Pacte de famine. — Suite. — Monopole. — Agents principaux. — Instructions. — Correspondance. — Orry. — Laverdy, Terray. — Pinet. —Catastrophe. — Banqueroute inouïe. Que de réputations usurpées ! Que de rois et de ministres, décorés du nom de grand par leurs contemporains, ont été déshérités de ce titre par l'impartiale postérité. La vérité s'est assise sur leur tombeau, et tout ce prestige factueux de grandeur et d'hommages s'est évanoui. J. B. Machault d'Arnonville avait été jugé digne de succéder à Malesherbes, et il avait quitté le portefeuille des finances pour celui de la justice, et passa de là chancellerie à la marine. Une intrigue de cour lui enleva les sceaux, et il fut exilé ; il avait encouru la disgrâce de la favorite. Louis XV ne lui avait donné que la partie honorable du ministère de la justice, et retenait pour lui-même la partie lucrative de ce ministère, dans l'unique but de s'approprier le produit des droits de la chancellerie. On regarda le ministre disgracié comme une victime de la favorite, et il avait été généralement regretté comme ministre habile et comme honnête homme. On ignorait alors qu'il avait continué aux finances le système désastreux de son prédécesseur, Philibert Orry, qui, à son entrée au ministère, avait organisé le pacte de famine, en 1730. Le bail souscrit par Orry, en faveur des affameurs privilégiés, avait été renouvelée par Machault et ses successeurs. Le dernier bail a été souscrit par Laverdy, en 1765, pour douze années ; il était au ministère depuis deux ans. Le duc de Choiseul, longtemps premier ministre, et qui réunissait plusieurs portefeuilles, ne pouvait ignorer l'existence de ce monopole homicide, et il en a légué l'exploitation à ses successeurs. Louis XV avait fourni les premiers fonds de cette bande noire, et avancé dix millions, pour l'exportation des grains, sous prétexte de hausser le prix des terres, mais dans le fait, pour augmenter, par cette combinaison, le produit des vingtièmes. C'est ainsi qu'à la même époque, pour élever l'imposition de Paris à dix-huit millions, on tierça le prix de la viande. Le privilège d'accaparement de tous les grains de France fut donné, par Orry, et le second par Machault, à une compagnie dirigée par Bouffé et Dufourni, le troisième par Laverdy, en 1766, le quatrième, en 1777, par Taboureau des Reaux, qui ne fit que paraître au ministère des finances ; Necker lui succéda dans la même année, et des faits ultérieurs prouvent que le pacte de famine était resté en pleine activité. Tous les baux étaient rédigés dans les mêmes termes ; il n'y avait de changé que les noms des monopoleurs en chef ; plusieurs famines affligèrent la France sous le ministère d'Orry ; elles se renouvelèrent à des époques plus rapprochées sous ses successeurs. Des milliers de malheureux ont péri ; l'histoire n'a enregistré que les famines générales qui décimèrent les populations à Paris et dans toutes les provinces, en 1740, 1741, 1752, 1767, 1768, 1769, 1775, 1776, 1778 ; celles de 1788 et 1789. Elles ont couvert de misère et de deuil les provinces méridionales, elles ont été moins meurtrières dans les autres. Le dernier bail expirait le 12 juillet 1789. La révolution seule en a empêché le renouvellement. Tous les ministres des finances depuis 1750 jusqu'à cette dernière époque, depuis Orry jusqu'à Calonne et à l'archevêque de Sens, Brienne, ont maintenu cet infâme monopole. Des fonctionnaires publics, des curés et une foule de malheureux paysans ont été emprisonnés, à la Bastille, à Vincennes, à Bicêtre, à Melun, sur la dénonciation des agents des monopoleurs privilégiés. D'autres ont été condamnés au gibet et aux galères. Une circonstance tout-à-fait fortuite et imprévue avait cependant fait connaitre à un patriote courageux et dévoué le marché passé entre le ministère Laverdy, Malisset et ses complices ; ce terrible secret allait être révélé au roi, mais le ministre, les intendants intéressés dans ce marché, ont étouffé la voix de le Prévôt de Beaumont. Ses papiers lui sont enlevés, et il est traîné à la Bastille, de là à Vincennes, à Bicêtre et à Charenton, et, après vingt-deux ans de captivité, il n'est rendu à la liberté qu'après le 14 juillet 1789 ; ses fers n'ont été brisés que par les vainqueurs de la Bastille. C'est à la Bastille et dans les archives de la haute police qu'on a découvert les preuves authentiques du monopole des blés pour compte du roi. Mais dès l'année 1773 ce ne devait plus être un secret. L'Almanach Royal avait enregistré le nom et les qualités du caissier de ce monopole. On y lisait : Mirlavaux, trésorier-général des grains du roi, et sur les portes de plusieurs résidences royales, figurait cette enseigne : Magasins des grains du roi. Le peuple mourrait de faim, et c'était au roi qu'il adressait ses humbles supplications. Les parlements — ceux de Rouen et de Grenoble exceptés —, les assemblées des états provinciaux, toute la magistrature gardaient le silence. Des émeutes éclataient, et les cachots, les gibets, les galères attendaient les pères de famille, les femmes, les vieillards, qui n'avaient pu, sans se plaindre, souffrir les angoisses de la faim. Je laisse le Prévôt de Beaumont raconter lui-même les circonstances de ses découvertes et de son emprisonnement. En juillet 1768, le sieur Rinville, principal commis de Rousseau, receveur-général des domaines en bois du comté d'Orléans, m'invite a diner, et tandis qu'il va l'ordonner, amusez-vous, me dit-il, à lire le bail que voici sur ma table, pour m'en dire votre sentiment à mon retour ; il m'avoua qu'il l'avait apporté de son bureau. Je lui promis de lui en donner l'interprétation entière, s'il voulait m'en laisser prendre copie, ce qu'il agréa. Au lieu d'une copie à mi-marge, j'en fis cinq, sur chacune desquelles j'écrivis mes commentaires, mes notes et mes réflexions ; et pour convaincre Rinville que j'étais sûr de toucher le but de l'entreprise, je l'assurai qu'il avait dû, lui ou d'autres, tenir une correspondance fort étendue avec les ambulants, répandus en diverses provinces, avoir des registres de cette correspondance, envoyer beaucoup de fonds pour les achats et les manœuvres des grains ; il en convint, et me montra une autre fois des registres dans son bureau. Il me mena chez les autres preneurs du bail, et au bureau des blés, il m'aida à collecter tous les renseignemens et les preuves que je désirais, et quand j'eus dressé ma dénonciation complètement pour l'envoyer, non au parlement de Paris, dont la plupart des membres de la grand'chambre étaient associés à l'entreprise, mais à celui de Rouen, qui venait de donner sur les accaparements de fortes remontrances ; mon paquet étant volumineux, Rinville se chargea de le faire contresigner du cachet et du nom de Laverdy, dans l'un des bureaux du sieur Boutin, intendant des finances, que nous ne savions point être membre de l'entreprise. Je ne consentis point d'abord à ce contreseing, mais Rinville m'assura qu'il avait fait contresigner plus de deux cents paquets par cette voie, sans qu'on eut manqué d'en accuser la réception. Je le lui donnai donc, en lui recommandant d'être présent à l'apposition du cachet, et de me rapporter le paquet pour le mettre moi-même à la poste, ce que Rinville me promit, mais il oublia ses promesses. Il fut le premier puni de son oubli, car au lieu de me rapporter le paquet contresigné, il le laissa sur le bureau, et aussitôt qu'il fut sorti, le premier commis de Boutin n'eut rien de plus pressé que de l'ouvrir pour l'inspecter. Il porta sur-le-champ mon paquet au sieur Boutin, qui, non moins surpris que lui, monta sur-le-champ en carrosse, pour en conférer avec Sartine. Celui-ci envoya chercher Marais, inspecteur, dans la nuit même, et lui donna une lettre de cachet en blanc-seing de Philipeaux, pour aller arrêter le sieur Rinville dans son lit, et le conduire à la Bastille... Marais persuade Rinville dans sa
prison qu'il sera délivré sur-le-champ s'il désigne seulement cinq ou six
citoyens qui aient connaissance ou parlent des matières du temps relatives à
sa détention, principalement du domicile de celui qui a commenté le bail du
ministère, pour le dénoncer... Rinville, qui
ne se doute pas du piège, dénonce six citoyens, indique mon domicile, et dans
la même nuit on m'enlève de mon lit à quatre heures du matin, en présence du
commissaire Mutel, en vertu des fausses lettres en blanc que Philipeaux[1] délivrait imprimées par bottes de centaines à Sartine, son
subdélégué, et me voilà englouti à la Bastille, où Rinville fait encore venir
après moi, Durban, Turban, Vincent Peyrard et autres
qu'il connaissait... Le Prévôt de Beaumont raconte ensuite comment tous ses papiers lui furent enlevés, ses interrogatoires, son séjour à la Bastille, son transfèrement à Vincennes, où il soutint un siège en règle, contre les agents de police, sa détention à Bicêtre et à Charenton. Les papiers de ce prisonnier et l'original du bail, la correspondance ont été trouvés à la Bastille et dans les cartons de la police, après le 14 juillet 1789. Quelques-unes de ces pièces ont été publiées à cette époque. Un des vingt articles du bail de 1765 dispose qu'il sera renouvelé pour douze autres années en 1777, et il l'a été. Les quatre preneurs du bail y sont nommés et qualifiés. 1° Roi de Chaumont, receveur des domaines et bois du comté de Blois. 2° Rousseau, receveur des domaines et bois du comté d'Orléans. 3° Perruchot, régisseur général des hôpitaux militaires. 4° Malisset, au nom duquel le bail était passé ; agissait comme homme du roi ; il devait se porter partout où l'exigeait le service de l'entreprise, pour l'achat, le transporta la-manutention, l'entrepôt des grains et farines dans les greniers du domaine, des châteaux-forts et des résidences royales. La portion d'intérêt des quatre gérants supérieurs était réglée par un article spécial. Quatre intendants des finances, Trudaine de Montigny, Boulin, Langlois et Boulongue, se partageaient les provinces et correspondaient avec les intendants de chacune d'elles. Sartine s'était réservé l'exploitation de la capitale, des bailliages de l'Île de France et de la Brie. Le bureau général des blés du roi était établi à l'hôtel Dupleix, rue de la Jussienne ; il était dirigé par Roi de Chaumont ou Perruchot, et la caisse générale, tenue par Goujet, qui eut pour successeur Mirlavaux, inscrit en cette qualité dans l'Almanach, royal (1773-1774). Les comités se tenaient chez l'un des intendants des finances ou chez le lieutenant-général de police. Par le dernier article du bail, le ministre Laverdy imposait aux associés monopoleurs, un don annuel de 600 fr. pour les pauvres. C'était évaluer à bon marché la sanction de la religion pour une entreprise impie et barbare. Une pareille clause était plus qu'un blasphème[2]. Les principaux agents dans les provinces étaient Mahuet l'aîné à Saint-Disier ; l'Epinette, à Châlons ; Vernon, subdélégué à Meaux ; Kengal, directeur des fermes à Reims. Un extrait fidèle des instructions adressées à l'un d'eux suffira pour faire connaître les moyens d'administration de la compagnie. Voyez si, sans occasionner de
disette trop amère, vous pouvez acheter, depuis Vitry jusque dans les trois
évêchés[3], une quantité considérable de blé pendant six mois, sans
excéder le prix de 20 liv. pour le poids de
240 à 260 liv. et faites en sorte que je puisse compter sur 7 à 8.000
septiers par semaine. Cela fait, pour six mois, 192.000 septiers. Commencez
par m'en expédier 6.000 pour Corbeil : les fonds ne vous manqueront pas chaque
semaine. Mais surtout gardez-vous de vous faire connaître, et ne signez
jamais vos lettres de voiture. Je ne peux vous procurer de nos sacs ; ils sont
tous timbrés du nom de Malisset ; il serait indiscret de les faire
passer chez vous. Vous me mandez que d'autre que
vous font de grandes levées de grains ; mais c'est un feu follet qui court
sans faire de mal. Au reste, d'après les mesures que nous prenons, ils
n'auront pas-longtemps la fureur de nuire à nos opérations. M. de Montigny, intendant des finances, a donné des ordres de verser, aux marchés de Méry-sur-Seine, de Mont-Saint-Père et de Lagny et d'autres ordres, de suspendre les ventes à Corbeil, à Melun et Mennecy, non pas entièrement à cause des besoins journaliers, mais de n'exposer par jour, dans ces marchés, que 50 liv. de farines blanches pour la subsistance des petits enfants ou 200 boisseaux, moitié blé, moitié seigle. Si, dans vos achats, l'on tient avec trop de rigueur sur le prix que vous offrez, dites qu'il vient d'arriver à Rouen 18 bâtiments chargés de blé, et qu'on en attend encore 25. On ne se doute pas que ces bâtiments sont les nôtres. Faites-vous, au surplus, donner des soumissions de vous fourni, telle quantité qui vous paraîtra possible, au prix actuel du quintal, rendu à Vitry. Quand la disette sera assez sensible dans votre canton, vendez farines et blés ; c'est le moyen de vous y faire acquérir de la considération. Je ne tasserai pas d'ailleurs échapper l'occasion de vous faire mériter encore auprès de M. de Montigny, si la cherté montait au point d'exciter le ministère public à vous demander d'exposer des blés du roi dans les marchés de la ville que vous habitez, ne manquez pas d'obéir ; mais versez-en avec modération, toujours à un prix avantageux., et faites aussitôt, d'un autre côté, le remplacement de vos ventes. Il faut espérer que le calme se rétablira dans le lieu où vous êtes. Le canton y est abondant, le blé y est d'un commerce considérable, conséquemment l'exportation doit y causer moins de sensation et d'inquiétude qu'ailleurs..... Faites faire vos ventes pour le compte de Mahuet[4], et donnez vos ordres pour que les chargements faits sur la Marne par M. de Chaumont[5], l'un des régisseurs au compte du roi, ne soient point coupés. Quoique le nommé Bourré, marinier, vous paraisse suspect, j'ai lieu de croire qu'il ignore que M. de Montigny et le contrôleur-général[6] sont à la tête de notre opération. Il n'est que le secret qui puisse la soutenir ; et si elle était connue, non-seulement les intentions de ces ministres se trouveraient alors traversées, mais encore le commerce de votre pays, les fermiers, les laboureurs et tout le public en souffriraient beaucoup. L'approvisionnement de Paris se
soutient toujours sur le même pied, rien ne bronche, l'ordre y est admirable
et la tranquillité la plus parfaite, par les soins ardents et assidus de M.
de Sartine qui nous est d'un grand secours, et par les ordres absolus de M.
le contrôleur-général, que M. de Montigny sait distribuer à propos. Persuadé de votre attention, je suis maintenant bien tranquille sur le secret de mes lettres. J'ai fait voir votre dernière à M. de Montigny, vous pouvez compter d'en être favorisé au besoin. Pressez vos levées, il y faut la plus grande diligence. Nous eussions dû faire dix fois plus d'achats, depuis que vous avez commencé votre tournée. Il a été convenu, par M. de Montigny, que, pour éviter la confusion, MM. les commissionnaires aux achats rendraient leurs comptes toutes les semaines. En conséquence, vous voudrez bien vous conformer à cet arrangement, à moins que le bien du service n'exige du changement dans cette disposition, d'ici au temps de la moisson, où les opérations de la régie se ralentissent nécessairement..... etc., etc. On ne doit nullement s'étonner du ton d'abandon et de franchise qui se fait remarquer dans cette lettre. Le monopole de la régie générale des blés existait depuis 1760, les baux de douze années avaient été déjà renouvelés quatre fois. Le ministre des finances, le lieutenant-général de police de Paris, des chefs des grandes corporations judiciaires, les intendants, les gouverneurs étaient dans le secret et dans les intérêts de la régie. La compagnie du monopole des blés, agissait ouvertement au nom du roi, ses registres, sa comptabilité, sa correspondance étaient couvertes d'un voile qu'on croyait devoir être à jamais impénétrable, et qui en effet n'a été déchiré que par un coup de foudre. Combien cependant de pièces secrètes, et plus importantes encore, ont été révélées et mises au grand jour par la révolution de juillet 1789. Le monopole des blés, si bien qualifié par le Prévôt de Beaumont, était encore en pleine activité à cette époque. La catastrophe qui a terminé les jours du dernier agent principal du pacte de famine, prouve quelle était l'importance de ses opérations ; la banqueroute de Pinet s'élevait à une somme plus forte que le déficit du trésor. [On l'évaluait à plus de soixante millions. Le bail de 1777 devait être renouvelé en juillet 1789. La révolution avait dispersé les entrepreneurs et les croupiers. Une grande partie de la récolte de 1787 avait été transportée à Jersey, Guernesey et au banc de Terre-Neuve, et le reste avait été livré à la régie du monopole. Il fallut faire revenir à force d'or les blés exportés. La régie continuait ses opérations ; Pinet en était toujours le caissier-général ; il avait succédé à Mirlavaux, créature de l'abbé Terray. La fortune de Pinet s'était augmentée avec une prodigieuse rapidité. Son crédit était immense. Il employait en achat de grains tous les fonds dont il avait la disposition. De grands seigneurs, de riches capitalistes, des princes même, avaient place dans ses mains des sommes très considérables, et à gros intérêts. Ses achats, en 1789, s'élevaient déjà de cinquante à soixante millions. La retraite ou la mort de plusieurs associés de la régie, la fuite des frères Leleu, principaux banquiers de cette entreprise, jetèrent Pinet dans un embarras inextricable ; il ne pouvait exposer les causes de cet embarras à la censure des tribunaux. Des hommes encore puissants avaient tout à craindre de ses révélations. Sa mort tout-à-fait imprévue est-elle l'effet d'un-suicide ou d'un assassinat ? C'est ce qu'on n'a jamais pu savoir d'une manière précise. Les circonstances qui ont précédé, accompagné et suivi cette catastrophe, ne présentent que des incertitudes sur sa véritable cause. Le 29 juillet 1789, Pinet avait diné paisiblement avec sa famille, il avait même invité quelques personnes à souper. Nulle altération ne s'était fait remarquer dans ses traits, dans son langage, dans ses manières. Il était le même qu'aux jours de sa plus grande sécurité ; il sortit de chez lui et ne reparut plus, et Paris apprit le lendemain qu'il avait été trouvé mort dans la forêt du Vésinet, près Saint-Germain-en-Laye, où il avait une maison de campagne. Son corps y fut immédiatement transporté. Un pistolet déchargé, trouvé dans la forêt, à peu de distance de Pinet expirant, un autre chargé, trouvé dans sa poche, firent d'abord soupçonner un suicide ; mais d'autres circonstances plus graves, plus décisives, signalaient une autre cause. Pinet avait survécu trois jours à sa blessure, et n'avait cessé de répéter qu'il avait été assassiné ; il témoignait la plus vive impatience d'être transporté dans son hôtel à. Paris, et ne cessait de demander un portefeuille rouge, qui, disait-il, renfermait des valeurs considérables et des titres d'une haute importance. Ce portefeuille ne fut point retrouvé. Ce fait donna lieu à de graves et sinistres soupçons, et une banqueroute plus désastreuse que celle des époux Rohan- Guémené et du comte d'Artois porta la ruine et l'effroi dans de nombreuses familles et jeta la consternation sur la place : elle excédait celle-des deux princes que je viens de citer. Celle des Rohan-Guémené était de trente-trois millions, celle du comte d'Artois de quinze millions cinq cent mille livres. On évaluait le déficit des caisses du trésorier général des blés du roi à près de soixante millions. L'interruption de ce monopole fut un des premiers bienfaits du rétablissement du régime municipal. On avait tenté d'autres opérations d'accaparement, mais l'active surveillance des nouvelles autorités populaires et de la garde nationale rendit plus difficiles et moins désastreuses les tentatives des monopoleurs. On a depuis éprouvé des disettes, mais elles tenaient à d'autres causes : celle de 1817 était encore l'effet d'une spéculation, elle n'eût pas eu lieu si la restauration n'eût pas continué le système de centralisation de l'empire, si les institutions municipales eussent été rétablies. Mais les monopoleurs, à la tête desquels était un prince du sang royal, avaient trouvé dans les préfets la complaisante et aveugle servilité des anciens intendants. La presse était enchaînée, la censure rendait impossibles d'utiles révélations ; et si de courageux patriotes osaient signaler quelques abus, leur ouvrage était saisi, et d'énormes amendes, une longue captivité les attendaient. Leur dévouement était sans résultat pour le pays qu'ils avaient voulu éclairer et défendre. Le Prévôt de Beaumont a, dans les mêmes circonstances, trouvé des imitateurs, mais ils n'ont pas été plus heureux que lui : il était depuis longtemps dans les cachots, et sa famille ignorait son-sort, quand une parente généreuse quitta sa province et vint à Paris. Ses efforts n'ont eu pour résultat que d'apporter quelqu'adoucissement à ses maux. Il souffrit moins, ses fers furent moins lourds, mais ils ne furent point brisés. Il était à la maison de force de Charenton quand le canon populaire ébranla les murs de la Bastille, et il fie fut rendu à la liberté que quatre mois après, la révolution de juillet 1789. Il était en prison depuis plus de vingt-deux années. |
[1] Il a été constaté depuis que la signature Philipeaux était fausse et avait été contrefaite par Duval secrétaire de Sartine.
[2] Voyez le texte du bail et le mémoire adressé au roi par le Prévôt de Beaumont, aux pièces justificatives.
[3] Metz, Toul, et Verdun.
[4] Agent principal de la compagnie à Saint-Didier (Champagne).
[5] Receveur des domaines du comte de Blois, l'un des quatre preneurs du bail.
[6] On appelait alors ainsi les ministres des finances.