LA BASTILLE

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE SECRÈTE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS, DEPUIS LE 14e SIÈCLE JUSQU'EN 1789

 

CHAPITRE VII.

 

 

Suite du règne de Louis XV. — Madame de Pompadour. — Sa mort. — Sort des prisonniers qu'elle avait fait enfermer à la Bastille. — Latude. — Lardenois. — Dallègre. — Avènement de Louis XVI. — Turgot et Malesherbes ministres. — Espérances déçues. — Opposition des parlements. — Réunion de Trianon. — Les partis. — Révélation. — Le pacte de famine. — Le prévôt de Beaumont. — La guerre au pain. — Emprisonnements. — Encombrement de la Bastille.

 

La favorite Pompadour avait cessé de vivre et de régner en 1764, et les victimes jetées à la Bastille par ses ordres étaient encore dans les fers en 1789 ; d'autres y ont péri. L'épigramme de Maurepas[1], durera autant que les éloges prodigués à cette courtisane par Voltaire. Maurepas, ministre, n'y perdit que son portefeuille, et ce portefeuille lui fut rendu par le successeur de Louis XV. De malheureux jeunes gens[2], à qui l'on ne pouvait reprocher qu'une espièglerie passablement niaise et tout-à-fait inoffensive, ont usé leur existence dans les cachots de la Bastille et de Vincennes.

Des primes étaient offertes aux dénonciateurs de complots et de pamphlets. Les agents de la police rédigeaient eux-mêmes où faisaient rédiger par des écrivains à eux, des libelles qu'ils dénonçaient ensuite, et fixaient le prix des éditions qu'ils avaient fait imprimer, ainsi faisaient l'inspecteur Goupil et tant d'autres. De malencontreux spéculateurs, moins adroits et moins bien placés, s'aventuraient aussi pour obtenir des places et des gratifications.

Lardenois avait arrangé avec beaucoup d'art son roman, c'était une suite de lettres anonymes, adressées à la favorite elle-même, il l'entretenait des complots contre elle, et excitait sa curiosité sans jamais la satisfaire. Ce n'était rien moins que là vérité, mais tout était vraisemblable. Lardenois mit longtemps en défaut les plus subtils limiers de la police ; mais sans entours, sans appui, sans relations utiles il devait succomber : arrêté sur le boulevard, le 18 juillet 1761, il fut conduit, devant le terrible Rochebrune, enfermé à la Bastille et transféré ensuite à Bicêtre.

Dallègre, né dans le comtat venaissin, venait d'établir un pensionnat à Marseille, mais son obscurité lui était insupportable, il voulait, à tout prix, changer sa situation et obtenir la protection de la favorite. Son plan était encore moins adroit, moins vraisemblable que celui de Lardenois et ne fut pas plus heureux. Il avait assez habilement débuté, mais il se perdit pour vouloir arriver trop vite ; c'était encore une correspondance anonyme adressée à la favorite, alors en hostilité ouverte avec Maurepas et l'archevêque d'Alby ; il signalait le ministre et le prélat sous les plus noires couleurs. L'imposition du vingtième lui sembla une occasion favorable pour jouer le beau zèle et le plus ardent dévouement aux intérêts de la haute et puissante dame[3]. Toute la France avait jeté un cri d'indignation contre la favorite, et l'accusait d'avoir provoqué l'établissement du nouvel impôt. Dallègre s'empresse de l'informer de ces cris séditieux, répétés dans les provinces méridionales, et il attribue l'irritation populaire aux émissaires de Maurepas et des archevêques d'Aix et d'Alby.

Au moment où il rêvait une brillante récompense, il fut arrêté et conduit a la Bastille, cette prison était encombrée, il fallut mettre les prisonniers deux à deux : il eut pour compagnon de chambrée Mazers Delatude, autre étourdi du même genre.

Mazers de Latude était garçon chirurgien, il avait quelques connaissances pharmaceutiques, il avait envoyé à madame de Pompadour une boîte contenant des poudres tout-à-fait inoffensives ; il l'avait portée lui-même aux messageries ; il avait fait précéder l'envoi, par une lettre, où il racontait une conversation entre deux inconnus qui auraient formé le complot de l'empoisonner. La missive indiquait la forme de la boîte, rien n'était oublié. Il s'était rendu à point nommé à l'hôtel de la favorite ; on le fit attendre ; mais au lieu d'une jolie femme, il ne vit qu'un inspecteur de police qui lui fit reprendre la route de Paris, il entra à la Bastille.

La jeunesse est confiante et crédule, Latude ne désespérait pas d'obtenir le pardon de son espièglerie ; il écrivait les lettres les plus touchantes à la favorite, au lieutenant-général de police, qui ne répondirent jamais. Toutes ses missives sentimentales n'étaient point sorties de la Bastille, il y avait ordre de n'en expédier aucune à leur adresse, c'était la règle. Latude indiquait le pupitre dont il était contraint de se servir. Toutes portent en tête de la date : Sur le cul de la terrine (Voyez p. just.).

Latude et Dallègre, tous deux du midi, s'entendirent bientôt. Un même vœu les unissait, la liberté ; ils ont calculé les distances par le nombre de marches de l'escalier qu'ils descendaient pour aller à la chapelle ; ils se crurent libres des qu'ils eurent obtenu la permission d'aller à la messe. Mais des échelles, des cordes, comment s'en procurer, ils ne recevaient point de visites ? Ils n'avaient qu'un mauvais couteau, ils font une échelle avec le bois qu'on leur donne pour se chauffer ; ils effilent leur linge, et sous des carreaux du plancher, ils ont pratiqué un espace assez grand pour cacher leur précieux matériaux et leur travail. Ce travail les occupa dix-huit mois. Toutes les circonstances qui ont précédé, accompagné et suivi leur évasion, excitent le plus vif intérêt ; je les ai rappelés dans les articles biographiques de ces deux prisonniers. Ils se voyaient déjà en liberté après une longue et douloureuse détention. Dallègre était à la Bastille depuis six ans et Latude depuis sept. Ils étaient convenus de se séparer pour leur sûreté commune, de rester cachés à Paris ou aux environs pendant un mois, et de partir ensuite pour Bruxelles où ils se donnèrent rendez-vous. Dallègre arrivé le premier y fut arrêté ; Latude, informé de ce triste événement, partit pour la Hollande. Mais la marquise obtint son extradition, il y fut chargé de fers, ramené en France et renfermé à la Bastille Il y gémissait toujours enchaîné depuis 40 mois ; une seule espérance lui restait. Il était parvenu à lancer dans une maison voisine, où demeuraient deux blanchisseuses, un paquet de papiers. Quelques signes lui avaient appris qu'il avait réussi ; enfin il put lire dans leur chambre une grande pancarte, sur laquelle était écrit en gros caractère :

Hier XVII, est morte madame la marquise de Pompadour.

C'était au mois d'avril 1764. Latude écrivit à M. de Sartine, pour demander sa mise en liberté ; la favorite n'était plus, les malheureux qu'elle avait jetés dans les fers devaient être libres. M. de Sartine avait ordonné le secret le plus absolu sur cet événement ; il ne pouvait concevoir comment Latude l'avait appris. Il exigea du prisonnier le nom de la personne qui l'en avait informé, sa liberté était à ce prix ; Latude n'aurait pu indiquer le nom, mais la demeure des blanchisseuses, il n'hésita point à se taire. Il rentra dans son cachot.

Le 15 août de la même année, à minuit, il fut amené devant le gouverneur, on le chargea de fers, on le jeta dans un fiacre, il fut conduit à Vincennes. Il parvint à s'évader vingt mois après. Il ne put voir qu'un instant les demoiselles auxquelles il avait jeté son paquet de papiers.

Elles n'avaient pu les faire parvenir à l'ami qu'il leur avait indiqué ; tout avait été brûlé. Latude, désespéré, court partout où il espère appui et consolation. Le chevalier de Méhegan lui conseilla de s'adresser directement au roi : Latude écrivit, en conséquence, au ministre de la guerre ; il lui annonça qu'i sera chez lui le 18 décembre 1765, il le suppliait de ne point le faire arrêter qu'il ne l'eût entendu. Il était à l'hôtel du ministre le 17 ; mais l'ordre était déjà donné, il fut arrêté, garrotté avec des cordes, ramené à Vincennes et plongé dans un cachot noir.

De longues années s'écoulèrent encore, tout espoir semblait évanoui, quand, après la mort de Louis XV, M. de Malesherbes vint apporter quelques consolations aux prisonniers de la Bastille et de Vincennes.

Sans livres, sans autre distraction que ses souvenirs, Latude avait médité sur divers sujets d'utilité publique : il a pu intéresser M. de Malesherbes ; la liberté lui est promise ; enfin les portes de Vincennes s'ouvrent pour lui ; il a obtenu une audience du ministre Amelot ; il a confié à un ami quelques mémoires qu'il n'avait pu qu'esquisser en prison.

Il est déjà sur la route du Languedoc : bientôt il aura respiré l'air natal, il aura embrassé ses vieux parents ; mais M. de Sartine s'est offensé d'une lettre qu'il lui a écrite, et, à peine arrivé au bourg de Saint-Brice, à deux lieues d'Auxerre, il est arrêté par l'inspecteur Marais, ramené à Paris, emprisonné d'abord au Pctit-Châtelet, et de là à Bicêtre, dans un cachot à dix pieds sous terre.

Pendant le peu de temps qu'il avait joui de la liberté, il avait écrit un exposé de ses malheurs : ce mémoire, adressé à un président de la Tournelle, avait été perdu par celui à qu'il l'avait remis, mais le hasard l'avait fait tomber entre les mains de madame Legros, mercière, rue Saint-Germain-l'Auxerrois : elle n'avait jamais vu Latude, elle ignorait son existence ; mais il est malheureux ; elle fera tout pour le sauver : son digne époux partage ses vœux ; elle parvient jusqu'à la cour, elle emploie toutes ses relations dans les sous-ordres ; enfin, la naissance du dauphin promet une amnistie ; mais on exige une caution. C'est encore madame Legros qui l'a souscrite. Latude est libre, après une captivité de 39 années.

Il n'a pas oublié son ancien compagnon d'infortune : il a su qu'à peine ramené à la Bastille après son extradition de la Belgique, sa tête s'est égarée ; il a perdu à la fois la raison et la liberté : il est à Charenton. Latude y court ; il aperçoit Dalègre : il va s'élancer dans ses bras. L'infortuné le repousse, il ne le reconnaît pas : il devient furieux, et Latude est contraint de s'éloigner, le cœur brisé d'étonnement et de douleur.

Son nom avait été changé suivant l'usage ; il ne figure plus sur les registres de la Bastille et de Vincennes, depuis sa rentrée dans la première de ces prisons, que sous le nom de Danry. Il ne peut signer un autre nom ; ses lettres originales, trouvées à la Bastille, portent cette signature.

L'avènement de Louis XVI au trône promettait à la France un moins funeste avenir. La contre-révolution judiciaire, tentée par Maupeou, avait échoué : les parlements étaient rétablis ; mais le ministère n'avait subi qu'un changement partiel. Le vieux Maurepas avait été rappelé à la tête du nouveau cabinet. Le système de d'Aiguillon et des créatures de la Dubarry était continué ; Turgot et Malesherbes s'étaient vus forcés de se démettre de leurs portefeuilles, pour ne pas être complices des actes arbitraires qu'ils ne pouvaient empêcher.

Les proscriptions contre les gens de lettres, les magistrats indépendants recommencèrent avec une effrayante progression. La Vrillère était toujours le grand fournisseur de lettres de cachet. Les intendants, les gouverneurs des provinces, ne sont plus que des recors aux ordres des traitants qui ont obtenu le monopole des grains ; le trésor public, tous les revenus de l'Etat sont livrés à d'insatiables courtisans ; les frères du roi y puisent par millions ; les nouveaux favoris se partagent les grands emplois et les grandes pensions. La famille Polignac seule compte pour une seule tête, près de cent mille francs de pension et la terre de Finistranges augmente leurs domaines ; le trésor public en acquitte le prix 1.200 mille francs. Les sommes immenses, prodiguées au comte d'Artois, ne peuvent lui suffire : son bilan est rendu public par la nécessité de traiter avec des créanciers, et le bilan constate une dette de plus de quinze millions.

Les actes arbitraires des gouverneurs et des intendants contre les parlements et les Etats de Bretagne et de Bourgogne, provoquent une polémique très animée, et l'examen des plus hautes questions.de droit public. La guerre de l'indépendance américaine excite les plus vives sympathies ; chaque jour voit paraître de nouveaux pamphlets, de nouveaux mémoires ; l'opinion publique se larme, grandit et devient une-puissance ; des spéculateurs de scandale se glissent dans les rangs de cette opposition naissante, et des satires les plus virulentes, des libelles dégoûtons de cynisme, appellent le ridicule et le mépris sur tous les membres de la coterie galante et politique de Trianon et sur les ministres.

Déjà de nouveaux partisse dessinent ; le comte de Provence se montre sous la bannière des économistes ; le chef de la maison d'Orléans, repoussé par les coryphées de Trianon, semble se renfermer dans une imposante neutralité. L'arbitraire ministériel marche, enseignes déployées ; il se croit fort ; il croit qu'avec des lettres de cachet, il triomphera des criailleries parlementaires ; il croit que, pour obtenir des contribuables leur dernier écu, il suffit de le demander, que la censure et la Bastille suffisent pour comprimer l'audace de la presse. Le temps a fait justice de tant de vanité et d'ineptie brutale.

Cette lutte avait éclaté dès 1755, et le courage de l'opposition grandissait avec les obstacles. Jamais les prisons d'Etat n'avaient été aussi remplies, la Bastille, Vincennes, Pierre-en-Cise, Pierre, Chastel, Mont-Saint-Michel, le Château-du-Taureau, et tant d'autres, étaient encombrés. Pendant la dernière période du règne de Louis XV, et cette fureur de proscriptions ne fit que changer de nom et d'objets sous le règne de Louis XVI.

Je ne parlerai point ici des emprisonnements de Diderot, de Dumouriez, du comte de Parades et Brissot, des libraires et des imprimeurs, des publicistes, mes lecteurs liront leurs noms, et les causes de leur détention dans la partie biographique.

 

 

 



[1] Le maréchal de Richelieu et Maurepas se promenaient dans le jardin des Petits Châteaux, quand ils aperçurent madame de Pompadour cueillant un bouquet de fleurs blanches dont elle composa un bouquet qu'elle donna à Louis XV. Le même soir, Richelieu plaça sur la cheminée du roi l'épigramme suivante, il persuada au roi et à la favorite que Maurepas en était l'auteur ; il fit plus encore, il en répandit des copies dans tous les salons de Versailles et de Paris.

Vos manières nobles et franches,

Pompadour, enchaînent les cœurs,

Tous vos pas sont semés de fleurs,

Mais ce ne sont que des fleurs blanches.

[2] Voyez dans la Biographie, les articles Latude (Mazers de), Lardenois et Dallègre.

[3] Madame de Pompadour a fait précéder son nom de ces fastueuses, épithètes dans l'inscription funéraire de sa fille Alexandrine.