CHAPITRE 6
Égidius refuse de reconnaître Severus pour empereur. Rétablissement de
Childéric.
Il est évident par la narration de Priscus Rhétor,
qu’Égidius ne voulut jamais reconnaître Severus et qu’il persista toujours
dans sa révolte, puisqu’il n’y eut que les affaires que les visigots
donnèrent dans les Gaules à ce maître de la milice, qui l’empêchèrent de
descendre en Italie pour y faire la guerre contre le nouvel empereur.
D’ailleurs nous verrons encore qu’Égidius peu de mois avant sa mort, envoya
des personnes de confiance traiter avec les vandales d’Afrique, pour lors les
ennemis déclarés de Severus et de tout son parti. Mais, dira-t-on, Égidius ne
se fit point proclamer empereur ? Il est mort maître de la milice ? Sous les
auspices de quel prince commandait-il les troupes que la république avait
dans les provinces obéissantes de la
Gaule ?
Je réponds que la connaissance que nous avons de ce qui
s’est passé dans les Gaules sous le règne de Severus est si bornée, qu’on ne
doit pas être surpris que nous ignorions de quel prince Égidius s’avouait
sujet, quoique nous voyons bien qu’il ne reconnaissait pas l’empereur de
Ricimer. Peut-être qu’Égidius aura imité l’exemple de quelques officiers de
l’empire servants dans les Gaules, et qui ne voulant pas d’un coté continuer
à obéir au prince régnant actuellement, et n’étant point résolus d’un autre
côté à proclamer un nouveau souverain, firent prêter à leurs troupes le
serment militaire au nom du sénat et du peuple romain. Égidius aura protesté
ensuite qu’il ne recevrait les ordres de personne jusqu’à ce que le peuple et
le sénat eussent été mis en liberté, et qu’ils eussent choisi un maître digne
de l’être. Le crédit que ses emplois, ses grandes qualités et ses alliances
lui donnaient dans les provinces obéissantes, joint à l’autorité qu’il y
avait comme généralissime, auront obligé le préfet du prétoire d’Arles et les
autres officiers civils, d’adhérer à son parti. Égidius aura donc jusqu’à sa
mort continué à commander dans les Gaules, et à les gouverner au nom du sénat
et du peuple romain. Il aura pris la qualité de leur lieutenant général.
C’était ainsi qu’en avait usé Galba. Quand il se révolta contre Néron ; il ne
voulut point d’abord prendre d’autre titre que celui de lieutenant du sénat
et du peuple romain. Ce ne fut que dans la suite et après la mort de Néron,
que Galba prit le nom par lequel on désignait alors le souverain. Égidius
enfin en aura usé comme en usait Cluvius Rufus gouverneur de l’Espagne, qui dans
le temps qu’Othon et Vitellius se disputaient l’empire, ne mettait le nom
d’aucun des deux à la tête de ses édits : peut-être aussi qu’Égidius aura
demandé une commission à l’empereur d’orient.
Dès qu’Égidius se fut déclaré contre Severus, ou plutôt contre
Ricimer, ce dernier n’aura pas manqué de lui susciter dans les Gaules le plus
grand nombre d’ennemis qu’il lui aura été possible, et il en aura usé comme
ses pareils en usent en des conjonctures semblables, c’est-à-dire, qu’il
n’aura eu égard qu’à ses intérêts présents, et qu’il se sera peu mis en peine
des intérêts de l’empire. Il aura donc excité les visigots à faire la guerre
contre Égidius, quoique dans la réalité, cette guerre dût se faire contre
l’empire même, puisque suivant le cours ordinaire des affaires du monde, nos
barbares devaient demeurer les maîtres des cités qu’ils soustrairaient au
pouvoir de ce général. Peut-être fut-ce alors, que Gunderic roi des
bourguignons aura été fait maître de la milice par Severus, qui voulait
mettre dans son parti cette nation puissante dans les Gaules, et la faire
agir contre Égidius. Le pape Hilaire dit dans une de ses lettres écrite en
quatre cent soixante et trois, et un an avant la mort d’Égidius : qu’il a été
informé par son cher fils Gunderic maître de la milice, de l’intrusion d’un
évêque sur le siège de Die. Ainsi Gunderic doit avoir été maître de la milice
avant la mort d’Égidius.
Severus et Ricimer auront encore porté l’Agrippinus dont
nous allons parler, et les autres officiers romains employés dans les Gaules,
et sur lesquels ils avaient quelque crédit, à se ranger du côté des visigots.
La suite de l’histoire fait même croire que la peuplade d’alains établie sur la Loire et dont les
hostilités avaient obligé Majorien à se mettre en chemin pour revenir en deçà
des Alpes, prit aussi dans cette conjoncture le parti des visigots. Ainsi
Égidius pour opposer des alliés à ses ennemis aura recherché les autres
puissances des Gaules, et il leur aura représenté l’intérêt qu’elles avaient
d’empêcher que les visigots qui étaient déjà plus puissants qu’aucune d’elles
en particulier, ne s’agrandissent encore. Égidius né gaulois, et pour lors
l’honneur de son pays, n’aura point eu de peine à obtenir des Armoriques
qu’ils se confédérassent avec lui. La situation où était au commencement de
l’année quatre cent soixante et deux l’intérieur des Gaules, suffirait seule
donc pour faire paraître vraisemblable le plan que je donne de la ligue et de
la contre ligue qui s’y firent alors, mais j’ose dire que le peu que nous savons
concernant les évènements de la guerre dont ces associations furent suivies,
et que je rapporterai quand j’aurai raconté le rétablissement de Childéric,
persuadera que ce plan est véritable.
Comme le rétablissement de Childéric se fit au plus tard
au commencement de l’année quatre cent soixante et trois, ainsi que nous
allons le faire voir : ne peut-on point penser qu’il ait été l’un des moyens
qu’Égidius crut devoir employer pour s’assurer encore davantage des francs
saliens dans les conjonctures fâcheuses, où il se trouvait en quatre cent
soixante et deux ? Égidius en donnant les mains ou même en procurant le
rétablissement de ce prince, s’attachait un jeune homme brave, courageux, roi
d’une des plus puissantes tribus des francs, et généralement estimé dans
toute sa nation.
Grégoire de Tours immédiatement après le récit de la
destitution de Childéric qu’on a lu ci-dessus ; ajoute : il y avait déjà près de huit ans qu’Égidius régnait sur
les francs,... Voilà le récit de Grégoire de Tours qui ne contient
rien que de plausible. Il est vrai que les écrivains des siècles postérieurs
y ont ajouté plusieurs circonstances difficiles à croire. Ils disent
qu’Égidius s’opposa les armes à la main au rétablissement de Childéric, et
que ce ne fut qu’après qu’il y eut eu beaucoup de sang de versé que ce
rétablissement se fit. Il faut tomber d’accord en premier lieu que tous ces
détails paraissent être contre la vraisemblance, lorsqu’on fait attention aux
affaires qu’avait alors Égidius. Aussi je n’en crois rien, et je m’en tiens à
la narration du père de notre histoire, qui fait connaître que Childéric
remonta sur le trône sans coup férir.
Non seulement Grégoire de Tours ne dit rien de ces
prétendus combats, dont cependant il aurait dû parler s’ils eussent été
vrais, mais il dit positivement que Childéric après son rétablissement vécut
en bonne intelligence avec Égidius, et que l’un et l’autre ils gouvernèrent
de concert. Nous avons dit dans notre discours préliminaire que Frédégaire,
de qui nos autres écrivains ont copié les fautes, avait mal entendu, la
première fois qu’il avait lu Grégoire de Tours, le dix-huitième chapitre du
second livre de son histoire, et que cet abréviateur avait crû mal à propos
que Grégoire de Tours y parlât de Childéric comme d’un prince actuellement en
guerre avec les romains. Nous avons dit aussi que ce qui devait être arrivé
de là, c’est que Frédégaire, lorsqu’il s’était mis dans la suite à faire son
abrégé de Grégoire de Tours, eût, plein qu’il était de l’idée qu’il s’était
faite de Childéric, altéré plusieurs endroits de son original où il est fait
mention de Childéric ; et que cet auteur eût contre le sens clair de son
original, parlé en toute occasion de Childéric, comme d’un ennemi déclaré des
romains. Ainsi Frédégaire en abrégeant à sa manière le douzième chapitre de
l’histoire de Grégoire de Tours, aura mis dans son abrégé tout ce qu’on y lit
concernant la guerre prétendue de Childéric avec Égidius, et qui ne se trouve
pas dans le texte de Grégoire de Tours. Frédégaire n’aura pas pu concevoir
qu’Égidius eût souffert sans tirer l’épée le rétablissement de Childéric son
ennemi. On sera encore plus disposé à croire que j’ai raison, lorsqu’on aura
lu ce que je dirai à quelques pages d’ici sur le dix-huitième chapitre du
second livre de Grégoire de Tours.
Une des additions faites par Frédégaire au récit du
rétablissement de ce prince tel qu’il se lit dans Grégoire de Tours, c’est
l’histoire d’un prétendu voyage de Childéric à Constantinople, pour y
solliciter l’empereur de le rétablir, et celle du retour de Childéric dans
les Gaules sur une flotte que lui prêta Maurice qui selon notre auteur,
régnait dans ces temps-là sur le partage d’orient. Que penser de la capacité
de l’abréviateur et par conséquent des circonstances qu’il a le premier ajoutées
à la narration contenue dans l’histoire ecclésiastique des francs, quand cet
écrivain a ignoré que Maurice ne monta sur le trône de Constantinople, qu’un
siècle après la mort de Childéric ? Cette supposition n’est donc propre qu’à
montrer, qu’on ne doit aucune croyance aux circonstances que Frédégaire
ajoute au récit de Grégoire de Tours. Tout ce qu’elle peut prouver de plus,
c’est, comme nous aurons occasion de le dire encore plusieurs fois, qu’on
pensait communément dans les Gaules durant le septième siècle, et quand
l’abréviateur a écrit, que pendant le cinquième siècle les empereurs d’orient
avaient été en droit de se mêler de ce qui se passait sur le territoire de
l’empire d’occident, et qu’il était d’usage pour lors, que les puissances du
partage de Rome qui se croyaient lésées, eussent recours à la protection de
Constantinople. Notre auteur n’aurait point écrit ce fait supposé, s’il n’eût
pas été vraisemblable, suivant l’opinion générale de ses contemporains.
Quoiqu’il en soit, Grégoire de Tours n’est pas responsable
de toutes les erreurs qu’on peut avoir ajoutées à son récit de l’aventure de
Childéric. Les visions que les écrivains des siècles postérieurs ont cousues
à ce récit, n’empêchent point qu’il ne soit toujours très plausible, quand on
le lit tel qu’il est dans l’histoire de notre évêque. Ainsi de toutes les
objections qu’on a faites pour en affaiblir l’autorité, je n’en vois plus
qu’une qui mérite que j’y réponde. La voici.
Grégoire de Tours dit qu’Égidius fut assis durant huit
années sur le trône de Childéric. Cela ne saurait avoir été. Égidius était
déjà certainement maître de la milice, et Majorien était déjà reconnu dans
les Gaules, lorsque les francs mirent Égidius à la place de Childéric. Cet
auteur le dit. Or Majorien ne fut reconnu dans les Gaules qu’à la fin de
l’année quatre cent cinquante-huit. Ainsi Égidius ne peut avoir été choisi
pour roi par les sujets de Childéric qu’en l’année quatre cent
cinquante-neuf. D’un autre côté, il est certain par Grégoire de Tours, que
Childéric fut rétabli avant la mort d’Égidius, et il est constant par un
passage de la chronique d’Idace qui va être rapporté, qu’Égidius mourut dès
quatre cent soixante et quatre, et par conséquent la cinquième année après la
déposition de Childéric. Idace marque la mort d’Égidius avant celle de
l’empereur Severus, mort suivant les fastes de Cassiodore en quatre cent
soixante et cinq. Il est donc impossible qu’Égidius ait régné sur les sujets
de Childéric, huit ans révolus, ni même huit ans commencés : et l’erreur où Grégoire
de Tours tombe sur ce point-là, fait douter de toute son histoire du
détrônement et du rétablissement du roi des saliens.
Je tombe d’accord de tous ces faits qui se prouvent très
clairement par des témoignages incontestables, et que j’ai déjà rapportés, ou
que je rapporterai dans la suite. Aussi ma réponse sera-t-elle de dire qu’il
y a une faute dans le texte de Grégoire de Tours, et qu’au lieu d’y lire, la
huitième année qu’Égidius régnait sur les francs, il faut y lire, la
quatrième année qu’Égidius régnait sur les francs.
De quelle raison vous appuyez-vous, me dira-t-on, pour
faire une correction qui n’est pas fondée sur aucun manuscrit. Ils portent
tous la même leçon : qui cum octavo anno, etc. je m’appuie, répliquerai-je, sur trois
raisons. La première est la nécessité de concilier Grégoire de Tours avec
lui-même et avec Idace, ce qui ne peut se faire autrement. On vient de le
voir. La seconde raison, est la facilité avec laquelle la faute, dont il
s’agit, se sera glissée dans le texte de l’historien des francs. Enfin la
troisième, c’est qu’il se trouve dans l’histoire de Grégoire de Tours
d’autres dates qui de l’aveu des savants ont été corrompues. Nous n’accusons
ses copistes, que d’un délit, dont pour ainsi dire, ils ont été déjà
plusieurs fois convaincus juridiquement.
On sait que dans plusieurs manuscrits anciens de Grégoire
de Tours les nombres sont écrits en chiffres romains. Cet évêque avait donc
pu mettre : qui cum iiii anno, et un copiste aura changé le premier i
en un v qui vaut cinq, ce qui aura fait viii anno, qu’on
lit aujourd’hui dans les manuscrits, et même dans les ouvrages des auteurs
anciens qui ont suivi notre historien. J’avoue que ma seconde raison ne
serait pas d’un bien grand poids, sans la troisième et si les savants ne
convenaient point unanimement que les copistes ont réellement altéré
quelquefois les chiffres dont Grégoire de Tours s’était servi pour marquer le
nombre des années. Je pourrais citer beaucoup d’exemples de ces altérations
reconnues de tout le monde, mais je me contenterai d’en alléguer deux.
Il est dit dans le second livre de l’histoire de Grégoire
de Tours, qu’Euric roi des visigots, qui mourut vers l’année quatre cent
quatre-vingt-quatre, était décédé la vingt-septième année de son règne.
Cependant il est certain qu’Euric n’a jamais régné qu’environ dix-sept ans.
Il succéda à son frère Théodoric II comme nous le verrons, vers quatre cent
quatre-vingt-quatre. D’ailleurs Isidore de Séville dit positivement qu’Euric
régna dix-sept ans ; et Jornandés qui fait régner ce prince quelques mois de
plus, dit en comptant par années courantes, qu’Euric mourut la dix-neuvième
année de son règne. Il faut donc absolument que quelque copiste ait changé xvii
en xxvii par l’insertion d’un x et il faut encore que cette
faute ait été faite peu de temps après Grégoire de Tours, puisqu’elle se
trouve dans tous les manuscrits. Il y a même eu, suivant l’apparence, plus
d’un chiffre numéral d’altéré dans le chapitre de Grégoire de Tours, où il
est parlé de la mort d’Euric.
Nous lisons encore dans un autre chapitre du même livre de
l’histoire de Grégoire de Tours, que Clovis mort certainement en cinq cent
onze, décéda la onzième année de l’épiscopat de Licinius, évêque de Tours.
Cependant, comme le remarque très bien Dom Ruinart, il est impossible que
l’année de Jésus-Christ cinq cent onze fut la onzième année de l’épiscopat de
Licinius. Il faudrait pour cela que Licinius eut été élu en l’année cinq
cent. Or cela ne saurait avoir été suivant la chronologie des évêques de
Tours que notre historien donne lui-même dans son dixième livre. D’ailleurs,
il est constant par les actes du concile d’Agde que Verus le prédécesseur de
Licinius sur le siége de Tours, remplissait encore ce siège en cinq cent six.
Le diacre Léon souscrivit au nom de Verus les actes de ce concile tenu dans
Agde cette année-là. La leçon de ce passage qui est la même dans tous les
manuscrits est donc certainement vicieuse, d’autant plus que nous verrons en
parlant de l’entrée de Clovis dans la ville de Tours, que Licinius ne fut
fait évêque de cette ville là, qu’en cinq cent neuf. Ainsi la faute qui est
constante, consiste probablement dans la substitution d’un x à la
place de deux II. On aura fait de cette manière du nombre trois le
nombre xi. Si l’on n’a point fait ces fautes, on en aura fait d’autres
équivalentes. Le même copiste qui a par mégarde altéré le texte du chapitre
vingtième et du chapitre quarante-troisième du second livre de l’histoire de
Grégoire de Tours, peut bien avoir interpolé aussi le douzième chapitre de ce
même livre, en y formant un v pour un i et les mêmes raisons qui
ont fait passer dans tous les manuscrits les deux premières fautes, y auront
fait passer encore la dernière, celle qui concerne le nombre des années que
dura l’exil de Childéric.
Quelques critiques voudraient justifier Grégoire de Tours
sur les huit années de règne que son texte donne à Égidius, en supposant
qu’Égidius ne fut mort que longtemps après l’année quatre cent soixante et
quatre. Leur opinion me paraît insoutenable, parce qu’elle suppose qu’Idace
se soit trompé sur la date de la mort d’Égidius qu’il place avant celle de
Severus arrivée en 465. N’est-il pas plus raisonnable de supposer que les
copistes de Grégoire de Tours ont fait ici la même faute qu’ils ont fait
certainement en d’autres endroits, qu’il ne l’est de croire qu’Idace auteur
contemporain se soit trompé en plaçant dans sa chronique la mort d’un homme
tel qu’Égidius, avant la mort de l’empereur Severus, au lieu de le placer
après la mort de ce prince. Cette supposition n’éclaircit la difficulté
qu’aux dépens de la réputation d’Idace, et la mienne l’éclaircit aux dépens
de la réputation des copistes de Grégoire de Tours. D’autres critiques ont
voulu que Childéric fut monté sur le trône beaucoup plutôt que l’année quatre
cent cinquante-six et vers l’année quatre cent quarante-neuf, de manière
qu’il aurait pu être déposé dès l’année quatre cent cinquante-deux, et
rétabli dès l’année quatre cent soixante après un exil de huit ans durant
lequel Égidius aurait régné sur les saliens. Mais cette supposition est
démentie par l’auteur des gestes dont nous avons rapporté le texte en parlant
de l’avènement de Childéric au trône. Suivant cet auteur, Childéric n’a pas
pu commencer à régner avant l’année quatre cent cinquante-sept, puisqu’il
comptait encore la vingt-quatrième année de son règne, lorsqu’il mourut en
quatre cent quatre-vingt-un.
CHAPITRE 7
Guerre entre Égidius et les Visigots qui s’emparent de Narbonne. Égidius
défend Arles contre eux. Les ripuaires prennent Trèves et Cologne.
C’est à Idace que nous avons l’obligation de ce que nous
savons sur les évènements particuliers de la guerre qui commença dans les
Gaules l’année quatre cent soixante et un, entre le parti qu’y avait Égidius,
et le parti de Severus dont étaient les visigots. Priscus Rhétor, comme on
vient de le voir, nous apprend bien la déclaration de cette guerre ; mais il
ne parle de ses succès qu’en termes très généraux : et sans la narration
d’Idace, je crois que nous aurions trop de peine à entendre les passages des
auteurs du cinquième et du sixième siècle, où il est parlé de ces succès.
Cet écrivain ayant raconté le meurtre de Majorien et la
proclamation de Severus qui donnèrent lieu à la guerre dont nous parlons, il
dit que Théodoric fit destituer Népotianus, et qu’il mit Arborius en la place
de cet officier. Nous avons déjà fait mention de ce Népotianus, et nous avons
vu qu’il fallait probablement qu’il eût été nommé par Avitus maître de la
milice dans le département des Gaules, et qu’il fallait de même qu’après que
Majorien le successeur d’Avitus, eut conféré cette dignité à Égidius,
Népotianus n’eût pas laissé de continuer à servir en Espagne comme maître de
la milice romaine. Il en exerçait les fonctions dans l’armée de Théodoric,
qui pour lors y faisait la guerre, au nom et sous les auspices de l’empire.
Dès le commencement de cet ouvrage on a lu que l’Espagne était comprise dans
le commandement du maître de la milice dans le département de la préfecture
du prétoire des Gaules, et peut-être pour accorder Népotianus pourvu par
Avitus avec Égidius pourvu par Majorien, avait-on dans ces temps difficiles,
et où l’exécution d’un ordre de l’empereur faite à contretemps, pouvait
allumer une guerre civile, partagé entre les deux maîtres de la milice ce
département. Le style d’Idace rend notre conjecture très vraisemblable. Cet
auteur ne donne jamais à Égidius le titre de maître de la milice, mais
seulement le titre de comte.
Il ne qualifie point Égidius autrement, et cela en parlant
d’évènements arrivés quand Égidius était déjà maître de la milice depuis
longtemps. Je rapporterai à quelques pages d’ici les passages d’Idace qui
font foi de ce que j’avance. Mais la dignité de maître de la milice ayant été
partagée en deux, Égidius n’exerçait pas en Espagne l’emploi de maître de la
milice, et c’était dans cette province qu’Idace avait son évêché et qu’il
écrivait. Ce fut Népotianus et dans la suite ce fut son successeur Arborius
qui pour lors exercèrent dans cette grande province l’emploi de maître de la
milice. Aussi avons-nous vu qu’Idace donnait encore à Népotianus le titre de
maître de la milice, dans un temps postérieur à la conclusion de la paix
entre Majorien et les visigots et par conséquent quand il y avait déjà plus
d’un an qu’Égidius avait été fait maître de la milice par Majorien, puisque
Égidius l’était déjà quand ce prince vint à Lyon. Théodoric aura cru dans la
suite qu’il ne pouvait plus, dès qu’il avait la guerre contre les romains des
Gaules, compter sur Népotianus créature d’Avitus, et il l’aura fait déposer
par Severus, qui aura encore sur la recommandation de Théodoric, nommé
Arborius à la place vacante. Nous parlerons dans la suite d’Arborius. Quant à
Népotianus je ne sais de lui que ce que j’en ai dit, quoique cependant il dût
être un homme de grande considération par lui-même, puisque le temps de sa
mort arrivée après sa destitution et vers quatre cent soixante et trois, se
trouve marquée comme un événement mémorable, dans la chronique d’Idace, toute
succincte qu’elle est.
Une guerre qui se faisait dans un pays tel que les Gaules,
entre des peuples aussi belliqueux que ceux qui venaient de prendre les armes
les uns contre les autres, a dû être féconde en grands évènements dès la
première campagne. Cependant de tous ceux qui ont dû arriver, en quatre cent
soixante et deux, nous ne connaissons que le siège d’Arles et la prise de
Narbonne par les visigots. On a déjà dit plus d’une fois d’où procédait notre
ignorance sur ces matières-là.
En parlant du siège mis devant Arles par le roi Théodoric
I j’ai tâché d’expliquer de quelle importance il était pour les romains de
conserver cette place alors la capitale des Gaules, et qui rendait maître
d’un pont construit sur le bas-Rhône. Nous avons dit aussi de quelle
importance il était pour les visigots de la prendre. Ainsi l’on peut croire
que le premier projet que fit Théodoric II dès qu’il se vit en guerre avec
les romains des Gaules, fut celui de s’emparer de cette ville, et que le soin
le plus pressant qu’eut Égidius fut celui de la bien garder. En effet, il s’y
jeta lui-même, apparemment faute de pouvoir faire mieux. Tout ce que nous
savons concernant le siège que les visigots mirent alors devant Arles, c’est
qu’ils furent obligés à le lever, sans qu’il y eût en campagne, aucune armée
qui fût en état de secourir la place, mais uniquement parce que la brave
résistance des assiégés avait rebuté les assiégeants. Égidius, dit Grégoire de Tours, se
trouvant enfermé dans une place... Il est vrai que Grégoire de Tours
ne dit point le nom de la ville dans laquelle Égidius avait été assiégé, mais
Paulin de Périgueux qui raconte aussi la délivrance miraculeuse d’Égidius
assiégé dans une place entourée de lignes de circonvallation, qu’il n’était
pas possible de forcer, désigne si bien Arles en racontant cet évènement,
qu’on ne saurait douter qu’elle ne soit la ville dont il s’agit, et que les
ennemis qui l’attaquaient ne fussent les visigots. Il n’y avait qu’eux alors
qui fussent à portée de mettre le siège devant Arles. " c’est ainsi, dit
Paulin après avoir raconté les mêmes choses... " quand nous en serons au
siège mis par les francs devant Arles en l’année cinq cent huit, nous
rapporterons la description que Cassiodore fait du pont qu’elle avait sur le
Rhône, et à l’aide duquel quatre rives communiquaient ensemble, parce que ce
pont servait à passer les deux bras dans lesquels le Rhône se partage auprès
d’Arles.
Comme Grégoire de Tours et Paulin ne donnent point la date
du siège qu’Égidius soutint dans Arles, il nous reste encore à exposer les
raisons qui autorisent à le placer dans l’année quatre cent soixante et deux.
Les voici. Il est certain qu’en l’année quatre cent cinquante-cinq, les
visigots n’avaient encore depuis leur rétablissement dans les Gaules, assiégé
la ville d’Arles qu’une seule fois, ce qui arriva dans l’année quatre cent
vingt-cinq. Les fastes et la chronique de Prosper ne finissent qu’à l’année
quatre cent cinquante-cinq, et cependant ces deux ouvrages ne font mention
que d’un seul siège d’Arles par les visigots, celui qu’ils mirent devant
cette ville en quatre cent vingt-cinq, celui qu’Aetius fit lever, et dont nous
avons parlé ci-dessus. Si les visigots eussent assiégé Arles une autre fois
dans le temps qui s’est écoulé depuis l’année quatre cent vingt-cinq,
jusqu’en quatre cent cinquante-cinq, Prosper aurait fait mention de cet autre
siège, lui qui résidait dans un lieu assez voisin d’Arles. Or le siège mis
devant Arles par les visigots en quatre cent vingt-cinq, ne saurait être le
siège dont parlent Paulin de Périgueux et Grégoire de Tours dans les passages
qui viennent d’être rapportés. En premier lieu, ces auteurs supposent que la
défense de la ville assiégée roulât principalement sur Égidius, et
probablement ce romain était encore trop jeune en quatre cent vingt-cinq pour
qu’on lui eût confié le gouvernement d’une place d’une aussi grande
importance. Il parait qu’Égidius était du même âge que Majorien dont il avait
été compagnon d’armes, et nous avons vu que Majorien était encore un
jeune homme en quatre cent cinquante-huit. En second lieu, et ceci parait
décisif, le siége mis devant Arles par les visigots en quatre cent vingt-cinq
ne fut pas levé miraculeusement. Comme on l’a vu, ce fut Aetius qui à la tête
d’une puissante armée le fit lever, et battit même les assiégeants.
Dès que le second siège d’Arles par les visigots ne s’est
fait qu’après l’année quatre cent cinquante-cinq, et que d’un autre côté il
s’est fait du vivant d’Égidius, mort en quatre cent soixante et quatre, il ne
saurait s’être fait qu’en quatre cent cinquante-huit, ou bien après quatre
cent soixante et un. Depuis la mort de Valentinien III arrivée en quatre cent
cinquante-cinq, où finissent les fastes de Prosper, jusqu’à la proclamation
de Majorien arrivée en quatre cent cinquante-sept, les visigots vécurent en
bonne intelligence avec l’empire. Ce ne fut que cette année-là qu’ils
rompirent avec l’empire, et encore demeurèrent-ils amis de ceux des romains
des Gaules qui ne voulaient point reconnaître Majorien. Ainsi les visigots ne
sauraient avoir fait avant quatre cent cinquante-huit le second siège
d’Arles. D’ailleurs, s’ils eussent fait ce siège alors, ce n’aurait pas été
Égidius qui aurait défendu la place. Il était avec Majorien en Italie, et
comme nous l’avons vu, il ne vint dans les Gaules qu’avec l’armée que cet
empereur y amena en quatre cent cinquante-huit. D’un autre côté si les visigots
eussent osé tenter le siège d’Arles dans le temps qui s’est écoulé entre
l’année quatre cent cinquante-huit et la mort de Majorien, certainement celui
qui aurait défendu la place n’aurait pas été privé de l’espérance d’être
secouru, ni réduit à n’attendre sa délivrance que d’un miracle. Telle fut
cependant la destinée d’Égidius, lorsqu’il soutint le siège dont nous
parlons. Enfin la paix entre les visigots et Majorien laquelle dura jusque à
sa mort, fut faite au plus tard en quatre cent cinquante-neuf. Ainsi je
conclus de tout ce qui vient d’être exposé, que notre siège a dû se faire
après la nouvelle rupture entre les romains des Gaules et les visigots, à
laquelle le meurtre de Majorien et la proclamation de Severus donnèrent lieu
en quatre cent soixante et un. Je ne place point le siège d’Arles dans cette
année-là, parce qu’il ne parait point vraisemblable que les visigots aient
aussitôt après la rupture, fait une entreprise qui demandait de grands
préparatifs, et comme le sujet de la guerre fut un évènement inattendu, on
n’avait pas prévu la rupture longtemps avant qu’elle se fît. Si je place le
siège en quatre cent soixante et deux plutôt que l’année suivante, c’est
parce qu’en quatre cent soixante et trois Égidius se tint apparemment sur la Loire, où fut le fort de
la guerre cette année-là, comme on le verra dans la suite.
C’est Idace qui nous apprend le second de ceux des
évènements de la campagne de quatre cent soixante et deux, dont nous ayons
connaissance : Agrippinus, dit-il, lui qui était né dans les Gaules... Agrippinus
avait sujet de haïr Égidius, et de craindre que ce général prévenu de longue
main contre lui, ne lui fît un mauvais parti. Exposons ce qu’on sait à ce
sujet.
Un des plus illustres cénobites qui vivaient dans ce
temps-là, et l’un des plus respectés par les romains et par les barbares,
était saint Lupicinus. Il s’était retiré dans les solitudes du mont Jura, où
il fonda plusieurs monastères, et entre autres celui qui présentement est
connu sous le nom de l’abbaye de s Claude. Nous avons deux anciennes vies de
ce saint, dont la première est écrite par un religieux son contemporain, et
la seconde par Grégoire de Tours. C’est la première qui nous instruit du
sujet qu’avait Agrippinus de haïr Égidius et de le craindre. On y lit
donc : Égidius lorsque déjà il était maître de
la milice,... La trahison que commit quelque temps après Agrippinus en
livrant Narbonne aux visigots, montra bien qu’Égidius n’avait point été un
calomniateur.
Il est vrai que l’auteur de la vie de Lupicinus que nous
venons d’extraire, ne dit point positivement que l’empereur dont il entend
parler fut Majorien ; mais les circonstances de son récit le disent
suffisamment. Suivant cet écrivain, Égidius était déjà maître de la milice,
lorsqu’il abusa du crédit qu’il avait sur l’esprit de l’empereur pour perdre
Agrippinus. Or nous avons vu que ce fut Majorien qui fit Égidius maître de la
milice. Égidius d’un autre côté ne saurait avoir accusé Agrippinus devant
Severus le successeur de Majorien, puisque Égidius ne reconnut jamais Severus
pour son empereur. Ainsi comme Égidius mourut sous le règne de Severus, il
faut absolument que l’empereur devant qui Égidius étant déjà maître de la
milice, accusa Agrippinus, ait été Majorien.
Nous avons déjà observé en parlant de l’occupation de
Narbonne par les visigots sous l’empire d’Honorius, de quelle importance leur
était cette ville, située de manière qu’elle donnait entrée au milieu de
leurs quartiers, et qui dans ces temps-là avait un port capable de recevoir
toutes les espèces de bâtiments qui naviguaient ordinairement sur la Méditerranée. Tant
qu’une pareille place d’armes demeurait au pouvoir des romains, la possession
où les visigots étaient de la première Narbonnaise et des contrées
adjacentes, ne pouvait être qu’une possession précaire. Aussi avons-nous vu
que dès qu’Honorius leur eut assigné des quartiers dans les Gaules ils
voulurent se rendre maîtres de Narbonne et qu’ils la surprirent dans le temps
que ses citoyens faisaient leurs vendanges. Nous avons vu aussi qu’ils
l’évacuèrent lorsqu’en conséquence d’un nouvel accord qu’ils firent avec
Honorius, ils passèrent en Espagne. On l’avait exceptée sans doute, des
villes dont on les remit en possession lorsqu’ils revinrent de l’Espagne en
quatre cent dix-neuf, pour reprendre leurs anciens quartiers dans les Gaules.
Nous placerons sous cette année quatre cent soixante et
deux la prise de Cologne et le sac de Trèves par les francs ripuaires,
d’autant que l’auteur des gestes des francs qui nous apprend ces
évènements, les rapporte immédiatement après avoir raconté à sa mode, le
rétablissement de Childéric. D’ailleurs l’on voit par la part que notre
auteur donne à Égidius dans ces évènements, qu’il fallait qu’Égidius fût
encore vivant quand ils arrivèrent. Ils étaient d’une si grande importance
qu’il est bien mal aisé de croire qu’on eût oublié dans les Gaules deux cent
ans après, qui était le général, lequel commandait en chef dans ce pays-là,
lorsqu’il essuya une pareille révolution.
L’auteur des gestes dit donc : en
ce temps-là les francs se rendirent maîtres de la colonie d’Agrippine...
On ne saurait douter que ce ne soit ceux des francs qu’on appelait les
ripuaires qui aient fait ces deux expéditions. Nous avons vu que dès le temps
de la venue d’Attila dans les Gaules, la tribu des ripuaires occupait déjà le
pays qui lui avait donné le nom qu’elle portait, je veux dire le pays qui est
entre le Bas-Rhin et la
Meuse. Ils n’en avaient point été chassés depuis ce
temps-là, et nous verrons même dans l’histoire de Clovis, que Sigebert qui
dans le temps où Clovis régnait sur les saliens, régnait de son côté sur les
ripuaires, était maître de la ville de Cologne quand il mourut. Si les
ripuaires n’étaient pas encore entrés dans Cologne et dans Trèves en quatre
cent soixante et deux, quoiqu’il y eût déjà plus de douze ans qu’ils fussent
cantonnés sur le territoire de ces deux villes, c’était par la même raison
qui avait été cause que les visigots n’étaient entrés que cette année-là dans
la ville de Narbonne, quoique depuis l’année quatre cent dix-neuf ils eussent
eu continuellement des quartiers dans les environs de la place.
Comme Trèves était la capitale de la province qui se
nommait la première Belgique, et Cologne la capitale de la province qui se
nommait la seconde Germanique, l’empire aura toujours excepté ces deux
métropoles de toutes les concessions qu’il aura pu faire aux ripuaires, et il
aura veillé avec tant de soin à les garder, qu’il les conservait encore
l’année quatre cent soixante et deux, et quand l’état déplorable où ses
affaires étaient alors réduites, les lui fit perdre.
Nous avons exposé dès le second livre de cet ouvrage, que
l’empereur lorsqu’il assignait dans quelque province de la monarchie romaine
des quartiers aux barbares qui s’appelaient les confédérés, prétendait
ne leur en point céder la souveraineté, et le meilleur moyen d’empêcher
qu’ils ne se l’arrogeassent, c’était d’excepter de la concession les villes
principales, et de les garder si bien, qu’il ne leur fût pas possible de s’en
saisir. Comment finit la guerre que les ripuaires firent aux romains vers
quatre cent soixante et trois ? Les historiens qui nous restent ne le disent
point. Autant qu’on le peut conjecturer en réfléchissant sur l’état où les
Gaules étaient alors et sur l’histoire des temps postérieurs, cette guerre
aura été terminée de la manière dont se terminaient les démêles que les
romains avaient alors si souvent avec leurs confédérés. D’un côté les romains
auront laissé aux ripuaires ce qu’ils venaient d’envahir, et de l’autre les
ripuaires auront promis de ne plus commettre aucune hostilité, et de donner
du secours aux romains des Gaules contre leurs ennemis. En conséquence de cet
accord les ripuaires auront fourni un corps de troupes auxiliaires pour
renforcer l’armée d’Égidius.
CHAPITRE 8
État des Gaules. Campagne de quatre cent soixante et trois. Childéric se
trouve à la bataille donnée auprès d’Orléans entre les romains et les
visigots. Première expédition d’Audoagrius roi des saxons sur les bords de la Loire. Mort
d’Égidius.
Égidius tout grand capitaine qu’il pouvait être, aurait
succombé cette campagne-là, si Severus et Ricimer eussent passé les Alpes
pour se joindre dans les Gaules aux autres ennemis que notre général y eut à
combattre. Mais les descentes que les vandales d’Afrique faisaient
journellement en Italie, y retinrent cet empereur et son ministre. Ils
n’avaient point encore fait la paix avec ces barbares.
Je supplie ici le lecteur de vouloir bien, pour se faire
une idée plus nette des évènements dont je vais parler, se souvenir de l’état
où les Gaules furent mises par la pacification qui s’y fit quand Attila se
disposait à les envahir. La confédération, ou si l’on veut, la république des
Armoriques tenait tout ce qui est entre l’océan, le Loir et la Seine. La langue de
terre qui est entre le Loir et la
Loire était tenue par les officiers du prince, qui par-là
étaient maîtres du cours de la
Loire jusqu’à la hauteur d’Angers seulement : car, comme
nous le verrons, Nantes était encore sous le règne de Clovis, au pouvoir des
Armoriques. Nous avons observé plusieurs fois qu’Aëtius avait établi dans les
environs d’Orléans une peuplade d’alains, et nous venons de voir que lorsque
Majorien fut tué, cet empereur était en marche pour se rendre dans les Gaules
afin de les punir des hostilités qu’ils y avaient commises depuis peu. Les
visigots occupaient la plus grande partie de la seconde Aquitaine, la Novempopulanie et
la première des Narbonnaises, mais comme on le verra par plusieurs évènements
que nous rapporterons dans la suite, ils ne tenaient point alors la première
Aquitaine. Du moins ils n’étaient point maîtres du Berri et de l’Auvergne.
Ces deux cités, étaient encore certainement en ce temps-là au pouvoir des
officiers de l’empire.
L’autorité de ces officiers était aussi reconnue dans les
autres provinces de la Gaule
à l’exception toutefois, de la partie qu’en tenaient les francs, les bourguignons
et les allemands. Il serait inutile de rappeler ici ce que nous avons déjà
dit concernant les lieux où ces barbares étaient cantonnés.
Tel était l’état des Gaules lorsqu’en quatre cent soixante
et trois l’armée des visigots commandée par Frédéric fils du roi Théodoric
premier, et frère du roi Théodoric second actuellement régnant, s’avança
jusque sous Orléans, laissant derrière elle, le Berri et d’autres pays
ennemis. Cette marche hardie montre bien que les visigots avaient des amis
sur la Loire,
et ces amis ne pouvaient être que la peuplade d’alains établie dans ces
quartiers. Elle devait se déclarer naturellement contre Égidius qui faisait
profession d’être toujours l’ami et même de vouloir être le vengeur de
Majorien, mort quand il était prêt de passer les Alpes pour venir la
détruire. Ainsi nos alains auront joint l’armée des visigots lorsqu’elle se
fut avancée jusque dans l’Orléanais, où étaient leurs quartiers. Probablement
c’est de ces alains qu’Idace dit dans un passage qui va bientôt être rapporté
: que ceux qui avaient joint l’armée de Frédéric, furent défaits avec
elle. Audoagrius ou Adoacrius roi des saxons devait tandis que les
visigots attaqueraient Orléans, remonter la Loire sur sa flotte qui était formidable, et
venir après avoir débarqué au-dessous du pont de Cé, prendre la ville
d’Angers. Quel parti les visigots avaient-ils fait à Audoagrius ? Je l’ignore
: mais, comme il agissait contre le même ennemi qu’eux et dans le même temps
qu’eux, je puis supposer qu’ils agissaient de concert, et la suite de
l’histoire est très favorable à cette supposition. Il est sensible que le
projet des visigots était de se rendre maîtres du cours de la Loire et de séparer ainsi
en deux, les provinces obéissantes. Si après cela, Égidius se retirait dans
la partie de ces provinces qui était entre la Loire, la Somme et le Rhin, on lui
enlevait aisément la partie qui était entre la Loire et la Méditerranée. S’il se retirait dans la première
Lyonnaise, il abandonnait les Armoriques, et on les obligeait eux et les habitants
des provinces obéissantes qui étaient au nord de la Loire, à se soumettre à
l’empereur de Ricimer, à Severus dont les visigots se disaient apparemment,
les troupes auxiliaires.
Le projet des visigots fut déconcerté par la bataille
qu’Égidius et Childéric gagnèrent contre eux et qui se donna entre la Loire et le Loiret en
quatre cent soixante et trois.
On ne saurait douter que nos deux chroniqueurs ne parlent
ici du même évènement. Le même prince ne saurait être tué dans deux actions
différentes. Si Marius appelle roi, le Frédéric qui commandait l’armée des
visigots et qu’Idace ne qualifie que de frère de roi, c’est, comme nous le
dirons plus au long ailleurs, que l’usage commun était alors de donner le
titre de roi aux enfants des rois. Nous verrons même qu’en France où la
couronne ne tombait point en quenouille, on donnait le nom de reines aux
filles de nos rois, parce qu’elles étaient leurs filles. C’est ce que
Monsieur De Valois a très bien éclairci et ce que personne n’ignore. On ne
sera pas non plus surpris de voir qu’Idace mette dans le commandement
Armorique le petit espace de terrain qui est entre la Loire et le Loiret, dès
qu’on se rappellera ce que nous avons dit dans notre premier livre sur
l’étendue de ce commandement qui renfermait la quatrième Lyonnaise ou la
province Sénonaise dont était Orléans.
Aucun des deux auteurs qui viennent d’être cités ne dit
pas, il est vrai, que Childéric était avec Égidius lorsque ce dernier gagna
la bataille où Frédéric fut tué, mais on peut montrer par le témoignage de
Grégoire de Tours, que ce roi des francs s’y trouva en personne ; n’est-ce
pas de cette bataille-là qu’il convient d’entendre ce que dit notre auteur
quand il écrit : pour reprendre le fil de
l’histoire, Childéric combattit dans les actions de guerre dont l’Orléanais
fut le théâtre. Ceci, je le sais bien, veut être discuté plus au long.
Déduisons donc nos preuves.
Grégoire de Tours après avoir raconté à la fin du douzième
chapitre du second livre de son histoire, le rétablissement de Childéric,
laisse ce prince pour un temps et il emploie les cinq chapitres qui suivent
immédiatement le douzième, au récit de plusieurs actions édifiantes et de
quelques autres évènements qui sont plutôt de l’histoire ecclésiastique que
de l’histoire profane. Ce n’est donc qu’au commencement du dix-huitième
chapitre que Grégoire de Tours reprend l’histoire de Childéric, et il la
reprend encore à la manière dont notre discours préliminaire dit que cet
historien en usait dans la narration des évènements arrivés avant le baptême
de Clovis, c’est-à-dire, en citant plutôt ces évènements, qu’en les racontant
avec quelques détails. Voici le commencement de ce dix-huitième
chapitre : Pour reprendre le fil de l’histoire,...
Nous rapporterons dans la suite le reste de ce passage. Expliquons ce qui
vient d’en être traduit.
Il est rendu certain par ce qu’on vient de lire, que les
combats donnés auprès d’Orléans et la descente d’Audoagrius en Anjou sont des
évènements arrivés entre le rétablissement de Childéric et la mort d’Égidius,
c’est-à-dire, entre l’année quatre cent soixante et deux et l’année quatre
cent soixante et quatre, qui, comme on va le voir, est suivant Idace, l’année
où mourut Égidius. D’un autre côté il est constant par la chronique d’Idace
et par les fastes de Marius Aventicensis que ce fut en quatre cent soixante
et trois qu’Égidius gagna aux portes d’Orléans la bataille où les visigots et
ceux qui les avaient joints, c’est-à-dire, les alains établis sur la Loire, furent défaits à
plate couture. Ainsi le temps et le lieu où se donna cette bataille font
croire que c’est d’elle dont Grégoire de Tours entend parler, lorsqu’il écrit : pour reprendre le fil de l’histoire, Childéric se trouva
aux combats donnés dans l’Orléanais.
Il est donc sensible par le récit d’Idace, par celui de
Marius comme par celui de Grégoire de Tours confrontés ensemble et éclaircis
l’un par l’autre ; que Frédéric s’était avancé jusque dans les quartiers des
alains ; qu’il y avait été joint par ces barbares, et qu’il prétendait se
rendre maître d’Orléans à la faveur de la diversion que les saxons devaient
faire, mais que son armée après plusieurs rencontres, fut enfin taillée en
pièces par Égidius et par Childéric, dans une bataille rangée. Les visigots
auront ensuite regagné leurs quartiers le mieux qu’ils auront pu, et les
alains auront été désarmés et dispersés. On aura voulu détruire entièrement
cette colonie, qui depuis cinquante ans qu’elle avait été établie par Aetius
dans le centre des Gaules, n’avait point cessé d’y commettre des violences,
et qui par ses intelligences avec les étrangers, les avait mises plus d’une
fois dans un danger éminent. On aura donc pour l’extirper, transplanté nos
alains dans les provinces obéissantes, et dans les provinces confédérées, et
l’on les y aura si bien éparpillés, s’il est permis d’user ici de ce
mot, qu’il leur était impossible de commencer à s’attrouper en aucun endroit,
sans y être aussitôt enveloppés. Voilà peut-être, pourquoi le nom propre d’Alain,
est encore aujourd’hui si commun dans le duché de Bretagne, qui dans les
temps dont il est ici question, était un des pays compris dans la
confédération Armorique. Comme cette portion du commandement maritime n’avait
point essuyé depuis longtemps les malheurs de la guerre, elle devait être
très peuplée et l’on y aura relégué à proportion un plus grand nombre
d’alains que dans les autres contrées, parce qu’il y était plus aisé qu’il ne
l’était ailleurs, de les réduire à vivre en paix dans les lieux où ils
seraient distribués. Ceux qui avaient été pris les armes à la main, y furent
envoyés comme captifs, et ceux qui s’étaient rendus, comme exilés.
L’observation que nous allons faire, fortifiera encore
notre conjecture. Paulin de Périgueux comme on l’a déjà lu dans le chapitre
douzième du second livre de cet ouvrage, écrivit son poème sur les miracles
opérés par l’intercession de saint Martin, sous le pontificat de Perpetuus
fait évêque de Tours vers l’année quatre cent soixante et deux, mais qui ne
mourut que vers quatre cent quatre-vingt-onze. Notre poète dédie son ouvrage
à ce grand prélat, connu aujourd’hui en Touraine sous le nom de saint
Perpète. Ainsi les apparences sont que ce n’aura été qu’après l’année
quatre cent soixante et trois, où nous en sommes, que Paulin aura composé le
poème dont nous parlons. Or Paulin en faisant mention des maux que les alains
avaient faits au pays, en parle comme d’un mal passé : dans le temps où les Gaules avaient tant à souffrir des
huns qui servaient l’empire en qualité de ses confédérés. Voilà
comment il s’explique dans des vers que nous avons rapportés. Ce qui est
encore certain c’est qu’il n’est plus fait aucune mention des alains de la Loire, dans l’histoire des
temps postérieurs à l’année quatre cent soixante et trois.
Les romains et les francs eussent aussi chassé pour lors
Audoagrius de l’Anjou, en le forçant l’épée à la main à se rembarquer comme
nous verrons qu’ils l’y forcèrent dix ans après, si la mort d’Égidius ne les
en eût point empêchés ; mais cette mort qui devait apporter un grand
changement dans la Gaule,
les réduisit à capituler avec ce roi des saxons. Ils lui accordèrent donc une
forte contribution afin de l’engager à reprendre la route de son pays ; et
pour sûreté du payement de la somme convenue, ils lui donnèrent des otages
qu’il emmena sur ses vaisseaux. Notre histoire contient trente exemples de
semblables compositions, conclues entre les pirates du nord et différentes
contrées des Gaules où ils avaient fait des descentes.
Comme la nécessité d’expliquer la narration de Grégoire de
Tours m’a contraint à parler d’avance de la mort d’Égidius et de la retraite
des saxons, deux évènements qui appartiennent à la fin de l’année quatre cent
soixante et quatre dans laquelle je n’étais point encore entré ; j’avertis
pour plus de clarté que je vais remonter au commencement de cette année
quatre cent soixante et quatre. Je dirai donc en reprenant l’ordre
chronologique, qu’Égidius voyant que Ricimer lui avait mis les saxons sur les
bras, résolut de se liguer de son côté avec les vandales d’Afrique et de les
engager à concerter avec lui quelque entreprise capable d’opérer une
puissante diversion en faveur des Gaules. On peut bien croire qu’un citoyen
aussi vertueux que les auteurs contemporains d’Égidius disent qu’il l’était,
n’aurait pas recherché l’alliance des plus dangereux ennemis de l’empire, si
Ricimer et les visigots ne l’eussent point réduit dans une situation pareille
à celle où était Français Premier lorsqu’il fit venir à son secours la flotte
du sultan des turcs.
Tout mal instruits que nous sommes des évènements du règne
de Severus, nous ne laissons pas de savoir qu’Égidius avait encore un autre
motif de prendre des liaisons avec les vandales d’Afrique. Théodoric Second,
l’ami de Ricimer, négociait alors en son nom et au nom de Severus, un traité
de paix avec les suèves qui s’étaient emparés d’une partie de l’Espagne et
contre qui le roi des visigots faisait actuellement la guerre au nom et sous
les auspices de l’empire. Arborius reconnu pour maître de la milice des
Gaules par tous les partisans de Severus entrait même dans la négociation.
Ainsi Égidius ne pouvait pas douter que ses ennemis ne voulussent, en faisant
la paix avec les suèves, se mettre en état de pouvoir rappeler dans les
Gaules une partie des troupes qu’ils avaient en Espagne, afin de lui faire la
guerre avec plus de vigueur. Rien n’est plus autorisé par la loi naturelle,
que d’opposer des alliés à des ennemis.
Égidius envoya donc des personnes de confiance à Carthage
pour y traiter avec Genséric. Voici ce que dit Idace à ce sujet : au mois de mai de la troisième année du règne de Severus,...
Égidius en faisant aller ses envoyés par la mer océane, ne leur faisait point
prendre la voie la plus courte et la plus commode pour se rendre des Gaules à
Carthage ; mais ce voyage-là, qu’il avait apparemment dessein de tenir
secret, se pouvait cacher plus aisément que celui qu’ils auraient fait en
s’embarquant dans un des ports des Gaules sur la mer Méditerranée. Il aurait
fallu, s’ils eussent pris cette dernière route, qu’ils eussent traversé pour
aller s’embarquer à Marseille, plusieurs provinces où Ricimer avait des amis,
et qu’ils se fussent encore exposés à être pris par ceux de ses vaisseaux
qu’il faisait croiser sur la côte des provinces Narbonnaises.
Les vandales prirent-ils des engagements avec Égidius et
firent-ils quelques mouvements en sa faveur ? Les auteurs qui nous restent
n’en disent rien. Il est à croire que la mort de ce généralissime arrivée peu
de temps après le retour de ses envoyés rendit inutile tout ce qu’ils avaient
traité à Carthage. Suivant Idace, ces envoyés ne furent de retour qu’au mois
de septembre de l’année quatre cent soixante et quatre, et suivant ce même
auteur, Égidius mourut avant le dix-neuvième novembre de la même année,
puisque, lorsqu’il mourut, on comptait encore la troisième année du règne de
Severus, qui avait commencé son empire le dix-neuvième novembre de l’année
quatre cent soixante et un.
Idace écrit, en rapportant la mort d’Égidius, que les uns
disaient que ce romain avait été empoisonné, les autres qu’il avait été
étranglé par quelque domestique gagné. Véritablement tout ce qu’on peut
inférer des expressions qu’Idace emploie, c’est qu’Égidius fut trouvé mort
dans son lit, et que sa mort ne fut pas naturelle ; mais qu’il ne fut point
avéré s’il avait été empoisonné ou s’il avait été étouffé. Cet auteur
contemporain ne s’expliquerait pas comme il le fait, si notre Égidius eût été
poignardé, ou si sa mort eût été une mort naturelle.
Suivant les apparences, ce romain eut la même destinée que
Scipion l’émilien. On sait que le destructeur de la ville de Carthage fut
trouvé mort dans son lit, ayant à la gorge des meurtrissures capables de
faire croire qu’il avait été étranglé, et que par des raisons faciles à
deviner, on ne fit point les recherches nécessaires pour découvrir la vérité.
Quoiqu’il en ait été, l’incertitude sur le genre de mort d’Égidius, dans
laquelle nous sommes obligés à laisser le lecteur, ne paraîtra point
surprenante à ceux qui ont étudié l’histoire du bas-empire. Vopiscus n’est-il
pas réduit à dire, en parlant de la mort de l’empereur Tacite, qu’on ne
savait pas bien si la mort de ce prince avait été violente ou naturelle.
Après la mort d’Égidius, ajoute Idace, les visigots se
mirent en possession de plusieurs contrées qu’il défendait contre eux et qu’il
prétendait conserver à l’empire romain ; quelles furent ces contrées que les
visigots envahirent immédiatement après la mort d’Égidius ? Peut-être fut-ce
alors qu’ils étendirent leurs quartiers d’un côté jusqu’au bas-Rhône et d’un
autre côté jusqu’à la basse-Loire, en occupant celle des cités de la seconde
Aquitaine qu’ils ne tenaient pas encore. Les visigots ne firent point alors
de plus grandes acquisitions. Théodoric leur roi gardait des mesures avec
l’empire dont il se disait l’allié quoiqu’il fut en guerre avec Égidius. La
chronique d’Idace, où il est fait mention de la mort de Théodoric, ne dit
point que ce prince ait jamais rompu avec l’empire. D’ailleurs on voit par la
suite de l’histoire, que ce ne fut que sous le règne d’Euric le successeur de
Théodoric, que les visigots envahirent la première Aquitaine, Tours et
quelques autres villes de la troisième Lyonnaise et le pays qui s’appelle
aujourd’hui la basse-Provence. Comme nous trouvons en lisant l’histoire des
temps subséquents à la mort d’Égidius, que l’autorité impériale était en ces
temps-là, rétablie dans les Gaules, il faut croire que la mort prématurée
d’Égidius, qu’on peut regarder comme un coup de Ricimer, y fit cesser les
troubles et la guerre civile. Égidius n’étant plus en vie, les romains de son
parti et leurs alliés auront reconnu après quelques négociations l’empereur
Severus, et par-là ils auront fait leur paix avec les visigots, qui n’avaient
tiré l’épée, disaient-ils, que pour le service de ce prince.
Quel fut le successeur d’Égidius dans l’emploi de maître
de la milice ? L’histoire ne le dit point positivement. Suivant le cours
ordinaire des affaires d’état on aura mis en pleine possession de cet emploi
Arborius, qui l’exerçait déjà en Espagne en qualité de successeur légitime de
ce Népotianus que Majorien avait destitué pour installer à sa place Égidius.
On aura fait patrice Gunderic roi des bourguignons, que le pape Hilaire
qualifie de maître de la milice dans une lettre écrite du vivant d’Égidius,
et de laquelle nous avons parlé ci-dessus. Peut-être aussi Gunderic fut-il le
successeur d’Égidius seulement dans les Gaules, tandis qu’Arborius continuait
d’exercer les fonctions de maître de la milice, dans l’Espagne.
Quelques auteurs modernes ont cru qu’après la mort
d’Égidius la dignité de maître de l’une et de l’autre milice dans le diocèse
de la préfecture des Gaules, avait été conférée à son fils Syagrius.
Cependant nous verrons dans la suite que Syagrius n’a jamais été maître de la
milice dans le département de la préfecture des Gaules et qu’il ne succéda à
son père que dans l’emploi de comte ou de gouverneur particulier de la cité
de Soissons, qu’Égidius avait toujours gardé quoiqu’il fût revêtu d’une
dignité bien supérieure à cet emploi. D’autres écrivains ont cru que le comte
Paulus dont il est parlé dans Grégoire de Tours, à l’occasion d’un évènement
arrivé vers l’année quatre cent soixante et douze, comme d’un des chefs des
troupes romaines, avait été le successeur d’Égidius dans l’emploi de maître
de la milice ; mais je pense qu’ils se trompent aussi, parce que Grégoire de
Tours en parlant de cet évènement où Paulus fut tué, ne le qualifie que de
comte. Or vouloir que Grégoire de Tours se soit trompé et qu’il ait par
erreur donné à Paulus en racontant sa mort, le titre de comte au lieu de
celui de maître de la milice, c’est vouloir que des historiens français du
dix-septième siècle se soient trompés sur le titre qui appartenait à un de
nos capitaines célèbres, tué seulement quelque soixante ans avant qu’ils
fussent au monde, et qu’ils aient qualifié le mort de lieutenant général, au
lieu de l’appeler ainsi qu’ils l’auraient dû, maréchal de France. Je conclus
donc que ce qu’on peut imaginer de plus probable concernant le successeur
d’Égidius, c’est que ce fut ou Gunderic ou bien Arborius dont nous venons de
parler. ç’aura été à l’un des deux qu’aura succédé Chilpéric l’un des rois
des bourguignons que nous verrons maître de la milice dans quelques années.
CHAPITRE 9
Mort de Severus. L’empereur d’orient fait Anthemius empereur d’occident.
La paix est rétablie dans les Gaules. Théodoric Second est tué par son frère
Euric, qui lui succède. Les romains d’orient font une grande entreprise
contre les vandales d’Afrique. Projets d’Euric et précaution qu’Anthemius
prend pour les déconcerter. Il fait venir dans les Gaules un corps de troupes
composé de bretons insulaires, qu’il poste sur la Loire.
Environ un an après la mort d’Égidius, Ricimer qui s’était
dégoûté de gouverner Severus et qui se croyait le maître de l’empire
d’occident, se défit de ce prince. Severus empoisonné mourut le quinzième du
mois d’août de l’année quatre cent soixante et cinq, et dans la quatrième
année de son règne, qui devait être accomplie le dix-neuvième novembre
suivant. Il y eut en occident après la mort de Severus un interrègne de deux
ans ou environ. Ce temps s’écoula avant que Ricimer qui régnait véritablement
sur le partage d’occident et Léon alors empereur des romains d’orient,
fussent convenus d’un sujet propre à remplir au gré de l’un et de l’autre le
trône impérial qui était en Italie. Enfin ils convinrent de faire Anthemius
empereur des romains d’occident, à condition qu’il donnerait sa fille en
mariage au patrice Ricimer. L’année quatre cent soixante et sept était donc
déjà commencée quand Anthemius prit la pourpre, non pas dans Constantinople,
mais dans un lieu éloigné d’environ une lieue de cette capitale ? Croyait-on
que la dignité de l’empire d’orient serait blessée, si l’empereur d’occident
paraissait dans Constantinople, revêtu des ornements impériaux ?
Anthemius passa aussitôt en Italie accompagné de
Marcellianus comme de plusieurs autres officiers de l’empire d’orient, que
Léon lui avait donnés pour lui servir de conseil, et d’une armée. Dans le
mois d’août de la même année quatre cent soixante et sept, il fut reçu à huit
mille de Rome par les citoyens de cette capitale, qui le proclamèrent de
nouveau, et le reconnurent pour empereur.
Suivant le texte d’Idace tel que nous l’avons, ce fut au
mois d’août de la huitième année du règne de l’empereur Léon, qu’Anthemius
fut reconnu empereur d’occident par le peuple de la ville de Rome, en un lieu
éloigné de huit milles de cette capitale. Ainsi, comme Léon commença son
règne dès le mois de janvier de l’année quatre cent cinquante-sept, il
s’ensuivrait que l’exaltation d’Anthemius appartiendrait à l’année quatre
cent soixante et quatre, supposé qu’Idace ait compté les années de Léon par
années révolues, et à l’année quatre cent soixante et cinq, supposé qu’il les
ait comptées par années courantes ; mais il est à présumer qu’il y a faute
dans cet endroit du texte d’Idace, et que les copistes y auront mis anno
octavo, pour anno decimo ou undecimo.
Plusieurs raisons me le font bien penser, mais je n’en
alléguerai qu’une, parce qu’elle me parait décisive : c’est que Cassiodore et
Marius Aventicensis qui ont divisé leurs chroniques par consulats, disent
positivement que ce ne fut qu’en quatre cent soixante et sept qu’Anthemius
fut fait empereur. Or comme nous l’avons déjà remarqué, il est bien plus
difficile que des copistes transposent un évènement, en le transportant du
consulat où il a été placé par l’auteur, sous un autre consulat auquel il
n’appartient point, qu’il n’est difficile que des copistes altèrent les
chiffres numéraux, servants à marquer les années du règne d’un prince, et
qu’ils mettent octavo pour decimo.
Anthemius était frère d’un Procope qui avait exercé les
plus grands emplois de l’empire d’orient, et lui-même il était déjà parvenu à
la dignité de patrice, lorsqu’il fut choisi par Léon pour régner sur le
partage d’occident : si nous voulons bien croire ce que dit Sidonius
Apollinaris, à la louange d’Anthemius, il possédait toutes les vertus ; mais
l’ouvrage où Sidonius en fait un si grand homme, est un panégyrique et encore
un panégyrique en vers. En effet, à juger de son héros par ce qu’en disent
les autres écrivains, cet empereur était sage, capable d’affaires, et il
avait plusieurs autres bonnes qualités ; mais il n’avait ni le courage, ni la
fermeté, ni la hardiesse nécessaires pour être un grand prince ; il était
plus propre à récompenser des sujets vertueux, qu’à mettre des hommes
corrompus hors d’état de nuire.
Procope l’historien écrit que le motif qui détermina Léon
à choisir Anthemius pour le faire empereur d’occident, fut le dessein d’avoir
à Rome un collègue avec qui l’on pût prendre des mesures certaines pour faire
incessamment la guerre de concert aux vandales d’Afrique. Nous avons vu que
Léon avait fait la paix ou du moins une trêve avec ces barbares quelque temps
avant la mort de Majorien, et que par accord une partie de la Sicile était restée entre
leurs mains, tandis que l’autre partie était demeurée au pouvoir des romains
d’orient. Nous avons vu même que Léon pour ne point enfreindre ce traité,
avait refusé du secours aux romains d’occident. Enfin l’accord dont il s’agit
subsistait encore lorsque Severus mourut.
Mais la mort de Severus avait brouillé de nouveau l’empire
d’orient avec les vandales. Voici comment la chose arriva. Durant
l’interrègne dont la mort de Severus fut suivie, et qui dura deux ans,
Genséric demanda l’empire d’occident à Léon pour le même Olybrius, qui fut
empereur de ce partage après Anthemius. Olybrius ayant épousé une des
princesses, fille de Valentinien Troisième, et Hunnerich ou Honoric fils de
Genséric ayant épousé la soeur de cette princesse, on ne doit pas être
surpris que Genséric portât avec chaleur les intérêts d’Olybrius beau-frère
de son fils. En parlant des évènements de l’année quatre cent cinquante-cinq,
on a dit que les deux princesses dont il vient d’être parlé, avaient été
enlevées de Rome par Genséric, qui les avait emmenées à Carthage, où il avait
disposé de leurs mains. Léon refusa au roi des vandales de lui accorder ce
qu’il demandait en faveur d’Olybrius, et le dépit qu’en conçut le barbare, le
porta dès le moment, et quand l’interrègne durait encore en occident, à
rompre l’accord qu’il avait fait avec l’empereur d’orient, et à saccager les
côtes des états de ce prince. C’était donc pour tirer raison de cette
insulte, que Léon voulut installer sur le trône d’occident un empereur, qui
de longue main fût accoutumé à une déférence entière pour ses ordres ; et dans
cette vue, il crut ne pouvoir faire mieux que de mettre le diadème de Rome
sur la tête d’un homme né et élevé son sujet. à en juger par l’ordre dans
lequel Idace raconte les évènements, Léon avait même commencé déjà la guerre
contre les vandales, lorsqu’il déclara Anthemius empereur d’occident. Ce
chronologiste peu de mots avant que de parler de l’exaltation d’Anthemius,
dit que Marcellianus qui commandait en Sicile pour Léon, y avait battu les
vandales ; et qu’il les avait chassés de la portion de ce pays, qui leur
était demeurée par la trêve.
Ce fut dans le temps même de ces évènements, qu’arriva la
mort de Théodoric II roi des visigots, qui donna lieu à de grandes
révolutions dans les Gaules. Ce prince mourut dans l’année qu’Anthemius fut
proclamé empereur, c’est-à-dire, en quatre cent soixante et sept.
Comme nous l’avons vu, Théodoric était monté sur le trône
en faisant tuer son frère, et son prédécesseur, le roi Thorismond. Euric leur
frère y monta par le même degré. Après avoir fait tuer Théodoric, il se fit
proclamer roi des visigots dans Toulouse, la capitale de leurs quartiers, ou
plutôt de leur état. Un des premiers soins d’Euric fut celui d’envoyer des
ambassadeurs à l’empereur Léon, pour lui donner part de son avènement à la
couronne. La mission de ces ambassadeurs envoyés à Constantinople, fait juger
que ce fut avant le mois d’août de l’année quatre cent soixante et sept, et
par conséquent avant qu’Anthemius fût arrivé à Rome, et qu’il y eût été
proclamé, qu’Euric fit assassiner Théodoric, et qu’il s’empara du royaume des
visigots ; supposé qu’il y eût dans le temps de cet évènement un empereur
d’occident reconnu dans Rome, il était naturel que ce fût à lui qu’Euric
s’adressât pour donner part de son avènement à la couronne, puisque les
quartiers des visigots étaient dans le partage d’occident. Cependant ce fut à
Léon empereur d’orient qu’Euric envoya ses ambassadeurs. Quoiqu’il en ait
été, cette ambassade est une des preuves que nous avons promis de donner pour
faire voir que les rois barbares qui avaient des établissements sur le
territoire de l’empire d’occident, s’adressaient à l’empereur d’orient comme
au souverain de ce territoire, dans les temps où le trône de Rome était
vacant.
Euric envoya encore pour lors des ambassadeurs à plusieurs
autres puissances, et même aux goths, à ce que dit Idace. Comme un prince
n’envoie point des ambassadeurs à ses sujets, il faut que ces goths fussent
ceux de cette nation qui étaient demeurés sur les bords du Danube, et qui
s’appelaient les ostrogots. Nous aurons bientôt occasion d’en parler.
Ce ne fut point immédiatement après être parvenu au trône
qu’Euric rompit avec les romains. Il continua de se dire l’allié de l’empire.
Il parait même que dans un évènement arrivé la troisième année du règne
d’Anthemius, et du règne d’Euric, ce dernier portait encore les armes pour le
service de Rome. Voici quel fut cet évènement. Jusqu’à la troisième année du
règne d’Anthemius, les romains avaient conservé la ville de Lisbonne, quoique
les suèves se fussent emparés de la plus grande portion de la Lusitanie. La
troisième année du règne d’Anthemius, c’est-à-dire, en l’année quatre cent
soixante-neuf, Lusidius qu’on connaît à son nom avoir été un romain, et qui
était un citoyen de Lisbonne, où même il commandait, livra cette ville aux
suèves par un motif que nous ignorons. Aussitôt les visigots entrèrent dans la Lusitanie pour
reprendre Lisbonne, et dans leur expédition ils maltraitèrent également les
suèves et les romains du pays, qui s’étaient mis sous la dépendance des suèves.
Quel fut le succès de cette expédition des visigots contre les suèves ? Idace
qui finit sa chronique à l’année quatre cent soixante et neuf, ne nous
l’apprend point, et tout ce qu’on trouve dans cet ouvrage qui puisse avoir
quelque rapport avec l’événement dont il est question ; c’est que Rémisundus
roi des suèves envoya le Lusidius dont nous venons de parler, en qualité de
son ambassadeur à l’empereur Anthemius, et que ce roi barbare fit accompagner
Lusidius par plusieurs personnes de la nation des suèves. Qu’allait dire à
Rome Lusidius ? Apparemment, il y allait pour justifier sa conduite ; pour y
représenter qu’on n’avait reçu les suèves dans Lisbonne, que pour la défendre
contre les visigots qui voulaient s’en rendre maîtres absolus. Quoiqu’il en ait
été, les suites font croire que les romains s’accordèrent alors avec les
suèves, et qu’ils firent un traité avec nos barbares dont les visigots se
déclarèrent mécontents. Il est toujours certain qu’Euric n’avait pas encore
rompu avec les romains, lorsque les suèves s’emparèrent de Lisbonne sur les
romains.
On le voit, et par la manoeuvre que fit alors Euric, et
parce qu’Idace, dont la chronique vient jusqu’à l’année quatre cent soixante
et neuf, ne dit rien de cette rupture. Mais il parait en lisant Isidore de
Séville, que le roi des visigots commença ses hostilités contre les romains
quand son expédition en Lusitanie n’était point encore terminée,
c’est-à-dire, à la fin de quatre cent soixante et neuf, ou l’année suivante.
Isidore immédiatement après avoir rapporté l’invasion
d’Euric dans la Lusitanie,
ajoute qu’Euric se saisit ensuite de Pampelune, de Saragosse et de l’Espagne
supérieure dont les romains étaient en possession. Euric aura fait servir le
traité entre les romains et les suèves, de prétexte à ses usurpations, dont
nous reprendrons l’histoire quand nous aurons parlé de la guerre que l’empire
d’orient et l’empire d’occident firent conjointement aux vandales d’Afrique
au commencement du règne d’Anthemius, guerre qui donna la hardiesse au roi
des visigots d’oser faire ces usurpations.
Nous avons vu que le grand dessein de Léon était de
joindre les forces des deux empires pour chasser enfin de l’Afrique les
vandales qui l’occupaient depuis près de quarante années, et que c’était pour
assurer l’exécution de son entreprise qu’il avait placé un de ses sujets sur
le trône d’occident. Dès l’année même de la proclamation d’Anthemius, les
deux empereurs voulurent porter la guerre en Afrique ; mais la négligence de
ceux qui avaient entrepris les fournitures de l’armée, et qu’on se vit obligé
de changer, fut cause que la mauvaise saison vint avant qu’elle put se mettre
en mer. Il fallut différer l’entreprise et la remettre à une autre année.
Enfin en quatre cent soixante et huit l’armée partit pour l’Afrique. Les ambassadeurs qu’Euric,... ; nous apprenons
de Procope que la flotte romaine aborda heureusement au promontoire de
Mercure, et qu’elle y débarqua l’armée de terre. Mais les généraux de Léon
n’ayant point assez pressé Genséric qui s’était retiré sous Carthage la seule
place de ses états qu’il n’eût point démantelée, ils lui donnèrent le loisir
de ménager des intrigues qui le tirèrent d’affaire. On a vu que le roi des
vandales avait fait épouser à son fils une des deux filles de Valentinien III
et qu’il avait marié l’autre fille de cet empereur avec Olybrius.
Cet Olybrius engagé par l’alliance qu’il avait faite avec
Genséric à le servir, et qui était encore irrité de ce que Léon lui eût
préféré Anthemius, avait sans doute des amis dans l’armée de l’empire d’occident.
Enfin il cabala si bien que les officiers de cette armée conjurèrent contre
Marcellianus leur général particulier, et le poignardèrent. Cet évènement qui
a pu suivre de près le débarquement de l’armée romaine en Afrique, arriva dès
l’année quatre cent soixante et huit suivant la chronique de Cassiodore,
quoique si l’on en juge par la chronique d’Idace, on n’ait su en Espagne
qu’en quatre cent soixante et neuf, que l’armée romaine était partie pour
aller faire la guerre aux vandales.
Autant qu’on le peut comprendre par ce qu’en disent les
auteurs contemporains, Marcellianus fut assassiné en Sicile où il était allé
faire quelque voyage, à cause que sa présence y était nécessaire, soit afin
d’y ramasser un convoi pour l’armée qui était en Afrique, soit par
quelqu’autre raison. La chronique d’un auteur qui s’appelait aussi
Marcellinus, dit en parlant du patrice Marcellianus, dont il est ici question
: Marcellinus, qui nonobstant qu’il fît encore
profession de la religion païenne,... On peut bien croire qu’après le
meurtre de Marcellianus, qui comme nous venons de le dire, était l’homme de
confiance de Léon, la division se mit entre l’armée des romains d’orient, et
celle des romains d’occident. Ce que nous savons positivement, c’est que les
uns et les autres se rembarquèrent, et qu’ils laissèrent Genséric possesseur
de ce qu’il tenait en Afrique.
Retournons aux entreprises d’Euric qui obligèrent les
romains des Gaules à se servir nécessairement des francs, et par conséquent à
leur accorder bien des concessions, qu’ils leur auraient refusées en
d’autres circonstances. Je commencerai à traiter cette matière, en répétant
ce que j’ai déjà dit au commencement du chapitre où nous en sommes : qu’il
n’y a point d’apparence que le roi des visigots soit entré en guerre ouverte
avec l’empire romain avant l’année quatre cent soixante et dix, ou du moins
avant la fin de l’année quatre cent soixante et neuf, comme il a déjà été
observé. Idace dont la chronique va jusqu’à cette année-là, y aurait fait
mention, de la rupture survenue entre les deux nations, si elle avait eu lieu
plutôt et il n’en parle point. Aucun évènement ne pouvait l’intéresser
davantage, puisqu’il était romain de naissance comme d’inclination, et qu’il
était évêque en Espagne, où Euric commença la guerre, en s’y rendant maître,
suivant le passage d’Isidore qu’on vient de rapporter, des provinces que
l’empire y tenait encore. Mais les projets d’Euric auront été connus
d’Anthemius quelque temps avant que les deux nations en vinssent aux armes.
Jornandés après avoir parlé de l’avènement d’Anthemius à
l’empire, et après avoir dit que Ricimer, gendre de cet empereur, défit au
commencement du règne de son beau-père, c’est-à-dire, en quatre cent soixante
et sept, un corps d’alains qui voulait pénétrer en Italie, ajoute : Euric voyant les fréquentes mutations de souverain...
Quoique les romains eussent accordé uniquement aux visigots le droit d’y
jouir des revenus que l’empire avait dans certaines cités, afin que ce revenu
leur tînt lieu de la solde due à des troupes auxiliaires, ces barbares
prétendaient suivant les apparences, que leurs capitulations avec les
empereurs emportassent quelque chose de plus. Quelles étaient ces prétentions
? Nous n’avons pas le manifeste d’Euric, et nous savons seulement en général
qu’il voulait avoir des droits sur plusieurs provinces de la Gaule, lesquelles il
n’occupait pas encore. Quant au projet qu’il avait formé lorsqu’il entreprit
la guerre, nous en sommes mieux instruits, parce que nous l’apprenons dans
plusieurs lettres de Sidonius Apollinaris, écrites après qu’Euric eût donné
suffisamment à connaître ses desseins, en commençant de les exécuter. Il est
aussi facile de pénétrer les projets des princes, lorsqu’ils en ont exécuté
déjà une partie, qu’il est difficile de les deviner avant que l’exécution en
ait été commencée.
Voici donc ce qu’on trouve concernant les projets d’Euric,
dans une lettre que Sidonius Apollinaris écrivit à son allié Avitus, pour le
remercier d’avoir donné une métairie à l’église d’Auvergne. Comme Sidonius
était déjà évêque de l’Auvergne lorsqu’il écrivit la lettre dont nous allons
donner un extrait, et comme il ne fut élevé à l’épiscopat qu’en quatre cent
soixante et douze, notre lettre ne peut avoir été écrite au plutôt que cette
année-là, et par conséquent elle aura été écrite quand le roi des visigots
avait déjà commencé l’exécution de son projet, et par conséquent lorsqu’on
avait pénétré déjà ses desseins. Cependant il est à propos de la rapporter
dès à présent, parce qu’elle contient le plan de l’entreprise d’Euric, et
parce que le plan d’une entreprise doit être mis à la tête du récit de tout
ce qui s’est fait pour l’exécuter. Il ne reste plus
qu’à vous prier d’avoir autant d’attention... La maison avita était
alors une des plus considérables des Gaules, et ceux qui portaient ce nom,
devaient avoir du crédit auprès des visigots. On a vu l’amitié que Théodoric
I dont la mémoire était en vénération parmi eux, avait pour l’empereur
Avitus.
Il s’en faut beaucoup que les auteurs modernes soient
d’accord entre eux sur ce que signifie dans la lettre qui vient d’être
extraite, le terme de septimanie. Suivant mon opinion, l’opposition où
l’on les voit, vient de ce que Sidonius et les écrivains qui l’ont suivi
immédiatement, ont donné le nom de Septimanie, qui a été d’abord comme la
dénomination de Gaules ultérieures et de Gaules ultérieures, un
nom que le gouvernement ne reconnaissait point et dont il ne se servait pas,
à des cités différentes.
Ils s’en sont servis pour désigner tantôt une certaine portion
des Gaules, et tantôt une autre. Je n’entreprendrai point d’accorder nos
auteurs modernes, et ce qui suffit en traitant la matière que je traite, je
me contenterai d’observer que dans le passage que je viens de rapporter, Septimanie
signifie certainement les
quartiers que Constance, mort collègue de l’empereur Honorius, assigna dans
les Gaules aux visigots à leur retour d’Espagne en l’année quatre cent
dix-neuf. On aura donné dans le langage ordinaire, au pays compris dans ces
quartiers le nom de Septimanie, parce qu’il renfermait suivant l’apparence,
sept cités qui n’étaient pas toutes de la même province. Comme ces cités
composaient à certains égards un nouveau corps politique, il aura bien fallu
lui trouver une dénomination, un nom par lequel on pût lorsqu’on avait à en
parler, le désigner, sans être obligé d’avoir recours à des circonlocutions.
Quelles étaient nos cités ?
Nous avons vu en parlant de cet évènement dans notre livre
second, que Toulouse et Bordeaux en étaient deux. Quelles étaient les cinq
autres ? Les cités qui sont adjacentes à ces deux-là de quelque province de la Gaule que ce fût, qu’elles
fissent partie. On aura donc attribué à nos sept cités le nom de Septimanie
par un motif à peu près semblable à celui qui avait fait donner en droit
public le nom des sept provinces à ces sept provinces des Gaules dont
nous avons parlé à l’occasion de l’édit rendu par Honorius en l’année quatre
cent dix-huit. Ainsi Sidonius aura écrit dans l’intention de donner une juste
idée de l’envie qu’avaient les visigots d’être maîtres de l’Auvergne, que
pour y avoir des quartiers, ils étaient prêts, à ce qu’il leur plaisait de
dire, d’évacuer et de rendre leurs premiers quartiers. Quoique certainement
la proposition ne fût point faite sérieusement, et qu’elle ne fût qu’un
simple discours, elle aidait néanmoins à faire voir que les visigots avaient
une extrême envie de posséder l’Auvergne. On se sera accoutumé dès le temps
de Sidonius à dire la
Septimanie, pour dire le pays tenu par les visigots, ce qui
aura été cause que dans la suite on aura donné ce nom à d’autres pays qu’à
celui qui l’avait porté d’abord : mais toujours relativement à sa première
acception, c’est-à-dire, parce que ces pays-là étaient tenus par les
visigots.
Sidonius parle encore du projet d’Euric dans une lettre
écrite lorsque ce prince l’exécutait déjà et qu’il étendait chaque jour ses
conquêtes. Elle est adressée à saint Mamert évêque de Vienne, qui venait
d’instituer des prières solennelles, pour demander à Dieu de préserver les
fidèles des fléaux dont ils étaient menacés. Ces prières sont les mêmes qui
se font encore aujourd’hui toutes les années en France sous le nom de rogations.
Il ne faut que jeter les yeux sur une carte des Gaules
pour voir que les visigots ne pouvaient pas se remparer mieux, qu’en se
couvrant de la Loire
du côté du septentrion, et du Rhône du côté de l’orient, quand ils étaient
déjà couverts du côté du midi
par la Méditerranée,
et du côté du couchant par l’océan. Ainsi le dessein d’Euric était d’envahir
toutes les cités situées entre les quartiers qu’il avait déjà, et les mers et
les fleuves qui viennent d’être nommés. Voyons à présent comment ce prince
vint à bout d’exécuter en moins de dix ans un projet si vaste, et retournons
à l’année quatre cent soixante et huit.
Les princes n’ont pas coutume d’avouer avant que de
l’avoir achevé, le projet qu’ils ont fait pour arrondir leur état aux dépens
des puissances voisines. Ainsi l’on peut croire qu’Euric cacha son projet
avec soin jusqu’à ce que le temps où il devait en commencer l’exécution fût
arrivé ; mais il est plus facile aux souverains de découvrir le secret
d’autrui, que de cacher longtemps le leur. Anthemius fut donc informé du
dessein d’Euric, avant qu’Euric en commençât l’exécution, et il prit les
meilleures mesures qu’il lui fut possible de prendre pour le déconcerter. En
voici une : l’empereur Anthemius, dit
Jornandés, ayant eu connaissance... Il peut
bien paraître étonnant que les romains fissent lever pour leur service un
corps de troupes dans la
Grande Bretagne en quatre cent soixante et huit, puisque
comme nous l’avons vu, il y avait déjà vingt-cinq ans qu’ils avaient renoncé
à la souveraineté de cette île, en refusant aide et secours à ses habitants.
Cependant les circonstances de la narration de Jornandés et plusieurs autres
faits que nous rapporterons dans la suite, empêchent de douter que ce ne soit
dans la Grande
Bretagne qu’ait été levé le corps que Riothame amena au
service de l’empire la seconde année du règne d’Anthemius, et qui fut posté
dans le Berri. D’ailleurs l’état où était alors cette île rend très
vraisemblable qu’on y ait pu lever le corps de troupes dont nous parlons.
Les bretons abandonnés à eux-mêmes par l’empereur,
disputèrent si bien le terrain contre les saxons, que jusqu’à l’année quatre
cent quatre-vingt-treize, ils se maintinrent non seulement dans le pays de
Galles, mais encore dans la cité de Bath et dans quelques contrées voisines.
Ce ne fut que cette année-là, comme nous le dirons dans la suite, que le
saxon les relégua au-delà du bras de mer qui s’appelle aujourd’hui le golfe
de Bristol, et que plusieurs d’entre eux abandonnèrent leur patrie pour aller
s’établir ailleurs. La partie de la Grande Bretagne
que les bretons défendaient encore en quatre cent soixante et huit, devait donc
fourmiller d’hommes aguerris, parce qu’ils avaient toujours les armes à la
main contre les saxons. Ainsi quoique les bretons ne fussent plus sujets de
l’empire, Riothame aura sans peine enrôlé parmi eux autant de soldats qu’il
avait commission d’en lever, et ces soldats se seront engagés d’autant plus
volontiers, qu’il était question d’aller faire la guerre dans les Gaules, où
ils espéraient de toucher une solde réglée, et où ils savaient bien qu’ils
auraient de bons quartiers. Enfin les peuples n’oublient pas en un jour leur
ancien souverain, lorsqu’ils ont été contents de son administration.
Si j’appelle Riothame le chef qui commandait nos
bretons insulaires, et que Jornandés nomme dans son texte, Riothime, c’est
en suivant Sidonius Apollinaris, qui l’appelle Riothame dans une lettre qu’il
lui écrivit, et dont nous allons faire mention. Sidonius qui eut beaucoup de
relation avec lui, à l’occasion des désordres que nos bretons faisaient
quelquefois jusque sur les confins de l’Auvergne, où Sidonius avait part
alors au gouvernement comme un des sénateurs de cette cité, a dû savoir mieux
le véritable nom de Riothame, que Jornandés qui n’a écrit qu’au milieu du
sixième siècle. Quant au titre de roi que Jornandés donne à ce Riothame, il
suit en le lui donnant, un usage qui commençait à s’établir dès le cinquième
siècle, et qui était généralement reçu dans le sixième, temps où notre auteur
écrivait. Cet usage était de donner, comme nous l’avons déjà dit ailleurs, le
nom de roi à tous les chefs suprêmes d’une société libre, et qui ne dépendait
que des engagements qu’elle prenait. Or les bretons insulaires que Riothame
commandait, n’étaient plus sujets de la monarchie romaine. Ils étaient
devenus des étrangers à son égard, et ils ne lui devaient plus ce qu’ils lui
avaient promis par la capitulation qu’ils venaient de faire avec elle.
Soit que cet usage ne fut point encore pleinement établi
du temps de Sidonius, soit que Sidonius crût qu’une personne qui tenait un
rang tel que le sien, ne dût point s’y soumettre, il ne qualifie Riothame que
de son ami, et il le traite même avec familiarité, dans la lettre qu’il lui
écrivit quand nos bretons étaient déjà postés dans le Berri. On va le voir
par sa teneur : voici encore une lettre dans le
style ordinaire,...
CHAPITRE 10
En quelle année Anthemius posta le corps de bretons insulaires qu’il mit
dans le Berri. Trahison d’Arvandus. Rupture ouverte entre les visigots et les
romains. Défaite des bretons. les francs se joignent aux romains. Audoagrius
revient sur la Loire
; il est défait par Childéric et par l’armée impériale.
Anthemius n’ayant été reconnu empereur d’occident qu’au
mois d’août de l’année quatre cent soixante et sept, il parait impossible que
le corps de bretons qu’il posta dans le Berry, y ait été placé plutôt qu’en
l’année quatre cent soixante et huit. Il n’aura pas fallu moins de huit ou
dix mois pour envoyer des personnes de confiance traiter dans la Grande Bretagne
avec Riothame, et convenir avec lui d’une capitulation, pour y lever le corps
de troupes qu’il aura promis d’amener au service de l’empire, pour ramasser
les vaisseaux qui devaient transporter douze mille hommes dans les Gaules, et
pour les faire marcher depuis le lieu où ils auront mis pied à terre jusque
dans le Berri. Je ne croirais pas même qu’ils y eussent été postés dès cette
année-là, si d’un côté il n’était pas certain qu’ils y étaient déjà lorsqu’on
découvrit la trahison d’Arvandus, et si d’un autre côté, il n’était point
prouvé que ce fut en quatre cent soixante et neuf que la trahison d’Arvandus
fut découverte, et qu’on lui fit son procès.
Il est facile de s’imaginer quelle était alors la
situation des esprits dans celles des provinces des Gaules, qui se trouvaient
encore gouvernées par des officiers et des magistrats que nommait l’empereur
; Léon qu’elles ne connaissaient point, et Ricimer qu’elles n’aimaient guère,
parce qu’il avait été la principale cause des malheurs d’Avitus, venait de
leur donner pour maître Anthemius, et il est probable qu’elles n’avaient
point entendu parler de ce grec avant sa proclamation. On n’attendait point
de lui qu’il chassât des Gaules les barbares. Ainsi les provinces obéissantes
devaient être remplies de citoyens, qui fatigués d’un côté de voir leur
patrie en proie à tous les maux inévitables dans un pays partagé entre
plusieurs souverains, souvent en guerre, et toujours en mauvaise
intelligence, et qui n’espérant plus d’un autre côté que les officiers de
l’empereur vinssent jamais à bout de renvoyer les barbares au-delà du Rhin,
souhaitaient que les barbares renvoyassent du moins ces officiers au-delà des
Alpes. Il est naturel que plusieurs de ces citoyens ne se contentassent point
de faire des voeux pour l’accomplissement de leurs désirs, et qu’ils eussent
recours à des moyens plus efficaces, et réellement capables de procurer à
leurs compatriotes un repos durable. Le peu de mémoires qui nous restent sur l’histoire
de ces temps-là, est cause que nous ne savons point ce que cent romains des
Gaules auront tenté dès lors, pour secouer le joug du capitole, et pour se
donner à un maître qui pût les défendre. Mais nous pouvons juger, par ce que
fit Arvandus quand il était préfet du prétoire des Gaules pour la seconde
fois, et par conséquent le premier officier dans ce département, de ce que
bien d’autres auront tenté.
On intercepta donc dans les commencements du règne
d’Anthemius une lettre que cet Arvandus écrivait au roi des visigots, et dans
laquelle il lui conseillait de ne point vivre en amitié avec ce grec, qu’on
avait fait monter sur le trône d’occident. Il est
temps, ajoutait Arvandus, que les visigots et
les bourguignons s’emparent des Gaules, et qu’ils les partagent entre eux,
comme ils sont en droit de le faire. Liguez-vous donc avec le roi Gunderic,
et commencez l’exécution de votre traité par enlever le corps de bretons
qu’Anthemius a posté sur la
Loire.
Les officiers qui servaient sous Arvandus s’assurèrent de
lui dès que les preuves de sa trahison leur furent tombées entre les mains.
Le coupable fut ensuite conduit à Rome où ils envoyèrent en même temps trois
députés, du nombre desquels était Tonantius Ferreolus, petit-fils d’Afranius
Syagrius consul en trois cent quatre-vingt-deux, et qui lui-même avait été
préfet du prétoire d’Arles. Leur commission était de déférer Arvandus, et de
l’accuser juridiquement au nom des Gaules. On fit donc le procès dans les
formes à l’accusé, qui fut après les procédures usitées alors en pareils cas,
condamné à mort comme coupable du crime de lèse-majesté ; mais l’empereur
usant de clémence, commua la peine, et la changea en celle d’un bannissement
perpétuel.
Suivant Sidonius, il ne s’écoula qu’un petit espace de
temps entre l’arrêt fait sur la personne d’Arvandus, son transport à Rome,
l’instruction de son procès et la sentence rendue contre lui. Ainsi l’on peut
placer tous ces évènements dans la même année. Or suivant les fastes de
Cassiodore, ce fut en l’année quatre cent soixante et neuf qu’Arvandus, qui
s’était déclaré ennemi de l’empire, fut envoyé en exil par Anthemius. Il est
vrai que dans l’édition de Cassiodore, que le père Garet nous donna en mille
six cent soixante et dix-neuf, on ne lit point dans le passage que je viens
de citer Arvandus, on y lit Ardaburius. Mais l’Ardaburius qui
vivait alors, et à qui l’on pourrait imputer d’abord, à cause du pouvoir dont
il était revêtu, le crime d’Arvandus, était un officier de l’empire d’orient,
et par conséquent il n’était ni sujet ni justiciable d’Anthemius. D’ailleurs
il est sensible par ce que nous allons rapporter, que Cassiodore avait écrit
Arvandus, et non pas Ardaburius, et que ce sont les copistes et les
imprimeurs qui, à force d’altérer le nom d’Arvandus, en ont fait le nom
d’Ardaburius.
On ne saurait douter que le père Sirmond n’ait vu des
textes de Cassiodore où le nom d’Arvandus était presque encore dans son
entier, puisqu’il écrit que Cassiodore et les chroniqueurs qui l’ont suivi,
appellent Aravundus, la même personne que Sidonius appelle Arvandus.
Monsieur De Valois qui a fait imprimer son premier volume de l’histoire de
France en mille six cent quarante-six, y observe que dans l’ancienne édition
de Cassiodore on lisait Arabundus au lieu d’Arbandus ou d’Arvandus, et que ce n’était que
dans une édition postérieure qu’on avait mis Ardaburius. Je crois
qu’en voilà suffisamment pour persuader aux lecteurs que Sidonius et
Cassiodore ont parlé de la même personne l’un dans sa lettre, et l’autre dans
sa chronique.
Dès que le corps de bretons commandé par Riothame, était
encore tranquille dans ses postes sur la Loire, quand l’intelligence d’Arvandus avec
Euric fut découverte, et dès que cette intelligence ne fut découverte qu’en
quatre cent soixante et neuf, on en peut inférer, comme je l’ai déjà observé,
que la guerre entre les romains et les visigots ne commença que l’année
suivante. En effet il parait qu’Euric ait fait les premiers actes d’hostilité
ouverte contre l’empire, en surprenant et enlevant les quartiers de nos
bretons, qui véritablement se défiaient bien de lui, mais qui ne prenaient
point encore toutes les précautions que des troupes qui gardent une
frontière, ont coutume de prendre, quand la guerre est déclarée. Il est
encore sensible en lisant avec attention la lettre de Sidonius à Riothame,
qu’elle suppose un commerce lié depuis quelque temps entre deux personnes qui
exercent chacun un emploi important dans les lieux où elles se trouvent, et
qui plusieurs fois ont eu déjà relation l’une avec l’autre pour des incidents
de même nature que celui dont il est parlé dans notre lettre. Ainsi nos
bretons auront été du moins un an tranquilles dans leurs quartiers, et la
guerre qui se déclara par l’enlèvement de ces quartiers, n’aura commencé que
vers la fin de l’année quatre cent soixante et neuf ou l’année suivante. Le
silence d’Idace, dont la chronique néanmoins, va jusqu’à la fin de l’année
quatre cent soixante et neuf, porte encore à croire très aisément, comme il a
déjà été dit, que la guerre dont il est question, n’ait commencé qu’en quatre
cent soixante et dix.
Voici ce qu’écrit Jornandés sur l’enlèvement des quartiers
de Riothame : Euric s’étant mis à la tête d’une
nombreuse armée,... ; l’enlèvement des quartiers des bretons ne
parait-il pas une de ces surprises par lesquelles les souverains commencent
souvent à faire la guerre avant que de l’avoir déclarée ? Grégoire de Tours,
comme on va le voir, écrit que le principal quartier de Riothame était dans
le lieu nommé le Bourgdeols ou le Bourgdieu, près du Château-Roux en Berry.
Nous avons déjà exposé que le dix-huitième chapitre du
second livre de l’histoire ecclésiastique des francs, n’était qu’un tissu de
titres ou de sommaires de chapitres, et voici bien de quoi le prouver encore.
Grégoire de Tours après avoir parlé de la mort d’Égidius arrivée, comme on
l’a vu, dès l’année quatre cent soixante et quatre, et de la capitulation que
les romains firent avec Audoagrius dès qu’Égidius fut mort, ajoute
immédiatement à ce qu’il en a dit : les
visigots chassèrent les bretons du Berry, et ils en tuèrent auparavant un
grand nombre au Bourgdieu. Cependant, comme nous l’avons fait voir,
cet évènement ne saurait être arrivé plutôt que vers la fin de l’année quatre
cent soixante et neuf, et cinq ans après la mort d’Égidius. On observera
encore la brièveté avec laquelle Grégoire de Tours raconte cette défaite des
bretons qui donna lieu aux visigots de s’emparer d’un quart de la Gaule. Il est donc
évident que les narrations d’évènements arrivés à plusieurs années l’une de
l’autre, sont contiguës dans le chapitre dont il s’agit ici, et que son
auteur n’y fait que des récits très succincts, même de ceux des évènements
importants dont il juge à propos d’y faire mention ; en un mot que le
dix-huitième chapitre du second livre de son histoire, n’est autre chose
qu’un tissu de titres, ou de sommaires de chapitres. Nous avons dit dans
notre discours préliminaire par quelle raison Grégoire de Tours avait ainsi
tronqué ses narrations, quand il lui avait fallu parler de quelques évènements
de notre histoire, antérieurs au baptême de Clovis.
Autant qu’on peut en juger par les évènements arrivés dans
la suite, et dont le lecteur trouvera la narration ci-dessous, les troupes
romaines qui devaient joindre Riothame, auront sauvé la ville de Bourges, et
une partie de la province Sénonaise, mais ç’aura été dans le cours de cette
guerre que les visigots auront occupé l’Espagne terragonaise, la cité de
Marseille, la cité d’Arles, les cités de la seconde Aquitaine qu’ils ne
tenaient pas encore, la ville et une partie de la cité de Tours ; ç’aura été
alors qu’ils étendirent leurs quartiers dans six des huit cités, dont la
première Aquitaine était composée, je veux dire, dans le Rouergue,
l’Albigeois, le Quercy, le Limousin, le Gévaudan et le Velay, de manière
qu’il ne sera demeuré à l’empereur que deux cités dans cette province ;
savoir, celle d’Auvergne, et celle de Bourges, qui en était la métropole. En
effet on verra dans la suite que ce ne fut qu’en quatre cent soixante et
quinze, que l’Auvergne fut occupée par les visigots. Quant au Berry, si les
visigots en chassèrent les bretons vers quatre cent soixante et dix, les
visigots ne le conquirent pas pour cela. Une chose montre que ces barbares ne
s’en emparèrent point immédiatement après la défaite des bretons, c’est qu’il
était encore au pouvoir des romains en l’année quatre cent soixante et douze
: en voici la preuve. Sidonius Apollinaris ne fut fait évêque de l’Auvergne
que cette année-là. Cependant il devait être déjà évêque, quand les habitants
de Bourges l’appelèrent dans leur ville pour y présider à l’élection et à
l’installation du sujet qu’on allait choisir pour remplir le siège de cette
métropole, actuellement vacant. Sidonius ne fut donc appelé à Bourges au
plutôt, qu’à la fin de l’année quatre cent soixante et douze. Or Sidonius
nous dit lui-même qu’il était le seul évêque appelé à Bourges, et qu’il ne
fut le seul appelé, que parce qu’il était le seul évêque dans la première
Aquitaine, de qui la cité se trouvât encore sous l’obéissance de l’empereur.
L’Auvergne était la seule cité de cette province qui
appartînt encore au même maître que la métropole. Le motif qui fit appeler
Sidonius à Bourges durant la vacance dont il s’agit, prouve suffisamment, que
l’Auvergne et Bourges étaient alors sous la même domination. Nous avons outre
la lettre que je viens de citer, deux autres lettres de Sidonius, qui
concernent l’élection d’un sujet pour remplir le siège de Bourges, lors de la
vacance dont nous parlons, et nous avons même le discours que Sidonius prononça
devant les habitants du Berri en cette occasion. Il parait encore en lisant
ces trois écrits que ces habitants n’étaient point pour lors sous la
puissance des visigots. Il y a plus, on voit par un endroit de Grégoire de
Tours que les visigots n’étaient point encore maîtres du Berri en quatre cent
quatre-vingt-un. Notre auteur dit, en parlant d’un Victorius, à qui le roi
Euric donna cette année-là, qui était la quatorzième année de son règne, un
commandement en vertu duquel l’Auvergne obéissait à cet officier : Euric donna à Victorius, le commandement sur sept cités ;
et Victorius se rendit aussitôt en Auvergne. Quels étaient ces cités,
si ce n’est les sept cités de la première Aquitaine, dont l’Auvergne était
une, et desquelles les visigots étaient devenus maîtres ? S’ils eussent tenu
le Berri en quatre cent quatre-vingt-un, comme ils eussent été maîtres en ce
cas-là de toute la province, qui ne comprenait que ces huit cités, Grégoire
de Tours au lieu de chercher une périphrase qui dît précisément ce qu’il
voulait dire, eût écrit simplement ; qu’Euric avait donné à Victorius le
gouvernement de la première Aquitaine. Je crois donc qu’il est très probable
que la ville de Bourges et la plus grande partie du Berri, n’appartinrent
jamais aux visigots qui, comme on le verra, n’étendirent plus leurs quartiers
dans les Gaules, après la pacification faite vers l’année quatre cent
soixante et dix-sept, et que le Berri a été une des contrées que les troupes
romaines remirent à Clovis lorsqu’elles firent leur capitulation avec lui en
l’année quatre cent quatre-vingt dix-sept. Il en sera parlé en son temps.
Revenons à ce qui dut arriver dans les Gaules immédiatement après la défaite
de Riothame.
Quel parti auront pris les romains dans cette conjoncture.
à en juger par les faits qui vont être rapportés, il parait que les romains
s’allièrent plus étroitement que jamais avec les bourguignons, comme avec les
francs ; que ces alliés firent deux corps d’armée : le premier composé d’une
partie des troupes romaines et des bourguignons, aura veillé à la sûreté des
pays situés à la gauche du bas-Rhône qui étaient encore libres, et à celle de
l’Auvergne. Le second corps d’armée composé des romains des provinces
obéissantes comme des romains des provinces confédérées et des francs, aura
gardé les pays voisins de la
Loire et du Loir, qui étaient devenus la barrière de
l’empire du côté des visigots, et qui lui rendaient contre ces barbares le
même service, que le Rhin lui avait rendu pendant plusieurs siècles contre
les germains.
Lorsque je donne aux romains dans tout le cours de cette
guerre les provinces confédérées ou les Armoriques pour alliés, je ne suis
pas fondé uniquement sur les convenances. Procope dit positivement : que
durant la guerre dans laquelle les visigots tâchèrent de se rendre maîtres de
toutes les provinces de l’Espagne, et dans laquelle ils envahirent encore les
pays situés au-delà du Rhône par rapport au lieu où cet historien écrivait,
c’est-à-dire, les pays situés à la droite de ce fleuve, les Armoriques portaient
les armes pour la défense de l’empire, et qu’ils lui rendaient tous les
services qu’on peut attendre d’un bon allié. Comme on le verra encore plus
clairement par la suite de l’histoire, il est impossible de mieux
caractériser celle des guerres entre les romains et les visigots, qui
commença par l’enlèvement du corps des bretons commandé par Riothame, que
Procope l’a caractérisée.
Grégoire de Tours immédiatement après avoir parlé de
l’expulsion des bretons insulaires hors du Berry, ajoute : Paulus qui exerçait l’emploi de comte ayant été joint par
les francs, attaqua les visigots, et remporta plusieurs avantages sur eux.
Ces actions de guerre se passèrent-elles l’année quatre cent soixante et dix
ou l’année suivante ? Qui peut le dire. Ce qu’il y a de plus apparent
concernant l’année où Childéric et Paulus battirent les visigots, et
concernant les années où arrivèrent les évènements que nous allons raconter,
c’est qu’elles ont été antérieures à l’année quatre cent soixante et quinze,
temps où l’empereur Julius Nepos céda l’Auvergne à Euric, parce que cette
cession rétablit, comme on le verra, une espèce de paix dans les Gaules.
Ainsi quoique nous sachions bien l’ordre où sont arrivés les évènements dont
nous parlerons dans le reste de ce chapitre et dans le chapitre suivant, nous
n’en pouvons point savoir la date précise. Malheureusement pour nous cette
date n’est pas encore la seule circonstance de ces évènements importants, qui
nous soit inconnue.
Il parait que ce qui empêcha Paulus et Childéric de
profiter des avantages qu’ils avaient remportés sur les visigots, ce fut la
diversion qu’Audoagrius fit en leur faveur. Ce roi des saxons allié des
visigots avec qui nous avons vu qu’il était ligué, lorsqu’il fit sa première
descente sur les rives de la
Loire en quatre cent soixante et quatre, et à qui peut-être
les romains n’avaient point encore payé les sommes qu’ils avaient promises
après la mort d’Égidius, pour engager ce prince à se rembarquer, y sera
revenu vers quatre cent soixante et onze et dès qu’il aura eu nouvelle que
ses confédérés avaient recommencé la guerre contre l’ennemi commun.
Grégoire de Tours dit immédiatement après avoir parlé des
avantages que les romains et les francs remportèrent sur les visigots. Audoagrius vint attaquer Angers... ; notre historien
ayant fini par cet incendie son dix-huitième chapitre, commence le
dix-neuvième, qui comme le précédent n’est qu’un tissu de sommaires, en
disant : ensuite les romains firent la guerre...
Cet endroit de l’histoire de Grégoire de Tours étant entendu comme je viens
de l’interpréter, éclaircit le commencement de nos annales, au lieu qu’il les
obscurcit lorsqu’on l’explique comme l’ont fait jusque ici tous les auteurs
qui l’ont employé. En supposant comme ils le supposent, qu’il faille entendre
de Childéric ce que l’historien dit d’Audoagrius, et en voulant que ç’ait été
le roi des francs, et non point le roi des saxons qui ait pris Angers après
avoir tué Paulus, ils embrouillent le tissu de notre histoire, au lieu qu’il
est très clair en suivant mon interprétation. Mais, comme ces auteurs ne se
sont pas déterminés au parti qu’ils ont pris, sans avoir des raisons très
spécieuses, je vais employer un chapitre entier à réfuter leur sentiment et à
établir mon opinion. Il faut néanmoins avant que de commencer ce chapitre,
que je dise quelque chose concernant les îles des saxons, dont il est parlé
dans l’endroit de l’histoire de Grégoire de Tours, qui vient d’être rapporté,
et qu’il s’agit ici d’expliquer.
Quelques auteurs du dix-septième siècle ont imaginé que
ces îles des saxons que les francs prirent et dont ils rompirent les digues,
étaient des îles situées dans le lit de la Loire et où s’était retranché Audoagrius
lorsqu’il vint faire sa première descente sur la rive de ce fleuve vers
l’année quatre cent soixante et trois. Ils supposent que ce prince y fut
toujours demeuré depuis et que ce furent ces îles que les francs prirent sur
lui, quand les saxons après la mort de Paulus, eurent été obligés par l’armée
impériale à évacuer l’Anjou et qu’ils eurent été battus en se rembarquant. Je
ne vois que deux choses qui aient pu engager nos auteurs à donner l’être à
ces îles imaginaires. L’une de n’avoir point su que dès le temps de Ptolémée
on donnait le nom d’îles des saxons à Nostrand et à quelques autres
îles de l’océan Germanique qui sont au septentrion de l’embouchure de l’Elbe.
Nous avons suffisamment parlé dans le premier livre de cet ouvrage de la
situation de ces îles et des avantages qu’en tiraient les saxons dans leurs
guerres piratiques. La seconde chose qui ait pu engager nos auteurs du
dix-septième siècle à placer dans la
Loire les îles des saxons, c’est qu’ils auront pensé
qu’Audoagrius devait être resté dans les Gaules durant le temps qui s’écoula
entre ses deux expéditions, celle qu’il fit du vivant d’Égidius en quatre
cent soixante et quatre, et celle qu’il y fit vers quatre cent soixante et
onze. Nos auteurs croyant ce temps beaucoup plus court qu’il ne l’a été, et
ne faisant point attention à la facilité avec laquelle les saxons faisaient
leurs voyages, ont supposé donc, que les saxons fussent restés sur la Loire durant le temps qui
s’écoula entre leurs deux expéditions.
Or nous venons de voir qu’il a dû y avoir au moins six ans
entre la première et la seconde expédition d’Audoagrius sur les rives de la Loire, et nous avons vu
dès le premier livre de cet ouvrage que les voyages par mer ne coûtaient rien
aux saxons. Ainsi les îles des saxons que les francs prirent sous le règne de
Childéric, celles qu’ils saccagèrent alors et dont ils percèrent les digues,
sont Nostrand où il y a beaucoup de terres basses sujettes aux inondations et
les îles adjacentes ; que les francs pour déconcerter quelque projet des
saxons aient tenté alors une entreprise difficile, mais nécessaire, et qu’ils
aient fait une descente avec succès dans les îles des saxons ; c’est la chose
du monde la plus probable. Il y avait alors des francs établis à l’embouchure
du Rhin dans l’océan, et ils se seront joints à Childéric pour faire cette
expédition. Dès le premier livre de cet ouvrage nous avons rapporté plusieurs
passages d’auteurs du quatrième siècle et des siècles suivants, lesquels font
foi, que les francs étaient d’aussi bons hommes de mer que les saxons mêmes.
Ces francs pouvaient-ils rendre un meilleur service aux Gaules que d’aller
ruiner, que de mettre sous l’eau, les îles des saxons qui étaient le repaire
de ces pirates et le lieu où s’assemblaient les flottes qui venaient saccager
chaque jour quelque canton de cette grande province de l’empire ?
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