rubigny-Bertheval : ce patriote avait résisté aux séductions de l'étranger, aux menaces stupides du ministre de Louis XVI. Il importe de faire remarquer qu'il était l'unique soutien d'une nombreuse famille, qu'à l'époque où cette prime lucrative lui était offerte, il avait subi l'épreuve d'une rigoureuse captivité, à la Bastille. Rendu à la liberté depuis quatre années, il était resté fidèle au mandat qu'il devait à la confiance, à l'estime de tous les tanneurs de France, dont il s'était constitué le représentant et le défenseur. La régie privilégiée lui avait déclaré une guerre à outrance, son directeur avait écrit, en 1776, à l'inspecteur Bertin, attaché spécialement à l'administration : La compagnie, monsieur, est instruite que c'est le sieur Bertheval qui a écrit contre elle : il faut faire des procès à ce particulier, l'écraser, si faire se peut ; vos places en dépendent. L'inspecteur tenait à son emploi ; déterminé à le garder à tout prix, il avait imaginé de faire apposer de fausses marques aux cuirs confectionnés par Bertheval ; mais celui-ci, toujours sur ses gardes, rendit inutile cette honteuse tentative. La régie ne se rebuta point, et, en juillet 1777, elle sollicita l'intervention de M. Lenoir, parent de l'un des régisseurs : le lieutenant-général de police se concerta avec le ministre Amelot. Bertheval fut mandé à l'audience de police ; il lui fut enjoint de se désister de son projet d'écrire contre la régie, Bertheval refusa, et se rendit immédiatement chez le seul ministre qui pouvait l'entendre et le protéger, Necker, qui lui répondit : Vous avez bien fait. La régie demandait une victime, elle l'avait indiquée, et le même jour Lenoir et Amelot lancèrent chacun une lettre de cachet contre Bertheval ; les deux lettres de cachet furent adressées au commissaire Chenon, chargé de les faire exécuter. Le 16 décembre 1777, à sept heures du matin, ce commissaire, renforcé d'une brigade d'agents de police de tout grade, envahit la maison de Bertheval, et l'arrache des bras de son épouse et de ses onze enfants. Les cris, les pleurs de cette nombreuse famille mirent tout le quartier en émoi. Bertheval pouvait retarder l'exécution de l'acte arbitraire dont il était victime, déjà l'on s'attroupait sur tous les points du populeux faubourg, une sédition terrible surgissait ; Bertheval se hâte de se livrer au commissaire : le trajet de sa maison à la Bastille était court, les portes de cette prison s'ouvrent et se ferment sur lui, et une barrière insurmontable le sépare des flots d'une population qui accourt pour le délivrer. La voix du peuple était déjà une puissance. Toute la population du quartier Saint-Antoine demandait avec une effrayante unanimité la liberté de Bertheval. Necker fut écouté, et la peur arracha aux autres ministres la révocation d'un ordre imprudent et arbitraire. Bertheval, arrêté le 16 décembre, fut mis en liberté le 24 du même mois. Le commissaire Chenon, chargé par le lieutenant-général de faire ouvrir les portes de la Bastille au prisonnier, avait reçu l'ordre de dire au gouverneur de le lui amener. Cet ordre, de sinistre augure, ne fut point exécuté. Le lendemain, Lenoir écrivit de sa propre main, il Bertheval une lettre, que Bertheval laissa sans réponse. Le 7 janvier, quatorze jours après, l'intendant de la régie pour la marque des cuirs, Hamelin, invita Bertheval à se rendre chez lui : Bertheval y fut, et s'empressa de rendre compte à Necker de leur entretien. La régie et les ministres qui lui étaient dévoués, et le lieutenant-général de police laissèrent enfin respirer l'honorable et le courageux tanneur du faubourg Saint-Antoine. Les états provinciaux de Bretagne, du Dauphiné, de Berri, de Bourgogne, avaient donné le signal de la réforme. Ce cri, les états-généraux, retentissait dans toute la France ; les amis de l'ordre, de l'honneur national et de la liberté, n'eurent plus qu'une pensée, qu'un vœu, le besoin et l'espoir d'un meilleur avenir, et les ministres, absorbés par l'embarras inextricable de leur situation, semblèrent avoir oublié l'audacieux particulier qu'ils avaient poursuivi avec tant d'acharnement pendant le cours de vingt années. |