LA BASTILLE

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE SECRÈTE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS, DEPUIS LE 14e SIÈCLE JUSQU'EN 1789

 

CHAPITRE VI.

 

 

La Bastille sous Louis XV. — Suite. — La bulle Unigenitus. — Les Jansénistes. — Les convulsionnaires. — Empoisonnements. — Impunité garantie. — Lally. — Affaire de l'administration du Canada. — Enlèvement du conseil supérieur du Cap français. — Le chevalier de Rohan.

 

Presque tous les prisonniers détenus à la Bastille sous la régence, n'avaient été arrêtés que pour cause politique, et leur captivité ne fut pas longue. Il n'en fut pas de même depuis la majorité de Louis XV. Les emprisonnements arbitraires, même pour des causes étrangères à la politique, s'accrurent avec une inconcevable progression.

Honte et malheur aux rois qui se font théologiens, Louis XV aurait dû se rappeler les erreurs et les crimes de son prédécesseur et les maux irréparables causés par la révocation de l'édit de Nantes. Le régent s'était montré plus sage, et n'avait point fait des débats élevés, entre les jansénistes et les molinistes, une affaires d'État ; il devait imiter cette prudente neutralité.

Mais à peine eut-il atteint sa quatorzième année, et pris comme roi majeur les rênes du gouvernement, que les persécutions contre les protestans reprirent leur funeste intensité. La proscription des écrivains fut érigée en système, et plus de quatre-vingt mille lettres de cachets furent expédiées sous la direction des jésuites contre les jansénistes.

Si Louis XV, mieux conseillé, eut renvoyé au pape son insolente et absurde bulle Unigenitus ; si, comme Philippe-le-Bel, il eut fait un appel à la nation, représentée par les États-généraux, la cour de Rome eut tremblé, elle eut tout sacrifié à la crainte de voir la France s'affranchir d'une humiliante dépendance, et établir un patriarche à la tête de l'église gallicane ; mesure sage et politique, proposée par le président de Harlay, dans le conseil d'Henri IV, et renouvelée depuis. Mais Louis XV se laissait gouverner par son confesseur, jésuite et par ses maîtresses. Quelques actes de répression furent tentés, mais avec faiblesse, et une timidité qui ne firent qu'irriter les deux factions fanatiques ; tout le clergé catholique se divisa en acceptans et en appellans.

Le délire fut porté au plus haut degré d'extravagance à la mort du diacre Paris, décédé le 1er mai 1727 ; on ne parlait que de miracles opérés, chaque jour, sur la tombe du bienheureux Paris.

Fils aîné d'un conseiller au parlement de Paris, il avait, après la mort de son père, cédé à son frère, ses droits à la succession paternelle, et s'était consacré à l'état ecclésiastique. Il mourut à trente-six ans, et ses derniers actes ont été une protestation contre la constitution Unigenitus ; il fut enterré le 3 mai, dans le cimetière de la paroisse Saint-Médard ; une foule immense de magistrats, de prêtres, de grandes dames sui vis son convoi. Chaque jour le cimetière était encombré de fanatiques se heurtant, se pressant pour pénétrer jusqu'à la tombe du saint diacre ; des paralytiques prétendus en sortaient en dansant, de prétendus estropiés marchaient fièrement après avoir jeté leurs béquilles. Une enquête impartiale, et bien dirigée, eut fait connaître la vérité. Les ministres et les premiers magistrats, ne s'en avisèrent point, et laissèrent d'abord le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, tenir registre des miracles, et leur prêter un caractère d'authenticité.

Ce ne fut que plus d'un an après l'ouverture de ces représentations grotesques, de ces momeries qui outrageaient la religion et la raison, que le garde-des-sceaux Chauvelin écrivit au cardinal certificateur de miracles, et lui remontra, dans les termes les plus respectueux, qu'il aurait dû, avant d'agir, consulter Sa Majesté.

Les gens sensés savaient à quoi s'en tenir sur les miracles de la façon du cardinal archevêque, mais ils concevaient difficilement les convulsions, les hommes de l'art les plus instruits ne pouvaient s'expliquer ce phénomène. L'épreuve du feu confondait leur raison, ils n'y voyaient point de miracle, mais la cause toute naturelle de ce prétendu prodige leur échappait. Nous avons vu depuis tant d'hommes et tant de femmes incombustibles, qu'un tel spectacle n'a pas même un intérêt de curiosité ; mais, en 1728, le peuple était moins éclairé. et à cet égard tout le monde était peuple.

Une des fameuses convulsionnaires de l'époque, Marie Sonnet, dite la Sœur au feu, s'est fait délivrer le certificat suivant, signé par onze messieurs, et enregistré à Paris, le 12 mars 1740, signé Pipereau, reçu 12 sous.

Carré de Maugeron, conseiller au parlement ; milord François Drummont, comte de Perth ; Arrouet, trésorier de la chambre des Comptes ; François Desvernay, docteur de Sorbonne ; Pierre Jourdan, chanoine de Bayeux ; Alexandre-Robert Boindin, écuyer, sieur Boisbessin, etc., etc.

..... Attestent avoir été présents et vu la convulsionnaire dans la même séance, sur un feu très ardent, environnée de flammes pendant l'espace de deux heures un quart, à cinq reprises différentes composant deux heures un quart, sans que la convulsionnaire en ait été endommagée, ni même le drap dans lequel on l'avait enveloppée toute nue, pour qu'on ne put pas dire que ses hardes l'avaient garantie ; en foi de quoi, etc. Suivent les signatures.

D'autres convulsionnaires se faisaient assener sur la poitrine des coups de hache, enfoncer des clous dans les mains, et ne s'en portaient pas plus mal. J'ai rapporté toutes ces circonstances dans les articles des convulsionnaires mis à la Bastille. — Voyez leurs noms —. Il me suffira de faire remarquer que ces épreuves avaient presque toujours lieu sur des femmes — voyez l'article le Père (la petite Sainte) âgée de sept ans —, accusée de se donner des convulsions à volonté. Le mot convulsion était devenu séditieux. Une malheureuse femme, Jeanne le Lièvre, affligée d'épilepsie, éprouve un accès dans la rue ; un homme de la police passe, entend prononcer le mot convulsion, et, sans vouloir écouter aucune explication, il fait enlever la pauvre femme et la fait conduire à la Bastille. — Voyez Lièvre (le).

Le cimetière Saint-Médard fut fermé par ordre du roi en 1752. Mais les convulsionnaires continuèrent à se donner en spectacle dans des maisons particulières, et cette folie se prolongea encore plusieurs années.

L'accusation de jansénisme, suffisait pour faire emprisonner les personnes les plus irréprochables, et le nombre des victimes passent toute croyance. Les jésuites, qui dirigeaient toutes les consciences de la cour, activaient de tous leurs moyens la persécution, et les farces de Saint-Médard les servaient à merveille. On peut croire qu'ils ne paraissaient sévir contre les obscurs acteurs de ces momeries, que pour atteindre plus haut. C'était à l'association de Port-Royal qu'ils en voulaient, et l'événement l'a bien prouvé ; après avoir, sans beaucoup de peine, rendu ridicule les convulsionnaires, ils attaquèrent de front les solitaires de Port-Royal. Tout fut détruit, anéanti, et on fit passer la charrue sur le sol du monastère. On sait avec quelle courageuse résignation les religieuses de Port-Royal supportèrent les vexations inouïes, dont elles furent victimes.

Le jansénisme, soutenu par des hommes d'un grand talent, d'un grand caractère et d'une vaste érudition, a du moins fixé l'attention publique sur les prétentions relatives à la cour de Rome, et réduit, réfuté et battu en brèche le prétendu dogme de l'infaillibilité du pape. C'est ainsi que cette grande et orageuse querelle toute théologique, a été utile aux progrès de la civilisation, et de la liberté politique et religieuse. Le tableau des mœurs et du gouvernement de chaque époque, se dessine en traits saillants et caractéristiques dans l'histoire de la Bastille. L'arbitraire s'y montre partout à découvert, mais avec des nuances bien tranchées ; on le voit tour à tour poursuivre le patriotisme courageux, les dissidences d'opinion, et protéger les grands coupables que recommandaient une haute naissance et d'intimes relations avec la cour.

Qu'un grand seigneur se rende coupable d'un crime, la Bastille ne s'ouvre que pour le protéger et le soustraire a la juste sévérité des lois, et cette protection s'étendait souvent à ses complices. Le même gouvernement, qui avait plongé dans un cachot, en 1737, le comte de l'Orge, pour avoir, dans un mémoire, signalé les abus, les vices du gouvernement, les malversations et l'ineptie des hommes du pouvoir, ouvre la Bastille, comme un asile protecteur à un chambellan de l'impératrice reine de Hongrie, accusé d'avoir, pendant son séjour à Paris, tenté d'empoisonner un banquier, dont il avait séduit la femme, qu'il voulait emmener avec lui à Vienne. Son criminel projet avait été révélé par Peck, son valet de chambre. La haute police ministérielle fait conduire le comte chambellan à la Bastille le 29 juillet 1761 ; et quelques mois après, il en est sorti accompagné de l'inspecteur Buhot, qui ne le quitta qu'à la frontière. Le comte se rendait à Vienne, pour assister au mariage de l'archiduc Joseph. La police avait sous sa main Doucet, qui avait fourni le poison : elle lui laisse le temps de se mettre en sûreté, et de sortir de' Paris. Les lettres de la femme du banquier avaient été saisies ; elles prouvaient sa criminelle intimité avec le comte-chambellan ; elle ne fut point arrêtée, et le ministre Saint-Florentin écrivit au lieutenant-général de police Sartine :

Si vous pouvez éviter de faire arrêter la femme du banquier, vous ferez bien ; vous a savez qu'il y a bien des gens qui s'y intéressent.

Le comte de Staremberg, ambassadeur de l'impératrice-reine, s'était chargé des dettes du chambellan, dont les chevaux, les équipages et les meubles furent publiquement vendus au profit de ses créanciers. Ce noble empoisonneur put se rendre tranquillement aux fêtes nuptiales de l'archiduc Joseph, et reprendre le cours- de ses aventures amoureuses ; et le courageux auteur d'un mémoire patriotique enfermé à la Bastille en 1757, n'en sortit qu'en 1789. Il y serait encore sans la victoire de la première insurrection parisienne.

Indulgente pour les grands, impitoyable pour les petits, telle était la justice de l'époque ; un tel gouvernement ne pouvait se passer de commissions extrajudiciaires ni de bastilles. Le scandaleux procès de Lally ne peut être cité comme exception. De grandes fautes avaient été commises, de graves concussions avaient été reprochées à des commandants, à des administrateurs dans un établissement des Indes, Lally avait mérité leur antipathie par une sévérité légitime et implacable. Lui seul avait battu les Anglais, toutes les fois qu'il avait commandé en personne ; et, pour sauver tant de coupables, on le chargea seul de toutes les fautes que les autres avaient commises. Le vieux guerrier vint se constituer volontairement prisonnier ; il est jeté dans les cachots de la Bastille ; et, après quatre années de procédure, il est condamné et décapité. Mais pourquoi ce bâillon pour étouffer ses derniers accents ? Pourquoi cette gratification de soixante mille francs, cette pension de six mille francs, au rapporteur Pasquier ? Si Lally était coupable, le magistrat n'avait fait que son devoir en concluant à sa condamnation : cette double récompense, accordée par le pouvoir, aurait été rejetée par un juge qui aurait conservé le sentiment de ses devoirs et de sa dignité.

Nos colonies, qui pouvaient être si utiles à la métropole, n'ont jamais été pour elle qu'une charge très onéreuse. Leur administration, placée sous un régime exceptionnel, et livrée à l'arbitraire des gouverneurs, est l'unique cause de tant d'abus, et ce n'est que de nos jours que d'insuffisantes modifications ont été apportées à ce désastreux système.

En lisant la volumineuse procédure de la haute administration du Canada, on est plus indigné que surpris de cette effrayante série de brigandages ; le scandale de tant de concussions avait été trop éclatant, les plaintes trop multipliées, pour que le gouvernement pût garder le silence ; mais c'est encore une commission exceptionnelle, qui est chargée de connaître de ce procès, dont l'instruction appartenait au parlement.

Douze chefs de culpabilité étaient reprochés à François Bigot, intendant de la colonie. Concussions, exactions, commerce illicite sous des noms empruntés, abus de pouvoir, dilapidations-, etc., etc. Ses complices, Cadet, munitionnaire-général ; Bread, contrôleur de la marine ; Varin, commissaire-ordonnateur de la marine ; Martel de Saint-Antoine, Penisseault, commis du munitionnaire-général ; Maurin, caissier du munitionnaire à Montréal ; Corpron, qui remplissait les mêmes fonctions à Québec ; Payen de Noyan y chevalier de Saint-Louis, lieutenant deroi de la ville des Trois Rivières ; Francois Vassan, commandant le second bataillon de la marine ; Joncaire Chahut, lieutenant du second bataillon de marine ; Duverger de Saint-Blin, même grade ; Labarthe, garde magasin, le marquis de Vaudreuil, gouverneur et lieutenant-général ; Deschamps de Boishebert, commandant à Miromichi ; Lemercier, commandant l'artillerie ; Desmeloises, aide-major des troupes du Canada ; Perrault, major-général des milices ; Fayole, écrivain de la marine ; Hugues Pean, aide-major des troupes ; Esteber, garde-magasin à Québec ; Devilliers, contrôleur de la marine ; Bardel, écrivain delà marine, comparurent devant la commission appelée chambre royale. Quelques-uns furent condamnés au bannissement, le plus grand nombre à des amendes et à des restitutions ; d'autres furent absous. Cette procédure fut instruite dans le plus profond mystère ; elle coûta des frais énormes. Le gouverneur de la Bastille recevait, pour la nourriture de chaque prisonnier, de six à vingt francs par jour. Le procès dura trois ans. M. de Sartine reçut une gratification de six mille francs ; les commissaires, juges, les greffiers, commis, huissiers, le major, l'aide-major de la Bastille, furent aussi récompensés. — Voyez les noms des accusés dans la partie biographique.

Les confiscations et les restitutions prononcées n'indemnisèrent pas le trésor ; mais ce qu'il y eut de plus déplorable, c'est que le gouvernement, que ce scandaleux procès aurait dû convaincre de la nécessité urgente d'un nouveau système d'administration coloniale, pour prévenir le retour des mêmes malversations, ne songea pas même à faire le moindre changement au régime exceptionnel et désastreux qui en était la première cause ; d'autres abus s'étaient déjà manifestés, en 1715, à la Martinique, et cet évènement n'avait aussi donné lieu qu'à un procès, sans résultat utile.

Ce procès des chefs militaires et des administrateurs du Canada était à peine terminé, que des faits non moins graves furent reprochés au gouverneur de la Louisiane dans un mémoire publié par des officiers' employés dans cette colonie. Dans cette affaire, l'ineptie et la partialité du ministre se sont montrées à. nu. L'auteur principal du mémoire s'était adressé franchement au ministre et à l'opinion publique : le ministre le fit mettre à la Bastille, et fit anéantir toutes les pièces qui avaient été déposées au greffe du Châtelet. Un gouverneur des colonies ne pouvait avoir tort. La procédure fut commencée, mais bientôt suspendue pour ne plus être reprise. Le ministère se mit en pleine contradiction avec lui-même : Marigny de Mandeville, lieutenant d'infanterie, et deux autres officiers, Grondel et de Rocheblave furent arrêtés par ordre du gouverneur et enfermés à la Bastille : ils n'y restèrent que vingt-quatre heures.

Ces trois officiers reprochaient, dans leur mémoire, à M. de Kerlerec, gouverneur de la Louisiane, plusieurs actes de tyrannie : Le Bossu, capitaine, avait répété ces accusations dans un ouvrage intitulé : Nouveaux Voyages aux Indes occidentales, dont il avait offert la dédicace au duc de Praslin ; ce ministre ne l'avait pas acceptée, sous le prétexte que l'auteur aurait dû auparavant lui en rendre un compte détaillé. Le capitaine Le Bossu fut aussi mis à la Bastille ; une lettre de cachet répondait à tout.

Un rapport de l'affaire fut fait par M. Dupont, conseiller au Châtelet ; nulle conclusion contre les quatre officiers, et on y déclarait que la probité et le zèle de M. de Kerlerec étaient sans reproche, mais que son gouvernement avait été tyrannique, que les faits qu'il avait articulés contre les officiers n'étaient pas justifiés, et qu'il ne devait attendre aucune grâce du roi. Le ministre exila M. de Kerlerec à trente lieues de Paris et de la cour. Toutes les pièces de ce procès ont été anéanties, ainsi que les exemplaires des mémoires que l'on put retirer de la circulation.

Le gouvernement ne se montra ni plus conséquent, ni plus habile dans l'affaire de M. Thibaut de Chanvallon, intendant de Cayenne et de la Guyane. On y remarque la même insistance pour soustraire l'affaire aux juges ordinaires, et pour anéantir toutes les pièces qui auraient pu faire connaître la vérité ; encore des conclusions, des décisions arbitraires et qui ne peuvent se concilier entre elles.

Thibaut de Chanvallon, Créole né à la Martinique, était accusé d'avoir, par sa négligence et son impéritie, causé tous les malheurs de la Guyane, dont il était intendant, d'avoir fait un commerce illicite ou d'avoir retenu les fonds de quelques concessionnaires de la Guyane. Une commission avait été établie pour le juger, et sur son rapport, des lettres-patentes, du 15 septembre 1767, avaient ordonné qu'aux dépens de Chanvallon, il serait fondé à perpétuité une messe pour le repos de l'âme de Colons, qui avaient péri dans les troubles de cette colonie, et un hôpital. Le séquestre de ses biens et de ceux de Nerman, écrivain de la marine, de Rique, secrétaire de Thibaut de Chanvallon, d'autres lettres-patentes du 18 novembre 1776, révoquèrent ces condamnations. M. de Chanvallon fut depuis nommé commissaire, et inspecteur-général des colonies avec une gratification annuelle de dix mille francs, dont moitié réversible à son épouse, à laquelle il fut restitué 14.000 francs de sa dot. M. de Chanvallon reçut en outre un traitement annuel de 50.000 francs, et une gratification de pareille somme. Nerman reçut un traitement de 1.000 fr. ; Rique, une gratification de 800 francs ; le sous-secrétaire Veyret 4.000 francs une fois payées ; Majorel, valet de chambre, qui avait suivi son maître à la Bastille et au mont Saint-Michel, ou il avait été exilé, 2.400 francs.

M. de Chanvallon avait été arrêté sur la dénonciation du chevalier Turgot, gouverneur-général de Cayenne, ils se chargeaient respectivement. Le chevalier fut exilé, le 20 mai 1768, à vingt lieues de Paris et des résidences royales ; cet exil cessa au mois de mars de l'année suivante. Il y avait un coupable et personne n'avait été puni ; l'exil du chevalier Turgot fut de courte durée, et M. de Chanvallon avait été plus qu'indemnisé de sa détention à la Bastille, depuis le 21 février 1767 jusqu'au 24 septembre suivant, où il fut transféré au mont Saint-Michel ; il n'y fit qu'un très court séjour.

Le maître des requêtes Chardon, qui avait été rapporteur de cette affaire fut accusé de partialité ; le parlement l'avait frappé d'interdiction jusqu'à ce qu'il se fut justifié, mais cet arrêt fut cassé et annulé par le roi, le 26 décembre 1767. Attendu qu'il s'agissait d'une affaire dont le rapport avait été fait au roi, et dont on ne devait compte qu'à sa personne, et de par le roi il fut défendu au parlement d'en rendre de pareils à l'avenir, à peine d'encourir son indignation. Le parlement devait protester contre cette usurpation de pouvoir, et contre les commissions extraordinaires. Il n'en fit rien. A quoi servaient donc les lois et les tribunaux ; l'autorité royale se jouait et des lois, et des institutions ; il ne restait aux Colons, et aux magistrats mêmes, aucune garantie contre la dictature absolue et brutale des gouverneurs des colonies.

La Bastille reçut à la même l'époque, tous les membres des conseils supérieurs du Port-au-Prince, arrachés de leur siège et transférés en France, par ordre du gouverneur de Saint-Domingue, le chevalier de Rohan ; c'était une répétition de l'enlèvement du parlement de Paris par Bussy-Leclerc.

Les institutions les plus sages, les plus conformes aux mœurs, au caractère d'une nation belliqueuse, s'étaient converties en actes tyranniques sous le régime des privilèges. Le premier cri de la France en 1789 fut plus de corvées, plus de milices, parce que les corvées et les milices ne pesaient que sur le peuple ; les riches bourgeois avaient mille moyens de s'en exempter, les nobles, et presque tous les fonctionnaires, en étaient affranchis par privilège. Les exemptions étaient plus restreintes dans les colonies.

Les officiers des milices de la colonie étaient presque tous envoyés par la métropole et vexaient impunément les habitants. Elles avaient été, sinon supprimées, du moins réduites aux besoins de l'ordre public, bien étendu ; elles furent rétablies sur l'ancien pied, à Saint-Domingue, par une ordonnance du 1er avril 1768, et enregistrées au conseil supérieur du Port-au-Prince, le 13 octobre de la même année. Mais cette cour, en présence du chevalier Rohan, gouverneur général de l'île, arrêta qu'il serait lait des remontrances au roi, pour en modifier l'exécution. Le gouverneur signa cet arrêté cet acte ne devait pas être public. L'ordonnance avait mis en émoi toute la colonie ; l'arrêté du conseil supérieur n'avait pu rester tout-à-fait ignoré. Des billets signés sans quartier, appelant tous les habitans aux armes, pour résister à l'exécution entière de l'ordonnance, circulèrent dans l'île.

Le chevalier de Rohan attribua ces émeutes aux membres du conseil, sans avoir égard aux anciens règlements du régime colonial, qui ne lui permettaient point l'initiative pour la poursuite des magistrats, en cas de prévarications : l'événement, a prouvé qu'ils étaient étrangers aux désordres qui agitaient toute la colonie, il fit enlever en masse et conduire en France tous les membres du conseil supérieur.

Le 7 mars 1769, le conseil était réuni en audience ; une troupe nombreuse, commandée par le capitaine Lavelanette, se précipite dans la salle par les portes et les fenêtres ; le capitaine des grenadiers de la légion s'écrie, en entrant : Le conseil est arrêté, j'arrête le conseil du Port-au-Prince, à moi grenadiers.

M. Jousse, substitut du procureur-général, qui attendait dans la chapelle que la cause en délibération fut jugée pour entrer à l'audience, arrive dans la salle pour se réunir aux magistrats. Le capitaine Lavelanette ordonne de faire feu sur lui. Il est couché en joue, le chevalier de Rohan paraît, il ordonne au capitaine de faire son devoir, et le capitaine s'écrie : M. Jousse, M. Marcel, descendez. Tous, tous, dit le chevalier de Rohan. Ah ! mes b....., je vous apprendrai à être rebelles aux ordres du roi. Tous les magistrats de la cour et du parquet, et le greffier sont empoignés[1] ; ils sont entassés dans une chaloupe et conduits à bord du vaisseau, le Fidèle-Saint-Jean-Baptiste, arrivé récemment de France, et qui n'avait pas encore déchargé l'artillerie et les munitions qu'il avait apportées de la métropole. Le gouverneur fait arrêter, dans leurs maisons, Chambrun fils, et deux prisonniers, Lamarque et Violette, qui étaient dans la geôle de la cour, sous la prévention d'attroupements depuis le 11 décembre précédent. On leva l'ancre pour se rendre dans la grande rade. Là il fut, après bien des difficultés, permis aux détenus a bord, d'écrire à leurs familles pour obtenir des bardes et du linge ; et, sans attendre qu'il eut pu recevoir les vivres et les agrès nécessaires pour la traversée, le Fidèle-Saint-Jean-Baptiste fit voile pour Bordeaux. Les prisonniers arrivèrent, exténués de douleurs et de besoins, passèrent du navire dans la prison du château Trompette, et furent immédiatement dirigés sur Paris ; tous furent misa la Bastille, le 14 juillet 1769, six mois après leur embarquement du Port-au-Prince.

Une procédure fut commencée, sans résultats contre les onze magistrats, MM. Gressier, Marcel, Taveau de Chambrun, Léger, Jousse de Champremeaux, Letort, Colleux de Longpré, Dufour, Janvier, Maignol, Longpré de Balizière. Les deux prisonniers, déjà détenus au Port-au-Prince, et qui allaient y être jugés, avaient aussi été mis à la Bastille, dès le 23 juin 1769. Tous furent envoyés à Rochefort, à bord de la frégate Lisis, en destination pour Saint-Domingue.

Le gouverneur qui les avait proscrits, allait disposer de leur sort, un nouveau conseil supérieur avait été nommé, et cependant, après une instruction qui dura plus de deux ans, aucune condamnation ne fut prononcée contre eux. D'autres accusés, pour avoir pris part aux émeutes et les avoir provoquées, furent condamnés à mort ; mais les arrêts ne furent exécutés que contre ceux dont le gouverneur voulait se défaire. Les autres furent amnistiés, et quelques-uns obtinrent à sa recommandation des grades et des emplois, et la colonie continua d'être régie sous le bon plaisir du chevalier de Rohan, dont la famille était bien en cour. Il s'en vantait hautement.

Si les magistrats de ce conseil supérieur eussent été coupables, ils auraient été jugés à Paris, comme l'administration du Canada, pourquoi les renvoyer à Saint-Domingue ? Pourquoi leur donner pour juges leurs successeurs au pouvoir ? Espérait-on en avoir meilleur marché ? Il n'en fut rien. Le despotisme absolu du gouverneur s'est maintenu dans nos colonies. Nous avons vu les déportations, les destitutions, les condamnations arbitraires se perpétuer de nos jours, les mêmes crimes, les mêmes désordres s'y renouveler avec le même scandale : il ne manque qu'une Bastille pour que le tableau de tant de calamités présente le même aspect, la même composition. Nous avons traversé toutes les formes du gouvernement et les colonies sont rentrées dans le statu quo des siècles précédents ; il fallait une entière réforme, on s'est borné à de timides modifications.

 

 

 



[1] Cette expression est d'origine royale ; elle a été souvent employée par Louis XI.