Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE IV

 

 

CHAPITRE 16

Progrès des francs depuis la bataille de Vouglé jusque à l’année sept cent huit. Les visigots proclament roi Gésalic fils naturel d’Alaric Second. Théodoric entre en guerre contre les francs. Siége mis par les francs et par les bourguignons devant Arles en cinq cent huit. Ils lèvent ce siége avec beaucoup de perte.

Clovis, dit Grégoire de Tours après qu’il a fini le récit de la journée de Vouglé, envoya son fils Thierri... Voilà tout ce qu’écrit notre historien concernant les exploits que Clovis fit le reste de la campagne de cinq cent sept ; car la première fois qu’il le nomme après avoir parlé de l’expédition de Thierri, c’est pour dire que Clovis passa le quartier d’hiver à Bordeaux. Nous rapportons plus bas cet endroit de notre historien. On conçoit bien néanmoins qu’un conquérant aussi actif que Clovis ne se tint pas à rien faire après le gain d’une bataille aussi décisive que celle de Vouglé. S’il savait vaincre, il savait aussi profiter de ses victoires, et la saison qui permettait au fils de soumettre des provinces, permettait bien aussi au père de tenir la campagne. Mais Procope nous apprend ce que Grégoire de Tours ne nous dit point.

Cet historien ayant écrit que Clovis avait assiégé Carcassonne après la bataille de Vouglé, ajoute cette parenthèse : la marche de Théodoric qui s’avançait à la tête de intimida les francs... c’est-à-dire, que Clovis après avoir levé le siège de Carcassonne, se rendit maître de celles des cités des deux Aquitaines, qu’il avait laissées derrière lui pour s’avancer jusqu’à Carcassonne. Voyons à présent ce qui se passa dans le pays tenu par les visigots, et pour en donner une notion plus distincte, commençons par rapporter de suite les aventures de Gésalic le successeur immédiat d'Alaric II. Il est vrai que c’est anticiper sur les quatre années suivantes, mais la narration non interrompue des aventures de ce Gésalic servira beaucoup à éclaircir l’histoire de sa nation, et celle de la guerre que les francs lui faisaient.

La dix-septième année de l’empire d’Anastase, dit Isidore de Séville,... J’ai donc cru qu’il fallait rapporter ce passage entier, quoiqu’il semble qu’une partie de ce qu’il contient dût être renvoyé à l’histoire des années suivantes. En effet, nous sommes encore en cinq cent sept, et le passage que nous rapportons fait mention de la déposition de Gésalic arrivée la quatrième année de son règne, c’est-à-dire au plutôt en cinq cent dix, et même il est parlé dans notre passage de la mort de ce prince infortuné arrivée plusieurs années après son détrônement. Mais, comme je l’ai déjà insinué, j’ai une raison décisive d’en user ainsi : c’est que cet endroit d’Isidore fournit des époques, sans lesquelles on ne saurait arranger tous les évènements de la guerre de Clovis contre la nation gothique, lesquels sont rapportés sans date, et souvent sans égard à l’ordre des temps par Cassiodore, par Procope, par Jornandés, et par Grégoire de Tours. Peut-être est-ce pour n’avoir pas fait ce que je fais ici, que les auteurs modernes qui ont voulu mettre dans leur ordre naturel, les événements dont il s’agit, les ont mal arrangés. Mais en suivant la chronologie d’Isidore, né dans le siècle même où tous ces évènements sont arrivés, on voit clairement dans quel ordre ils doivent être placés. En effet on aperçoit d’abord en quel temps Théodoric roi des ostrogots a pu commencer à commander souverainement dans le royaume des visigots. Théodoric n’ayant pu commencer son règne sur les visigots, qu’après qu’il eut fait reconnaître et proclamer son petit-fils Amalaric pour souverain naturel des visigots, et pour l’héritier légitime d’Alaric II : Théodoric n’a pu commencer son règne sur les visigots, qu’après que Gésalic eut été déposé. Or comme Isidore nous apprend que Gésalic qui avait été proclamé en cinq cent sept ne fut déposé qu’après un règne de quatre ans, c’est-à-dire en sept cent dix au plutôt : Isidore nous apprend aussi par conséquent que la domination de Théodoric sur les visigots, ne commença qu’en l’année cinq cent dix ; ce qui est confirmé par les dates de deux conciles tenus en Espagne sous le règne de ce prince, et desquelles nous ferons usage dans le chapitre suivant.

En second lieu, comme il est constant, ainsi qu’on le verra dans la suite, que lorsque Théodoric fit la paix avec les francs, il la fit au nom des visigots, aussi bien qu’au nom des ostrogots, il s’ensuit que Théodoric ne la conclut que lorsqu’il régnait déjà sur les visigots, et par conséquent que Théodoric n’a point pu faire cette paix avant l’année cinq cent dix que Gésalic fut déposé, quoique nos auteurs modernes la lui fassent faire beaucoup plutôt. Il s’ensuit encore de-là, que la venue de Clovis à Tours, et plusieurs autres évènements de notre histoire qu’on a placés dans nos annales avant l’année cinq cent neuf, sont des faits postérieurs à cette année-là.

Pour revenir à l’année cinq cent sept, voici quelle était, lorsqu’elle finit, la situation des affaires de la Gaule. Clovis allié des bourguignons faisait conjointement avec eux la guerre aux visigots et à Théodoric qui s’était déclaré pour eux, et qui même était alors en personne en deçà des Alpes. On a vu les motifs qui lui avaient fait prendre les armes en faveur des visigots, peuple de même nation, de même religion que lui, et dont il voulait mettre la couronne sur la tête d’Amalaric son petit-fils. Cependant les conjonctures obligeaient encore Théodoric à souffrir que Gésalic continuât de régner sur les visigots, et même elles le réduisaient à la nécessité d’agir de concert avec lui contre leurs ennemis communs. Quelles contrées les bourguignons avaient-ils conquises sur les visigots à la fin de l’année cinq cent sept, je n’en sais rien ? Mais du moins il est bien certain que les suites de la bataille de Vouglé les affranchirent de l’espèce de dépendance à laquelle on a vu qu’Euric les avait assujettis. Quant aux francs, il parait, et par tout ce qu’on a déjà vu, et par l’histoire des temps postérieurs, qu’ils s’étaient rendus maîtres des deux Aquitaines, de la Novempopulanie, et même de quelque partie de la première Narbonnaise, dont les visigots avaient cependant conservé la métropole, et quelques autres cités.

Ce ne fut apparemment qu’après avoir fait la plus grande partie de ces conquêtes, que les francs assiégèrent Carcassonne. Grégoire de Tours aurait bien pu dire quelque chose de ce siège, mais comme l’évènement n’avait point été heureux pour Clovis, l’historien ecclésiastique des francs a jugé à propos de n’en faire aucune mention. Il passe donc tout d’un coup de la mort d’Alaric à ce que fit Clovis quand la campagne de cinq cent sept fut finie. Le roi des francs, dit Grégoire de Tours, passa l’hiver... on voit bien que cet évènement qui arriva après le quartier d’hiver qui avait terminé la campagne de cinq cent sept, appartient à l’année cinq cent huit. De quelque manière que soit tombé le pan de muraille qui ouvrit la place, il est certain qu’elle était d’une extrême importance à Clovis, puisque tant que les visigots l’auraient conservée, les francs n’auraient jamais été possesseurs assurés de la première Aquitaine, quoiqu’ils la tinssent en entier.

De tous les évènements de cette guerre, celui dont nous savons le plus de particularités, est le siège mis devant Arles par les francs et par les bourguignons, qui furent enfin obligés à le lever avec beaucoup de perte. Cependant aucune de ces particularités ne nous apprend positivement en quelle année Arles fut assiégé. Quelques historiens modernes ont cru que Clovis avait assiégé Arles dès cinq cent sept, mais il n’y a point d’apparence que ce prince au sortir de la levée du siège de Carcassonne ait été attaquer Arles. Je crois donc avec le père Daniel que ce fut après s’être assuré des deux Aquitaines par la prise d’Angoulême, que Clovis fit ce siège mémorable, auquel il se sera préparé dès l’hiver de cinq cent sept à cinq cent huit. En effet, ce qu’on lit dans les fastes de Cassiodore sur l’année cinq cent huit, semble indiquer que ce fut cette année-là que les ennemis de Théodoric assiégèrent Arles, et qu’ils furent contraints à lever le siège avec beaucoup de perte. Il y est dit : sous le consulat de Venantius le jeune et de Celer, notre prince Théodoric fit passer dans les Gaules,... On verra que toutes ces circonstances conviennent à ce que nous savons concernant la levée du siège d’Arles, et ceux qui connaissent les exagérations de Cassiodore ne seront pas surpris qu’il ait parlé si magnifiquement des suites de cet évènement, qui aboutirent à faire prendre aux ostrogots quelques villes sur les bourguignons, à la faveur de la déroute de l’armée des assiégeants.

Rien n’était plus important pour les francs et pour leurs alliés, que de se rendre maître d’Arles, afin de couper en la prenant, toute communication entre la province que les ostrogots tenaient dans les Gaules, et la partie de la première Narbonnaise que les visigots avaient conservée. Arles le dernier siège de la préfecture du prétoire des Gaules est bâti sur la gauche du Rhône, vis-à-vis la pointe de l’île que forme ce fleuve partagé en deux bras, et laquelle se nomme la Camargue. Ainsi la ville dont je parle était maîtresse des ponts sur lesquels on passait les deux bras du Rhône, parce qu’elle défendait le premier de dessus ses murailles, et qu’elle s’était apparemment assurée du second par un fort dont il lui était facile de rafraîchir et d’augmenter la garnison. Les francs et les bourguignons avaient donc autant d’intérêt à se rendre maîtres de la ville d’Arles, qu’en avaient les visigots à la prendre lorsqu’ils firent sur elle les différentes entreprises dont nous avons parlé dans plusieurs endroits de cet ouvrage.

Quoique nous sachions plusieurs particularités du siège que les francs et les bourguignons mirent en cinq cent huit devant cette place, cependant nous n’en avons point une relation suivie. L’idée générale qu’on s’en forme après avoir réfléchi sur les détails de cet évènement qui nous sont connus, et que nous allons rapporter, est que les francs qui venaient des Aquitaines et qui arrivaient devant Arles par la droite du Rhône, tâchèrent d’abord de s’emparer du pont qui leur aurait donné entrée dans la Camargue, mais qu’ayant été repoussés, ils passèrent ce fleuve sur des bateaux, et que s’étant joints aux bourguignons ils investirent la ville du côté de terre, qu’ils l’affamèrent, et qu’ils l’avaient même réduite à l’extrémité, lorsque l’approche de l’armée de Théodoric les obligea de lever le siège.

Rapportons présentement les circonstances que nous en apprennent les auteurs contemporains, mais après avoir averti le lecteur que saint Césaire évêque d’Arles était déjà suspect aux goths.

Les auteurs de sa vie que nous avons citée ci-dessus, écrivent : après qu’Alaric eut été tué par Clovis dans une bataille,... Nous reprendrons la suite de la persécution faite à saint Césaire, lorsque nous aurons parlé de quelques évènements du siège d’Arles, arrivés tandis que cet évêque était en prison. Nous avons dans Cassiodore une lettre écrite par Athalaric petit-fils et successeur de Théodoric, pour informer le sénat de Rome des raisons qu’il avait eues de conférer la dignité de Patrice à un goth nommé Tulum. Tous les services que cet officier avait rendus à l’état dans les temps précédents y sont rapportés avec éloge. Entre autres choses il y est dit : le moyen d’oublier combien il montra de prudence et de courage... Nous verrons dans la suite de notre histoire, ce Tulum loué encore de ce qu’il fit durant la guerre des enfants de Clovis contre la nation des bourguignons.

Après que les francs eurent renoncé au dessein de se rendre les maîtres des ponts d’Arles, ils prirent le parti de passer le Rhône sur des barques, et d’autres bâtiments de trajet. La famine à laquelle la ville se trouva réduite, montre qu’elle fut enveloppée par des lignes de circonvallation, et que les francs après avoir traversé le Rhône, firent encore sur ce fleuve un pont de bateaux, pour communiquer avec les pays qu’ils avaient déjà subjugués, et pour empêcher en même temps qu’il n’entrât des vivres et des troupes par eau dans la place. Dès que les assiégeants furent venus à bout de leur travail, Arles se trouva dans un péril éminent. Aussi ce fut alors très probablement que les ennemis de saint Césaire, qui commencèrent à craindre d’avoir bientôt à répondre devant un roi catholique, du traitement qu’ils auraient fait à cet évêque, voulurent se réconcilier avec lui. Ils le ramenèrent donc dans son palais épiscopal, mais comme leurs défiances n’étaient pas finies, ils l’y tinrent enfermé si étroitement, que personne ne savait pas qu’il y fût rentré. Les goths, disent les auteurs de la vie de ce saint, n’ayant jamais pu venir à bout...

Suivant les apparences les machines de guerre avec lesquelles les goths voulaient enlever les ponts volants et les bateaux de l’ennemi pour les submerger ensuite, étaient pareilles à celles dont Archimède s’était servi durant le siège de Syracuse pour enlever et pour submerger les bâtiments des romains qui s’approchaient par mer de cette place. Tite-Live après avoir parlé des secours que les romains tiraient des bâtiments de leur flotte pendant le siège de Syracuse, ajoute qu’Archimède qui servait d’ingénieur aux assiégés, plaça sur la partie des remparts de cette ville qui donnait sur la mer, diverses machines qui défendaient en plusieurs manières les approches. Notre historien décrit d’abord les effets de celles de ces machines qui lançaient des pierres, ou qui décochaient des flèches d’une grosseur énorme contre les vaisseaux romains mouillés à la portée de ces traits, et puis il dit : quant aux petits bâtiments qui s’approchaient si près des remparts...

Voilà suivant l’apparence, quelles étaient les machines avec lesquelles les romains et les goths qui défendaient Arles, prétendaient submerger les bateaux, les ponts volants, et les autres bâtiments légers dont les francs s’étaient servis pour passer le Rhône, et qu’ils avaient ensuite employés à la construction de leur pont. On peut bien croire que les officiers romains n’avaient pas manqué après la prise de Syracuse, de bien examiner les machines qu’ils avaient vu faire des effets si prodigieux durant le siège. Ils les auront même dessinées, et l’art de les construire aura passé d’ingénieur en ingénieur, jusqu’à ceux qui servaient dans les armées de Théodoric roi d’Italie. Je trouve dans Tacite un fait très propre à rendre encore plus probable la conjecture que je viens de hasarder, et il se rencontre dans un endroit de son histoire où cet écrivain raconte des évènements arrivés de son temps. Notre auteur dit donc, que durant la guerre que Civilis et les germains firent contre l’empereur Vitellius, ces barbares attaquèrent un des camps fortifiés que les romains avaient sur les bords du Rhin. Les troupes romaines mirent en usage avec succès toutes leurs machines de guerre pour se défendre ; mais dit Tacite, celle qui faisait le plus d’effet et qui épouvantait davantage l’ennemi, était une espèce de grue, laquelle jetait sur lui des grappins qui accrochaient un homme et souvent plusieurs à la fois. On la retournait ensuite de manière qu’elle laissait tomber dans le camp les hommes qu’elle avait ainsi enlevés. Revenons devant Arles.

Après que les assiégeants eurent passé le Rhône, et tandis qu’ils campaient déjà devant les murailles d’Arles, il arriva un incident qui tira son évêque d’affaire, et qui le fit mettre en pleine liberté.

On découvrit que les juifs, ceux de ses ennemis qui criaient le plus haut contre lui, voulaient livrer la ville aux assiégeants. Voyons comment les auteurs de la vie de saint Césaire racontent le fait : un juif qui était en faction sur l’endroit des murailles... ; la trahison des juifs qui avaient été les délateurs les plus échauffés de saint Césaire, fit pour l’heure sa justification. On voit néanmoins par la vie de saint Césaire et par une lettre qu’Ennodius qui pour lors était sujet de Théodoric aussi bien que l’évêque d’Arles, écrivit à notre prélat, que notre saint fut obligé quelque temps après la levée du siège d’aller trouver son souverain pour se justifier du crime qu’on lui avait imputé. Les ennemis que les démons suscitaient à saint Césaire,... enfin l’approche de l’armée que Théodoric envoyait au secours d’Arles obligea les francs et les bourguignons à lever le siège qu’ils avaient mis devant cette place. On voit par la vie de saint Césaire qu’ils perdirent beaucoup de monde dans la retraite, durant laquelle ils furent suivis par ostrogots. Au reste, disent les auteurs de cette vie, lorsque les goths furent de retour à Arles...

Si Théodoric ne fut point trop satisfait de la conduite que saint Césaire avait tenue durant le siège d’Arles, il fut du moins très content de celle que tinrent dans cette occasion les autres citoyens de cette ville. Les deux lettres que nous allons rapporter en font foi. Nous avons déjà observé que les savants étaient convaincus que les épîtres de Cassiodore, ainsi que celles de Sidonius et celles d’Avitus n’étaient point rangées suivant l’ordre des temps où elles avaient été écrites. Celle de ces deux lettres que je crois avoir été écrite la première, bien qu’elle ne vienne qu’après l’autre dans l’ordre où les épîtres de Cassiodore sont rangées aujourd’hui, est la lettre de Théodoric aux habitants de la cité d’Arles. Il y est dit : comme le premier objet d’un souverain doit être celui de remédier avant toutes choses,... L’autre lettre de Théodoric est adressée à Gemellus préfet des Gaules par intérim, et dont nous avons déjà parlé plus d’une fois : nous remettons, y dit le roi des ostrogots, aux habitants d’Arles...

Cette quatrième indiction n’échoit qu’en l’année de Jésus-Christ cinq cent onze. Ainsi l’on pourrait dire que Théodoric aurait attendu bien tard à soulager les habitants d’Arles si le siége de leur ville eût été fait dès l’année cinq cent huit. Il serait aisé de répondre que la remise dont il s’agit n’est point apparemment la première que Théodoric leur eut faite, quoique nous n’ayons point aucun monument de ces remises précédentes, soit parce que les lettres écrites par Cassiodore au nom de ce prince à ce sujet-là, sont perdues, soit parce que ce même prince se sera peut-être servi d’un autre ministre que Cassiodore pour donner à Gemellus ses ordres concernant les remises antérieures. D’ailleurs la guerre entre les francs et les ostrogots ne finit, comme nous le verrons, qu’en l’année cinq cent dix, et il se peut bien faire que tant qu’elle aura duré, l’état des finances de Théodoric ne lui ait point permis de se priver d’une partie considérable du revenu qu’il avait dans les Gaules où il tenait beaucoup de troupes qu’il fallait faire subsister, et qu’il ait été obligé par ces raisons d’attendre la paix pour soulager les habitants d’Arles en général. Jusque là il se sera contenté de faire quelques largesses aux plus malheureux.

Il est apparent que Théodoric a crû, à la faveur du désordre où la levée du siège d’Arles devait avoir mis les affaires des bourguignons, agrandir la province qu’il tenait dans les Gaules. Ce fut donc alors qu’il se rendit maître d’Avignon que les bourguignons avaient conservé dans la guerre précédente, et de quelques autres places dont nous trouverons dans la suite de notre histoire, les ostrogots en possession. Ce prince, dans une lettre qui se trouve parmi les épîtres de Cassiodore, et dans le même livre que les deux qu’on vient de lire, mande à Uvendil un de ses officiers : nous vous enjoignons par ces présentes,...

 

CHAPITRE 17

Campagne de cinq cent neuf. Gésalic est déposé, et Amalaric est proclamé roi des visigots en cinq cent dix. Théodoric roi des ostrogots fait la paix tant en son nom, qu’au nom d’Amalaric avec Clovis, qui demeure maître de la plus grande partie du pays que les visigots tenaient dans les Gaules. Clovis écrit une lettre circulaire aux évêques de ses états. En quelle année il vint à Tours, et des offrandes qu’il y fit à saint Martin.

Suivant les apparences Clovis aura passé l’hiver de cinq cent huit à cinq cent neuf, soit dans Bordeaux où il avait déjà passé l’hiver précèdent, soit dans quelqu’autre ville de ses nouvelles conquêtes afin de pouvoir recommencer la guerre dès le printemps. On croit sans peine aussitôt qu’on a connu le caractère de Clovis, que tant que la guerre aura duré il ne se sera guère éloigné des lieux où elle se faisait. Malheureusement tout ce que nous savons de positif touchant les évènements de l’année cinq cent neuf, c’est que la guerre durait encore cette année-là. Marius Aventicensis rend ce fait certain. Il est dit dans sa chronique sur le consulat d’importunus qui remplit cette dignité en cinq cent neuf : mammo l’un des généraux des goths saccagea une partie des Gaules. Ce n’est donc que par conjecture que nous rapportons à l’année cinq cent neuf ce qui va suivre, et qu’on lit dans l’endroit de l’histoire de Jornandés, où il fait l’éloge de Théodoric roi des ostrogots : ce prince remporta encore un avantage... Si la bataille dont il est ici parlé se fut donnée l’année précédente à la levée du siège d’Arles, il est sans apparence que Jornandés n’eût point rapporté quelque circonstance, qu’il n’eût dit quelque chose qui nous l’enseignerait. Ce fut apparemment la perte de cette bataille dont nous ignorons le lieu, qui obligea Clovis à entrer en traité. La paix ne fut conclue néanmoins que l’année suivante, puisqu’il est certain que la guerre qu’elle termina, se continuait encore en l’année cinq cent dix.

En effet, et comme on l’a déjà exposé dans le chapitre précèdent, Gésalic proclamé roi des visigots en cinq cent sept ne fut déposé qu’après avoir commencé la quatrième année de son règne, c’est-à-dire, en cinq cent dix. Or Isidore, de qui nous tenons cette date, nous apprend une circonstance de la déposition de Gésalic, qui seule nous déterminerait à croire que la guerre durait encore quand ce prince fut détrôné. Notre historien écrit dans le passage qui a été rapporté, que ce fut le peu de courage que Gésalic montra lorsque les bourguignons firent une course jusque dans le territoire de Narbonne, qui fut la cause prochaine de sa déposition arrivée peu de temps après qu’il eut donné ces marques de lâcheté.

Il est sensible d’un autre côté, en lisant le passage de Procope que nous allons transcrire, que ce fut Théodoric qui fit entre la nation des goths et celle des francs la paix dont nous parlons, et par laquelle les pays nouvellement conquis sur les visigots par les francs demeurèrent aux francs. Or Théodoric, comme nous l’avons déjà remarqué, n’a  pu faire un pareil traité dans lequel il stipulait pour les visigots des conditions qui leur devaient être bien douloureuses, qu’après la déposition de Gésalic, et l’installation d’Amalaric fils d’Alaric II et de la fille de Théodoric qui était grand-père d’Amalaric, et qui fut toujours son tuteur despotique. Ainsi la paix dont il est question ne saurait avoir été faite avant l’année cinq cent dix.

J’ajouterai même une nouvelle raison pour confirmer ce qui vient d’être avancé. La matière est importante pour l’intelligence des anciens auteurs, et d’un autre côté les auteurs modernes en avançant de quelques années la date de la paix dont il est question, se sont mis dans l’impossibilité de bien expliquer les anciens, et ils ont embrouillé l’histoire des dernières années du règne de Clovis. Voici ma nouvelle preuve.

Théodoric, comme on vient de le voir, ne saurait avoir fait cette paix, avant qu’il eût été reconnu par les visigots pour tuteur d’Amalaric et pour administrateur des états de ce prince son petit-fils. Cependant ce ne fut qu’en cinq cent dix que les visigots reconnurent Théodoric en cette qualité. Comme nous aurons occasion de le dire plus au long dans la suite ; la régence de Théodoric étant un véritable règne, plutôt qu’une administration, tant qu’il vécut, Amalaric jusque là ne fut roi des visigots que de nom. Théodoric régnait si bien sur eux réellement, qu’on datait alors en Espagne, du règne de Théodoric, et non pas, du règne d’Amalaric. C’était Théodoric qu’on y regardait comme le successeur de Gésalic. Or l’époque du règne de Théodoric ne commençait en Espagne qu’à l’année cinq cent dix. Il est dit dans les actes du concile de Terragone ; qu’il fut tenu sous le consulat de Petrus, consul en cinq cent seize, et la sixième année du règne de Théodoric. Dans les actes du concile de Gironne, nous lisons qu’il fut tenu sous le consulat d’Agapetus consul en cinq cent dix-sept, et la septième année du règne de Théodoric. Il est clair que ces deux dates supposent que le règne de Théodoric en Espagne n’ait commencé qu’en cinq cent dix. Voyons maintenant ce qu’on trouve dans Procope concernant tous les évènements dont il est ici question, et particulièrement concernant la paix que Théodoric fit en son nom et au nom des visigots avec Clovis. Cet historien après avoir parlé de la bataille de Vouglé et du siège mis par Clovis devant Carcassonne, continue ainsi : les visigots qui s’étaient sauvés de la bataille de Vouglé proclamèrent roi Gésalic,...

On vient de voir que les pays que Théodoric cédait aux francs par la paix, étaient du royaume des visigots, tel que l’avait tenu Alaric Second. Quel parti Théodoric aura-t-il fait aux bourguignons ? Les auteurs anciens n’en disent rien. On sait un peu mieux ce que la nation gothique garda dans les Gaules en conséquence de la paix faite entre Théodoric et Clovis. La suite de l’histoire nous apprend donc, que les ostrogots conservèrent alors, c’est-à-dire en cinq cent dix, la province qu’ils avaient dans les Gaules entre les Alpes, la Méditerranée et le bas Rhône, laquelle était bornée du côté du nord au moins en partie, par la Durance, et qu’ils s’approprièrent Arles, soit à titre d’indemnité des frais de la guerre, soit par échange. Quant aux visigots, ils conservèrent Narbonne, et cinq ou six autres cités du district qu’avait en cinq cent dix cette métropole. C’est de quoi nous parlerons plus amplement dans la suite.

Ce fut suivant les apparences immédiatement après la conclusion de la paix, dont nous venons de parler, que Clovis écrivit aux évêques des Gaules la lettre suivante, qui s’est sauvée du naufrage où tant d’autres monuments de nos antiquités ont péri. Voici le contenu de cette lettre circulaire. " le roi Clovis, aux saints évêques les dignes successeurs des apôtres... " il suffit d’avoir une médiocre connaissance du droit romain, suivant lequel vivaient les romains des Gaules, pour comprendre l’importance de tout ce que Clovis avait fait, et ce qu’il faisait encore actuellement en faveur des évêques. Quelques vœux qu’ils eussent faits pour lui, quelques services qu’ils lui eussent rendus, ils ne pouvaient pas se plaindre de sa reconnaissance. Non seulement il avait exempté de toute contribution et même de tout pillage les biens appartenants aux églises, non seulement il avait ordonné qu’on mettrait en liberté tous les ecclésiastiques et généralement tous ceux qui étaient dans quelque dépendance temporelle des églises, ce qui était déjà beaucoup, mais il rend encore, par sa lettre circulaire, les évêques maîtres de juger en quelque sorte, quels prisonniers de guerre devaient demeurer captifs, et quels devaient être jugés de mauvaise prise. Certes la lettre que nous venons de rapporter n’est pas celle d’un prince qui réduisît en une espèce de servitude les anciens citoyens des provinces des Gaules qu’il soumettait, ainsi qu’il a plu à des quarts de savants de l’écrire. Nous parlerons ailleurs plus au long de cette opinion extravagante. Ici je me contenterai de remarquer que Clovis se tint tellement assuré du coeur des peuples dont il venait de conquérir le pays, que bien que le visigot leur ancien maître, eût conservé une portion de ce pays-là, ce prince y laissa néanmoins les romains, ou ses anciens habitants, sur leur bonne foi. On voit en effet par la suite de notre histoire qu’il fallait que Clovis n’eût laissé aucun quartier des francs dans les Aquitaines comme dans la Novempopulanie, et qu’il  ne leur y eût donné aucun établissement. Sous la seconde race de nos rois, et quand la partie des Gaules qui est au nord de la Loire s’appelait déjà Francia  par excellence, d’autant qu’il y avait plusieurs peuplades de francs, celle qui est au midi de ce fleuve, se nommait par distinction le pays des romains, parce qu’il n’y avait point encore généralement parlant, d’autres habitants que des romains. La chronique, qui porte le nom de Frédégaire en parlant d’une expédition que Carloman et Pépin, enfants de Charles Martel, firent en sept cent quarante-deux contre Hunaud duc d’Aquitaine, dit : les gascons ayant repris les armes... J’ajouterai même pour confirmer ce que je viens de dire, que les rois de la seconde race étant enfin venus à bout de soumettre le peuple de l’Aquitaine, c’est-à-dire, des provinces qui s’appelaient les deux Aquitaines, et de celle qui se nommait la Novempopulanie dans les derniers temps de l’empire romain, ils crurent que pour s’assurer de cette vaste contrée, ils y devaient établir des gouverneurs et d’autres officiers de tout grade, qui fussent francs de nation. Charlemagne, dit un auteur contemporain qui a écrit la vie de Louis Débonnaire fils de cet empereur, mit dans toute l’Aquitaine des comtes, des anciens et plusieurs autres officiers de ceux qu’on nomme subalternes, qui étaient de la nation des francs, et auxquels il donna les forces nécessaires pour faire respecter leur autorité. Il leur attribua en grande partie l’administration des affaires civiles dans cette portion de son royaume, mais il leur confia entièrement, et la garde de la frontière, et l’intendance des biens dont la propriété appartenait à la couronne. Ainsi l’on peut croire que les francs qui, suivant l’auteur des gestes restèrent dans la Saintonge et dans la cité de Bordeaux pour y exterminer les visigots qui en furent tous chassés, évacuèrent le pays sitôt qu’ils eurent exécuté leur ordre. C’est une matière que nous traiterons plus amplement dans la suite. Quant à présent, nous nous contenterons de faire une seconde fois la réflexion, que le peu de précaution que Clovis prit pour tenir les romains de l’Aquitaine dans la sujétion, est une preuve du bon traitement qu’il leur avait fait.

Si ce prince, dit-on, ne donna point des quartiers aux francs dans cette contrée, qu’y devinrent les terres dont les visigots s’étaient emparés sur les romains, c’est-à-dire, sur les anciens habitants du pays ? Je ne le sais point certainement, mais suivant l’apparence une partie de ces terres aura été rendue aux familles à qui les visigots les avaient ôtées, une autre partie aura été donnée aux églises, et une troisième aura été réunie au domaine du prince. En effet on va voir par les actes du concile tenu à Orléans en cinq cent onze, que Clovis avait donné beaucoup de fonds de terre à l’église, et il paraît en lisant l’histoire des rois de la première race, que ces princes avaient un grand nombre de métairies dans les provinces qui sont situées au midi de la Loire.

Dès que la guerre eût été terminée, Clovis vint à Tours, non pour soumettre cette ville, qui, suivant l’apparence, lui avait prêté serment de fidélité dès cinq cent sept, et immédiatement après la bataille de Vouglé, mais pour y faire ses offrandes au tombeau de saint Martin, et rendre grâces à la providence dans le lieu même où il avait eu un augure si favorable. Il n’y sera point venu plutôt, parce qu’il n’aura point voulu s’éloigner de la frontière de ses ennemis tant que la guerre aura duré. Ce que dit Grégoire de Tours concernant la date de la venue de Clovis dans cette ville, confirme encore tout ce que nous avons avancé, quand nous avons écrit que la paix qui termina la guerre des francs contre les goths, ne fut conclue qu’en cinq cent dix. Notre historien après avoir parlé des conquêtes des francs sur les visigots, dit en parlant de l’arrivée  de Clovis à Tours : Clovis ayant achevé son expédition victorieuse,... lorsque Clovis vint à Tours la guerre était donc déjà finie.

Aussi allons-nous voir par ce qui suit, que Clovis ne vint à Tours qu’après l’année cinq cent neuf. L’historien ecclésiastique des francs quelques lignes après avoir rapporté le passage que nous venons de citer, écrit : Licinius fut fait évêque de Tours... Ce même auteur dit dans le catalogue des évêques ses prédécesseurs, qu’il a placé à la fin du dixième livre de son histoire : Licinius citoyen d’Angers fut fait évêque de Tours,... d’un autre côté, nous avons fait voir en parlant des deux évêques de Tours persécutés par les visigots, que Verus prédécesseur immédiat de Licinius et le dernier de ces deux prélats infortunés, n’avait été élu évêque de Tours que l’année quatre cent quatre-vingt-dix-huit. Ainsi comme Verus avait siégé onze ans et huit jours, il ne peut être mort et Licinius son successeur ne saurait avoir été élu qu’en cinq cent neuf. Or comme Grégoire de Tours suppose dans son récit que la guerre entre les francs et les visigots ait duré encore quelque temps sous l’épiscopat de Licinius, il serait très probable quand même on n’en saurait rien d’ailleurs, que la paix n’aurait été faite qu’un an après l’élection de Licinius, c’est-à-dire, en cinq cent dix, et par conséquent que ce fut cette année-là que Clovis vint à Tours. En suivant ce sentiment on trouvera que Grégoire de Tours et Isidore de Séville seront parfaitement d’accord.

Il est vrai qu’on lit dans l’endroit de l’histoire ecclésiastique des francs, où il est parlé de la mort de Clovis, une chose sur laquelle on peut fonder une objection spécieuse contre notre sentiment. Il y est dit que Clovis mourut la onzième année de l’épiscopat de Licinius. Or comme Clovis est mort certainement en cinq cent onze, il faudrait que l’épiscopat de Licinius eût commencé dès l’année cinq cent. Mais comme l’a remarqué Dom Thierri Ruinart, dont nous avons déjà rapporté l’observation, on ne saurait soutenir que Licinius ait été fait évêque de Tours dès l’année cinq cent. En premier lieu, le diacre Léon souscrivit encore au nom de Verus prédécesseur de Licinius, les actes du concile tenu dans Agde en l’année cinq cent six. En second lieu, il est clair par la distribution des années du sixième siècle faite par Grégoire de Tours entre les évêques ses prédécesseurs, que Licinius n’a pu commencer son épiscopat en l’année cinq cent, et qu’il ne saurait avoir été élu avant l’année cinq cent neuf. Ainsi comme nous l’avons déjà insinué en parlant du rétablissement de Childéric, il faut que l’endroit de l’histoire de Grégoire de Tours, où l’on lit que Clovis mourut la onzième année de l’épiscopat de Licinius ait été altéré, et que les copistes aient fait d’une seconde année une onzième année, soit en changeant le premier point du chiffre II, en un x, soit en faisant quelqu’autre faute pareille, quand ils ont copié les chiffres servants à marquer le nombre des années. Je n’ai point connaissance d’aucun manuscrit de l’histoire de Grégoire de Tours copié du temps des rois de la première race, où le nombre des années soit écrit tout au long. Dans tous les manuscrits dont il vient d’être parlé, le nombre des années est toujours marqué en chiffres romains.

Grégoire de Tours se contente de dire en général, que Clovis étant venu à Tours, il y fit des présents magnifiques à l’église bâtie sur le tombeau de saint Martin ; mais on trouve dans l’auteur des gestes une particularité concernant ces présents, qui mérite bien que nous la fassions lire. Cet écrivain raconte que Clovis après avoir envoyé ses offrandes à l’apôtre des Gaules, voulut ensuite racheter un de ses chevaux dont il avait fait présent à l’église de ce saint. Suivant toutes les apparences, c’était le cheval de bataille, qui, comme nous l’avons dit, avait tant contribué à sauver la vie au roi des francs à la journée de Vouglé. Clovis envoya donc cent sols d’or aux domestiques de saint Martin qui avaient soin de ce cheval, et croyant l’avoir bien payé, il leur manda de le remettre à ceux qui avaient ordre de le lui ramener ; mais les palefreniers de l’église de saint Martin qui savaient sans doute quelques-uns de ces secrets naturels qui ont fait passer tant de bergers pour être sorciers, en firent usage dans cette occasion, et le cheval ne voulut jamais passer le seuil de la porte de l’écurie. Au lieu de cent sols d’or, Clovis en envoya deux cent, et aussitôt qu’ils eurent été comptés, le cheval suivit de lui-même ceux qui étaient venus le racheter. Ce prince qui se doutait bien du tour d’adresse que les palefreniers lui avaient joué, dit en souriant, le bon mot dont on a fait depuis tant d’applications : saint Martin sert bien ses amis, mais il se fait bien payer de sa peine.

 

CHAPITRE 18

Clovis est fait consul et il se met solennellement en possession de cette dignité. Des motifs qui avaient engagé Anastase empereur d’orient à la conférer au roi des francs, et du pouvoir qu’elle lui donna dans les Gaules. Clovis établit à Paris le siège de sa monarchie.

Nous voici arrivés à un évènement de la vie de Clovis, qui fut peut-être après son baptême, celui qui contribua le plus à l’établissement de la monarchie française. Le roi des francs fut fait consul par l’empereur d’orient, et il fut reconnu pour consul par les romains des Gaules. Il les gouverna dans la suite en cette qualité avec autant de pouvoir qu’il en avait sur les francs en qualité de leur roi. Commençons ce que nous avons à dire sur un aussi grand évènement, par rapporter ce qu’on en trouve dans l’histoire de Grégoire de Tours : ce fut dans ce temps-là que Clovis reçut le diplôme... Il est important de remarquer ici que la narration que l’auteur des gestes, Hincmar, et Flodoard nous ont laissée de ce mémorable évènement, sont conformes à celle de Grégoire de Tours. Tous ces auteurs disent en termes exprès, que Clovis fut fait consul. Leurs passages sont ici rapportés. On sait, qu’appeler à l’empereur, c’était déclarer qu’on portait sa cause devant l’empereur. Vous avez, dit Festus, à saint Paul, appelé à l’empereur, on vous envoiera à l’empereur.

Véritablement, c’était être, de fait, empereur dans les Gaules, que d’y être reconnu en qualité de consul dans les circonstances où Clovis prit possession du consulat. Il était déjà maître de presque tout ce qu’il y avait de gens de guerre dans cette vaste contrée, lorsqu’il fut promu à cette auguste dignité, qui lui donnait dans les affaires civiles le même pouvoir qu’il avait auparavant dans les affaires de la guerre. Cette dignité le rendait le supérieur de tous les officiers civils des Gaules, comme il y était déjà le chef des officiers militaires. En un mot, la nouvelle dignité de Clovis lui conférait le droit de commander en vertu des lois à tous les romains des Gaules qui se disaient encore sujets de l’empire, et ce prince avait en main la force nécessaire pour se faire obéir. S’il est permis de s’expliquer ainsi, Clovis tenait déjà le sceptre dans la main droite, et l’empereur Anastase en le faisant consul, lui mit la main de justice dans la main gauche. Enfin, le prince dont Clovis se reconnaissait de nouveau l’officier, en acceptant la dignité qui venait de lui être conférée, faisait son séjour à Constantinople. Éloigné des Gaules à une si grande distance, il ne pouvait pas y avoir d’autre autorité que celle dont il plairait au roi des francs de l’y faire jouir. Ainsi l’on avait raison de s’adresser à Clovis, non seulement comme au consul, mais comme à l’empereur lui-même.

Autant qu’on peut le conjecturer en se fondant sur ce qu’on sait des maximes politiques des romains et de la situation où l’empire était alors, Clovis après avoir exercé le consulat durant l’année cinq cent dix, devait continuer à gouverner toujours les Gaules, du moins en qualité de Patrice ou de proconsul. Il aurait été trop difficile de mettre en possession son successeur au consulat. Pourquoi donc le nom de Clovis n’est-il pas écrit dans les fastes sur l’année cinq cent dix, puisqu’il était cette année-là consul ? Pourquoi ne trouve-t-on sur cette année dans les fastes de Cassiodore, dans ceux de Marius Aventicensis et dans les autres qui passent pour authentiques, qu’un seul consul, le célèbre Boèce, alors un des ministres de Théodoric, et si connu par ses écrits et par ses malheurs ? Je réponds. L’objection serait d’un grand poids, si nous avions encore les fastes publics qui se rédigeaient alors dans les Gaules, et sur lesquels on écrivait jour par jour, ainsi qu’il le paraît quand on lit la mention qu’en fait Grégoire De Tours les évènements qui intéressaient particulièrement cette province de l’empire ; mais nous n’avons plus ce journal, et pour parler comme Tacite le diurna actorum scriptura du prétoire des Gaules.

Les fastes authentiques du sixième siècle qui nous sont demeurés, et qui nous apprennent nuement le nom des consuls, sont encore, ou des fastes rédigés par des particuliers, ou tout au plus des fastes publics rédigés dans Rome ou dans Arles. Théodoric était le maître dans ces deux villes, et ce prince n’aura pas voulu qu’on inscrivît le nom de Clovis dans nos monuments, parce qu’il devait être mécontent que les romains d’orient eussent conféré au roi des francs une dignité dont il pourrait bien se prévaloir un jour contre les ostrogots. Ils devaient appréhender que Clovis n’entreprît de faire valoir son autorité de consul dans la partie du partage d’occident dont ils étaient maîtres. Enfin il paraît qu’Anastase avait en conférant la dignité de consul d’occident à Clovis, donné atteinte au concordat qu’il avait fait avec Théodoric, puisque suivant cette convention dont nous avons déjà parlé, le consulat d’occident ne devait être rempli que par le sujet que le roi des ostrogots présenterait à l’empereur d’orient pour être nommé consul. Dès que l’on a quelque connaissance des usages de l’ancienne Rome, on reconnaît dans la cérémonie que Clovis fit à Tours pour prendre solennellement possession du consulat, la marche de cérémonie que faisaient ceux qui entraient en exercice des fonctions de cette dignité, et qui s’appelait entrée consulaire, ou processus consularis.

Quelques-uns de nos meilleurs historiens, fondés sur le témoignage d’auteurs, qui n’ont écrit que sous la troisième race de nos rois, ou sur leurs propres conjectures, ont prétendu qu’Anastase n’avait point conféré le consulat à Clovis, mais seulement le patriciat. Je ne serai pas long à les réfuter. Grégoire de Tours qui a vécu dans un siècle où il y a eu encore des consuls et des patrices, et qui a vu tant de personnes qui avaient vu Clovis, n’a point pu si méprendre, ni dire que Clovis avait été fait consul s’il eût été vrai que ce prince avait été fait seulement patrice. Notre historien savait trop bien pour cela la différence qui était entre ces deux dignités, et que le patriciat, quoiqu’il fût une dignité supérieure à celle de préfet d’un prétoire, était néanmoins subordonné au consulat, ainsi que nous l’avons montré dans le dix-neuvième chapitre du second livre de cet ouvrage.

D’ailleurs, aucun des deux premiers auteurs qui ont écrit sur l’histoire de France après Grégoire de Tours, et qui ont écrit sous la première race, ne dit que Clovis ait alors été fait seulement patrice. Frédégaire ne parle ni du patriciat ni du consulat de Clovis ; l’auteur des gestes des francs dit au contraire, que ce fut le consulat que l’empereur Anastase conféra au roi Clovis ; que ce dernier, qui était à Tours lorsqu’il reçut les lettres de provision de la dignité de consul, y en prit solennellement possession, et que dès lors chacun eut recours à lui comme étant consul ; et même, comme s’il avait été empereur. Hincmar écrit aussi dans la vie de saint Remy, que Clovis fut fait consul et non point patrice. Nous venons de rapporter le passage où cet historien le dit positivement. Flodoard qui a écrit sous la seconde race, dit aussi qu’Anastase conféra le consulat à Clovis. Nous venons de rapporter le passage de cet auteur.

Aimoin qui n’a écrit que sous les rois de la troisième race, est le premier qui ait dit qu’Anastase n’avait conféré à Clovis que le patriciat. Selon lui, les envoyés de l’empereur Anastase ne remirent à Clovis dans la ville de Tours que les provisions du patriciat ? Peut-on mettre en balance l’autorité de cet historien avec celle des quatre auteurs qui ont écrit sous la première ou sous la seconde race, et qui disent tous unanimement, et sans être contredits par aucun de leurs contemporains, que Clovis fut fait consul.

Aimoin d’ailleurs se réfute lui-même, car après avoir dit ce qu’on vient de lire, il ajoute que Clovis se para des vêtements consulaires, et il termine son récit par ces paroles. Depuis ce temps-là Clovis se trouva digne d’être appelé consul et empereur. Tout ce que peut prouver la narration d’Aimoin, c’est que ce religieux prévenu de l’idée que les francs s’étaient rendus maîtres des Gaules par voie de conquête, n’aura pas pu croire que l’empereur eût voulu conférer la puissance consulaire à l’ennemi du nom romain. Aimoin aura donc changé, de son autorité, le consulat en patriciat, qui souvent n’était plus qu’une dignité honoraire. Ce qui a trompé Aimoin, peut bien aussi avoir trompé les auteurs modernes qui ont suivi son sentiment. Non seulement Clovis prit possession solennellement de sa nouvelle dignité, mais il en porta encore ordinairement les marques. Du moins c’est ce qu’un  des plus précieux monuments des antiquités françaises donne lieu de présumer. J’entends parler de la statue de ce prince, qui se voit avec sept autres représentantes un évêque, quatre rois et deux reines, au grand portail de l’église de saint Germain des Prés à Paris.

Dom Thierri Ruinart nous a donné dans son édition des oeuvres de Grégoire de Tours l’estampe de ce portail, ainsi que l’explication des huit figures qui s’y trouvent, et que les antiquaires croient du temps où l’on bâtit l’église, ce qui fut fait sous le règne de Childebert un des fils du roi Clovis. Voici ce que notre auteur dit concernant la statue de ce prince, qui est la seconde de celles qui sont à main droite quand on sort de l’église. La statue qui est après celle de l’évêque saint Remy, représente un roi... quoique le sentiment de Dom Thierri Ruinart soit très plausible de lui-même, et qu’il soit encore appuyé sur l’autorité de Dom Jean Mabillon, cependant il n’a pas laissé d’être combattu par un auteur anonyme. Mais la réponse que Dom Jacques Bouillart a faite à ce critique, satisfait si bien à ses difficultés, qu’il serait inutile d’employer d’autres raisons à les détruire : ainsi je me contenterai d’une nouvelle observation pour confirmer le sentiment des savants bénédictins que je viens de citer. C’est que des cinq figures de rois qui sont au portail de saint Germain des Prés, celle qui représente Clovis est la seule qui porte à ses pieds de ces souliers à lune, qui chez les romains étaient une espèce de chaussure particulière aux personnes principales de l’état. On remarque donc en observant la statue dont je parle, que chaque soulier est recouvert d’un second soulier, ou d’une espèce de galoche coupée en forme de croissant un peu plus bas que le cou du pied, comme pour laisser voir la peau ou l’étoffe du premier soulier, du soulier intérieur, laquelle était d’une couleur différente. J’ajouterai encore que la statue de Clovis placée sur son tombeau dans l’église de sainte Geneviève du mont à Paris, et qui peut bien avoir été copiée d’après une autre fort ancienne, lorsqu’on restaura le mausolée, représente aussi le prince chaussé avec des souliers à lune.

Ces souliers particuliers étaient même suivant l’apparence, encore en usage parmi les romains dans le neuvième siècle de l’ère chrétienne. Éghinard après avoir dit que Charlemagne affectait d’aller toujours vêtu à la manière des francs, et qu’il ne porta même que deux fois l’habit romain, nous apprend que lorsque cet empereur voulut bien par complaisance pour le pape Adrien et dans la suite pour le pape Léon, s’en revêtir, il prit outre la tunique et la robe, des souliers de la forme en usage parmi ceux auxquels il voulut bien ressembler ces jours-là.

Je crois néanmoins qu’en faveur de ceux qui n’ont pas fait une étude particulière des antiquités romaines, je dois encore ajouter un éclaircissement à ce qu’on vient de lire concernant la statue de Clovis ; c’est qu’il était d’usage à Rome que les consuls y portassent un sceptre ou un bâton d’ivoire surmonté d’un aigle, comme une des marques de leur autorité.

C’est même par le moyen du sceptre dont nous parlons, que les antiquaires distinguent celles des médailles impériales qui représentent le triomphe d’un empereur, d’avec celles qui représentent la marche consulaire, d’un empereur qui prenait possession du consulat. Dans toutes ces médailles, le prince est également représenté monté sur un char tiré par quatre chevaux attelés de front : mais dans les médailles qui représentent une marche consulaire, l’empereur tient en main un sceptre terminé par un aigle, au lieu qu’il tient une branche de laurier dans celles qui représentent un triomphe.

Nous avons déjà parlé trop de fois de l’honneur que les rois barbares se faisaient d’obtenir les grandes dignités de l’empire romain, et de l’avantage qu’ils trouvaient à les exercer, pour discourir ici bien au long sur les motifs qui engagèrent Clovis d’accepter le consulat ? Combien de cités qui n’avaient donné des quartiers aux francs qu’à condition qu’ils ne se mêleraient en rien du gouvernement civil, devinrent suivant les lois, soumises à l’autorité de Clovis dès qu’il eut pris possession de sa nouvelle dignité ? Elle le rendait encore le vicaire d’Anastase dans tout le partage d’occident où il n’y avait point alors d’empereur, et par conséquent elle mettait ce roi des francs en droit d’entrer en connaissance de ce qui se passait dans les provinces de ce partage tenues par les goths ou par les bourguignons. Clovis en devenant consul, n’était-il pas devenu en quelque sorte le chef, et par conséquent le protecteur de tous les citoyens romains qui habitaient dans ces provinces ? Voilà ce qui fait dire à Grégoire de Tours, que l’autorité de Clovis avait été reconnue généralement dans toutes les Gaules, quoique ce prince n’ait jamais assujetti les bourguignons, qui en tenaient presque un tiers, et quoiqu’à sa mort, les goths y possédassent encore les pays appelés aujourd’hui la Provence et le bas-Languedoc. Si nous ne voyons pas que Clovis ait fait beaucoup d’usage du pouvoir que la dignité de consul lui donnait sur les romains des provinces de la Gaule, tenues par les bourguignons et par les goths, c’est qu’il mourut environ dix-huit mois après avoir pris possession de cette dignité, et qu’il employa presque tout ce temps-là à l’exécution d’un projet plus important pour lui, j’entends parler du projet de détrôner les rois des autres tribus des francs, et de les obliger toutes à le reconnaître pour souverain.

Quant à l’empereur Anastase, que pouvait-il faire de mieux lorsque les provinces du partage d’occident étaient occupées par différentes nations barbares, et lorsque les romains ne pouvaient plus espérer de les en faire sortir par force, que de traiter avec une de ces nations afin de l’armer contre les autres, et de l’engager à les en chasser, dans l’espérance qu’après cela elle deviendrait elle-même une portion du peuple romain avec qui elle se confondrait ? C’était le seul moyen de rétablir l’empire d’occident dans sa première splendeur, comme de donner à l’empereur d’orient un collègue qui eût les mêmes intérêts que lui, un collègue dont il pût se flatter de recueillir la succession au cas qu’un jour elle devînt vacante. Les romains d’occident dont on écoutait les représentations à Constantinople, devaient avoir de leur côté de pareilles vues. Dès qu’il n’était plus question que de choisir le peuple que la nation romaine adopterait, pour ainsi dire, la nation romaine devait donner la préférence aux francs les moins barbares de tous les barbares et les plus anciens alliés de l’empire.

D’ailleurs, les francs étaient le seul de ces peuples qui fît profession de la religion catholique, et qui fût de même communion que les romains d’occident. Il est vrai qu’Anastase lui-même n’était pas trop bon catholique ; mais son erreur n’était point la même que celle des goths et des bourguignons, et les sectaires haïssent plus les sectaires dont la confession de foi est différente de la leur, qu’ils ne haïssent les catholiques. L’esprit humain si sujet à l’orgueil, s’irrite plus contre les hommes, qui voulant bien sortir de la route ordinaire, refusent cependant d’entrer dans la voie qu’on leur enseigne, et qui osent en choisir d’autres, qu’il ne s’irrite contre ceux qui malgré ces raisonnements, veulent continuer à marcher dans la route que leurs ancêtres ont tenue. L’homme se contente de regarder ces derniers comme des personnes qu’un fol entêtement rend à plaindre ; mais il hait les premiers comme des personnes qui lui refusent la justice qu’il croit mériter.

Enfin Théodoric roi des ostrogots était suspect par bien des raisons, à la cour de Constantinople ; et l’empereur d’orient, qui avait alors des affaires fâcheuses, faisait un coup d’état en lui donnant en occident un rival aussi capable de le contenir, que l’était le roi des francs, qui promettait sans doute tout ce qu’on voulait.

Nous serions au fait des engagements que Clovis peut avoir pris alors avec Anastase, si nous avions l’acte de la convention qu’ils firent, et même si nous avions seulement la lettre que l’empereur Justinien, un des successeurs d’Anastase écrivit vers l’année cinq cent trente-quatre au roi Théodebert fils du roi Thierry, le fils aîné de Clovis, pour féliciter Théodebert sur son avènement à la couronne. Malheureusement cette lettre de Justinien est encore perdue, et nous n’avons plus que la réponse qu’y fit Théodebert. On ne laisse pas néanmoins de voir par cette réponse que Justinien accusait dans sa lettre Clovis, de n’avoir pas tenu plusieurs promesses qu’il avait faites aux empereurs. Voici la substance de cette réponse.

Théodebert après avoir dit à Justinien qu’il a donné audience à ses ambassadeurs, et qu’il a reçu ses présents, continue ainsi : nous ne saurions vous remercier assez de la magnificence de vos dons,... Comme Thierri, le père de Théodebert n’eut jamais rien à démêler avec les prédécesseurs de Justinien, on voit bien que ce n’est point de Thierri, mais de Clovis qui doit avoir souvent traité avec eux, que cet empereur parlait dans sa lettre à Théodebert. Le mot de genitor, par lequel Théodebert désigne dans sa réponse le roi dont Justinien flétrissait la mémoire, signifie non seulement père, mais encore un des aïeuls. Il convient donc aussi bien dans la bouche de Théodebert à Clovis aïeul de ce prince, qu’à Thierri père de ce même prince.

Il est vrai que M de Valois explique autrement que nous cette lettre de Théodebert. Après avoir observé, comme nous l’avons fait, que le prince qui s’y trouve, et désigné et justifié sans y être nommé, ne saurait être le roi Thierri premier ; il conclut qu’elle est écrite, aussi bien que deux autres dont nous parlerons dans la suite, par le roi Théodebert second fils de Childebert roi d’Austrasie, et monté sur le trône en cinq cent quatre-vingt-quinze, à l’empereur Maurice, monté de son côté sur le trône de Constantinople en cinq cent quatre-vingt-deux, et qui l’occupa jusqu’à l’année six cent deux.

Mais comme les conjectures sur lesquelles M de Valois appuie son opinion, ne sont rien moins que décisives, et comme d’un autre côté, il n’y a rien dans la lettre dont il est question, que Théodebert Premier n’ait pu écrire à Justinien, je m’en tiens à la suscription de cette lettre, et cette suscription, qui est la même dans tous les manuscrits, dit positivement qu’elle est écrite à l’empereur Justinien par le roi Théodebert. D’ailleurs toutes les apparences favorisent ce sentiment. On verra dans le chapitre sixième du cinquième livre de notre histoire, que l’année même de la mort de Thierri fils de Clovis ; c’est-à-dire en cinq cent trente-quatre, Justinien voulut traiter, et qu’il traita réellement avec Théodebert et les autres rois des francs, pour les obliger à ne point le troubler dans son entreprise contre les ostrogots, dont il était sur le point de commencer l’exécution. Il est donc très probable que Justinien aura commencé à entrer alors en négociation avec les rois francs, en écrivant à Théodebert, qui comme fils et successeur de Thierri, l’aîné des enfants de Clovis, était le chef de la maison royale, une lettre de conjouissance sur son avènement à la couronne. C’est à cette lettre, que nous n’avons plus, que Théodebert aura fait la réponse dont on vient de lire le contenu. Il n’est pas difficile après cela de concevoir que Justinien, qui jetait dans sa lettre quelques propositions du traité qu’il fit bientôt avec les rois francs, y avait fait entendre qu’il se flattait que ces princes exécuteraient plus fidèlement les conventions qu’ils feraient avec lui, que Clovis n’avait exécuté ses conventions avec l’empereur Anastase. Ce reproche fait à la mémoire de Clovis, aura obligé Théodebert à insérer dans sa réponse la justification de son aïeul, qu’on vient de lire. Il est vrai qu’il n’y est pas dit positivement que les engagements qu’on accusait Clovis d’avoir mal observés, eussent été des promesses qu’il avait faites à l’empereur Anastase pour obtenir de lui le consulat. Mais si Clovis a jamais dû prendre des engagements positifs et précis avec les empereurs d’orient, ç’a été pour obtenir d’eux cette dignité.

En effet, les savants qui ont le mieux étudié les commencements de l’histoire de notre monarchie, sont persuadés, que non seulement le consulat ne fut conféré à Clovis, qu’en vertu d’un traité en forme fait entre lui et l’empereur Anastase ; mais que c’est de ce traité-là, qui consommait l’ouvrage de l’établissement des francs dans les Gaules, qu’il est fait mention dans le préambule de la loi salique, sous le nom de traité de paix, dit absolument, et par excellence.

Ce préambule de la loi salique, rédigée par écrit pour la première fois sous le règne de Thierri fils de Clovis, commence par ces paroles : l’illustre nation des francs,... or, comme le dit M Eccard dans ses notes sur la loi salique : il faut que le traité de paix, absolument dit, soit le premier traité de paix et d’alliance... Ainsi Clovis, et c’est une distinction que nous avons déjà faite plusieurs fois, quoiqu’il demeurât toujours en qualité de roi des francs un souverain indépendant, et qui, pour me servir de l’expression si fort usitée dans les siècles postérieurs, ne relevait que de Dieu et de l’épée que lui-même il portait, sera devenu en qualité de consul subordonné en quelque sorte à l’empereur des romains : mais outre que cette subordination ne subsistait que de nom, attendu les conjonctures et l’éloignement où sont les Gaules de Constantinople, elle n’aura point paru extraordinaire. Sans répéter ce que nous avons dit des rois des bourguignons et de ceux des visigots, on a vu dès le premier livre de cet ouvrage, des rois francs exercer les grandes dignités de l’empire romain. Enfin dans le commencement du sixième siècle, et dans les siècles précédents, toutes les nations de l’occident avaient encore tant de vénération pour un empire qui leur avait donné des rois en plusieurs occasions, qu’elles ne pensaient pas que leurs chefs dérogeassent à la dignité royale, lorsqu’ils entraient, pour ainsi dire, au service de la république romaine.

Aujourd’hui que les princes sont bien plus délicats qu’ils ne l’étaient alors sur les droits de la souveraineté, n’est-il pas ordinaire d’en voir plusieurs qui ne dépendants dans une partie de leurs états d’aucun autre pouvoir que de celui de Dieu, veulent bien tenir d’autres états où ils sont dépendants d’un pouvoir humain supérieur au leur, et à qui même ils doivent compte de leur administration en plusieurs rencontres. Le roi de Suède et le roi de Danemark ne tiennent leur couronne que de Dieu, et ils ne sont en qualité des rois subordonnés à aucun autre potentat ; cependant le roi de Suède en qualité de duc de Poméranie, et le roi de Danemark en qualité de duc de Holstein, sont feudataires de l’empereur et de l’empire d’Allemagne. Le roi de Pologne et le roi de Prusse ne sont-ils pas aussi feudataires de la même monarchie, le premier en qualité d’électeur de Saxe, et le second en qualité d’électeur de Brandebourg ? Charles Second roi d’Espagne, lui qui était seigneur suprême de tant d’états, n’était-il pas feudataire de l’empire d’Allemagne, comme duc de Milan, et Feudataire du saint siège, comme roi de Naples. Louis Douze et Français Premier ne se sont-ils pas avoués feudataires de l’empire, tandis qu’ils tenaient son fief de Milan ? Enfin a-t-on vu Guillaume Troisième roi d’Angleterre, renoncer, après qu’il fut monté sur le trône, à la charge de capitaine et d’amiral général de la république des sept Provinces-Unies des Pays-Bas, et à celle de Statholder ou de gouverneur particulier de cinq de ces provinces, quoiqu’en qualité de capitaine et d’amiral général, il lui fallût obéir aux ordres des états généraux, et qu’en qualité de Statholder, il ne fût que le premier officier des états de chacune des cinq provinces dont il était Statholder. Dans tous les siècles, comme dans toutes les conditions, l’orgueil du rang a toujours fléchi sous la passion de dominer. Nous parlerons du temps que devait durer l’autorité consulaire de Clovis, et de la réunion de cette autorité à la couronne des francs, dans le second chapitre du sixième livre de cet ouvrage.

Au sortir de Tours, Clovis vint à Paris, où suivant le père de notre histoire, il plaça le siége de sa royauté, et fixa le trône de la monarchie ; c’est-à-dire, qu’il établit dans Paris le tribunal où il rendait justice aux francs saliens, en qualité de leur roi, comme le prétoire où il rendait justice aux romains, en qualité de consul, et qu’il en fit le lieu de sa résidence ordinaire et de celle des personnes de l’une et de l’autre nation qui avaient part à l’administration de l’état, ou qui voulaient y avoir part. Voilà pourquoi Grégoire de Tours, pour nous donner une idée de l’esprit de retraite dans lequel vécut sainte Clotilde, dès qu’elle se fut confinée à Tours quelque temps après la mort de Clovis, dit qu’après la mort de ce prince, on la vit rarement à Paris, c’est-à-dire, à la cour.

Voilà pourquoi la ville de Paris ne fut point mise dans aucun lot quand les enfants de Clovis partagèrent entre eux son royaume, et qu’au contraire il fut alors convenu, qu’ils la posséderaient en commun, et comme on le dit, par indivis. Ainsi quoique Childebert fils, et l’un des quatre successeurs de Clovis, tînt ordinairement sa cour à Paris, et que Paris fût le lieu de sa résidence ordinaire, il n’avait cependant que sa part et portion dans la souveraineté de cette ville qui continua d’être le lieu de rendez-vous où se traitaient les affaires communes à tous les sujets de la monarchie, quoique depuis la division de cette monarchie en plusieurs partages, elle eût apparemment cessé d’être le lieu où l’on rendait aux particuliers la justice en dernier ressort. En effet, nous verrons dans le second chapitre du cinquième livre, que quoique Charibert petit-fils de Clovis eût eu le même partage qu’avait eu Childebert son oncle, celui des partages dont Paris était comme la capitale, Charibert cependant, n’avait à sa mort qu’un tiers dans la ville de Paris. Enfin voilà pourquoi les rois petits-fils de Clovis, à qui l’expérience avait enseigné de quelle importance il était qu’aucun d’entre eux ne s’appropriât la ville capitale de toute la monarchie, avaient stipulé en faisant quelque nouveau pacte de famille ; que celui des compartageants qui mettrait le pied dans Paris sans le consentement exprès des autres, serait déchu de la part et portion qu’il y aurait, et voilà pourquoi chacun d’eux avait promis d’observer cette condition, en faisant des imprécations contre lui-même s’il était assez malheureux pour y manquer.

Le siège de la monarchie française est encore dans le lieu où Clovis le plaça en cinq cent dix. Les royaumes sur lesquels régnaient ses enfants après qu’ils eurent partagé la monarchie française, ont bien eu chacune une espèce de capitale particulière, mais Paris est toujours demeuré la capitale de la monarchie française.

 

CHAPITRE 19

Clovis, qui n’était encore roi que de la tribu des francs, appelée la tribu des saliens, fait périr les rois des autres tribus des francs, et il engage chacune d’elles à le choisir pour son roi.

Nous voici arrivés à un évènement, qui par les circonstances odieuses dont il fut accompagné, et par les suites heureuses qu’il eut, parait tenir dans l’histoire de France, une place semblable à celle que le meurtre de Remus par Romulus son frère, tient dans l’histoire romaine. Le même esprit d’ambition qui fit penser à Romulus que le royaume qu’il avait fondé ne pouvait prospérer, ni même subsister, s’il fallait qu’il demeurât plus longtemps partagé entre son frère et lui, aura fait croire à Clovis que la monarchie qu’il avait établie dans les Gaules, et qu’il prétendait laisser à ses fils, serait toujours mal affermie tant qu’il ne règnerait que sur la tribu des saliens, et tant que chacune des autres tribus des francs aurait un roi particulier et indépendant de lui. En effet, il était à craindre que ces princes, mortifiés de voir une puissance naguère aussi médiocre que la leur, lui être devenue tellement supérieure, qu’elle pouvait les assujettir, ne se liguassent pour la détruire, soit avec ses sujets mécontents, soit avec les étrangers. En effet ils n’avaient plus d’autre ressource contre les entreprises d’un roi qui avait une grande partie des richesses des Gaules à sa disposition, que de se réunir pour l’abattre : chacun de nos princes était trop faible pour résister avec ses seules forces. Ce que Clovis ne craignait pas pour lui, il pouvait le craindre pour sa postérité. Je crois donc qu’il ne fit que prévenir les autres rois des francs. Clovis n’a paru criminel à la postérité que parce qu’il fut plus habile qu’eux.

On voit en effet par l’histoire, que la plupart des chefs des tribus dont Clovis se défit, étaient des hommes souverainement corrompus et sanguinaires, et l’on sait à quels excès la jalousie d’ambition, encore plus ardente dans le coeur des souverains que dans celui des autres hommes, a coutume de porter les princes les moins violents. Le motif d’abattre une puissance dont le pouvoir semble exorbitant, engage souvent dans des entreprises injustes, les potentats qui se piquent le plus d’équité, et lorsqu’ils s’y trouvent une fois engagés, ils ne rougissent point d’entrer dans les complots les plus iniques et les plus odieux, afin de se tirer des embarras où ils se sont mis.

Il se peut donc bien faire que Clovis en exécutant contre les autres rois ses parents tout ce que nous allons rapporter, n’ait ôté les états et la vie qu’à des princes qui avaient attenté les premiers à sa vie et sur ses états. En vérité il est difficile de penser autrement quand on entend Grégoire de Tours, qui savait sur ce sujet-là beaucoup plus qu’il n’en dit, parler de la destinée funeste de quelques-uns des rois francs que Clovis fit mourir, comme ce saint aurait pu parler d’un avantage remporté par Clovis dans le cours d’une guerre juste, et sur des ennemis déclarés. C’est même en imitant le style de l’écriture sainte que s’explique notre pieux évêque, lorsqu’il écrit ces évènements. Il dit donc après avoir raconté le meurtre de Sigebert roi des ripuaires et celui de Clodéric fils de ce prince : la providence livrait chaque jour entre les mains de Clovis les ennemis de ce roi,... Saint Grégoire De Tours n’eût point parlé en ces termes des évènements qu’on va lire, si le procédé de Clovis, n’eût point été justifié, ou du moins excusé par les menées de ses ennemis. Pourquoi cet historien, dira-t-on, n’a-t-il point rapporté les faits qui disculpaient en quelque sorte Clovis ? C’est que des considérations, qu’il est impossible de deviner aujourd’hui, l’auront engagé à passer ces faits sous silence. Puisque nous n’avons plus, pour s’expliquer ainsi, les pièces du procès, nous ne saurions faire mieux que de nous en rapporter au jugement qu’a prononcé le prélat vertueux qui les avait vues. Transcrivons présentement le récit qu’il fait de la catastrophe des ennemis de Clovis. Ce récit est la seule relation authentique de ce grand évènement que nous ayons aujourd’hui. Tandis que Clovis faisait son séjour à Paris, ... nous avons rapporté dès le commencement du chapitre, la réflexion que Grégoire de Tours fait sur la réussite de ce projet de Clovis.

Nous avons aussi exposé déjà en plusieurs occasions que la tribu des francs, sur laquelle régnait Sigebert, était celle des ripuaires, qui avait fait son établissement dans les Gaules avant l’invasion d’Attila. Après ce que nous avons dit touchant les bornes de cet établissement, nous nous contenterons d’observer, que ces ripuaires avaient aussi dans la Germanie un territoire qui s’étendait jusque à la Fuld, rivière près de laquelle était la forêt Buchovia, où Sigebert fut tué. Ce territoire était une portion de l’ancienne France, et les francs l’avaient apparemment défendue contre les efforts que les thuringiens avaient faits pour s’en saisir, et peut-être a-t-il été la première possession que la monarchie française ait eue au-delà du Rhin. Ce qu’on va lire, montre que d’un autre côté le royaume de Sigebert s’étendait dans le temps où le roi des saliens s’en rendit maître, ce qui arriva peu de temps après la mort de Sigebert, jusque aux confins de la cité de Châlons sur Marne.

Un des plus anciens monuments de notre histoire, est la vie de saint Mesmin, second abbé de Mici dans le diocèse d’Orléans. Elle a été écrite peu de temps après la mort de ce pieux personnage, contemporain du grand Clovis. Il y est fait mention fort au long de la prise de Verdun par ce prince. Il est vrai que nos meilleurs historiens rapportent cet évènement à l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept, fondés sur ce qu’Aimoin en fait mention immédiatement après avoir raconté le baptême de Clovis ; je crois néanmoins pouvoir le placer en cinq cent dix comme une suite de l’élection que la plupart des ripuaires firent de ce prince pour leur roi, après la mort de Sigebert.

Voici ma raison. Le père Labbe nous a donné dans le premier volume de sa bibliothèque, la chronique écrite par un Hugues qui vivait dans le douzième siècle, et qui après avoir été religieux du monastère de saint Vannes de Verdun, fut abbé de Flavigny en Bourgogne. Cette chronique est même aussi connue des savants, sous le nom de la chronique de Verdun, que sous celui de la chronique de Flavigny. Il y est dit. Immédiatement après le récit du meurtre de Sigebert et de celui de Clodéric. Dès que Clovis eut appris cet évènement, il se rendit sur les lieux,... cette dernière circonstance prouve que la chronique de Flavigny que nous venons d’extraire, et la vie de saint Mesmin, dont nous allons rapporter le passage qui concerne la prise de la ville de Verdun par Clovis, entendent parler du même évènement. On verra qu’il est dit dans notre passage que Firmin évêque de Verdun mourut durant le siège dont il contient l’histoire.

J’en tombe d’accord, le temps où a vécu Hugues de Flavigny, est si fort éloigné du temps où régnait Clovis, qu’il semble que l’autorité de cet écrivain ne doive point être bien d’un grand poids ; mais on observera deux choses. La première, que cet Hugues était de Verdun, ou que du moins il avait demeuré longtemps dans cette ville, et que plusieurs actes particuliers à Verdun, et la tradition soutenue par quelque procession ou autre cérémonie religieuse, instituée en mémoire du siège dont il s’agit ici, devaient y conserver encore six cent ans après la mémoire du temps où s’était fait ce siège. La seconde, c’est qu’on ne saurait opposer au témoignage de notre chroniqueur, le témoignage d’aucun auteur qui ait vécu sous les deux premières races de nos rois, et qui dise que le siège de Verdun ait été fait plutôt ou plus tard que cinq cent dix.

Je ne prendrai dans la chronique de Verdun que la date du siège de cette ville par Clovis, qui est constatée par la mort de saint Firmin arrivée durant le siège dont parlent et notre chronique et la vie de ce saint. Ce sera de la vie même de saint Mesmin que je tirerai ce que j’ai à rapporter concernant les autres circonstances de cet évènement. On lit donc dans cette vie : Clovis a été un des grands rois des francs... l’auteur de la vie de saint Mesmin rapporte ensuite, qu’Euspicius suivit Clovis, et que ce prince fonda en considération de ce saint personnage, l’abbaye de Mici, dont saint Mesmin, neveu d’Euspicius fut le supérieur après son oncle. J’ajouterai que nous avons encore la chartre de la fondation de l’abbaye de Mici, par Clovis.

Pour revenir à mon sujet, il parait donc que Verdun et quelques autres villes qui étaient renfermées dans les pays occupés en différents temps par la tribu des ripuaires, n’auront pas voulu d’abord devenir sujettes de Clovis, bien qu’il eût été élu roi par cette tribu, et qu’il aura fallu que le roi des saliens employât la force pour réduire ces villes sous sa domination. D’ailleurs le peu que nous savons concernant le royaume des ripuaires, nous porte à penser qu’il était près le royaume des saliens, la plus considérable des monarchies, que les tribus des francs avaient établies dans les Gaules, et par conséquent, qu’il pouvait bien s’étendre depuis Nimègue jusqu’à Verdun. En effet, nous verrons que les ripuaires ne laissèrent point après qu’ils eurent reconnu Clovis pour leur roi, de subsister toujours en forme d’une tribu distincte et séparée de celle des saliens. Comme nous le dirons plus au long dans la suite : la tribu des ripuaires avait encore son code particulier, et vivait encore suivant cette loi, sous nos rois de la seconde race. Au contraire, les autres tribus des francs, que nous allons voir passer sous la domination de Clovis, furent incorporées avec celles des saliens, aussitôt qu’elles eurent reconnu ce prince pour leur roi. Il n’est plus fait mention dans l’histoire des temps postérieurs au règne de Clovis, ni des chattes, ni des chamaves, ni des ampsivariens, ni des autres tribus des francs dont il est parlé dans l’histoire des temps antérieurs à leur réduction sous l’obéissance de ce prince. On ne voit plus paraître dans l’histoire des successeurs de Clovis, que les francs, absolument dits ; c’est-à-dire, la tribu formée par la réunion de cinq ou six autres à celle des saliens qui devait être la principale, et les francs ripuaires. Je ne me souviens pas même d’avoir lu le nom de Sicambres dans les écrivains en prose, postérieurs au règne de Clovis. S’il se trouve encore dans quelques auteurs de ces temps-là, c’est dans les poètes qui ont eu plus d’attention à la construction de leurs vers, qu’à l’usage présent des noms propres.

Reprenons la narration de Grégoire de Tours. Cet historien, immédiatement après avoir raconté l’union des états de Sigebert à ceux de Clovis, rapporte la fin tragique de Cararic, un autre roi des francs, et qui suivant toutes les apparences s’était cantonné dans le pays partagé aujourd’hui entre les diocèses de Boulogne, de Saint Omer, de Bruges et de Gand.

Clovis, dit Grégoire de Tours, entreprit ensuite de se faire raison enfin, de Cararic,... comme la distinction la plus sensible, qui fût alors entre les francs et les romains, venait de ce que les premiers portaient de longs cheveux, au lieu que les romains les portaient extrêmement courts ; on conçoit bien, que couper à un franc sa chevelure, c’était le retrancher de la nation, et le rendre et déclarer incapable de toutes les places et dignités, qu’on ne pouvait pas posséder à moins qu’on ne fût franc. La royauté devait être une de ces dignités. C’est de quoi nous parlerons encore dans d’autres endroits de notre ouvrage.

Grégoire de Tours reprend la parole : la dissolution où vivait le roi Ragnacaire,... on verra par la suite de l’histoire, que quelques-uns des parents collatéraux de Clovis, étaient échappés à ses recherches.

Clovis était un prince trop habile pour ne se tenir pas plus assuré de tous les francs, qui portaient alors, s’il est permis de s’expliquer ainsi, l’épée de la Gaule, lorsqu’ils seraient commandés par des officiers militaires qu’il instituait et destituait à son gré, que s’ils demeuraient sous les ordres de plusieurs rois ses parents et ses amis autant qu’on le voudra, mais indépendants de lui au point, qu’il ne pouvait les engager à le servir, qu’en négociant avec eux, et qui d’ailleurs avaient toujours le pouvoir de lui nuire.

On voit sensiblement par la narration de Grégoire de Tours, que Clovis, qui craignait tous les autres rois des francs, ne craignait en même temps que ses parents collatéraux ; et c’est ce qui confirme la remarque faite par plusieurs de nos écrivains modernes : que toutes les tribus des francs, lorsqu’elles avaient un roi à élire, choisissaient toujours un souverain entre les princes de la même maison. Il n’y avait dans la nation des francs, bien qu’elle fût divisée en plusieurs tribus, qu’une seule maison royale.

Suivant les apparences, Clovis employa les dix-huit mois qu’il vécut encore après avoir pris possession de la dignité de consul, à se défaire des rois des autres tribus des francs, et à s’emparer de leurs états. Du moins nous ne savons point qu’il ait fait autre chose pendant ce temps-là, si ce n’est de procurer l’assemblée du premier concile national tenu à Orléans depuis l’établissement de la monarchie française dans les Gaules.

 

CHAPITRE 20

Du concile national assemblé à Orléans en cinq cent onze.

Nous avons déjà observé que Grégoire de Tours ne disait rien de ce concile, et nous avons même allégué le silence qu’il garde à ce sujet, comme une des preuves qui montrent qu’on ne saurait contredire la vérité d’aucun fait particulier, arrivé dans les temps dont il a écrit l’histoire, en se fondant sur la raison ; que l’historien ecclésiastique des francs, n’en a point parlé. En effet, il est si vrai, que le concile dont notre historien ne dit pas un mot, a été assemblé, que nous en avons les actes, où nous apprenons, qu’il fut tenu sous le consulat de Félix, c’est-à-dire, l’année cinq cent onze de l’ère chrétienne. On peut les voir dans le premier volume des conciles des Gaules, par le père Sirmond. Voici la substance de la lettre que les évêques qui se trouvèrent à cette assemblée, écrivirent à Clovis : tous les évêques auxquels le roi Clovis a ordonné de s’assembler dans Orléans,... Les évêques qui intervinrent au concile dont nous parlons, se trouvèrent au nombre de trente ; ce qui parait par leurs signatures mises au bas des actes de cette assemblée. Du nombre de ces prélats étaient les métropolitains, et, pour parler le langage des siècles suivants, les archevêques de Bordeaux, de Bourges, de Rouen, et d’Euse. Si tous les évêques, dont les sièges étaient dans des cités soumises à l’obéissance de Clovis, se fussent trouvés au concile d’Orléans, nous ferions l’énumération des vingt-six autres prélats qui en souscrivirent les actes. Ce serait un moyen de donner à connaître avec plus de certitude, quelles étaient alors précisément les cités comprises dans le royaume de Clovis. Mais les évêques de plusieurs cités, qui constamment étaient dans ce temps-là du royaume de Clovis, ne vinrent pas à notre concile. Saint Remy, par exemple, ne s’y trouva point. Ainsi, comme l’on ne peut inférer de l’absence d’un évêque, que sa cité ne fût point alors sous la domination de Clovis, on ne saurait connaître précisément par les souscriptions du concile d’Orléans, quelles étaient, quand il fut tenu, les cités renfermées dans les limites du royaume de ce prince.

Quoique nous nous soyons interdit de traiter les matières ecclésiastiques, nous ne laisserons pas de rapporter ici quelques-uns des canons du concile d’Orléans, parce qu’ils sont très propres à montrer quel était alors l’état politique des Gaules, et principalement à faire voir que Clovis laissait vivre les romains des Gaules suivant le droit romain, et que ce prince entendait que les évêques qui étaient encore alors presque tous de cette nation, jouissent paisiblement de tous les droits, distinctions, et prérogatives dont ils étaient en possession sous le règne des derniers empereurs.

Voici le premier canon de notre concile. Conformément aux saints canons et aux lois impériales concernant les homicides, les adultères, et les voleurs,... Il ne faut pas méditer longtemps sur ce canon, pour voir qu’il donnait une grande considération à l’épiscopat dans un pays, où la plupart des habitants vivaient suivant le droit romain, qui attribuait au simple citoyen le droit de demander et de poursuivre la mort de ceux qui étaient coupables d’un crime capital commis contre lui ou contre les siens, et qui autorisait ainsi le particulier à requérir que le criminel fût condamné au dernier supplice ; ce qui n’est permis aujourd’hui qu’au ministère public. Il était encore bien aisé de faire évader le coupable de l’église où il avait pris son asile, quand la partie refusait d’entendre à une transaction que l’évêque jugeait équitable.

Le second canon du concile d’Orléans dit : tout ravisseur qui se sera réfugié dans les asiles de l’église,... Nonobstant l’abus énorme qu’on faisait tous les jours du droit de donner asile aux criminels contre la justice, ce droit n’a pas laissé d’être exercé jusque dans le seizième siècle. Les prédécesseurs de François Premier avaient été obligé à se contenter de le restreindre autant qu’il avait été possible, mais ce prince vint enfin à bout d’abolir dans son royaume le droit de pouvoir donner aucun asile contre les ministres de la justice, aux personnes qu’ils poursuivent.

Quelle considération la dernière loi que nous avons rapportée, ne devait-elle pas, dans une société politique où la servitude avait lieu, donner à ceux qui étaient les dispensateurs de cette loi ? Il n’est donc pas étonnant que les ecclésiastiques eussent alors un si grand crédit. Les laïques étaient tous les jours obligés d’avoir recours à eux, même pour des intérêts temporels : et d’un autre côté, les immunités et les privilèges des ecclésiastiques se trouvaient être en si grand nombre, que le prince était réputé perdre en quelque façon celui de ses sujets qui se faisait d’église. Voilà pourquoi un laïque ne pouvait, sans la permission expresse de son souverain, entrer dans l’état ecclésiastique.

Le quatrième canon de notre concile d’Orléans statue sur ce point-là, ce qu’on va lire : quant à l’entrée dans la cléricature, nous ordonnons... Suivant l’apparence, ce qui est dit dans ce canon : que personne ne puisse être admis à la cléricature, sans un ordre du roi, ou sans le consentement du juge, signifie que les francs ne pourront point y être admis, sans un ordre exprès du roi, mais que les romains y pourront être admis sur la simple permission du sénateur qui faisait la fonction de premier magistrat dans leur cité. On voit bien que le motif qui avait engagé les pères du concile d’Orléans à statuer concernant les francs, ce qui était statué dès le temps des empereurs concernant les soldats, était l’intérêt général de la patrie, et le respect dû au souverain. Cette loi ne regardait-elle pas aussi les soldats romains qui servaient sous Clovis ? Je le crois ; c’est tout ce que j’en puis dire. Ce qui est certain, c’est que dans le temps que Marculphe a compilé ses formules, c’est-à-dire, sous les derniers rois de la première race : l’usage général du royaume était encore, qu’aucun franc ne pût s’engager dans la cléricature, sans une permission que le prince se réservait à lui seul de pouvoir accorder. Quant à la dernière sanction de notre canon, celle qui ordonne que les fils, les petits-fils, et les arrière-petits-fils de ceux qui avaient vécu dans la cléricature, demeureront sous le pouvoir et sous la juridiction des évêques, elle s’explique suffisamment par l’usage pratiqué en France jusque à l’ordonnance rendue par le roi Français Premier sur les représentations du chancelier Guillaume Poyet, et qu’on appela dans le temps l’ordonnance guillemine. Personne n’ignore qu’avant cette ordonnance, non seulement les juges d’église connaissaient de plusieurs procès entre personnes laïques desquels ils ne connaissent plus aujourd’hui, mais que tous les clercs, dont la plupart étaient mariés, et exerçaient plusieurs professions, même celle des armes, ne pouvaient être cités dans leurs causes personnelles que devant les tribunaux ecclésiastiques. Ces clercs solus, c’est ainsi qu’on les nommait, pouvaient donc, sans perdre leur privilège de cléricature, se marier une fois, pourvu qu’ils épousassent une fille. Ils pouvaient encore s’habiller de toutes sortes de couleurs, pourvu qu’ils ne se bigarrassent point, c’est-à-dire, pourvu qu’il n’entrât point d’étoffes de différentes couleurs dans une des pièces de leur vêtement. Un clerc solu, par exemple, pouvait à son choix porter une robe ou verte ou rouge, mais il ne pouvait point, sans déchoir de son état, se vêtir d’une robe faite en partie d’étoffe verte, et en partie d’étoffe rouge.

Je reviens au concile d’Orléans. Il parait bien par le cinquième de ces canons que Clovis n’avait point été ingrat des services que les ecclésiastiques lui avaient rendus, et qu’il avait employé d’autres moyens que la force et la violence pour faire reconnaître son autorité dans la partie des Gaules qui lui était soumise. Ce cinquième canon dit : quant aux redevances et aux fonds de terre, dont le roi notre souverain a fait don... Le canon suivant dit : si quelqu’un ose intenter un procès... Le septième canon montre bien quelle était pour lors l’autorité des évêques sur tout le clergé séculier et régulier. Les abbés, les prêtres, et les clercs,... comme il y avait des maîtres qui n’auraient pas voulu donner certain esclave pour le quadruple du prix que valait au marché un esclave de même âge et de mêmes talents que le leur, soit parce que cet esclave leur avait servi de secrétaire dans des affaires délicates, soit par d’autres motifs, on jugera si le canon suivant devait donner de la considération aux évêques lorsqu’il leur attribue en quelque façon, le pouvoir d’ordonner, et par conséquent d’affranchir, moyennant une somme modique, tous les esclaves qu’ils voudraient. Si quelqu’évêque confère la prêtrise ou le diaconat à un esclave... nous pourrons voir un jour que sous la troisième race, les seigneurs temporels prétendaient hériter du serf qui avait été ordonné sans leur participation, même lorsqu’il était parvenu à l’épiscopat, tant le droit des maîtres sur leurs esclaves, auxquels le concile d’Orléans donne une si forte atteinte, était alors généralement respecté.

Le neuvième canon statue, que les prêtres convaincus de crimes capitaux, seront privés de leurs fonctions, ainsi que de la communion des fidèles ; et le neuvième, que les clercs hérétiques, qui après une conversion sincère, auront été reçus dans le giron de l’église, seront habilités à faire les fonctions ecclésiastiques, en recevant d’un évêque catholique l’imposition des mains. Il statue encore, que les églises, où les visigots ariens avaient exercé leur culte, seraient bénites de nouveau, avant qu’on y pût célébrer le service divin. Le onzième défend aux fidèles qui s’étaient mis en pénitence, de quitter leur état ; et il déclare excommuniés ceux qui le quitteraient avant que d’avoir reçu l’absolution.

Il est défendu dans le treizième canon, aux femmes que les prêtres et les diacres avaient épousées avant que d’être engagés dans l’état ecclésiastique, et dont ensuite ils se seraient séparés pour prendre les ordres, de contracter du vivant de leur premier mari un second mariage. Le quatorzième ordonne, que le revenu des fonds appartenants à une église, demeureront entièrement à la disposition de l’évêque ; mais qu’il n’aura que la moitié des oblations, et que l’autre moitié sera partagée entre les ecclésiastiques du second ordre.

Comme je ne vois rien dans la plupart des autres canons du concile d’Orléans qui répande aucune lumière sur l’objet principal de mes recherches, je n’en donnerai point une notion particulière, et je me contenterai de rapporter la substance de ceux de ces canons qui peuvent servir à l’éclaircir.

Le dix-huitième défend au frère d’épouser la veuve de son frère, et au mari d’épouser la soeur de la femme dont il est veuf.

Le vingt-troisième canon dit : au cas que par un motif humain, quelqu’évêque ait donné des familles serves,... " on sait la force que le droit romain donne à la prescription. Ainsi pour ne point penser que ce canon si hardi attentait à l’autorité du prince, il faut se souvenir que les prélats qui composaient le concile d’Orléans, disent dans leur lettre à Clovis : que les décrets qu’ils lui communiquent ont besoin de son approbation et de son consentement. On observera encore qu’autant qu’il est possible de le savoir, Clovis est le premier des princes chrétiens, qui ait exempté les droits temporels appartenants aux églises de pouvoir être prescrits conformément aux lois civiles par le laps de trente années. Ce ne fut que pendant le règne des enfants de Clovis, que Justinien fit une loi pour ordonner dans les pays qui étaient encore soumis à l’autorité des empereurs ; qu’on ne pourrait plus opposer aux prétentions des églises en affaires temporelles, la prescription de trente années, et qu’on ne pourrait à l’avenir alléguer contre ces droits aucune prescription moindre que la centenaire. Procope qui nous informe de l’édit de Justinien, en fait même un sujet de reproche contre ce prince, qu’il accuse d’avoir agi par intérêt dans cette occasion. Quant au trentième canon de ce concile, qui défend plusieurs sortes de divinations, nous en avons déjà parlé à l’occasion du présage que Clovis, lorsqu’il marchait contre Alaric, voulut tirer de ce que verraient et entendraient ceux qu’il envoyait porter ses offrandes au tombeau de saint Martin, dans le moment qu’ils entreraient dans l’église bâtie sur ce tombeau.

Un roi qui aurait porté une couronne héréditaire dans sa maison depuis plusieurs siècles, n’aurait pas laissé d’être obligé à de grandes déférences pour les prélats qui gouvernaient alors l’église des Gaules, soit à cause du pouvoir que leur dignité leur donnait, soit à cause du crédit que procurait à la plupart d’entre eux leur mérite personnel. Comme nous l’avons déjà remarqué, il n’y eut jamais en même temps parmi les évêques de ce pays-là, autant de saints et de grands personnages qu’il y en avait durant le cinquième siècle et dans le commencement du sixième. Ainsi Clovis assis sur un trône nouvellement établi, ne pouvait pas mieux faire que d’attacher les évêques à ses intérêts, en leur donnant toutes les marques possibles d’estime et d’amitié. Voici en quels termes ce prince s’explique lui-même sur l’importance, dont il lui était de gagner l’affection des personnages, illustres par leur mérite et par leur sainteté. Quand nous recherchons l’amitié des serviteurs de Dieu,... c’est de la chartre donnée par Clovis en faveur de l’abbé du Moustier Saint-Jean, et dont nous avons déjà rapporté plusieurs fragments, que les paroles qu’on vient de lire sont tirées.

L’histoire de Clovis contient plusieurs marques de sa déférence pour saint Remy, et l’on a tout lieu de penser, que notre prince s’était si bien trouvé d’avoir suivi les conseils qu’il avait reçus étant encore païen, de cet évêque, qu’il les suivit toute sa vie. Le lecteur n’aura point oublié que saint Remy avait écrit dès lors à Clovis, qu’il l’exhortait à vivre en bonne intelligence avec les évêques dont les sièges étaient dans la province du roi des saliens, afin de trouver plus de facilité dans l’exercice des fonctions de ses dignités. La vie de saint Vast évêque d’Arras, fait foi, que Clovis avait beaucoup d’amitié pour lui. Nous voyons dans celle de saint Mesmin, l’affection qu’il avait pour Euspicius premier abbé de Mici, et la vie de saint Melaine évêque de Rennes, nous apprend encore, que ce prélat fut un des conseillers les plus accrédités de notre premier roi chrétien. Nous saurions bien d’autres faits concernant la vénération de Clovis pour les saints personnages de son temps, si nous savions un peu mieux l’histoire du cinquième et du sixième siècle.