LA BASTILLE

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE SECRÈTE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS, DEPUIS LE 14e SIÈCLE JUSQU'EN 1789

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Révélation importante. — Le pacte de famine. — La guerre au pain. — Le Prévôt de Beaumont. — Nouveaux et nombreux emprisonnements. — Encombrements de la Bastille et des autres prisons d'Etat.

 

L'intérêt qu'inspirent le courage et les malheurs des publicistes et des philosophes dont les doctrines ont ouvert l'ère de la civilisation, s'efface devant l'héroïque dévouement du Prévôt de Beaumont, qui, le premier, osa révéler à la France indignée et surprise le pacte de famine.

Vainement on crut avoir étouffé ses premiers accents : le gouvernement s'était trahi lui-même par la publicité de ses actes en faveur du monopole des grains : seulement le texte de ce marché honteux n'était point connu ; nous avons vu, une crise semblable en 1817. Toute la France a pu juger des effets, la cause n'a pu être authentiquement prouvée ; mais tout avait été démontré dans les causes de la famine organisée depuis 1729, dont le bail fut renouvelé avec un éclat jusqu'alors inouï, en 1774.

L'histoire a flétri ce marché du nom de pacte de famine. C'est un de ces actes dont on ne trouve point d'exemple dans les gouvernements les plus absolus, et dont la raison et l'humanité ne permettent point de supposer l'existence ; mais les preuves les plus authentiques abondent, se pressent et projettent, sur ce pacte impie, homicide, la plus éclatante lumière. Les victimes étaient traînées par groupes à la Bastille, à Vincennes et dans les prisons ordinaires de la Beauce et de la Brie. (V. Pièces Justificatives.)

La révélation du pacte de famine, en signalant tous les intéressés à cette infâme spéculation, compromettait les plus hauts fonctionnaires de l'État, des magistrats, des intendants, le lieutenant-général de la police de Paris et même le ministère. Ce n'était pas assez de s'emparer de la copie des marchés Laverdy et Malisset et des autres pièces trouvées dans le paquet adressé par le Prévôt de Beaumont au parlement de Rouen, et la plainte qui accompagnait ces pièces, il fallait à tout prix s'assurer du silence des personnes qui pourraient avoir connaissance de ce marché ; et l'inspecteur de police Marais, expédié de Paris pour cette grande affaire, ne s'en tint pas à empoigner le Prévôt de Beaumont, mais aussi Rinvillé, commis de l'entreprise Malisset, qui lui avait communiqué l'original du marché, et toutes les personnes que l'on soupçonnait avoir eu des relations, directes ou indirectes, avec le révélateur, et beaucoup de citoyens qui ignoraient tout-à-fait, et l'existence de ce marché, et la dénonciation du Prévôt de Beaumont furent arrêtés en même temps et conduits à la Bastille ; ainsi des hommes paisibles et absolument étrangers h l'affaire furent arrachés de leur domicile conduits à Paris et enfermés à la Bastille ; tout conduits à Paris et enfermés à la Bastille ; tout leur crime était de connaître personnellement le Prévôt de Beaumont, secrétaire du clergé de France, et les noms de Turban, Vincent, Peyrard Vincent, Ruinaud, Masois et de beaucoup d'autres furent inscrits sur le registre des écrous de la Bastille et de Vincennes.

Charles-Adrien de Saffray de Boslabbé, conseiller-avocat du roi au baillage de Pontoise ; Jeanne Torquebiaux, déguisée en homme et trouvée endormie sur un banc à Versailles, lors de l'émeute de 1775 ; Dubois, maire de Beaumont ; Jacques de l'Epine, marchand de vin à Villemande, François Pasquier, âgé de soixante-dix neuf ans, curé à Châteaudun ; François Joufroy, curé de Ferellesen Brie, François-Nicolas Chastelain, meunier à Ellet ; Gilles de la Rue, prêtre chapelain ; de la Charité de Garancière, accusé d'avoir parlé de l'émeute dé Dreux pour les grains avant qu'elle éclata ; Jean-Nicolas Cantel, boucher, et échevin de Gisors, pour avoir, dans une lettre à son beau-frère, fermier à Nojon, écrit ces mots, fais une liste de ceux qui ont enlevé du bled de force et fais la quantité de blé et farine moitié plus considérable ; Emmanuel-Edouard Tirel de la Martinnière, curé d'Angers Saint-Vincent, près Senlis ; Jean-Charles le Cavelier, curé de Pannilleuse, prés Vernon ; Louis-Philippe Dubois, ancien employé aux fermes, retraité ; Madelaine Pochet, femme Lanton, journalière du village d'Y ères, soupçonnée d'avoir pris part à l'émeute pour les grains, au marché de Brie-Comte-Robert, Étienne Lemoine, sergent du baillage de Beaumont, Françoise Martin, femme de Descartes, vigneron à Beaumont ; Pierre Claude Dourdan, Lyonnais, curé de Beaumont : il fut détenu à la Bastille plus longtemps que les autres prisonniers comme lui, pour l'affaire des grains, pour avoir mal parlé de l'abbé Lenoir, frère du lieutenant de police de Paris ; je m'arrête, il me serait facile d'ajouter d'autres noms à ceux des victimes de la guerre au pain.

Le Prévôt de Beaumont avait dénoncé le pacte de famine en 1758, les affameurs privilégiés avaient continué leur homicide entreprise. Le bail octroyé par le ministre Laverdi, avait été renouvelé par ses successeurs. Le secret avait été jusqu'alors bien gardé. La compagnie s'était affranchie de toute contrainte et de toute pudeur ; mais aussitôt après la mort de Louis XV, le nom du trésorier général des grains, pour compte du roi figura dans l'Almanach Royal. C'était peu pour la compagnie Malisset d'associer le nom du roi à ses opérations, les résidences royales furent transformées en magasins et on lisait, sur la principale porte des châteaux royaux : magasin des grains du roi.

On ne concevait pas comment, dans des années abondantes, la France avait pu éprouver des disettes aussi fréquentes et aussi longues sur tous les points du territoire, surtout depuis 1768 jusqu'en 1775. Les habitants des campagnes se traînaient avec des chaudrons, au bord des rivières, dévorés par les angoisses de la faim, les yeux fixés sur les eaux ; ils attendaient les bateaux qui leur apportaient du grain, qu'ils faisaient cuire sur les lieux même. La circulation était entravée par les intendants intéressés à l'entreprise et par leurs subdélégués. Ils fixaient eux-mêmes les quantités que les fermiers pouvaient porter aux marchés, le reste était à la disposition des agents de la compagnie ; et pour faire croire à la réalité de la disette, le transport de blé, embarqué au nord et au centre de la France, y rentrait par les ports du midi ; on les supposait achetés en Amérique, en Sicile et dans le Levant. On faisait au gouvernement l'honneur d'une générosité, et d'une pourvoyance toute paternelle.

Cette comédie financière dura plus de vingt ans. Malheur aux magistrats municipaux, aux pasteurs qui osaient élever la voix en faveur des familles prolétaires, que décimaient la misère et la faim. Les plus justes plaintes, les cris du désespoir, les moindres démonstrations des populations indignées et souffrantes, étaient signalées comme coupables de complots contre l'ordre public et les actes de l'autorité légitime, de pillage de grains chez les fermiers el dans les marchés.

C'est sous le poids de pareils accusations que furent enfermés ci la Bastille, en 1775, Jean Renault, tisserand à Dancy, près Bonneval, diocèse de Chartres, l'abbé Jean-de-Bon, curé du village de la Queue ; Pierre Dutertre, dit Petrus ; Deligny, Laurent, Clément, Croville, le chevalier Peyrau, Meslin et tant d'autres.

Les émeutes pour les grains se renouvelaient dans toute la France ; celle de Versailles prenait une effrayante intensité. Le jeune roi Louis XVI fut obligé de paraître au balcon, et de haranguer les séditieux. Une circulaire ministérielle fut immédiatement adressée à tous les curés, pour les engager à calmer leurs paroissiens, h leur inspirer la plus grande confiance dans les bontés du roi, dans la bienveillante protection de son gouvernement.

On remarquait, dans cette circulaire, cette phrase : Lorsque mon peuple connaîtra les auteurs du trouble, il les verra avec horreur, loin d'avoir en eux aucune confiance, quand il saura la suite de cette affaire, il les craindra plus que la disette même.

On avait persuadé au roi que l'émeute de Versailles, qui avait eu du retentissement à Paris, était provoquée par des ennemis du contrôleur-général des finances ; on parlait des gens bien mis, distribuant de l'argent dans les groupes du faubourg Saint-Antoine. La véritable cause de tous ces troubles, qui alarmaient toutes les existences et toutes les propriétés, était la faim. Les véritables auteurs de ces déplorables scènes étaient les accapareurs privilégiés ; ils étaient près du trône, dans la haute magistrature, à la tête de toutes les administrations.

Du fond de son cachot, l'infatigable le Prévôt de Beaumont adressait au roi des mémoires, des lettres qui n'ont jamais été à leur adresse. L'auteur, rendu à la liberté après une détention de plus de vingt-deux ans, les retrouva dans les archives de la Bastille et dans les cartons du ministère.

Le cabinet noir n'a jamais eu plus d'activité. Les ministres, le lieutenant-général de police, intéressés dans le monopole des blés, faisaient ouvrir toutes les lettres. Une phrase, un mot équivoque suffisait pour lancer une lettre de cachet contre les malencontreux correspondants. Je ne citerai qu'un fait sur mille.

Jean-Baptiste Prot, du village de Thorcy, près Tonnère, domestique de M. de Richeville, ancien huissier de la chambre du roi et demeurant à Paris, faubourg Saint-Jacques, avait reçu de la veuve Boivin une lettre datée du 5 décembre 1775, qui se terminait par cette phrase : Je vous prie de m'envoyer ce que vous savez. Toute la police est en émoi : on croit avoir découvert la clef d'un secret d'état.

Un magistrat se présente à J.-B. Prot la précieuse missive à la main, et l'interpelle de s'expliquer sur ce que la veuve Boivin entendait par ces mots : ce que vous savez. J.-B. Prot répondit sans hésiter, qu'il était dans l'usage d'envoyer de temps en temps à la veuve Boivin, un petit pot de graisse provenant de la cuisine de M. de Richeville, son maitre, et que c'était ce pot qu'elle demandait. Ce trait rappela celui du fameux billet de la comtesse de Soissons à La Voisin : Voisin, j'ai beau frotter, rien ne vient.

La haute et basse police de Versailles et de Paris avaient été mises en campagne pour découvrir le sens mystérieux du très laconique et très inoffensif billet', et le résultat des plus actives investigations apprit qu'il s'agissait d'une drogue pour donner à la très maigre et très sèche comtesse une double protubérance, dont la nature avait déshérité la poitrine de la grande dame. La Voisin s'était jouée de la crédulité de madame de Soissons ; et, si elle se fut bornée à spéculer sur la coquetterie des dames de la cour du grand roi, elle n'eût pas péri sur un bûcher ; mais le quiproquo tout-à fait innocent de la missive d'une pauvre veuve coûta au malheureux Prot un emprisonnement de treize mois à la Bastille.

C'est donc une erreur que de croire que la Bastille n'était destinée qu'aux écrivains dont on redoutait les doctrines, les talents, aux notabilités de la propagande philosophique, aux grands seigneurs et aux grandes dames, victimes de quelque intrigue de cour. Combien de citoyens obscurs, de paysans, d'ouvriers y ont été enfermés, a la requête des agents et des principaux intéressés au pacte de famine, tant que dura cette guerre au pain qui affligea la France monarchique pendant les soixante dernières années de son existence.

Le premier bail qui livrait à la compagnie des accapareurs privilégiés le monopole exclusif de toutes les céréales du pays, date de 1729, sa durée fut fixée à douze ans, a été renouvelé successivement pour le même espace de temps. Le dernier renouvellement n'avait eu lieu que peu d'années avant la révolution de 1789.

Le Prévôt de Beaumont n'en a découvert l'existence qu'en 1768. Ce bail durait donc depuis trente neuf ans. Tous les ministres des finances qui s'étaient succédés pendant ce long espace de temps ont été complices de tous les maux dont cette spéculation homicide avait affligé deux générations (Voyez Biog. N° le Prévôt de Beaumont.) Le texte du bail, le mémoire du Prévôt de Beaumont au roi appartiennent à l'Histoire de l'ancien gouvernement. Leur étendue n'a point permis de les insérer dans le texte ; leur importance ne pouvait être appréciée d'après de simples analyses : elles font partie des dernières livraisons consacrées aux Pièces Justificatives.