Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE II

 

 

CHAPITRE 6

Les visigots qui avaient évacué les Gaules, y rentrent. Il survient de nouveaux troubles dans l’empire. Mort d’Honorius. Valentinien III est fait empereur. Ce qui se passa les trois premières années de son règne.

Après que les visigots eurent évacué les Gaules, leurs habitants devaient se flatter de l’espérance d’y voir la tranquillité rétablie par la voie de la conciliation et de la douceur. Mais cette espérance ne fut point de longue durée. Les visigots y revinrent, ou du moins ils se mirent en mouvement pour y revenir dès l’année quatre cent dix-huit. Voici ce qui se trouve dans Idace à ce sujet. Tous les vandales silingiens furent exterminés par Vallia dans l’Espagne bétique ;... Suivant les fastes de Prosper, ce fut le second jour de juillet de l’année quatre cent dix-huit, que naquit ce prince, qui fut depuis l’empereur Valentinien IIIe du nom. Ainsi, à en juger par l’ordre qu’Idace garde dans sa narration, le retour des visigots dans les Gaules était du moins convenu avant le deux de juillet de l’année quatre cent dix-huit que Valentinien naquit, ou du moins avant qu’Idace apprît cette naissance. Quant à la mort de Vallia, c’est par anticipation qu’Idace en parle sur l’année quatre cent dix-huit, puisqu’il est certain, comme on le verra, que ce prince ne mourut qu’en quatre cent dix-neuf.

Cependant les visigots ne furent rétablis de fait dans les quartiers des Gaules qu’ils avaient évacués, pour passer en Espagne qu’en l’année quatre cent dix-neuf. Le patrice Constance, disent les fastes de Prosper,... quelles furent précisément les bornes de cette concession qui s’étendait jusqu’à l’océan, suivant le passage d’Isidore qui va être rapporté ? Je n’en sais rien. Il parait seulement, en faisant attention à la suite de l’histoire qu’on donna aux visigots, non pas la seconde Aquitaine en entier, mais seulement une portion de cette province, et quelques cités dans la première Narbonnaise ; on leur donna même dans d’autres provinces quelques districts.

Comme Rome ne cédait point aux visigots la pleine propriété et la souveraineté des provinces où elle leur accordait des quartiers, elle n’aura point eu autant d’attention pour ne point laisser enclaver le pays gardé dans les pays cédés, que les états qui font une cession absolue à un autre état, ont coutume d’en avoir dans ces occasions. Rome, c’est une observation que mon objet principal m’oblige de répéter, Rome, dis-je, qui ne permettait aux barbares qui n’obéissaient pas à ses officiers civils, en un mot aux barbares ses hôtes, de s’établir sur son territoire que pour y jouir de certains fonds, dont le revenu devait leur tenir lieu de solde, ne se faisait pas une grande peine de loger quelquefois ces hôtes en des lieux séparés les uns des autres par des pays où ces barbares n’auraient point de quartiers. Au contraire, il convenait à l’empire que les quartiers de nos confédérés ne fussent point contigus, afin qu’on pût couper plus aisément la communication entre eux. Le retour des visigots dans les Gaules, était donc l’effet du nouveau traité que Constance avait conclu avec eux, et en vertu duquel ces barbares, avant que d’y venir reprendre leurs quartiers, dont le principal était à Toulouse, remirent à l’empire romain plusieurs contrées des Espagne qu’ils avaient reconquises sur ses ennemis. Ce fut donc en quelque manière pour récompenser les visigots des services qu’ils lui avaient rendus, qu’il leur accorda de nouveau des quartiers dans les Gaules. En effet, nous allons voir que dans ces temps-là l’empereur envoya des officiers en Espagne, pour y gouverner le pays, dont les suèves, les alains et d’autres barbares s’étaient emparés depuis l’année quatre cent neuf, et dont les visigots venaient de les chasser.

Quels étaient les motifs qui peuvent avoir engagé Constance à tirer les visigots de l’Espagne, où ils servaient si bien les romains, mais d’où ils n’avaient pas encore entièrement chassé les autres barbares, et à leur donner de nouveau des quartiers dans les Gaules qu’il sacrifiait ainsi au bien général de l’empire ? Autant qu’on peut le deviner, Constance en avait deux : le premier était de se servir des visigots contre les Armoriques qui ne voulaient point se laisser imposer de nouveau le joug qu’ils avaient secoué. L’autre était de tirer les visigots de l’Espagne, où il leur serait trop facile de se cantonner et de fonder une monarchie entièrement indépendante et formidable, pour les transplanter dans les Gaules, d’où il serait plus aisé de les renvoyer un jour au-delà du Rhin. Tous les empereurs et tous ceux de leurs ministres qui ont été réduits par la malignité des conjonctures à employer les armes des rois barbares dans les provinces romaines, ont dû, s’ils avaient quelque prudence, songer continuellement aux moyens dont ils pourraient se défaire de ces hôtes, dans l’instant où l’empire cesserait d’avoir besoin de leur épée.

Quand j’ai dit qu’en quatre cent dix-neuf les visigots furent mis de nouveau en possession des quartiers qu’ils avaient dans les Gaules, avant qu’ils allassent en Espagne, je n’ai point prétendu dire qu’on les eût remis en possession précisément des mêmes lieux, et surtout de la ville de Narbonne, ni des autres villes, dont ils pouvaient s’être rendus maîtres dès lors contre la teneur de leurs conventions avec les romains. Nous verrons que ce fut longtemps après quatre cent dix-neuf, et seulement en quatre cent soixante et deux que les visigots se saisirent de Narbonne pour la seconde fois. Ils n’y entrèrent même pour lors, que comme ils y étaient entrés la première fois, c’est-à-dire, par surprise. En effet, plus on fait réflexion aux circonstances de l’établissement de la monarchie française, et de l’établissement des autres monarchies fondées durant le cinquième siècle sur les débris de l’empire romain, plus on est persuadé de la vérité d’une observation que nous avait déjà fait plus d’une fois... elle est que les empereurs en donnant des quartiers à un corps de barbares dans le plat pays d’une cité, ne prétendaient pas lui abandonner la souveraineté de ce district, ni même lui donner le droit de s’y ingérer en aucune manière dans le gouvernement civil. Il parait que les empereurs exceptaient ordinairement les villes capitales de la cité où ils donnaient des quartiers aux barbares, des lieux où ces barbares pourraient tenir garnison. C’était le moyen le moins mauvais d’assurer l’effet des conventions, qui probablement se faisaient dans ces conjonctures entre les barbares et les empereurs, et suivant lesquelles le sénat de la cité où l’on avait donné des quartiers, devait demeurer en possession pleine et entière de l’administration de la justice et de la police. Il se pouvait faire néanmoins que l’empereur abandonnât dans le milieu des quartiers, dont il faisait la concession à quelque peuplade de barbares, une ville capitale de cité, afin que le roi ou le chef de cette peuplade y fît sa résidence. En lisant ce que dit Idace concernant le retour des visigots dans les Gaules, on est porté à croire, comme il a été déjà remarqué, qu’on abandonna pour lors à leur roi la ville de Toulouse, pour y tenir sa cour, et l’histoire des temps postérieurs confirme dans cette pensée. Mais à moins qu’il n’y eût quelque article spécial inséré à ce sujet dans les conventions dont il s’agit, je crois toujours que les sénats des villes, dans le district de qui les visigots par exemple, avaient leurs quartiers, n’étaient pas plus comptables de leur gestion au roi de ce peuple, qu’ils l’étaient auparavant au maître de la milice, dans le département de qui ces villes étaient assises. Or nous avons rapporté ci-dessus une loi impériale, où il est statué expressément que les officiers militaires ne devaient avoir de l’autorité que sur les troupes, et qu’ils ne pouvaient s’arroger aucun pouvoir sur les citoyens qui n’y étaient pas enrôlés.

M de Tillemont dit donc très bien : il faut remarquer,... Mais les conjonctures survenues depuis l’année quatre cent dix-neuf où nous en sommes ; enfin, le renversement du trône de l’empire d’occident arrivé en quatre cent soixante et seize, donnèrent aux visigots, qui avaient la force à la main, les moyens d’étendre leurs droits, de s’en arroger de nouveaux, d’assujettir les capitales des cités, et de se rendre peu à peu les véritables souverains des provinces, dont ils ne devaient être, s’il est permis de parler ainsi, que la garnison. Ce que firent les visigots dans leurs quartiers, les francs et les bourguignons le firent aussi dans les quartiers où ils s’étaient établis à titre d’hôtes ou de confédérés. On observera cependant que même après que les barbares domiciliés sur le territoire de Rome se furent rendus réellement indépendants, l’empereur ne laissait pas encore de leur parler comme si le pays dont ils jouissaient était toujours du domaine de l’empire. On verra que lorsque Valentinien III demanda du secours contre Attila, à Théodoric premier roi des visigots, il lui écrivit : donnez du secours à la république,... C’est assez anticiper sur l’histoire des temps postérieurs. Revenons à l’année quatre cent dix-neuf. Le motif qui fit agréer si facilement aux visigots la proposition de remettre ce qu’ils avaient conquis en Espagne à l’empereur, et à revenir dans les Gaules, fut suivant l’apparence, l’envie de retourner dans un pays, dont le climat convenait beaucoup mieux que celui d’Espagne à un peuple, qui était encore composé d’hommes nés sur les bords du Danube.

Vallia, comme on l’a déjà vu, ne survécut pas longtemps à son retour dans les Gaules. Il y mourut en quatre cent dix-neuf, et il eut pour successeur Théodoric Premier, dont nous aurons beaucoup à parler dans la suite de notre histoire. Le changement de souverain dans un royaume qui n’était pas encore successif, aura bien pu déconcerter pour un temps les mesures que l’empereur Constance avait prises avec les visigots contre les Armoriques. Cet empereur est la même personne, que jusqu’ici nous avons nommée le patrice Constance. Honorius qui lui avait déjà fait épouser Placidie, l’associa encore à l’empire en quatre cent vingt. Suivant l’usage, le nouvel empereur donna part de son élévation à Théodose, qui régnait en orient. Théodose qu’Honorius n’avait point consulté, avant que d’exécuter sa résolution, ne fut point content de ce que son oncle avait fait, et il refusa d’accorder l’unanimité à Constance, c’est-à-dire, comme nous l’expliquerons dans la suite, qu’il refusa de reconnaître Constance pour son collègue. Après un pareil refus, Constance n’aura point fait passer dans les Gaules les troupes qui se trouvaient en Italie. Il n’aura point voulu allumer la guerre sur la Loire, quand il se devait croire à la veille de l’avoir sur le Tibre.

La mésintelligence entre les deux empires n’était point encore finie quand Constance mourut en quatre cent vingt et un. Quels troubles cette mort ne dut-elle pas exciter dans une cour aussi peu respectueuse envers son prince, que l’était celle d’Honorius ! On peut bien attribuer à cette mort la brouillerie survenue entre les généraux romains qui commandaient en Espagne, et la guerre civile qui la suivit.

Ceux des vandales, qui d’abord s’étaient établis en Galice, avaient voulu depuis passer dans la Bétique, pour se saisir d’un pays plus fertile sans comparaison que celui qu’ils abandonnaient. Nous avons vu que les romains avaient recouvré dès lors par l’épée des visigots, et sur d’autres vandales cette province bétique. Castinus qui commandait l’armée romaine, et qui avait avec lui un corps de troupes auxiliaires composé de visigots, suivit les vandales qui s’étaient mis en marche pour faire cette nouvelle conquête. Les barbares que les romains poursuivaient se sentant pressés, se postèrent dans des montagnes où Castinus les bloqua, de manière que la faim les allait obliger à se rendre, lorsqu’il prit inconsidérément le parti de les attaquer. Ses troupes auxiliaires le trahirent dans l’action ; il fut réduit à fuir jusqu’à Terragonne.

Bonifacius, personnage de mérite et d’une grande réputation, devait servir avec Castinus ; mais Castinus fit donner tant de dégoût à cet officier, qu’il ne jugea pas à-propos d’aller en Espagne. Au contraire il prit le parti de se dérober de la cour, pour s’embarquer furtivement à Porto, d’où il passa en Afrique. Là il prit les armes, et sa révolte fut cause de bien des malheurs. Comme la ville de Rome et une partie de l’Italie vivaient du bled qui venait d’Afrique, il ne pouvait point arriver de cette province une mauvaise nouvelle, qu’elle ne fît renchérir le pain. Qu’on juge donc, si la défaite de l’armée romaine qui faisait la guerre en Espagne, et le soulèvement de l’Afrique arrivé en quatre cent vingt-deux, facilitaient beaucoup la réduction des Armoriques et la pacification des Gaules.

L’année suivante fut encore plus orageuse. Honorius qui avait du moins pour Placidie toute l’amitié qu’un frère peut avoir pour une soeur, eut sujet de croire que cette soeur si chérie le trahissait, et il lui ordonna de quitter la cour, qui faisait son séjour ordinaire à Ravenne, et de se retirer à Rome. Cette princesse quitta bien la cour, mais au lieu d’aller à Rome, elle se réfugia à Constantinople, où elle emmena Valentinien et Honoria, les deux enfants qu’elle avait eus de l’empereur Constance. La plupart de ceux qui remplissaient les dignités et les emplois importants, étaient des créatures de Placidie qui avait régné longtemps sous le nom de son frère. Bonifacius qui s’était rendu maître de l’Afrique, se déclara même hautement pour le parti de cette princesse. Voilà quelle était la situation des affaires dans l’empire d’occident, lorsqu’Honorius mourut après un règne de trente ans. Comme ce prince ne laissait pas de garçon, l’empire d’occident, suivant le droit public en usage dans la monarchie romaine, fut réuni par sa mort à l’empire d’orient. Idace dont le témoignage est décisif sur ce point-là, dit expressément : Théodose fils d’Arcadius, et qui depuis le décès de son père, était empereur d’orient, posséda seul après la mort de son oncle Honorius, l’empire en entier. Mais je remets à faire les réflexions auxquelles ce passage donne lieu, que j’en sois à l’endroit de cet ouvrage, où je dois parler des prérogatives que l’empire d’orient avait sur l’empire d’occident.

Quoique par la mort d’Honorius, Théodose le jeune fût de droit empereur d’occident. Joannés le fut quelque temps de fait. Les troupes qui étaient en Italie, le proclamèrent successeur d’Honorius. Suivant Procope, qui n’avait aucun intérêt, quand il écrivit, de flatter Joannés, ce prince était un homme de valeur, et d’une prudence reconnue. Ses moeurs étaient même très douces. Quand il fut salué empereur, il était un des principaux officiers de la garde impériale. Ses partisans les plus distingués étaient Castinus maître de la milice du département du prétoire des Gaules, celui-là même qui était actuellement à la tête de l’armée qui faisait la guerre en Espagne, et Flavius Gaudentius Aetius qui joua depuis un si grand rôle dans les Gaules. Le nouvel empereur le fit comte du palais, ou pour s’exprimer en des termes dont la signification soit plus connue, grand-maître de sa maison.

Le passage de Grégoire de Tours que je vais rapporter, et qui contient un fragment de l’histoire de Frigeridus, fera connaître Aetius, et il donnera encore une idée de la confusion où fut l’empire d’occident durant les deux ou trois années qui suivirent immédiatement la mort d’Honorius. Voici donc mot à mot ce qu’on lit dans Grégoire de Tours : je crois devoir transcrire ici... Pour reprendre le fil de l’histoire, nous avons vu que Placidie s’était réfugiée à Constantinople la dernière année du règne d’Honorius, et qu’elle y avait emmené avec elle Valentinien, le fils qu’elle avait eu de l’empereur Constance. Théodose le jeune résolu de recouvrer l’empire d’occident sur Joannés, crut que Placidie pouvait contribuer beaucoup par ses intrigues, à l’avancement de ce projet. Il donna donc à cette princesse un plein pouvoir, et il la fit passer en Italie, s’il est permis de s’exprimer ainsi, revêtue de la qualité de vicaire général de l’empereur. Elle emmenait avec elle son fils, à qui Théodose n’avait donné d’autre titre que celui de nobilissime, titre qui appartenait alors aux Césars, c’est-à-dire, aux héritiers de l’empire, et elle marchait à la tête d’une puissante armée commandée en chef par Ardaburius, qui avait sous lui son fils Aspar. Quel parti prirent dans cette guerre civile celles des provinces des Gaules qui étaient demeurées sous l’obéissance de l’empire ? Quoique Joannés fût reconnu à Rome, le sang de Théodose Le Grand devait avoir des partisans dans les Gaules. Mais nous savons seulement qu’en quatre cent vingt-quatre, qui est l’année où Placidie passa en Italie, une partie des troupes qui servaient dans les Gaules se révolta, et qu’Exsuperantius, très probablement le même qui avait traité avec les Armoriques dans les temps précédents, et qui était alors préfet du prétoire d’Arles, y fut massacré par les soldats mutinés. L’impunité des meurtriers que Joannés ne fit point rechercher, donne lieu de croire que le préfet des Gaules était dans les intérêts de Théodose. Quoique les Gaules reconnussent Joannés, cet événement ne devait point disposer les Armoriques, qui, comme nous l’avons vu, avaient de la confiance dans Exsuperantius leur compatriote, à ouvrir les portes de leurs villes aux troupes impériales.

Les premiers succès de la guerre furent si favorables à l’usurpateur, qu’il crut pouvoir, sans préjudicier aux affaires qu’il avait encore en Italie, employer une partie de ses forces à réduire la province d’Afrique, où Bonifacius qui s’y était cantonné dès le vivant d’Honorius, se déclarait pour Théodose. Mais l’année suivante, la fortune tourna le dos au mauvais parti. Placidie rallia, et encouragea les serviteurs de Théodose, elle remit une armée en campagne, et négocia enfin si heureusement avec Aetius, qu’il engagea les huns qu’il avait lui-même mis en mouvement pour faire une diversion sur laquelle comptait Joannés, à quitter le parti de ce prince, et à s’en retourner chez eux. Ainsi Joannés fut abandonné, défait et tué, et tout le partage d’occident fut réduit sous l’obéissance de Théodose. Dès la même année il le donna au fils de Placidie. Valentinien IIIe en vertu du décret de l’empereur d’orient, fut donc proclamé empereur d’occident. Placidie qui avait conquis en quelque façon l’empire, le gouverna jusqu’à sa mort, sous le nom de son fils, car ce fut elle qui régna véritablement. La postérité de Théodose Le Grand aurait rétabli l’empire romain, si les princes issus de son sang avaient eu autant de capacité et de courage que les princesses qui descendaient de lui. Mais, comme nous le verrons par plus d’un exemple, il semblait que dans la maison de Théodose le Grand, l’art de régner fût, pour ainsi dire, tombé de lance en quenouille.

Nous avons vu qu’Aetius avait fait sa paix avec Placidie aux dépens de Joannés. Ainsi non seulement Valentinien pardonna le passé à ce général, mais il l’envoya encore dès l’année quatre cent vingt-cinq, commander dans les Gaules, où les provinces demeurées sous l’obéissance de l’empire, étaient en grand danger. Les visigots, soit sous le prétexte de soutenir le parti de Joannés, soit sous un autre, s’étaient mis en campagne ; et comme la ville d’Arles où était dès lors le siége de la préfecture du prétoire des Gaules, ne voulut point les recevoir, ils l’assiégèrent dans les formes. Ils avaient autant d’intérêt à s’en rendre les maîtres, que les romains à la conserver. Tant que les romains conservaient Arles, ils pouvaient, en passant le Rhône sur le pont construit auprès de cette ville, pénétrer aisément jusqu’au milieu des quartiers des visigots en cas de rupture. Durant la paix, cette place donnait aux romains une communication facile avec ceux des sujets de l’empire, qui demeuraient dans les pays où étaient les quartiers de nos barbares, et par conséquent le moyen d’entretenir ces sujets dans l’esprit d’obéissance à leur véritable souverain. D’un autre côté les visigots, en se rendant maîtres d’Arles, fermaient, pour ainsi dire, cette porte qui pouvait donner entrée à une armée impériale dans le centre de leurs quartiers, et ils pouvaient, en s’étendant ensuite jusqu’aux Alpes occuper les passages par où l’on vient d’Italie dans les Gaules. C’était le moyen de se rendre entièrement maîtres de cette dernière province. Voilà pourquoi nous verrons Arles assiégée tant de fois dans la suite de cette histoire.

À l’approche d’Aetius les visigots levèrent leur siége ; mais ils ne se retirèrent pas impunément devant lui. Il les chargea, et les battit. Un grand nombre de ces barbares resta sur le champ de bataille, et Anaolfus, un de leurs principaux officiers fut fait prisonnier dans l’action. Mais Valentinien avait des affaires encore plus pressées, que ne l’étaient pour lui celles des Gaules. Il aura donc accordé et peut-être demandé un armistice à Théodoric roi des visigots, qui tous n’étaient pas morts devant Arles. On ne voit pas du moins que les deux années suivantes Aetius ait rien entrepris contre cette nation.

Voici quelles étaient les affaires que Valentinien avait alors, et qui devaient lui tenir au cœur encore plus que celles des Gaules. En premier lieu, Bonifacius qui, comme nous l’avons dit, s’était rendu le maître de l’Afrique, et qui s’était dit la créature de Placidie, avant que Valentinien eût été reconnu dans Rome empereur d’occident, refusait de prêter serment de fidélité à ce prince. Ou Bonifacius s’était accoutumé à l’indépendance, ou bien il était persuadé sur un faux avis qu’Aetius lui avait fait donner, comme nous le dirons plus bas, que Placidie ne le mandait à la cour que pour se défaire de lui. On a déjà dit que l’Afrique nourrissait Rome. En second lieu, les juthunges, un des peuples de la nation des allemands, s’étaient rendus maîtres de la Norique. Cette province située entre les Alpes et le Danube, était à l’Italie du côté du septentrion ce que sont les dehors à une place de guerre. Il fallait donc ou la reconquérir au plutôt, ou se résoudre à voir incessamment quelque nouvel Alaric forcer les remparts de cette grande province, et s’avancer après avoir passé les Alpes jusque aux portes de Rome. On n’avait rien de pareil à craindre des visigots ni des Armoriques. Aussi voyons-nous qu’en l’année quatre cent vingt-sept, et quand on eut désespéré de ramener Bonifacius par la voie de la négociation, les forces que l’empereur avait en Italie, furent employées à soumettre l’Afrique, et celles qu’il avait dans les Gaules, à reconquérir la Norique.

Bonifacius, disent les fastes de Prosper, étant devenu accrédité,... On verra dans la suite que l’empereur, après avoir fait durant neuf ans bien des efforts inutiles, pour en chasser ces vandales, fut enfin obligé à leur permettre d’y demeurer. La chronique d’Alexandrie ne place le passage des vandales en Afrique qu’en quatre cent vingt-huit. On n’aura su positivement en orient, que cette année-là, l’évènement dont il s’agit, ou ce qui est plus probable, l’auteur de cette chronique aura voulu parler de l’entrée des vandales dans la province d’Afrique proprement dite, au lieu qu’Idace aura entendu parler de leur premier débarquement sur les côtes de la partie du monde connue sous le nom d’Afrique. Il se peut très bien faire qu’il y ait eu sept ou huit mois entre le premier débarquement des vandales en Afrique, et leur entrée dans la province dont Carthage était la capitale ; et qu’ils aient consommé tout ce temps, à faire la guerre dans les deux Mauritanie. On reprendra plus bas, l’histoire de Bonifacius qui les avait appelés.

Nous avons dit que la seconde des affaires les plus pressantes qu’eût l’empereur Valentinien, était celle de chasser les juthunges de la Norique, et de remettre sous son obéissance les peuples de cette province qui les avait reçus. Aetius fut chargé de cette expédition. Les fastes de Prosper ne nous apprennent point en quelle année il l’acheva ; mais on voit par la chronique du même auteur, que ce général s’y disposait au plus tard dès le commencement de l’année quatre cent vingt-sept, puisque cette chronique dit immédiatement, avant que de parler du passage des vandales en Afrique, évènement dont nous venons de voir la date : Aetius fait le projet d’exterminer la nation des juthunges. Il faut qu’Aetius ait fini son expédition dès la même année, ou du moins dès le commencement de l’année suivante, qui était quatre cent vingt-huit.

En voici la raison. Idace rapporte la réduction de la Norique plusieurs lignes, avant que de parler de la défaite des francs par Aetius. Or cette défaite dont nous allons parler, est un évènement arrivé certainement en quatre cent vingt-huit ; les fastes de Prosper le disent ainsi. Il est vrai que si nous voulons bien nous en rapporter aux chiffres mis dans la chronique d’Idace, pour marquer en quelle année du règne des empereurs, chaque évènement dont elle parle, est arrivé, la Norique aura été remise sous le joug par Aetius, maître de l’une et de l’autre milice, la septième année de l’empire de Théodose le Jeune, à compter depuis la mort d’Honorius ; c’est-à-dire, la septième année du règne de Théodose en occident. Or cette année revient à l’année de Jésus-Christ quatre cent vingt-neuf ; mais on ne doit pas compter avec confiance sur ces chiffres, que les copistes ont pu mal placer et mettre, ou deux lignes plus haut, ou deux lignes plus bas, autant que sur le calcul des fastes consulaires, où tous les évènements arrivés dans le cours d’une année, font une petite section ou un paragraphe particulier, au-dessus duquel sont écrits les noms des consuls de cette année-là. Une légère inadvertance suffit pour déplacer un chiffre en copiant. On ne saurait déplacer les lignes qui contiennent le récit d’un évènement, et les mettre dans une autre section et sous un autre consulat, que celui où elles doivent y être, à moins qu’on ne veuille tromper. Or c’est de négligence, et non point de prévarication qu’on accuse le plus ordinairement ceux qui ont copié les anciens manuscrits. Ainsi j’ai cru pouvoir, et dans cette occasion et dans plusieurs autres, rectifier les chroniques rédigées par les années du règne des empereurs, en m’autorisant sur les chroniques qui sont en forme de fastes consulaires.

Un passage de Sidonius Apollinaris fait voir qu’Aetius commença d’agir, pour rétablir l’ordre et la tranquillité dans les Gaules, dès qu’il eut terminé son expédition dans la Norique. Ce poète adressant la parole au même Avitus, qui fut empereur environ trente ans après les évènements dont nous parlons, il lui dit : vous vous attachâtes au célèbre Aetius,... Tous ces évènements ne paraissent-ils pas être arrivés consécutivement, je veux dire sans qu’il y ait eu de longs intervalles de temps entre leurs dates. D’ailleurs le récit finit par les avantages remportés sur les francs, évènements qui comme nous allons le voir, appartiennent certainement à l’année quatre cent vingt-huit.

Personne n’ignore que la Vindélicie était une des provinces de l’empire, qu’elle était située entre le Danube et les Alpes, et qu’elle confinait avec la Norique. Quel était le belge que le bourguignon opprimait ? Suivant les apparences, c’étaient la cité de Mets et celle de Toul que les bourguignons qui tenaient alors une partie de la première Germanique, voulaient envahir. Comment Aetius délivra-t-il ces deux cités des mains des bourguignons ? Fut-ce en traitant avec eux, ou en les battant, l’histoire n’en dit rien. Mais à en juger par les évènements postérieurs, il parait que ce général romain traita pour lors avec les bourguignons, et qu’il les laissa dans les Gaules, à condition de s’y tenir dans les bornes des quartiers qu’on leur assignerait, et de servir l’empire, lorsqu’il y aurait occasion de tirer l’épée contre ses ennemis.

Il faut qu’Idace lui-même soit venu dans les Gaules à la fin de l’année quatre cent vingt-sept, ou au commencement de l’année suivante. Voici ce qu’il raconte concernant ce voyage. Les suèves établis en Espagne,... Idace sera arrivé dans les Gaules précisément dans le temps qu’Aetius faisait la guerre contre les bourguignons ou contre les francs. Cette guerre s’étant terminée, comme nous allons le voir, à l’avantage des romains, Aetius devenu plus fier par ses succès, aura envoyé Censorius menacer les suèves de leur faire sentir le poids des armes romaines, s’ils n’observaient pas mieux les traités, et l’évêque Idace sera retourné dans sa patrie, emmenant Censorius avec lui. Comme dans l’endroit même d’Idace que nous rapportons, Aetius est qualifié de maître de l’une et de l’autre milice ; et comme Aetius, ainsi que nous le verrons, ne fut fait maître de la milice dans le département du prétoire d’Italie qu’en l’année quatre cent vingt-neuf, on ne saurait douter que dès quatre cent vingt-sept, il ne fût maître de la milice dans l’autre département de l’empire d’occident, c’est-à-dire, dans le département du prétoire des Gaules. Or nous avons vu que l’Espagne était l’une des trois grandes provinces qui composaient ce département-là. Ainsi les troupes y étaient alors sous les ordres d’Aetius.

 

CHAPITRE 7

Sur quel pays régnait Clodion. Les francs cantonnés dans les Gaules, sont soumis par Aetius. Que les tongriens ont été quelquefois appelés thuringiens.

Suivant la chronique de Prosper, Clodion commença de régner sur les francs peu de temps après que Placidie se fût rendue maîtresse de l’empire d’occident, c’est-à-dire, vers l’année quatre cent vingt-six. De quelle tribu des francs ce prince était-il roi ? Parvint-il à la couronne par voie d’élection ou de succession ? C’est ce que Prosper ne dit pas. Nous verrons dans la suite de ce chapitre, et dans le chapitre où nous parlerons des évènements arrivés en l’année quatre cent quarante-quatre, ce qu’on peut savoir ou conjecturer concernant tous ces points-là. Prosper dit seulement que ce prince si célèbre depuis dans les Gaules, régnait alors dans l’ancienne France, c’est-à-dire, au-delà du Rhin ; remarquons que cela ne signifie point que Clodion ne tînt pas en même temps dans les Gaules quelque contrée assise vis-à-vis le petit état qu’il avait dans la Germanie. était-ce-lui qui régnait sur les francs dont il va être parlé et qui furent soumis par Aetius ? C’est un point de notre histoire que les écrivains du cinquième et du sixième siècle, nous laissent encore ignorer.

Voici ce qu’on trouve dans les fastes de Prosper concernant ce qui se passa entre Aetius et une partie des francs, en l’année quatre cent vingt-huit. La partie des Gaules voisine du Rhin...  Nous avons déjà vu qu’Idace disait, en parlant de cet exploit, qu’Aetius après avoir défait les francs vers l’année quatre cent vingt-huit, les avait admis à faire leur paix. Ainsi rien ne nous oblige à croire qu’il ait obligé pour lors tous les francs qui s’étaient cantonnés dans les Gaules, à repasser le Rhin, et à retourner dans l’ancienne France. Le projet de soumettre les Armoriques, l’aura engagé de recevoir à capitulation les francs, qui s’étaient établis en forme de peuplade indépendante sur le territoire de l’empire, et à leur permettre d’y demeurer, à condition de s’avouer sujets de cette puissance, et de la servir dans ses guerres. Plusieurs essaims de francs qui depuis l’invasion des vandales s’étaient cantonnés dans les Gaules, y seront donc restés pour y vivre dans le même état et condition qu’y vivaient les essaims de leur nation, à qui les prédécesseurs de Valentinien troisième y avaient donné des habitations, ainsi qu’on l’a vu dans le premier livre de cet ouvrage.

Ce que nous disons ici concernant le parti qu’Aetius aura fait en quatre cent vingt-huit aux francs établis depuis l’année quatre cent sept dans les Gaules, est rendu très vraisemblable, par l’éloge que Jornandés fait des vues générales de ce grand capitaine ; et par les louanges qu’il lui donne sur la conduite qu’il tint à l’égard des francs. L’historien des goths, dit donc en parlant des premiers exploits d’Aetius : que c’était un homme né uniquement pour le bien de la république romaine, et qu’il réduisit par ses victoires... Or comme Aetius n’obligea point les suèves après qu’ils eurent fait une pareille soumission à sortir d’Espagne où l’on les voit encore dans les temps postérieurs, on peut croire qu’il ne contraignit pas non plus les francs indépendants, qui s’étaient établis dans les Gaules, à repasser le Rhin. Il força seulement les uns et les autres à s’avouer sujets de l’empire, et à porter désormais les armes pour son service. C’en était assez pour faire dire à Prosper et à Cassiodore, qu’Aetius avait recouvré la partie des Gaules voisine du Rhin, de laquelle les francs s’étaient emparés. N’avait-il pas remis réellement cette contrée sous la domination de l’empire en réduisant les barbares qui s’y étaient cantonnés à s’avouer sujets de l’empire et même en s’avouant seulement ses hôtes ou ses troupes auxiliaires ? Nous avons vu en parlant des quartiers donnés dans les Gaules aux visigots, que les romains comptaient que le pays où les barbares avaient des quartiers, ne laissaient pas de faire toujours une partie du territoire de l’empire, quoiqu’ils n’obéissent point aux magistrats civils mais à leurs rois ou à leurs chefs nationaux dans tout ce qui ne regardait point le service militaire ; quoiqu’ils ne vécussent point suivant les lois romaines, mais suivant leur loi nationale.

Enfin on verra par un passage du panégyrique d’Avitus rapporté dans le dix-septième chapitre de ce livre, que lorsqu’en quatre cent cinquante-cinq, l’empereur qui vient d’être nommé, contraignit les francs qui avaient fait une invasion dans la seconde Belgique, à se retirer dans leur propre pays, ces francs se retirèrent non point au-delà du Rhin, mais seulement au-delà de l’Alve, rivière du diocèse de Tongres et de laquelle nous avons déjà parlé. Ainsi la colonie que nous avons vu que les francs avaient sur cette rivière dès l’année quatre cent six et probablement plusieurs autres, étaient restées dans les Gaules en quatre cent vingt-huit.

Je ne crois pas néanmoins qu’Aetius ait permis aux francs de continuer à demeurer dans toutes les cités où ils s’étaient cantonnés depuis quatre cent sept. Après les avoir réduits à capituler avec lui, il aura exigé d’eux qu’ils évacuassent quelques contrées, où il ne jugeait point à propos de les laisser, et il leur aura permis seulement de rester dans quelques autres. S’il est loisible de conjecturer, il aura tiré des pays propres à donner entrée dans l’intérieur des Gaules et dans l’Armorique, les francs qui pouvaient être habitués en ces contrées-là ; il leur aura assigné des terres dans la cité de Trèves, et principalement dans la cité de Tongres, qui avait perdu beaucoup de ses habitants dans l’invasion des vandales. En un mot, nous avons vu que dès le temps de Claudien, dès l’année quatre cent six, il y avait déjà des colonies de la nation des francs. La raison d’état demandait qu’il en usât ainsi.

Notre conjecture est encore appuyée sur un passage de Grégoire de Tours, qui dit positivement que la première contrée en deçà des deux bras du Rhin, où les francs aient eu des colonies, a été la cité de Tongres, qui s’étendait jusqu’au Rhin. Ces colonies auront vécu dans la dépendance de l’empire, lorsqu’il était en état de se faire respecter ; elles auront cessé de s’avouer ses sujettes dans les temps où sa faiblesse leur permettait de lui désobéir impunément. Plusieurs personnes, dit, le père de notre histoire,  prétendent que les francs sont originaires de la Pannonie,...

Les antiquaires des Pays-Bas prétendent avec raison que ce dispargum ne soit autre chose que Duysborch, lieu situé auprès de Louvain. En effet, la partie même de Louvain qui est à la droite de la Dyle a été du diocèse de Tongres, jusqu’à ce que ce diocèse ait été démembré, et qu’on lui ait ôté en mil cinq cent cinquante-neuf une grande partie de ses paroisses, pour les attribuer à l’archevêché de Malines, à l’évêché de Bois-Le-Duc, ou à quelques autres des nouveaux siéges que Philippe II roi d’Espagne fit ériger alors dans les Pays-Bas dont il était souverain. Personne n’ignore que l’évêché de Tongres est devenu l’évêché de Liège, parce que le siége épiscopale de ce diocèse a été transféré dans la dernière de ces villes. Enfin ce qu’ajoute Grégoire de Tours, immédiatement après avoir parlé de dispargum : au midi de ces contrées habitaient les romains qui tenaient le reste du pays jusqu’à la Loire, montre sensiblement qu’il a prétendu parler d’une contrée des Gaules, et non pas d’une contrée de la Germanie, lorsqu’il a fait mention du lieu où dispargum était situé. Ainsi ce n’est point sur la droite du Rhin qu’il faut chercher ce dispargum. Ce sera donc de cet endroit des Gaules, que partira Clodion, lorsqu’il se rendra maître de Cambrai vers l’année quatre cent quarante-trois.

Il serait curieux de savoir l’histoire de Theudomer, contemporain de Clodion, et dont Grégoire de Tours dit que ceux des fastes consulaires qu’on appelait de son temps dans les Gaules, les fastes consulaires par excellence, faisaient mention ; mais ces fastes sont perdus, et aucun autre monument ancien ne fait mention de Theudomer. Quels étaient les fastes que Grégoire de Tours appelle les fastes consulaires absolument ? C’étaient apparemment ceux qui étaient tenus et rédigés par l’autorité publique dans la ville où résidait le préfet du prétoire des Gaules, et sur lesquels on écrivait consulat par consulat, année par année, ce qui était arrivé de plus considérable dans l’empire, spécialement dans le département de cet officier. Nous regretterons encore la perte de ces fastes, lorsque nous aurons à parler du consulat de Clovis. Je reviens à mon sujet.

L’histoire des temps postérieurs à l’année quatre cent vingt-huit, confirme ce que nous venons de dire touchant l’état où était la nation des francs au commencement du règne de Clodion et touchant la situation de dispargum. Il paraît en effet, quand on réfléchit sur les faits qu’elle rapporte, qu’il faut que Clodion eût un pied en deçà du Rhin, lorsqu’il surprit Cambrai, et qu’il occupa en même temps le territoire qui est entre cette ville et la Somme. Je ne connais qu’une objection qui puisse être faite avec quelque fondement contre notre système. Il est vrai qu’elle a paru d’une si grande importance à plusieurs de nos écrivains, qu’elle les a seule empêchés d’adopter le sentiment que nous suivons. Voici cette objection.

Dans la plupart des manuscrits de Grégoire de Tours, on lit à l’endroit que nous venons de rapporter, toringia, et non pas tongria, on lit toringi, et non pas tongri. Ainsi ce n’est pas en suivant cette leçon, dans le pays de Tongres, l’une des cités des Gaules, qu’il faut chercher l’établissement des francs sujets de Clodion, et dispargum, la demeure ordinaire de ce prince. C’est dans la Thuringe, région de la Germanie, qu’il faut chercher tous les états que tenait Clodion avant l’année quatre cent quarante-trois qu’il passa le Rhin, et qu’il s’établit dans les Gaules, en se rendant maître de Cambrai et des pays adjacents. Mais cette dernière supposition cadre si mal avec ce que dit Grégoire de Tours dans le passage même dont il est ici question, et où il écrit que les francs venus de la Pannonie passèrent le Rhin pour s’établir dans leur Thuringe : elle s’accorde si mal, comme on le verra dans la suite, avec ce que nous savons de certain sur les conquêtes de Clovis, qu’elle n’est pas soutenable. Quand bien même on ne trouverait rien dans la lettre de tous les monuments de nos antiquités qui autorisât à corriger ici le texte de Grégoire de Tours en y lisant tongri au lieu de toringi, et tongria au lieu de toringia, il ne faudrait point laisser d’y faire d’une manière ou d’une autre cette restitution. Heureusement nous ne sommes pas réduits à ne pouvoir sortir d’embarras que par un coup aussi hardi. En premier lieu, il y a des manuscrits authentiques, où cette correction se trouve toute faite, et où on lit tongri et tongria, et non point toringi et toringia. Il y a plus, c’est que je crois qu’au fonds, et cela est encore plus décisif, il n’est pas nécessaire de faire aucune restitution, et qu’il suffit de montrer qu’ici Grégoire de Tours a entendu la tongrie par turingia, et les tongriens par turingi, et même qu’il a cru pouvoir dire indifféremment tongri et toringi, tongria et toringia. En suivant mon opinion, tous les manuscrits auront également raison, et il ne sera pas besoin d’en corriger aucun, pour avoir l’intelligence du texte de notre historien. C’est un avantage que n’ont point les auteurs, qui croient que Grégoire de Tours ait voulu dire que les francs s’établirent d’abord dans cette partie de la Germanie, qui s’appelle encore la Thuringe. Comme il ne faut point passer le Rhin pour venir de la Pannonie dans la Thuringe, et comme Grégoire de Tours écrit cependant : que les francs qui venaient de la Pannonie, s’établirent d’abord sur les bords du Rhin, et qu’ayant passé ensuite le Rhin, ils s’habituèrent dans la Thuringe, nos auteurs se sont vus réduits à dire qu’il y avait une faute énorme dans le texte de cet historien qui devait avoir écrit le mein, et non pas le Rhin.

Ces auteurs ont été donc obligés à corriger le texte de Grégoire de Tours, sans être autorisés par aucun manuscrit, et d’y lire de leur autorité moeno pour rheno. Comme on adjuge ordinairement les corrections au rabais, c’est-à-dire, à celui qui rétablit le sens de l’auteur, en changeant le moins de lettres dans son texte, je demanderais et je mériterais la préférence, si j’étais réduit pour combattre la supposition dont il s’agit, à faire de mon autorité la correction légère qu’il faut faire, afin de changer toringi en tongri. En effet, il faut bien plus de changements pour faire moeno de rheno, que pour faire tongri  de toringi. Mais comme je l’ai déjà dit, mon opinion accommode toutes les difficultés, sans que je me trouve dans l’obligation de corriger aucun manuscrit.

Cette opinion est donc que du temps de Grégoire de Tours on disait indifféremment tongri, et toringi ou thoringi, en parlant des peuples du diocèse de Tongres. Et par conséquent, tongria, toringia, thoringia, en parlant de ce pays-là. Elle est fondée sur trois raisons. La première est qu’il est sensible par des manuscrits mêmes de Grégoire de Tours, que l’auteur, et ceux qui les ont copiés les premiers, se sont servis du nom tongri, et du nom toringi, comme de deux noms appartenants à un même peuple, et qu’on pouvait employer également pour le désigner : la seconde, que très probablement ces noms sont originairement le même nom prononcé différemment et diversement orthographié. La troisième est que Procope, contemporain de Grégoire de Tours, donne certainement le nom de thuringiens aux tongriens, au peuple, qui dès le temps de l’empereur Auguste habitait dans la cité de Tongres, dans la Gaule enfin. Déduisons ces trois moyens.

Guillaume Morel, qui donna en mille cinq cent soixante et un la seconde édition de l’histoire de Grégoire de Tours, rapporte qu’il avait vu un ancien manuscrit de cet auteur, où l’on lisait écrit de la même main : dispargum qui est sur les confins des tongriens ou des thuringiens. N’est-ce point à dire, sur les confins du peuple connu sous le nom de tongriens, et sous celui de thuringiens ? Il y a plus. D’autres copistes ou Grégoire de Tours lui-même, ont été si bien persuadés que toringi et toringia, signifiaient ici la même chose que signifient tongri et tongria, qu’ils ont employé indistinctement les mots de toringi et de tongri, et ceux de toringia et de tongria, en parlant du même peuple et de la même contrée. Le père Ruinart, à la capacité et à l’exactitude de qui l’on peut bien s’en rapporter, cite deux manuscrits ; savoir, un qui appartient à l’abbaye de Royaumont, et celui dont s’est servi le premier éditeur de l’histoire de Grégoire de Tours, dans lesquels on lit au commencement de notre passage : que les francs ayant passé le Rhin, s’établirent en Thuringe, et dans la suite de ce même passage : que dispargum était sur les lisières du pays des tongriens.

Faisons voir présentement qu’il est d’ailleurs très probable que tongri et toringi soient le nom du même peuple prononcé différemment. Suivant Tacite, le mot tongri a été d’abord un nom aussi général que celui de germain l’a été dans la suite ; un nom commun aux peuples, qui composaient la nation germanique. Le nom de Germanie, dit cet historien,... Suivant les apparences, le mot de tongriens  est un nom patronymique, comme celui de teuton qui dérivait du nom de Tuiston ou de Théut un des dieux des barbares connus sous le nom de teutons et qui habitaient au nord de la Germanie. De même, le nom de tongrien aura été dérivé de celui de Thor, que les germains adoraient comme le dieu du ciel ; et qu’ils regardaient comme l’auteur de leur nation. Ce Thor était fils de Woden, et il était sorti d’Asie avec son père, pour s’établir dans les pays septentrionaux de l’Europe, et l’un et l’autre ils étaient devenus les dieux tutélaires des nations qui descendaient d’eux. C’était à eux que les saxons faisaient ces sacrifices de victimes humaines, dont il est si souvent parlé dans l’histoire. Ce Thor est peut-être le même Tuder dont Tacite dit : que les descendants avaient régné jusque à des temps très voisins du sien, sur les Marcomans, et sur les Quades qui les respectaient comme des hommes sortis du sang le plus illustre qui fut parmi eux.

Deux choses seront arrivées dans le cours des siècles. La première aura été que les descendants de Thor venant à se diviser en plusieurs peuples, le peuple aîné, s’il est permis de parler ainsi, aura conservé comme son nom propre, le nom sous lequel toute la nation avait d’abord été connue, tandis que l’un des peuples cadets aura été appelé saxon, l’autre suève, l’autre chérusque, Ensuite le nom patronymique de ce peuple aîné, aura été prononcé différemment, et par conséquent écrit différemment. Les romains l’auront adouci comme ils ont certainement adouci plusieurs noms des peuples germaniques, quand ces maîtres du monde ont bien voulu les latiniser. C’est ainsi que du mot cherstken ils avaient fait le mot cherusci le nom d’un des plus célèbres peuples de la Germanie. Ainsi les romains auront encore dit tungri pour thuringhi.

Il y a plus : dans le même pays, on aura prononcé différemment, au moins durant un temps, le nom des tungriens, c’est une variation à laquelle ont été sujets tous les noms propres des barbares, dont parlent les écrivains latins du cinquième et du sixième siècles. En combien de manières n’ont-ils pas orthographié le nom d’Attila ? En combien de manières n’ont-ils pas écrit les noms de Clovis et de Clotilde, parce que les romains, les ostrogots et les francs prononçaient ces mots suivant le génie de leur langue, et qu’ils l’écrivaient ensuite, suivant la valeur que les caractères avaient dans chaque langue. Les francs mêmes, après avoir demeuré quelque temps parmi les romains des Gaules, adoucirent la prononciation de ce nom, et Hincmar appelle simplement hludovicus le prince qu’on nommait communément chlodovechus trois siècles auparavant. Dom Thierry Ruinart observe qu’on trouve le nom de sainte Clotilde écrit de cinq ou six manières différentes dans des auteurs latins.

La même chose sera donc arrivée pour le mot de thuringiens. Les romains portés à corriger l’âpreté de la prononciation tudesque, auront dit tongriens, au lieu de thoringiens : et ils se seront en écrivant ce nom, conformés à l’adoucissement qu’ils apportaient à sa prononciation.

Mais, dira-t-on, comment se peut-il faire que le même peuple des Gaules qui s’était appelé tongri durant cinq siècles abusivement, si l’on veut, ait repris son nom de toringi dans le cinquième ? C’est ce que je crois pouvoir expliquer par l’histoire de ce peuple-là. Il fut partagé sous le règne de l’empereur Auguste en deux essaims. Une partie demeura dans le nord de la Germanie, et l’autre fut transplantée par cet empereur dans la seconde des Germaniques et placée dans la contrée des Gaules qui se nomma depuis la cité des tongriens. Procope le dit positivement dans un endroit de son histoire de la guerre gothique, lequel nous rapportons deux pages plus bas. Si quelques personnes ne trouvaient point l’autorité de Procope suffisante, pour rendre constant qu’Auguste établit dans les Gaules une peuplade de germains qui s’appelèrent les tongriens, il serait facile de fortifier le témoignage de cet historien par la déposition d’auteurs encore plus anciens que lui. Comme l’observe Cluvier, il n’y avait point encore de tongriens dans les Gaules du temps de Jules César. Cet empereur appelle eburones, condrusii, les peuples, qui de son temps occupaient la contrée des Gaules, que les tongriens habitèrent dans la suite. Cependant Pline l’historien, et Tacite parlent en plusieurs endroits de leurs ouvrages des tongriens, comme d’une des nations qui habitaient dans la seconde des provinces germaniques des Gaules, dans le temps qu’ils écrivaient. Il faut donc nécessairement que ces tongriens y eussent été établis entre le temps où Jules César a écrit, et le temps où a écrit Pline, c’est-à-dire, le temps de Vespasien. Ainsi l’on doit croire Procope, lorsqu’il dit que ce fut Auguste qui établit les tongriens dans les Gaules.

Au milieu du cinquième siècle, l’essaim des thuringiens qui était demeuré dans la partie de la Germanie qui est au septentrion de l’Elbe, en sortit, et s’emparant d’une portion de l’ancienne France, il fonda le royaume des thuringiens, qui fut si célèbre dans le sixième siècle, et dont nous aurons occasion de parler plus d’une fois. En quel temps, dit-on ? Autant que je puis le savoir, la première fois qu’il est fait mention de ces thuringiens germaniques dans les auteurs anciens ; c’est dans l’énumération que fait Sidonius Apollinaris, des peuples qui suivaient Attila, lorsque ce roi des huns fit son invasion dans les Gaules en quatre cent cinquante et un. Le nom de thuringien se rendit donc célèbre vers le milieu du cinquième siècle ; et comme il devint alors notoire à tout le monde, que les tongriens des Gaules faisaient originairement une partie de ce peuple, et comme les barbares dont elles étaient alors remplies devaient appeler les tongriens, les thuringiens, quelques auteurs auront cru devoir restituer aux tongriens leur ancien et véritable nom, et rétablir ce que les romains y avaient altéré du temps d’Auguste. Ces écrivains auront cru devoir montrer du moins, qu’ils n’ignoraient pas que le tongrien des Gaules, et ce thuringien ou toringien devenu si célèbre de leurs jours, ne fussent la même nation. Exposons maintenant notre troisième preuve tirée de ce que Procope donne le nom de thuringiens aux tongriens établis dans les Gaules par Auguste.

Avant que de rapporter le passage où cela se trouve, il ne sera pas hors de propos de faire souvenir les lecteurs de la manière dont la digression qu’il contient, est amenée. L’objet de Procope, quand il mit la main à la plume, comme nous l’avons déjà dit dans notre discours préliminaire, était d’écrire l’histoire des guerres que les romains d’orient avaient faites de son temps, et sous les auspices de l’empereur Justinien. Ainsi notre auteur, après avoir écrit en deux livres la première expédition que les armées de Justinien firent en occident, et qui fut terminée en cinq cent trente-quatre par la conquête de l’Afrique sur les vandales, passe naturellement à l’expédition qu’entreprirent ces mêmes armées, dès que l’expédition d’Afrique eût été finie. Cette seconde entreprise fut celle de chasser les ostrogots de la Sicile et de l’Italie, et l’on sait qu’elle commença dès cinq cent trente-cinq.

Ainsi Procope commence le premier livre de l’histoire de cette seconde expédition, et que nous appelons le premier livre de la guerre gotique, comme il a dû le commencer, c’est-à-dire, par rendre compte au lecteur de la manière dont en quatre cent soixante et seize, les barbares avaient renversé le trône de l’empire d’occident et s’étaient rendus maîtres de l’Italie, où devait être la scène des évènements qu’il allait raconter. Il entre ensuite en matière. Qu’arrive-t-il au bout de quelques pages ? À peine sa narration est-elle commencée, qu’un acteur inconnu entre sur la scène, et prend beaucoup d’intérêt à tout ce qui s’y passe. Il y joue un rôle important. Il faut donc que l’historien explique quel est cet acteur, et comment il se trouve mêlé dans tout ce qui se passe. Cet acteur nouveau, c’est la nation des francs sur laquelle régnaient alors les fils de Clovis. Ainsi Procope se trouve dans la nécessité de faire une digression pour expliquer quels étaient ces francs, d’où ils venaient, comment ils s’étaient rendus maîtres des Gaules, en un mot comment ils étaient devenus assez puissants pour oser mesurer leurs armes avec celles de Justinien. Procope se reconnaît lui-même obligé à faire cette digression. Après avoir parlé des francs à l’occasion de la jalousie qu’ils donnaient du côté des Alpes aux ostrogots, il ajoute à la fin de l’onzième chapitre du premier livre : je vais donc exposer... Procope tient parole, et dans les chapitres suivants il fait un récit abrégé, mais méthodique de tout ce que les francs avaient fait depuis qu’ils avaient mis le pied dans les Gaules, jusqu’aux temps où cet historien les introduit sur son théâtre.

Dès que Procope avait à faire une pareille digression dans une histoire écrite pour les grecs, on voit bien qu’il lui convenait de la commencer par une légère description des parties occidentales de l’Europe, pour parler après cela plus particulièrement des Gaules, et dire l’état où elles étaient aux temps du renversement de l’empire d’occident, afin d’exposer ensuite plus intelligiblement les changements survenus depuis ces temps-là, jusqu’au temps où était arrivé l’évènement qui l’obligeait à faire sa digression, c’est-à-dire jusque vers l’année cinq cent trente-six. Procope expose donc après une description succincte des parties occidentales de l’Europe, en quel état étaient les Gaules vers l’année quatre cent soixante et quatorze, temps où commencèrent les mouvements qui donnèrent lieu aux ostrogots de se rendre les maîtres de l’Italie, et il dit en quel état elles étaient dans ce temps-là, où les visigots ne s’étaient pas encore rendus maîtres de toutes celles des provinces des Gaules qui sont entre le Rhône, la Loire et l’océan, et où ils ne s’étaient pas encore emparés de l’Espagne, pour la tenir en leur propre nom ; ce qui n’arriva que quelques années après quatre cent soixante et quatorze. Voici enfin le passage de Procope : le Rhin, avant que de se jeter dans l’océan, forme plusieurs marécages... On voit bien que Procope suppose ici que le reste des Gaules appartenait encore alors aux romains du moins en propriété. Voici ce qu’il ajoute, en parlant des temps subséquents à l’année quatre cent soixante et quatorze : il arriva dans la suite... J’observerai, en passant, que Procope a raison de faire confiner les francs avec les Armoriques dans le temps dont il parle. Nous verrons que dès l’année quatre cent quarante-trois les francs eurent des établissements indépendants jusque sur la Somme.

On ne saurait désigner mieux la cité de Tongres que la désigne ici Procope sous le nom du pays des thuringiens établis dans les Gaules par Auguste. En effet, il est si sensible que cet historien entend ici la cité de Tongres par le pays des thuringiens, que Cluvier le lui reproche comme une faute. Ce savant géographe dit, après avoir rapporté le passage de Procope dont il est question : Ce ne fut pas sous le nom de thuringiens,... Supposé que j’aie raison, Procope n’aura plus le tort que Cluvier lui donne.

Comme je serai obligé dans la suite à faire usage plusieurs fois de ce que je viens de dire concernant les motifs de la digression de Procope, et concernant le temps auquel elle est relative, je crois devoir anticiper ici sur les temps postérieurs, et rendre du moins un compte succinct au lecteur de ce qui est contenu dans la suite de notre digression. Procope après avoir dit au commencement du douzième chapitre de son premier livre de l’histoire de la guerre gothique ce qu’on vient de lire, raconte les progrès que firent ensuite les francs dans les Gaules, et comment ils s’y unirent avec les Armoriques. Il narre après cela les guerres des francs contre les visigots, et puis il dit comment les premiers conquirent le royaume que les thuringiens avaient fondé dans la Germanie, et celui que les bourguignons s’étaient fait dans les Gaules. Enfin il expose tout ce que les francs avaient fait depuis qu’ils s’étaient établis en deçà du Rhin, jusqu’en l’année cinq cent trente-six qu’ils prirent part dans la guerre que Justinien faisait en Italie contre les ostrogots, événement qui est cause de sa digression.

Pour revenir au nom de thuringiens donné aux tongriens, qui nous a engagé nous-mêmes dans une longue digression, je dirai que Grégoire de Tours aura fait en parlant du premier établissement des francs dans les Gaules et de la situation de dispargum, la même faute ; si c’en est une, que Procope a faite, en parlant des tongriens établis par Auguste dans les Gaules. Enfin nous verrons encore ci-dessous qu’il faut entendre des habitants du pays de Tongres, ce que dit Grégoire de Tours, quand il raconte : que Clovis la dixième année de son règne fit la guerre aux thuringiens, et qu’il les subjugua. Avant que de finir ce chapitre, je crois devoir rapporter encore un passage des fragments de Frédégaire. Il me parait montrer qu’il y avait une Toringie gauloise, un pays situé en deçà du Rhin, et auquel on donnait le nom de toringie. On verra par l’histoire de l’expédition d’Attila dans les Gaules en l’année quatre cent cinquante et un, qu’Aetius qui commandait l’armée romaine, ne poursuivit pas ce roi barbare lorsqu’il se retira, que jusqu’au Rhin. Cependant on lit dans notre passage qu’Aetius, lequel y est nommé Agecius, poursuivit Attila jusque dans la Toringie.

 

CHAPITRE 8

Suite de l’histoire depuis l’année quatre cent vingt-neuf, jusqu’en quatre cent trente-quatre. Les confédérés Armoriques sont appelés bagaudes.

il semble qu’Aetius après avoir soumis en quatre cent vingt-huit les francs qui voulaient ériger sur le territoire de l’empire des royaumes indépendants, et après avoir obligé les visigots à promettre que désormais ils se contiendraient dans leurs quartiers, dût contraindre en une campagne ou deux les Armoriques à rentrer sous l’obéissance de l’empereur. Cependant il ne paraît point qu’il ait alors tenté de les réduire. Ce n’est pas que ce capitaine manquât d’activité ; elle était une de ses principales vertus. Mais peu de temps après avoir terminé les expéditions dont je viens de parler, il fut obligé de l’employer ailleurs, et de la faire servir à sa propre défense. Le simple récit de ce qui se passa durant les cinq ou six années qui suivirent immédiatement la soumission des francs, et la pacification accordée aux visigots, montrera suffisamment que l’empire ne fut point alors en état de faire de grands efforts pour soumettre les provinces confédérées. Il est vrai qu’on ne voit point que les troubles et les guerres civiles qui agitèrent l’empire dans les temps dont nous parlons, aient éclaté dès l’année quatre cent vingt-neuf ; mais il parait que dès lors la semence en avait été jetée, et que les grands officiers de l’empire s’étaient brouillés entre eux dès ce temps-là. Les fastes de Prosper disent sur cette année quatre cent vingt-neuf, que Felix ayant été fait patrice, Aetius fut fait maître de la milice, ce qu’il faut entendre de la milice du département du prétoire d’Italie, par deux raisons. La première, c’est que nous allons voir Aetius agir en cette qualité dans l’Italie : la seconde, c’est que nous avons vu par le titre que lui donne Idace, en parlant de la guerre contre les juthunges, et par l’intérêt qu’il lui fait prendre dans les affaires d’Espagne, que ce capitaine était déjà maître de la milice dans le département des Gaules dès quatre cent vingt-sept. Comme ces deux emplois ne pouvaient point être compatibles, il est aussi très probable qu’Aetius qui était l’âme de la monarchie, dont Valentinien était le chef, aura quitté le généralat du département des Gaules, en acceptant celui du département d’Italie, et que c’est une des causes pour lesquelles il ne s’y fit rien de remarquable en quatre cent vingt-neuf. Nous observerons encore que nous ne verrons plus Aetius commander dans les Gaules, qu’après l’avoir vu revêtir de la dignité de patrice, qui, comme nous l’avons dit, mettait en droit de commander au maître de la milice dans son propre département. Mais pour revenir à notre sujet, des orages pareils à celui que nous allons voir, ne se forment pas en un jour, et sans faire souffrir le corps politique longtemps avant qu’ils éclatent.

Enfin, l’année quatre cent trente, Aetius ayant connu que le patrice Felix, Padusia femme de Felix et Grunitus, lui dressaient des embûches, il les fit assassiner tous trois. Qu’on juge du trouble et de la confusion qu’un pareil attentat dut causer en occident ; et si Placidie qui d’un côté se voyait outragée par un de ses officiers, et qui d’un autre côté apprenait chaque jour que les vandales faisaient de nouveaux progrès en Afrique, avait le loisir de songer aux affaires des Gaules. Il faut cependant qu’Aetius ait fait sa paix avec Placidie en quatre cent trente et un, puisque nous le voyons consul en quatre cent trente-deux ; mais les mouvements qui arrivèrent cette année-là même, montrent bien que le parti de ce capitaine, et le parti qui lui était opposé, ne s’étaient pas réconciliés véritablement, et que leur raccommodement n’avait pu produire aucun fruit.

Nous avons parlé déjà plus d’une fois de Bonifacius. Cet officier romain qui commandait en Afrique, lorsque Placidie fut réduite à se réfugier à Constantinople, et qui s’étant alors déclaré pour elle, ne voulut plus lui obéir, lorsqu’elle fut devenue la maîtresse de l’empire d’occident sous le nom de Valentinien. Nous avons vu même qu’en quatre cent vingt-sept ce Bonifacius avait été déclaré ennemi de l’état, qu’on avait envoyé une armée contre lui, et que pour se mettre mieux en défense, il avait par un crime des plus fameux dont l’histoire romaine fasse mention, attiré en Afrique les vandales d’Espagne. Or Procope nous apprend que la désobéissance de Bonifacius, et tous les malheurs dont elle avait été la cause, étaient l’effet d’une trame ourdie par Aetius, et que toute l’intrigue fut découverte dans le temps où nous en sommes. Aetius avait d’abord écrit à Bonifacius que la cour était résolue à le perdre, et qu’elle allait le mander, afin de se défaire de lui aussitôt qu’il aurait mis le pied dans les lieux où elle faisait son séjour. Aetius avait ensuite insinué à Placide que Bonifacius se mettait en état de se maintenir malgré elle dans le gouvernement d’Afrique, et il avait avancé, pour montrer qu’il disait vrai : qu’elle pouvait éprouver Bonifacius, en le mandant à la cour, et qu’elle verrait alors s’il ne désobéirait pas. L’ordre avait été envoyé à Bonifacius ; il avait désobéi, et la guerre civile dont nous venons de récapituler les évènements s’en était ensuivie. On conçoit aisément l’intérêt qu’avait Aetius de brouiller Bonifacius avec Placidie. Aetius n’était pour cette princesse qu’un ennemi réconcilié, et qui suivant le cours ordinaire des choses, ne pouvait prétendre à aucune dignité au préjudice d’un ancien serviteur. Toute la trame, comme je l’ai déjà dit, fut donc découverte pleinement vers l’année quatre cent trente-deux.

Il n’y aura eu d’abord que des soupçons violents contre Aetius, qui se sera justifié quoique coupable, parce qu’on n’avait point encore des preuves claires de sa prévarication. Cette justification que je suppose s’être faite en quatre cent trente et un, aura été suivie de sa nomination au consulat pour l’année suivante. Mais on aura eu cette année-là contre Aetius, des preuves si claires, qu’on aura rompu de nouveau avec lui. Par qui la trame fut-elle découverte ? C’est ce que nous ignorons. Nous savons seulement que la perfidie d’Aetius devait être pleinement éclaircie en quatre cent trente-deux, puisque cette année-là même Bonifacius revint d’Afrique, et que l’empereur lui conféra la dignité de maître de la milice dans le département de la préfecture du prétoire d’Italie, quoique Aetius en fût actuellement revêtu. Croyait-on que la promotion d’Aetius au consulat, qui était une dignité supérieure à celle de maître de la milice, et même au patriciat, fît vaquer l’emploi d’Aetius ? Je n’en sais rien. Voici ce que nous savons des suites qu’eut cette déposition.

Aetius n’ayant pas voulu se laisser dépouiller, se retira de la cour, et il prit les armes. Son rival gagna contre lui une bataille ; mais le vainqueur reçut dans l’action une blessure, dont il mourut quelques jours après. Cependant on ne laissa point à Aetius l’emploi de maître de la milice ; et l’on était si bien résolu à le lui ôter, qu’après la mort de Bonifacius, on le conféra à Sebastianus gendre de Bonifacius. Il parait qu’il se fit alors une convention entre Placidie et Aetius, en conséquence de laquelle l’empereur devait cesser de poursuivre Aetius comme rebelle, et de son côté Aetius devait se retirer sur ses terres. On voit du moins qu’après s’être démis de toutes ses dignités, il vivait comme un particulier à la campagne, lorsqu’il fut informé que ses ennemis voulaient le faire enlever. Il reçut cet avis assez à temps, pour avoir le loisir de gagner la Dalmatie, d’où il se sauva dans le pays des huns, qui l’aimaient autant que s’il eût été un de leurs compatriotes. Rugila qui régnait alors sur ce peuple, et qui est célèbre dans l’histoire, pour avoir été le prédécesseur de Bléda et du fameux Attila, prit même les armes en faveur d’Aetius, et il entra dans le territoire des romains, qui de leur côté demandèrent du secours aux ostrogots. L’empire était donc menacé d’une guerre très sanglante, quand la paix fut faite tout à coup. Sebastianus le gendre de l’ennemi d’Aetius fut déposé, et réduit à s’en aller chercher fortune à la cour de Constantinople. D’un autre côté Aetius fut fait patrice. En cette qualité il eut droit de commander par tout où ne se trouveraient point l’empereur ni le consul d’occident. Idace et les deux Prosper, ou bien les deux ouvrages du même Prosper, marquent tous ces évènements sur l’année quatre cent trente-deux, où Aetius fut consul ; mais comme il ne parait pas bien vraisemblable que ces grands évènements soient tous arrivés la même année ; d’ailleurs comme ils n’ont commencé d’arriver que sous le consulat d’Aetius, et que les fastes de Prosper ne rapportent rien sur l’année quatre cent trente-trois, j’aime mieux croire que ce ne fut que dans cette dernière année que tous les troubles finirent, par le raccommodement de Placidie et d’Aetius. Pour peu qu’on ait de connaissance de la méthode de nos chroniqueurs, on n’aura pas de peine à croire qu’ils aient mieux aimé anticiper l’histoire de l’année suivante, en rapportant sur l’année quatre cent trente-deux des circonstances d’un événement principal, qui n’appartenaient qu’à l’année quatre cent trente trois, que de couper en deux la narration de cet évènement.

Je crois pouvoir rapporter à l’année suivante quatre cent trente-quatre, sur laquelle on ne trouve rien non plus dans les fastes de Prosper, le soulèvement d’une partie de celles des provinces des Gaules, qui étaient demeurées réellement sous l’obéissance de l’empereur, et dont la chronique du même Prosper qui nous apprend cet évènement, parle sur la douzième année du règne de Valentinien III, où ce prince entra vers le commencement de l’année quatre cent trente-cinq. On lit dans cette chronique : les provinces septentrionales des Gaules... Si l’on est choqué des termes impropres dont Prosper se sert pour dire, que les provinces septentrionales des Gaules se révoltèrent, on doit se rappeler l’observation que nous avons faite dès le commencement de notre ouvrage. C’est que les romains voulaient bien traiter d’alliance, les liens qui attachaient les Gaules à l’empire, quoique ces liens fussent de véritables chaînes et même des chaînes très dures.

Répondons à quelques objections qui peuvent se faire contre notre version du passage de la chronique de Prosper.

On pourrait dire en premier lieu que j’ai tort de traduire en faveur des bagaudes ces mots latins in bagaudiam, parce que in ne signifie pas en faveur, mais contre. Ce dernier sens, j’en tombe d’accord, est le sens de in le plus ordinaire ; mais cela n’empêche pas que dans les bons auteurs latins in n’ait aussi quelquefois l’acception d’en faveur. Il y a plus : Grégoire de Tours emploie in dans cette dernière acception, et il est certain par conséquent qu’elle a eu lieu dans la basse et dans la moyenne latinité.

Disons en second lieu pourquoi nous avons rendu Gallia ulterior, par les provinces septentrionales des Gaules. Le partage de la province des Gaules en Gaules plus reculées, ou en Gaules ultérieures, et en Gaules plus voisines ou citérieures, auquel se sont conformés quelques auteurs du cinquième siècle et du sixième, n’a été qu’une division arbitraire, et que l’usage seul avait introduite dans le langage commun : la division des Gaules par rapport à l’Italie, en Gaules citérieures, et en Gaules ultérieures, n’avait point lieu pour lors, ni dans l’ordre ecclésiastique, ni dans l’ordre politique. C’était une division de même nature que la première division des Gaules, en Gaules proprement dites, et en pays des sept provinces, de laquelle nous avons parlé si au long sur l’année quatre cent dix-huit. L’une et l’autre division étaient fondées probablement sur les mêmes principes, et introduites dans l’usage ordinaire par les mêmes raisons. Ainsi c’est uniquement des auteurs qui ont écrit dans le temps où la division de la Gaule en Gaules citérieures et en Gaules ultérieures avait lieu, que nous pouvons apprendre quel pays s’appelait les Gaules citérieures, et quel pays s’appelait les Gaules ultérieures. Or Rénatus Profuturus Frigeridus qui écrivait dans le même temps que Prosper, nous apprend que de son temps les provinces germaniques étaient dans les Gaules ultérieures, et que par conséquent celles des provinces des Gaules qui étaient encore plus éloignées de l’Italie que les provinces germaniques, étaient aussi comprises dans les Gaules ultérieures, et qu’elles en faisaient une portion. Frigeridus dit donc, et son passage a déjà été cité dans le chapitre quatrième de ce livre de notre histoire, on apprit dans Arles que Jovinus avait été proclamé empereur dans la Gaule ultérieure. On a vu dans ce même chapitre, qu’Olympiodore nous apprend que ce fut dans les provinces germaniques que notre proclamation se fit. Voilà donc les Gaules ultérieures et les Gaules citérieures trouvées autant qu’il nous l’importe. Nous avons aussi exposé, quand il en était temps, que les deux provinces germaniques, et les deux provinces belgiques n’étaient point, à l’exception d’une partie de la seconde Belgique, entrées dans la confédération maritime : ainsi toutes les convenances veulent que ce soit dans les provinces belgiques, et dans les germaniques demeurées jusque là sous l’obéissance de l’empereur, que Tibaton ait excité un soulèvement, et puis ce soulèvement aura donné lieu à la populace de la première Lyonnaise, de la première Aquitaine, et de quelques autres provinces encore fidèles, de former le complot de se joindre aux Armoriques.

Où était la ligne qui faisait la séparation des Gaules citérieures et des Gaules ultérieures ? Aucun auteur ancien ne le dit positivement. J’avais cru d’abord que cette ligne fût la Loire, de manière que la Gaule ultérieure était la partie de la Gaule qui est au septentrion de ce fleuve ; mais j’ai trouvé des passages d’auteurs qui font foi sur cette matière-là, et qui m’ont fait connaître que je m’abusais. On voit par ces passages (j’aurai occasion de les citer) que plusieurs villes assises au midi de la Loire, étaient comprises dans les Gaules ultérieures.

Lorsque je traduis galliarum servitia par le menu peuple des Gaules, j’ai pour garant l’usage du temps attesté par le glossaire latin de M Ducange, qui fait foi que dans la basse latinité, servitium ne signifiait pas seulement les hommes qui étaient dans l’état de servitude, mais aussi les personnes libres obligées par différentes raisons, à en servir d’autres.

Venons au dernier des éclaircissements, dont je suis redevable envers le lecteur. J’ai aussi pour moi le sentiment de M Ducange, et toutes les convenances, lorsque je rends bagaudia par la république des Armoriques. Nous avons vu d’où venait le nom de bagaudes, et qu’on donnait ce nom dans les Gaules à tous les révoltés. C’était une espèce de sobriquet, par lequel les sujets fidèles les désignaient. Nous verrons même que ce sobriquet avait passé les Pyrénées, et qu’on le donnait en Espagne aux sujets rebelles. Il est fait mention plus d’une fois dans l’histoire des bagaudes du territoire de Terragonne, et d’autres cités d’Espagne. D’un autre côté, la signification naturelle de bagaudia est celle que lui donne M Ducange, le pays des bagaudes. Or qui étaient les rebelles, ou les bagaudes des Gaules en quatre cent trente-quatre, et dans le temps que Tibaton fit révolter la Gaule ultérieure ? C’étaient les confédérés de l’union armorique.

Prosper suit, en les désignant, ainsi qu’il les désigne, l’esprit du parti dans lequel il se trouvait. Mais, dira-t-on, le nom de bagaudes qui originairement était celui de paysans attroupés, pouvait-il être donné à des peuples qui formaient une république aussi étendue et aussi puissante que l’était celle des Armoriques ? Je réponds deux choses à cette objection : l’une est, que les premiers bagaudes, que ceux qui firent connaître ce nom, et qui le mirent en usage, ne devaient pas être simplement un gros de mutins rassemblés au hasard, un attroupement de personnes de la lie du peuple, puisque, comme nous l’avons vu, ils faisaient des entreprises sur les villes, et qu’ils osèrent même mettre le siège devant Autun. Mais quelqu’abjecte qu’eût été la condition dont étaient les premiers révoltés qu’on appela bagaudes, il suffit que ce nom fût devenu le sobriquet ordinaire que les sujets fidèles donnaient aux sujets rebelles, pour être attribué dans la suite à tous les révoltés, quelle que fût leur condition, et quelque puissant que fût leur parti. En ces sortes d’occasions l’usage l’emporte sur la signification propre du nom ; il le fait donner à des personnes à qui ce mot pris dans son sens naturel, ne convient en aucune façon.

On vit quelque chose de semblable à ce que nous venons de dire durant les troubles du Pays-Bas, commencés en mille cinq cent soixante et cinq. Les premiers factieux qui se donnèrent à eux-mêmes le nom de gueux, se trouvaient être presque tous des personnes de condition, dont plusieurs étaient riches. Ils prirent tous néanmoins ce nom-là, comme le nom de leur parti, et cela indépendamment de l’état de leur fortune et même indépendamment de leur religion. Lorsque dans la suite le nom de gueux fut devenu le sobriquet propre aux calvinistes, parce qu’il n’y avait plus que les provinces où les calvinistes étaient les maîtres qui persistassent dans l’union d’Utrecht, on a continué de l’employer toujours comme un nom de parti, sans avoir aucun égard ni à la pauvreté ni à la richesse. Combien de fois a-t-on donné le nom de gueux à des personnes qui jouissaient de trente mille livres de rente ? Dans la portion des Pays-Bas qui s’appelle la généralité, c’est-à-dire, dans la partie du duché de Brabant, et dans celle du comté de Flandres, qui appartiennent aux sept Provinces-Unies en commun, parce qu’elles ont conquis cette contrée à frais communs ; il arrive tous les jours qu’un pauvre paysan catholique dit que le seigneur de son village est gueux, lorsque ce seigneur est calviniste ? Ne dit-on pas aussi, comme nous l’avons remarqué, que Luxembourg est une ville des Pays-Bas ? L’usage est le tyran des langues vivantes.

Nous verrons encore dans la suite de cet ouvrage, que Salvien qui vivait dans les provinces obéissantes, et qui a écrit vers le milieu du cinquième siècle, a toujours désigné les Armoriques par le nom de bagaudes.

 

CHAPITRE 9

Suite de l’histoire depuis quatre cent trente-cinq, jusqu’à la défaite de Litorius Celsus par les visigots en quatre cent trente-neuf.

De toutes les guerres que l’empereur d’occident avait alors à soutenir, celle qu’il faisait en Afrique contre les vandales, qui pouvaient affamer l’Italie, et y faire des descentes chaque jour, était la plus inquiétante. Aussi voyons-nous que dès le onzième février de l’année quatre cent trente-cinq, Valentinien traita avec eux aux conditions qu’il les laisserait en paisible possession d’une partie de la côte de l’Afrique, et qu’eux de leur côté, ils cesseraient tous actes d’hostilité. Suivant les apparences, Aetius avait attendu pour revenir dans les Gaules que cette paix fût conclue. Ce qui est certain, c’est que nous ne l’y voyons point agir avant l’année quatre cent trente-cinq. Voici en quel état il les trouva. La seconde, la troisième et la quatrième Lyonnaises persistaient encore dans la confédération Armorique, et refusaient toujours d’obéir aux officiers du prince. Tibaton avait fait révolter la Gaule ultérieure, et les visigots occupaient le plat pays et quelques villes de la première Narbonnaise, de la Novempopulanie et de la seconde Aquitaine. Ainsi Aetius ne trouva dans les Gaules aucun pays où l’empereur fût véritablement le maître, si ce n’est quelques cités de la première Aquitaine, la province Séquanaise, la première Lyonnaise, et les provinces qui sont situées entre cette province-là, les Alpes, la Méditerranée et le Rhône. Il y avait plus : le peuple de ces dernières provinces faisait des complots en faveur des Armoriques, et Gundicaire roi des bourguignons en avait encore envahi une partie. Quelle était précisément cette partie ? Nous l’ignorons. Voici ce que fit Aetius.

Dès l’année quatre cent trente-cinq, ce capitaine obligea Gundicaire et ses bourguignons à se soumettre aux conditions qu’il voulut bien leur octroyer. Mais soit qu’Aetius ne leur eût accordé la paix qu’avec l’intention de prendre mieux ses avantages pour les attaquer, soit que le hasard seul l’ait voulu ainsi, un an après le traité, Gundicaire, et tous ceux des bourguignons qui, suivant les termes dont Prosper se sert, devaient être restés dans les Gaules avec ce roi, furent exterminés par les huns.

J’ai deux choses à faire observer au lecteur concernant cet évènement. La première est qu’Idace ne marque la défaite de Gundicaire par les huns, que sur l’année quatre cent trente-six, quoique les fastes de Prosper, pour ne point couper le récit des aventures de Gundicaire, la placent en quatre cent trente-cinq. Idace ne rapporte le massacre des bourguignons, qu’après avoir dit qu’Aetius fit lever le siège de Narbonne aux visigots. Or nous verrons par les fastes mêmes de Prosper, que la rupture ouverte entre les romains et les visigots, qui fut suivie du siége de Narbonne et de la levée de ce siége, est un évènement arrivé seulement en quatre cent trente-six. La seconde chose que j’ai à dire au lecteur concernant le massacre de Gundicaire et de ses bourguignons, c’est que, suivant les apparences, ce massacre fut l’ouvrage du corps nombreux d’alains ou de huns, qu’Aetius fit venir alors dans les Gaules, pour l’y employer contre les ennemis de l’empire, et pour avoir auprès de lui des troupes, sur la fidélité desquelles il pût compter en toute occasion. Nous avons parlé déjà de l’affection que cette nation avait pour lui, et nous ferons mention plusieurs fois dans la suite de ce corps de troupes, dont notre général tira de grands services, et auquel il donna même quelques années après, des quartiers stables, ou si l’on veut des habitations le long de la Loire. Je me contenterai donc de dire ici que c’est le corps de troupes ou la peuplade, de laquelle je viens de parler, qu’on trouve désignée dans les auteurs contemporains, tantôt sous le nom des alains de la Loire tantôt sous le nom de huns, et quelquefois sous celui de scythes.

On peut voir dans le chapitre dix-huitième du premier livre de cet ouvrage, par quelle raison tous ces noms-là convenaient aux troupes auxiliaires, dont il est ici question. Apparemment que nos alains, soit qu’ils eussent un ordre secret d’Aetius ou non, chargèrent, quand ils eurent passé le Rhin, les sujets de Gundicaire, qui après avoir fait leur paix avec Aetius, ne se défiaient point de ces barbares qui arrivaient dans les Gaules en qualité de troupes auxiliaires de l’empire. Prosper ne nous donne point précisément, il est vrai, la date de la venue de ces alains dans les Gaules, mais il ne laisse point de nous indiquer le temps qu’ils y vinrent, en disant dans un passage qui va être rapporté, qu’en l’année quatre cent trente-sept les alains servirent dans les Gaules comme troupes auxiliaires de l’empire qui était entré en guerre avec les visigots. Le passage de la chronique de Prosper qui concerne la défaite des bourguignons, étant lu, comme les savants pensent qu’il faut le lire, semble décider que ce fut sur un ordre d’Aetius que les alains attaquèrent les bourguignons, et qu’ils les défirent. Il s’alluma pour lors, dit cette chronique,... l’endroit où Prosper place cet évènement, doit faire croire qu’il est arrivé en l’année quatre cent trente-six.

Comme l’histoire des temps postérieurs à cette année-là fait encore mention plusieurs fois des bagaudes et des Armoriques, soit comme des alliés, soit comme des ennemis de l’empire, il est évident que le passage de la chronique de Prosper qui vient d’être rapporté, ne concerne point la république des Provinces-Unies de la Gaule, qui s’étaient confédérées dès l’année quatre cent neuf ; mais uniquement les provinces de la Gaule ultérieure, voisines de cette république, et que Tibaton avait fait révolter l’année précédente.

Après tant de succès, et après avoir reçu les secours des huns, Aetius aurait bientôt attaqué et réduit les Armoriques, si les visigots n’eussent point rompu la paix cette année-là même, en tâchant de se rendre maîtres de Narbonne, et des autres bonnes villes qui se trouvaient au milieu de leurs quartiers. Nous avons dit à l’occasion de la première prise de Narbonne par les visigots en quatre cent treize, de quelle importance il leur était de se rendre maîtres de cette place, et de quelle importance il était aux empereurs de la conserver. Voici ce qu’on lit dans les fastes de Prosper sur l’année quatre cent trente-six, concernant la nouvelle guerre des visigots contre les romains : les goths violent les traités,... On voit donc que dès l’année quatre cent trente-six la guerre était rallumée dans les Gaules entre les romains et les visigots, qui sans doute étaient d’intelligence avec les Armoriques. Ils n’étaient pas bien éloignés les uns des autres, et ils avaient les mêmes ennemis. La guerre continua l’année suivante entre les visigots et les romains fortifiés par le corps d’alains qui avait massacré les bourguignons. Cette guerre aurait seule suffi pour empêcher Aetius de faire de grands progrès contre les Armoriques ; mais il se fit encore une nouvelle diversion en leur faveur. Plusieurs barbares qui servaient dans les troupes auxiliaires, désertèrent ; et s’étant attroupés, ils se firent pirates. Combien de détachements le général romain n’aura-t-il pas été obligé de faire, pour empêcher les descentes et les courses de ces brigands ? Aetius avait donc assez d’affaires, quoiqu’il ne fît aucune entreprise importante contre les Armoriques, et quoiqu’il dût tirer de grands services du corps de troupes auxiliaires composé de huns et d’alains qu’il avait fait venir dans les Gaules. D’ailleurs, comme Aetius fut consul pour la seconde fois en quatre cent trente-sept, les affaires des Gaules ne firent cette année-là qu’une partie de celles dont il était chargé.

Chaque nation a son mérite particulier dans la guerre. Celui des visigots était de se bien battre à l’arme blanche. Ils s’aidaient parfaitement de l’espieu d’armes et de l’épée. Comme les romains, ils avaient peu de cavalerie dans leurs armées. Au contraire, les nations scythiques fournissaient d’excellente cavalerie. Les huns, les alains et les autres peuples compris sous le nom de scythes, étaient adroits à manier leurs chevaux, comme à se servir de flèches et de toute sorte de traits. On peut se figurer quel avantage un général aussi intelligent qu’Aetius tirait des huns auxiliaires qui servaient dans son armée, quand il faisait la guerre dans un pays de plaines et quand il avait affaire à des ennemis qui n’avaient point une cavalerie qu’ils pussent opposer à la sienne. Voilà, suivant l’apparence, ce qui le rendit si supérieur aux visigots, qu’il les battit plusieurs fois durant la campagne de quatre cent trente-huit, quoiqu’ils eussent alors à leur tête un des grands rois qu’ait jamais eu cette nation, Théodoric premier. Ces barbares demandèrent même à traiter, et ils convinrent avec Aetius de l’armistice que nous verrons enfreindre par les romains en quatre cent trente-neuf. Ce qu’on peut conjecturer avec probabilité touchant les conditions de cette espèce de trêve dont les historiens ne parlent qu’à l’occasion de son infraction, c’est qu’elle portait une cessation d’armes de part et d’autre, et qu’elle renvoyait au prince d’accorder ou de refuser les demandes que faisaient les visigots sur les points contestés entre eux et les officiers de l’empire. Comme les visigots avaient intérêt à ne point se séparer des Armoriques, on peut croire qu’ils les comprirent dans la trêve, et la suite de l’histoire rend cette conjecture très plausible.

Ce qui est de certain, c’est que vers le commencement de l’année quatre cent trente-neuf, Aetius comptait si bien que les troubles des Gaules étaient apaisés, ou du moins qu’il affectait tellement de le croire, qu’il en partit pour se rendre à la cour de Valentinien, où il était bien aise d’être présent quand on y traiterait sur les intérêts des visigots, et sur ceux des Armoriques. Mais avant que de passer les Alpes pour aller à Rome, il fit une disposition qui ralluma la guerre durant son absence, peut-être plutôt qu’il ne s’y attendait. Il assigna donc des quartiers stables et permanents dans les environs de la ville d’Orléans aux scythes auxiliaires qui servaient dans son armée, et qui avaient alors pour roi, ou pour chef Sambida. Aetius en usa ainsi, en interprétant à son avantage, suivant l’apparence, quelqu’article de la pacification qu’il avait accordée aux Armoriques, qui de leur côté firent de leur mieux pour se défendre contre l’entreprise faite en conséquence de cette interprétation. Mais ils succombèrent à la fin, comme nous le verrons ; et je crois même que ce fut alors qu’Orléans se vit contraint à rentrer sous l’obéissance de l’empereur.

Je fais ici une correction importante dans le texte de la chronique de Prosper, où je lis que ce fut autour d’Orléans qu’Aetius donna des quartiers à ses alains, quoique le texte de Prosper dise que ce fut autour de Valence.

Deux raisons m’engagent à la faire, et à changer Valence en Orléans, en lisant urbis aurelianae deserta rura, pour urbis valentinae deserta rura. La première est, qu’il n’est point vraisemblable que les romains aient voulu donner aux alains les terres incultes de la cité de Valence, ville située sur le Rhône, entre Arles, où était le siège de la préfecture du prétoire des Gaules, et Lyon. Pourquoi établir sur le bas Rhône, et dans une contrée des Gaules où tout le peuple était soumis, une colonie suspecte, et qui pouvait, dès que l’envie lui en prendrait, empêcher la communication de la capitale avec la première Lyonnaise, et les autres provinces obéissantes qui étaient au septentrion et à l’orient de celle-là ? Au contraire, il convenait pour plusieurs raisons, de placer cette colonie dans les campagnes des environs d’Orléans, que la guerre entre les provinces obéissantes et les provinces confédérées, avait rendues incultes. Cette peuplade devait encore servir de frein aux Armoriques dans le pays de qui l’on l’établissait.

En effet, et c’est ma seconde raison, il est certain qu’Aetius établit pour lors une colonie de ses alains sur la Loire et dans les environs d’Orléans. On lira dix évènements dans la suite de l’histoire qui rendent ce fait-là constant. Je crois donc que c’est de cette colonie que Prosper a voulu parler à l’endroit de sa chronique où il dit qu’Aetius avait établi les alains dans les terres incultes des environs d’Orléans, quoique les copistes lui aient fait dire, dans la suite, qu’on avait établi les alains dans les terres incultes des environs de Valence. Cette conjecture est bien confirmée ; par ce que dit Prosper lui-même, concernant l’histoire de l’établissement des alains en l’année quatre cent trente-neuf, dans les quartiers qui leur avaient été assignés par Aetius, et qui ne se fit pas sans coup férir. La résistance des habitants du pays fut même assez grande, pour donner lieu à Sidonius Apollinaris de dire dans des vers, qui seront rapportés plus bas, et dans lesquels il parle d’un évènement arrivé en quatre cent trente-neuf : que les scythes venaient de subjuguer les Armoriques. Voici le passage de Prosper, où il est parlé de l’établissement des alains dans leurs quartiers : les alains, à qui le patrice Aetius avait donné le droit... Or, quel qu’ait été le point par rapport auquel on divisait dans le cinquième siècle les Gaules, en Gaule citérieure et en Gaule ultérieure, on ne saurait mettre Valence dans la Gaule ultérieure. Au contraire, Orléans était de la Gaule ultérieure ; puisqu’on voit en lisant un passage de la vie de saint Eloi, écrite dans le septième siècle, que Limoges, ville beaucoup plus méridionale, qu’Orléans, était cependant de la Gaule ultérieure. C’est pourquoi M De Valois dit, en parlant du passage de la chronique de Prosper, dont il est ici question. Je ne puis être du sentiment de Prosper, lorsqu’il semble dire, que Valence fût dans la Gaule ultérieure. Au contraire, Orléans devait être de cette Gaule-là, puisque Limoges, comme nous l’avons vu, en était bien.

D’un autre côté, le premier passage de la chronique de Prosper, celui où il est parlé de la concession de quartiers faite par Aetius aux alains de laquelle il s’agit, doit être relatif à celui qui rend compte de ce que firent les alains pour s’en mettre en possession ; et ce second passage n’est même séparé du premier que par un autre article d’une ligne et demie ; pourquoi Prosper aurait-il fait mention dans le premier de ces deux articles de sa chronique, de ceux des quartiers accordés aux alains, dans lesquels ils seraient entrés sans coup férir, quand il n’aurait rien dit dans ce premier article, de la concession de ceux des quartiers accordés aux alains, dans lesquels ils n’entrèrent qu’après avoir livré plusieurs combats, dont notre auteur savait bien qu’il serait obligé de parler lui-même à deux lignes de-là ? En vérité, quand on examine avec attention la chronique de Prosper, il parait, nonobstant les dates tirées de l’avènement de Théodose Le Jeune au trône de l’empire d’occident, que les copistes ont transcrites à la marge du récit de chaque fait, et qui sont démenties par les autres chronologistes, que les deux évènements dont il est ici question ; je veux dire, la concession des quartiers faite aux alains, et la prise de possession de ces quartiers par les alains, sont des évènements arrivés l’un et l’autre la même année, c’est-à-dire en quatre cent trente-neuf.

Si l’on nous fait là-dessus une objection, fondée sur ce que l’action par laquelle les alains se mirent en possession de leurs quartiers, n’a pu arriver qu’après l’année quatre cent quarante, puisque Prosper n’en parle dans sa chronique qu’après avoir rapporté l’exaltation du pape saint Léon, qui ne se fit qu’en cette année-là, nous répondrons que, comme quelques savants croient que cette chronique a été interpolée aux endroits où elle marque le règne de Pharamond, de Clodion et de Merouée ; elle peut avoir été aussi interpolée aux endroits où elle marque l’exaltation des papes. Celui qui aura écrit les lignes qui regardent l’exaltation de ces pontifes les aura mal placées, en insérant trop haut ce qu’il dit concernant l’exaltation de saint Léon ? Qu’il les ait mal placées : c’est de quoi l’on ne saurait douter, parce qu’il met cette mention de l’exaltation de saint Léon avant la prise de Carthage par Genséric. Or il est constant par les fastes de Prosper, par ceux de Cassiodore, et par tous les monuments les plus authentiques du cinquième siècle, que les vandales prirent Carthage dès l’année quatre cent trente-neuf, et que saint Léon ne fut fait pape qu’en quatre cent quarante. Ainsi l’on ne saurait se fonder sur la chronique de Prosper, pour contredire la date de l’établissement des alains dans les quartiers qu’Aetius leur avait donnés sur la Loire, non plus que celle des évènements arrivés en quatre cent trente-neuf.

Mais dira-t-on, comment Prosper a-t-il pu se tromper, et mettre urbis valentinae pour urbis aurelianae. Je tombe d’accord qu’il n’y a point d’apparence qu’il ait fait cette faute. Aussi je la rejette sur quelqu’un de ses copistes présomptueux en demi savant, et qui se figurait que ce n’était pas l’empereur Aurélien, mais un des empereurs du nom de Valentinien qui avait donné à Orléans, le nom qu’elle portait dans le cinquième siècle. Je reprends l’histoire.

L’avantage que Litorius Celsus et les troupes auxiliaires qu’il commandait remportèrent sur les Armoriques, en violant, suivant l’apparence, la suspension d’armes, fit faire à ce général une réflexion séduisante, c’est qu’il était facile de défaire un ennemi qu’on attaque dans le temps qu’il croit n’avoir plus rien à craindre, parce que la paix vient d’être faite, et qu’un vainqueur est dispensé de rendre raison de sa conduite. Ne fut-ce point un pareil motif qui engagea le prince d’Orange à attaquer en mil six cent soixante et dix-huit les français campés près de Saint Denis en Hainault, quoiqu’il fût bien informé que la paix entre la France et la Hollande dont il commandait l’armée, avait été signée à Nimègue. Comme les visigots ne s’attendaient pas d’être attaqués, soit qu’ils se flattassent que l’empereur désavouerait les violences qui s’étaient faites contre les Armoriques, soit par d’autres raisons, Litorius se hâta de marcher contre les visigots. Il parait cependant qu’avant que d’aller à son expédition, il voulut s’attacher les bourguignons qui avaient échappé au fer des alains, et dont nous avons parlé. Litorius qui commandait dans les Gaules sous les auspices d’Aetius, donna donc, soit de son propre mouvement, ou en vertu d’ordres supérieurs, des quartiers dans la Sapaudie à ce reste de bourguignons, à condition qu’ils s’y contenteraient d’une certaine portion des terres, et qu’ils laisseraient l’autre aux anciens habitants. Si l’on s’en rapporte aux chiffres marqués à côté du récit de chaque évènement dans la chronique de Prosper, ce traité n’aura été fait que vers l’année quatre cent quarante-trois, et non pas en quatre cent trente-neuf où nous le plaçons. Mais il y a certainement faute dans ce chiffre. La preuve est, que la chronique dont il s’agit, place notre traité avant la prise de Carthage par les vandales, évènement arrivé certainement en quatre cent trente-neuf. Comme le pays appelé ici sapaudia, n’est ni une des provinces, ni une des cités dans lesquelles la Gaule se divisait pour lors, il est bien difficile de dire précisément quelles étaient les bornes de la concession faite aux bourguignons. Autant qu’on en peut juger, elle leur donnait des quartiers dans le duché de Savoie proprement dit, dans le Chablais, dans une portion de notre gouvernement de Bourgogne, et dans une partie de la Franche-Comté. On peut voir ce que dit M. de Valois dans sa notice des Gaules, sur la sapaudia.

Litorius Celsus se crut le maître des Gaules après ce traité ; et résolu de ne pas mieux garder la foi aux barbares que ceux-ci la gardaient ordinairement aux romains, il se mit en marche pour attaquer les visigots. Suivant les fastes de Prosper, Litorius commandait immédiatement sous Aetius, qui pour lors était patrice ; cependant aucun auteur ne qualifie Litorius de maître de la milice : que son expédition fut l’infraction de quelque nouveau traité fait entre les romains et les visigots, depuis la rupture arrivée en quatre cent trente-six, on n’en saurait douter, quoique l’histoire ne parle point, ni du temps de la conclusion, ni des conditions de ce traité. Nous avons vu qu’en quatre cent trente-huit les visigots étaient encore en guerre ouverte avec les romains, et nous allons voir que l’expédition que Litorius fit contre eux en quatre cent trente-neuf sous le consulat de Théodose et de Festus, est qualifiée par Jornandés, de violement de la paix. C’est ce que notre auteur n’aurait point fait, si la guerre eût toujours duré. Pour rompre un traité, il faut en avoir signé un auparavant.

Litorius Celsus, rival de la gloire d’Aetius, et qui croyait que rien ne pouvait résister à une armée composée d’une infanterie romaine et d’une cavalerie scythe, marcha donc en traversant l’Auvergne, contre les visigots, dès qu’il eût soumis les Armoriques, c’est-à-dire, dès qu’il les eût réduits à donner ou à laisser prendre les quartiers dont nous avons tant parlé. Voici en quels termes les fastes de Prosper rendent compte du succès de l’expédition de ce général : Litorius qui commandait sous le patrice Aetius les troupes auxiliaires des huns,... Ce fut aux environs de Toulouse que se donna la bataille entre Litorius et les visigots. Comme il les surprenait, il avait pénétré d’abord jusque dans le centre de leurs quartiers. Dans la guerre faite aux visigots sous le règne de leur roi Théodoric,... Salvien dans son traité de la providence parle fort au long de la catastrophe de Litorius Celsus, véritablement c’est sans le nommer ; cependant il n’est point douteux que ce ne soit de Litorius que cet auteur entend parler. Toutes les circonstances de l’évènement qu’il rapporte, sont celles de la défaite de Litorius, et les commentateurs de Salvien l’ont remarqué. C’est dommage que notre auteur qui écrivait quelques années après la défaite de Litorius, se soit contenté de parler de cet évènement en orateur. Il ne laisse pas néanmoins de nous apprendre, en exposant combien le doigt du seigneur y fut sensible, que le roi Théodoric partit de l’église, où il avait passé plusieurs heures prosterné aux pieds de l’autel, pour donner la bataille, et qu’il ne chargea l’ennemi qu’après avoir mérité par son humiliation et par ses prières que le dieu des armées combattît pour lui. Au contraire, Salvien accuse Litorius Celsus de la même présomption que les autres écrivains lui reprochent. Nous trouverons encore en plus d’une occasion dans la conduite de Théodoric, le caractère que lui donne ici cet écrivain.

 

CHAPITRE 10

Suite des évènements. Prise de Carthage par les vandales. Paix entre les visigots et les romains. Des bagaudes d’Espagne. Saint Germain, évêque d’Auxerre interpose sa médiation en faveur des Armoriques.

Avant que de parler des suites de la défaite de Litorius Celsus, il est à propos de dire quelque chose de la prise de Carthage par les vandales, puisque ce fut à la faveur des distractions que les affaires des Gaules donnaient sans cesse à Aetius, qu’ils s’emparèrent de la capitale de la province d’Afrique. Le dix-neuvième d’octobre de l’année quatre cent trente-neuf, fut le jour qu’arriva un évènement si mémorable. Les romains qui ne se défiaient plus de Genséric, depuis qu’ils avaient fait la paix avec lui quatre ans auparavant, et qui avaient tant d’affaires ailleurs, ne prenaient pas les précautions nécessaires, pour garder une place d’une aussi grande importance, et située dans le voisinage d’un ennemi qui n’observait les traités, que lorsqu’il ne pouvait pas le violer avec avantage. Carthage fut donc aussitôt prise, qu’attaquée.

Idace rapporte avec ces mêmes circonstances la prise de la ville dont il s’agit. Le roi Genséric, dit-il, ayant surpris Carthage le dix-neuf d’octobre, il se rendit maître de toute la province d’Afrique.

La prise de cette ville qui rendit en peu de temps Genséric maître de l’Afrique, fut, suivant la chronique de Prosper, la principale cause de la chute totale de l’empire d’occident. En effet les vandales devinrent par leur nouvelle conquête, les maîtres d’affamer Rome. Les grains dont elle avait besoin pour subsister, lui venaient presque tous d’Afrique, et ce qui mérite encore d’être observé, le peuple de Rome ne faisait point de provisions. Il était dans l’habitude dangereuse, d’acheter dans les marchés et au jour la journée, les vivres qu’il consommait. à combien de monopoles la moindre interruption du commerce ne donnait-elle pas lieu ? Quels ménagements nuisibles au reste du corps de l’état, ne fallait-il point avoir, pour un peuple barbare qui avait de pareilles armes à sa disposition, et qui pouvait encore comme il arriva plusieurs fois dans la suite, venir attaquer les romains dans Rome même. Nous verrons plus en détail dans la continuation de l’histoire, toutes les suites funestes de la prise de Carthage par les vandales. Aussi Salvien dit-il, après avoir parlé de plusieurs provinces de l’empire envahies par les barbares : qu’enfin en s’emparant de l’Afrique, ils avaient mis, pour parler ainsi, l’âme même de la république sous le joug.

Ce saint personnage revient plusieurs fois dans son traité de la providence, à la prise de Carthage. Il parait que de tous les malheurs arrivés à l’empire durant le cinquième siècle, où il essuya tant de disgrâces, elle fut celui qui affligeait davantage Salvien. Dans l’endroit que nous venons de citer, il fait une description pathétique du sac de Carthage, où l’on ne se tenait point sur ses gardes, et dont les citoyens ne s’occupaient que de leur plaisir, quoiqu’ils eussent un voisin suspect et dangereux à leurs portes. Les cris des habitants... notre auteur dit dans un autre endroit : que dans Carthage et dans la province d’Afrique, les prédicateurs étaient plus exposés avant cet évènement, aux insultes des habitants, à qui par une vie exemplaire et par des discours pathétiques, ils reprochaient leurs débauches et leurs vices, que ne l’étaient les apôtres lorsqu’ils entraient dans les villes païennes ; et que c’est par un juste jugement de Dieu que ces habitants, qui s’étaient montrés barbares envers les serviteurs de Dieu, portent, dans le temps qu’il écrit, le joug des barbares. Nous serons encore obligés de revenir plus d’une fois à ce sujet-là. Voyons présentement quels furent dans la Gaule les suites de la défaite de Litorius Celsus.

Sidonius Apollinaris dit que les visigots après cet évènement auraient subjugué une grande partie de cette province de la monarchie romaine, si son beau-père, le même Avitus qui fut depuis empereur, et qui était sorti d’une famille patricienne de la cité d’Auvergne, ne se fût servi du crédit qu’il avait sur l’esprit de Théodoric, pour obliger ce vainqueur à traiter. Ce fut en vous,... véritablement la paix fut faite dans la même année, c’est-à-dire, dès quatre cent trente-neuf. Mais j’aime mieux en croire Prosper que Sidonius, sur l’état où se trouvèrent les Gaules après le désastre de Litorius. Sidonius écrit ce qu’on vient de lire dans un panégyrique, et encore dans un panégyrique en vers qu’il composait, pour louer son compatriote, son beau-père, et son empereur. Nous ne savons point que Prosper ait eu aucun motif d’altérer la vérité. Voici sa narration : on fit la paix avec les visigots la même année que Litorius avait été battu... En effet, nous avons vu qu’une partie des troupes de Litorius avait battu les ennemis qu’elle avait en tête, et que si ce général fut pris, ce fut apparemment parce que le corps où il combattait en personne, eut le malheur d’être rompu. Il lui était arrivé une disgrâce à peu près semblable à celle qui arriva au connétable Anne de Montmorency à la bataille de Dreux. Ce général fut pris, mais cela n’empêcha point l’armée qu’il commandait, de battre l’ennemi.

Il fallait bien enfin que l’armée romaine n’eût point été entièrement défaite, puisque Jornandés dit qu’elle ne rentra dans ses quartiers qu’après la conclusion de la paix. Ce que nous allons voir, porte même à croire que les visigots abandonnèrent par leur traité les Armoriques, ou du moins qu’ils consentirent qu’Aetius obligeât ces révoltés à se soumettre à certaines conditions.

Ce qui me parait constant, c’est que le patrice Aetius était encore dans les Gaules en l’année quatre cent quarante, et il est même probable qu’il y négociait alors, pour engager les Armoriques à rentrer dans le devoir. Voici sur quoi je me fonde pour assurer ce que j’assure, et pour conjecturer ce que je conjecture. En premier lieu, Sidonius dit positivement dans les vers qui viennent d’être rapportés, qu’Aetius était sur les lieux, lorsque Avitus engagea Théodoric à renouveler les traités rompus par Litorius Celsus. On n’aura pas de peine à croire qu’Aetius était revenu dans les Gaules à la première nouvelle de la bataille de Toulouse.

En second lieu, Prosper dit dans ses fastes : après la mort du pape Sixte,... Ainsi ce patrice était encore dans les Gaules en l’année quatre cent quarante. Il est presque aussi certain qu’il y négociait avec les Armoriques, pour les engager à recevoir les officiers de l’empereur.

En effet, qui pouvait être cet Albinus qui traitait par la voie d’un médiateur si considérable, avec Aetius le dépositaire de l’autorité impériale dans les Gaules ? Quel particulier jouait un personnage assez considérable dans ce pays-là, pour avoir mérité que Léon quittât l’église de Rome, dont il était déjà un des principaux ministres, et qu’il passât les Alpes, pour être l’entremetteur du raccommodement de ce particulier avec un patrice ? Prosper ne donne point à notre Albinus le titre d’aucune dignité, lui qui qualifie presque toujours ceux dont il fait mention. Il ne devait donc point y avoir dans l’empire d’occident un citoyen, un sujet d’une si grande importance, à moins qu’il ne fût à la tête d’un parti très puissant, et en possession de ne pas obéir aux ordres du prince. Cependant l’histoire ne nous dit pas quel était cet Albinus.

Ainsi son nom qui est romain, et les conjonctures où l’on était alors, me portent à conjecturer qu’il était un des principaux personnages de la confédération armorique. Cette conjecture est rendue encore plus vraisemblable, par la certitude où l’on est qu’il y avait dans le pays des Armoriques une famille illustre qui portait le nom d’Albina. C’est ce que l’on apprend par la vie de l’évêque d’Angers, saint Aubin, qui s’appelait en latin albinus. Cette vie est d’une grande autorité, puisqu’elle est écrite par Venantius Fortunatus, évêque de Poitiers dans le sixième siècle. Or il y est dit, que saint Aubin qui fut fait évêque d’Angers vers l’année cinq cent vingt-neuf, était né dans une des plus illustres et des meilleures familles de la cité de Vannes. Comme cette cité était alors de la confédération des Armoriques, ne peut-on pas croire que l’Albinus qui traitait avec Aetius en quatre cent quarante, par l’entremise du pape saint Léon, était un des ancêtres d’Albinus évêque d’Angers, et qu’il a été un personnage des plus importants dans la confédération maritime. Les descentes que les vandales d’Afrique firent dans le même temps en Sicile, auront obligé Aetius à retourner en Italie, comme à donner ordre à ceux qu’il laissait pour commander dans les Gaules, de n’y point rallumer la guerre.

Ainsi ces officiers n’auront commis alors aucune hostilité contre les Armoriques. En effet, tous les romains sentaient si bien que l’occupation de l’Afrique par les vandales, portait un coup funeste à la monarchie entière, que l’empereur d’orient envoya en quatre cent quarante et un une flotte considérable dans cette province qui était du partage d’occident, pour en expulser les barbares. Mais Théodose ayant été obligé de rappeler ses forces, avant qu’on eût encore rien exécuté contre les vandales, le peu de succès de cette entreprise, détermina Valentinien à faire la paix avec eux. Il fut dit dans le nouveau traité conclu en l’année quatre cent quarante-deux, que les vandales demeureraient en possession d’une partie de l’Afrique, et qu’ils laisseraient l’empereur jouir paisiblement de l’autre partie.

Cette paix donnait loisir au patrice Aetius de songer aux affaires des Gaules, et ce qui se passait en Espagne, l’encourageait encore à les terminer par quelque coup décisif. Asturius, maître de l’une et de l’autre milice dans le département des Gaules, défit les séditieux qui s’étaient cantonnés en différents lieux de l’Espagne tarragonaise, et auxquels, comme nous l’avons dit plus d’une fois, on donnait dans les Espagne mêmes le nom de bagaudes. Asturius étant mort peu de temps après cet évènement arrivé vers l’année quatre cent quarante, Merobaudes son gendre fut pourvu, quoique né barbare, de l’emploi de maître de l’une et de l’autre milice, et il contraignit à faire des soumissions ceux des bagaudes d’Espagne qu’on appelait aracelitains, parce que le siège du gouvernement de leur république était dans Araciola, lieu du pays qui s’appelle aujourd’hui la Navarre.

Ce fut apparemment en ces circonstances, et durant le cours de l’année quatre cent quarante-trois, qu’Aetius crut qu’il était temps de faire contre les Armoriques, une entreprise hardie et capable de les obliger à se remettre sans négocier plus longtemps, sous l’obéissance de leur souverain. Il résolut donc de faire à l’imprévu une invasion dans leur pays ; mais il ne jugea point à-propos de se mettre lui-même à la tête de l’armée qu’il destinait à cette expédition. Si elle ne réussissait point, il valait mieux qu’il ne s’y fût pas trouvé, afin d’être le maître de désavouer les violences qui auraient été commises, et de pouvoir mieux après avoir conservé toujours le caractère d’un conciliateur qui n’a jamais voulu que la paix, renouer la négociation, que les hostilités qu’il ordonnait lui-même, allaient rompre. Ainsi Aetius chargea d’exécuter l’entreprise dont il s’agit, Éocarix, roi des alains établis sur la Loire, et suivant les apparences, le successeur de Sambida. M De Valois croit que c’est de notre Éocarich qu’il est parlé dans les fastes de Prosper sur l’année quatre cent trente-neuf, lorsqu’il y est dit ? dans ce temps-là Vitricus se distinguait par son attachement pour l’empire, et par ses exploits de guerre. Suivant M de Valois, Prosper avait écrit eucricus ; c’est une manière d’écrire le nom d’Éocarich, dont un romain aura bien pu se servir, et les copistes qui ne connaissaient point eucricus, en auront fait vitricus.

Quoique Aetius ne fût pas en personne à cette expédition, on ne saurait douter en lisant ce que nous allons transcrire, qu’il n’en fût l’âme.

Voici la narration de cet évènement, telle qu’elle se trouve dans la vie de saint Germain, évêque d’Auxerre, écrite quarante ans après sa mort, c’est-à-dire, vers l’année quatre cent quatre-vingt-huit, par le prêtre Constantius, qui mit la main à la plume sur les instances de saint Patient, évêque de Lyon. À peine saint Germain était-il revenu de la Grande-Bretagne à Auxerre,... si le prêtre Constantius avait prévu la perte des livres qu’on avait de son temps, et qu’on n’a plus aujourd’hui, il aurait été plus exact dans sa narration. Il nous aurait dit le temps et le lieu où l’évènement dont il parle était arrivé, et il nous aurait informé du contenu des articles qu’Éocarix d’un côté, et saint Germain de l’autre, arrêtèrent alors, pour servir de préliminaires au traité de pacification entre l’empereur et les Armoriques. Mais cet auteur qui comptait sur ces livres, a mieux aimé écrire en panégyriste, qu’en historien, et il a évité les détails. Nous sommes ainsi réduits à conjecturer. Quant au temps, nous avons déjà dit que les convenances veulent que cet évènement miraculeux soit arrivé en quatre cent quarante-trois ; et quelques circonstances de la nouvelle guerre entre les romains fidèles à l’empereur, et les Armoriques, et qui seront rapportées dans la suite, fortifieront encore cette conjecture. Pour le lieu ; la situation du diocèse dont saint Germain était évêque, et la contrée où étaient les quartiers des alains, peuvent faire penser que l’entrevue de ce prélat et d’Éocarix se soit faite dans le diocèse de Chartres, bien plus étendu pour lors qu’il ne l’est à présent. Pour ce qui est des articles préliminaires, à en juger par ce que nous avons vu, et par la suite de l’histoire, ils contenaient apparemment : que les Armoriques envoieraient incessamment à la cour de Valentinien un homme chargé de leurs pouvoirs, pour conclure leur accommodement avec l’empereur, à condition que ce prince leur accorderait une amnistie pour le passé, comme des sûretés pour l’avenir, et qu’il y aurait une suspension d’armes entre les deux partis, durable jusqu’à la conclusion du traité de pacification, auquel on allait travailler.

Je crois devoir prévoir deux objections qu’on pourra me faire ici. La première serait de dire que j’ai tort de faire Éocarix, roi des alains, puisque les éditions que nous avons de la vie de saint Germain, l’appellent non pas roi des alains, mais roi des allemands. D’où vient, dira-t-on, changez-vous rex alamannorum en rex alanorum ? Je répondrais en premier lieu, que ce n’était pas des allemands mais des alains établis dans les environs d’Orléans, et qui se trouvaient ainsi à portée de faire une invasion brusque et inattendue dans le pays des Armoriques que ce barbare était roi. Ceux des allemands qui étaient alors cantonnés dans les Gaules, avaient leur demeure auprès du lac Léman. Ainsi je suis bien fondé à soutenir que Constantius avait écrit alanorum, et que ce sont les copistes qui de ce mot ont fait alamannorum, en y ajoutant trois lettres. J’ai de bons garants de ce que j’avance.

Éric, un moine d’Auxerre qui vivait sous le règne de Charles le Chauve, c’est-à-dire, dans le neuvième siècle, et qui a mis en vers la vie de saint Germain, évêque de cette ville, ajoute, après avoir fait une courte description des Armoriques, laquelle nous rapporterons plus bas. Aetius le conservateur de sa patrie,... et ce poète raconte ensuite comment son prélat arrêta le roi barbare. La mesure du vers fait foi qu’Éric a écrit alanis, et non pas alamannis, ainsi qu’on le lit à présent dans le texte de son original. Enfin le père Sirmond et d’autres savants ont observé il y a déjà longtemps, qu’il y avait faute dans l’endroit de la vie de saint Germain écrite par Constantius, et dont il est question ici. Ils en restituent le texte, en y lisant les alains au lieu des allemands.

La seconde objection que je dois prévoir, consisterait à dire qu’il ne parait point croyable qu’Aetius qui a laissé la réputation de bon citoyen, eût donné commission à un roi barbare et païen, d’aller le fer et la flamme à la main subjuguer le pays des Armoriques qui étaient chrétiens, qui étaient romains, et qui bien que rebelles faisaient toujours profession de respecter la majesté de l’empire, et offraient même sans doute, de rentrer à certaines conditions sous l’obéissance du prince. à cela je réponds que dans tous les temps les souverains ont employé des troupes étrangères à réduire des provinces rebelles. Les alains étaient alors païens, et les Armoriques étaient chrétiens, j’en tombe d’accord, mais on voit par trente endroits de l’histoire du cinquième siècle, que les empereurs chrétiens se servaient souvent de troupes et d’officiers païens contre d’autres chrétiens. Litorius Celsus, comme on a pu le remarquer, était païen, cependant Valentinien IIIe ne l’employa-t-il pas contre Théodoric Premier, roi des visigots, qui était chrétien, et contre nos Armoriques, qui comme les autres peuples de la Gaule, faisaient depuis longtemps profession de la religion catholique ? Nous verrons encore dans la suite de cette histoire que le même Valentinien dont était émanée la commission sur laquelle Éocarix fit la guerre aux bagaudes de la Gaule, en donna une en l’année quatre cent cinquante-trois à Frédéric, fils de Théodoric Premier, roi des visigots, pour faire la guerre aux bagaudes d’Espagne, et que Frédéric en qualité d’officier de l’empire romain, attaqua, et battit ces révoltés. Enfin Constantius dit positivement qu’Éocarix agissait par ordre d’Aetius, et ce témoignage seul suffirait pour réfuter une objection fondée sur un simple raisonnement.

Je crois devoir anticiper ici sur l’histoire des années postérieures à l’année quatre cent quarante-trois, pour rapporter de suite tout ce que nous savons concernant la négociation de saint Germain l’auxerrois en faveur des Armoriques. Il était dit dans la convention préliminaire qu’il avait faite avec Éocarix, que les provinces confédérées en demanderaient incessamment la ratification à l’empereur, et qu’elles traiteraient de bonne foi sur leur réduction à l’obéissance du souverain. Notre vertueux évêque se chargea lui-même de cette négociation. Beda, auteur du septième siècle, dit dans son histoire ecclésiastique de la Grande-Bretagne où notre saint était célèbre, parce qu’il y avait fait deux voyages, pour y défendre la religion contre les pélagiens ; saint Germain se rendit à Ravenne, pour y être le médiateur des Armoriques, et il y fut reçu avec vénération par Valentinien, comme par la mère de ce prince. Il y mourut, mais avant que d’avoir pu mettre la dernière main à l’accommodement, dont il avait bien voulu être le médiateur. C’est du prêtre Constantius que nous apprenons cette dernière particularité. Après avoir parlé du voyage de saint Germain, et des honneurs qu’il reçut sur la route et à la cour, cet auteur ajoute : quant à l’accommodement des confédérés Armoriques...

Nous verrons dans la suite que cette seconde révolte des Armoriques, c’est-à-dire, le violement de la suspension d’armes que saint Germain leur avait obtenue, a dû arriver entre l’année quatre cent quarante-trois et l’année quatre cent quarante-six. C’est tout ce que j’ai pu conjecturer concernant la date de ces évènements, en m’aidant des lumières tirées des évènements postérieurs.

Comme, lorsque les Armoriques reprirent les armes, saint Germain était encore à Ravenne, et même comme il y mourut, nous saurions quelque chose de plus précis sur la date, dont nous sommes en peine, si nous savions positivement la date de la mort de saint Germain. Cet évêque n’aura point voulu demeurer à Ravenne longtemps, après que sa médiation y aura été rendue inutile par le renouvellement de la guerre entre les Armoriques et les officiers de l’empereur. Ainsi dès que saint Germain est mort à Ravenne, il faut qu’il y soit mort peu de semaines après la rupture dont nous parlons. Mais Constantius se contente de nous dire que saint Germain entra dans la trente et unième année de son épiscopat, sans nous apprendre distinctement en quelle année commença ce sacerdoce, ni en quelle année il finit. La chronique d’Albéric dont nous allons parler, dit bien que saint Germain fut fait évêque d’Auxerre en quatre cent trente huit ; de manière que ce prélat qui constamment a siégé trente et un ans, ne serait mort qu’en quatre cent soixante et neuf. Mais cette date est insoutenable, et l’on doit regarder le passage d’Albéric, comme une des fautes dont sa chronique fourmille. Enfin je ne trouve point que les auteurs modernes qui ont voulu fixer avec précision la date de ces deux évènements, aient bien réussi à l’établir.

On a dit que je me trompais lorsque je conjecturais que l’expédition d’Éocarix contre les Armoriques avait été faite en l’année quatre cent quarante-trois, puisqu’il est prouvé par la chronique d’Albéric, religieux du monastère des trois fontaines, qu’elle fut faite en l’année quatre cent quarante-sept. On a cité pour prouver ce sentiment, un passage de cette chronique où il est dit seulement : en quatre cent quarante-sept Ecchard roi des alains dont il est parlé dans la vie de saint Germain, le texte de la chronique n’ajoute rien à ces paroles. Qui sait si ce qui manque pour en rendre le sens complet, n’est pas, mourut. L’obiit ou mortuus, est la restitution la plus plausible qu’on puisse faire, et il peut être suppléé avec d’autant plus de fondement, qu’il y a dans notre chronique une infinité d’articles, qui ne disent autre chose de ceux dont il y est parlé, si ce n’est qu’ils moururent. D’ailleurs Albéric n’a composé sa chronique que dans le treizième siècle, et ce n’est point dans des temps aussi éloignés des évènements dont je fais mention que le treizième siècle l’est du cinquième, que j’ai coutume de prendre mes garants. Éocarix a pu survivre quatre ans à son expédition.

En réfléchissant sur ce que nous savons de l’histoire du milieu du cinquième siècle, je trouve que les Armoriques peuvent avoir eu vers l’année quatre cent quarante-cinq plusieurs motifs de rompre la négociation qui se faisait à la cour de Valentinien, et dont la conclusion les aurait toujours obligés à recevoir dans leur pays les officiers du prince, et à se soumettre à leur autorité. Le premier était l’embarras que donnaient au patrice Aetius les francs, qui en ce temps-là faisaient une invasion dans le nord des Gaules où ils s’étaient emparés de Cambrai et de Tournay. Le second, était l’état déplorable où se trouvaient réduits par la faute des officiers du prince, les peuples qui vivaient dans les provinces obéissantes dont plusieurs citoyens abandonnaient chaque jour leur patrie, pour venir chercher dans les Provinces-Unies un asile contre la misère. Le troisième motif aura été l’opinion fausse et ridicule, si l’on veut, mais presque universelle néanmoins, que le terme marqué par le ciel à la durée de l’empire de Rome était prêt d’expirer. Enfin le quatrième motif aura été l’abus que les officiers du prince faisaient de l’armistice. Ils s’en prévalaient, pour former dans la république des provinces confédérées un parti, à l’aide duquel ils pussent la subjuguer par la force. Traitons plus au long ces quatre points de l’histoire des Gaules.