Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE I — CHAPITRE XVII

Des Francs.

 

 

De toutes les nations germaniques qui habitaient sur la droite du Rhin et dans le voisinage des Gaules, les francs étaient celle qui avait le plus de liaison avec les romains, et qui était la moins barbare. Suivant la carte géographique de l’empire romain, qu’on croit dressée sous l’empire d’Honorius, et qu’on appelle communément les tables de Conrad Peutinger, à cause que ce fut lui qui trouva l’exemplaire antique dont Velser s’est servi pour les publier ; suivant, dis-je, les tables de Peutinger, le pays des francs s’étendait dans le cinquième siècle, depuis l’embouchure du Mein dans le Rhin, jusqu’à l’embouchure du Rhin dans l’océan. On trouve dans cette carte le nom de francia écrit à la droite du cours du Rhin, et entre les deux bornes que nous venons de marquer au pays des francs.

Procope confirme ce qu’on trouve dans la carte de Peutinger, touchant la contrée où habitaient les francs avant que leurs tribus se fussent établies en deçà du Rhin. Cet historien dit, en commençant à faire mention de leurs premiers progrès dans les Gaules durant le cinquième siècle : le Rhin se jette dans l’océan... Agathias dit aussi que dans les mêmes temps les francs étaient connus sous le nom de germains, et c’est pourquoi l’un et l’autre historien les désignent si souvent par le nom de germains. Que Procope qui écrivait en Grèce ait crû que cent cinquante ans avant lui, les francs n’occupassent que les marais qui sont à l’embouchure du Rhin, et qu’il n’ait point dit que leurs habitations s’étendaient en remontant ce fleuve jusqu’au Mein, et peut-être jusqu’au Nécre, on n’en sera point surpris, attendu la différence des temps, la distance des lieux, et le peu de cartes géographiques qu’on avait alors. D’ailleurs l’omission de Procope est encore suppléée par l’histoire, et sur tout par un passage de saint Jérôme, mort dans le cinquième siècle. Ce passage dit : la contrée habitée par les francs,... C’est de cette France que nous entendrons parler toutes les fois que nous dirons dans cet ouvrage la France germanique, ou la France ancienne. Quand nous voudrons parler du pays qui se nomme à présent la France, nous dirons la France absolument.

On ne saurait guère douter, quand on fait attention à la manière dont s’explique Procope, que dans les temps dont il veut parler, les francs ne possédassent l’île des bataves, qui faisait cependant une partie des Gaules. Elle était formée par le Rhin même, séparé en deux bras. D’ailleurs Zosime dit, en parlant d’une expédition de l’empereur Julien, que lorsque ce prince la fit, c’est-à-dire, vers le milieu du quatrième siècle, les francs saliens tenaient déjà l’île des bataves que les romains avaient possédée autrefois toute entière. C’est de-là qu’étaient partis les saliens, qui après avoir passé le bras méridional du Rhin, s’étaient cantonnés dans la Toxiandrie, comme le dit Ammien Marcellin, en parlant des exploits du même empereur. Suivant Monsieur Menson-Alting, cette Toxiandrie était à la gauche du Rhin, et s’étendait jusqu’à la Meuse. Or l’on voit bien dans l’histoire que Julien contraignit les francs qui s’étaient cantonnés dans la Toxiandrie, dans la terre ferme des Gaules, à en sortir, mais on ne voit point qu’il les ait chassés de l’île des bataves. Cette île fait aujourd’hui la plus grande partie du territoire de la province de Hollande et une partie de celui de la province d’Utrecht, et la Toxiandrie est à peu près le Brabant.

C’était donc depuis l’île des bataves jusqu’aux environs du lieu où est à présent Francfort, que s’étendaient les habitations des francs divisés alors en plusieurs tribus, dont chacune avait son roi particulier, ou son chef suprême. Un auteur moderne presque toujours malheureux dans ses conjectures, a pensé, que chaque tribu des francs avait deux chefs presque égaux en autorité, savoir un roi et un général. Son opinion est fondée sur un passage de Tacite qui dit que les germains, et les francs étaient un des peuples compris dans cette nation, déferaient, lorsqu’ils avaient à faire choix d’un roi, à l’illustration qui vient de la naissance, au lieu que lorsqu’ils avaient à faire choix d’un général ou d’un duc, ils n’avaient égard qu’au mérite militaire. Suivant cette opinion, l’autorité royale était bien restreinte chez les francs. Montrons en premier lieu, que le passage de Tacite ne saurait signifier ce qu’on lui fait dire, et faisons voir en second lieu quel est son véritable sens.

Comment deux chefs installés également par la nation, et dont l’un par conséquent ne tirait point son pouvoir de l’autre, auraient-ils pu s’accorder et gouverner de concert. On connaît mal le cœur humain, quand on croit cet accord possible. Les faits contredisent encore plus le sentiment que nous réfutons, que le raisonnement ne le contredit. Notre histoire est remplie d’événements qui font voir que nos rois commandaient en personne leurs armées. Elle ne fait aucune mention de ces prétendus généraux, nommés par la nation, quoique leurs démêlés avec les rois eussent dû l’obliger d’en parler assez souvent. On ne saurait regarder les maires du palais, comme les successeurs de ces généraux. Il n’y a point eu de maires du palais sous les premiers rois mérovingiens, et lorsqu’il y en a eu depuis, ces officiers étaient nommés, non point par la nation, mais par le roi qui les destituait à son gré.

En second lieu, je crois que le passage de Tacite dont il est question, montre seulement que toutes les tribus des germains n’avaient point chacune un roi, mais qu’il y en avait plusieurs qui se gouvernaient en république, et qui par conséquent se trouvaient dans la nécessité d’élire un chef ou un général qui les commandât lorsqu’ils allaient à la guerre. Voilà pourquoi en faisant un pareil choix, ils n’avaient égard qu’au mérite militaire. Qu’il y eut plusieurs tribus de la nation germanique qui n’eussent point de roi, cela est évident par Tacite. Il dit dans un endroit de sa Germanie, que lorsqu’une tribu est assemblée pour délibérer sur ses intérêts, les prêtres font faire silence, et qu’ensuite le roi ou le premier citoyen prend l’avis des assistants. Dans un autre endroit notre auteur écrit que les affranchis n’ont aucune part à l’administration des affaires publiques, si ce n’est dans les tribus qui sont gouvernées par un roi. Il y avait donc des tribus qui n’étaient pas gouvernées par un monarque. Nous rapporterons la suite de ce passage remarquable, quand nous parlerons du pouvoir de Clovis sur ses sujets.

D’ailleurs, lorsque plusieurs tribus joignaient leurs armes et qu’elles voulaient agir de concert dans quelque grande entreprise, il fallait bien qu’elles se choisissent un chef qui les commandât. On ne saurait faire la guerre, si le pouvoir de commander, n’est déposé entre les mains d’un seul.

Tous ces rois des germains, ainsi que nous espérons de le faire voir, lorsque nous parlerons de l’avènement de Clovis à la couronne, étaient égaux en dignité ; aucun d’eux n’avait le droit de commander aux autres.

Les devoirs de la royauté consistaient alors à remplir en personne deux fonctions. L’une était de commander ses sujets lorsqu’ils marchaient à quelque expédition. L’autre de s’asseoir sur le tribunal pour leur rendre la justice. Les rois des nations les moins civilisées s’acquittaient du dernier de ces devoirs comme du premier. Alors, dit Priscus Rhétor, on vit paraître Attila,... Procope, après avoir dit comme une preuve de la modestie de Théodoric, que ce prince qui était le maître de Rome et de l’Italie, se contenta du titre de roi que les romains réputaient bien inférieur au titre que donnaient les grandes dignités de leur empire, ajoute, que le nom de roi est celui que les barbares ont coutume de donner à leur chef suprême. Nous parlerons dans la suite plus au long de l’étendue du pouvoir des rois des germains sur leur peuple.

Je me suis flatté, durant quelque temps, de pouvoir venir à bout d’éclaircir en combien de tribus les francs étaient divisés au commencement du cinquième siècle, et quel était le nom propre que chacune d’elles portait ; mais j’ai enfin abandonné cette entreprise, principalement par une raison. C’est que les auteurs contemporains ayant désigné quelquefois la même tribu par des noms différents, peuvent bien aussi avoir donné le même nom à des tribus différentes. Comme il est certain que les uns nomment saliens les mêmes francs que d’autres appellent Sicambres, ils peuvent bien aussi avoir donné à plusieurs tribus différentes ou le nom de Cattes, ou le nom de Camaves, ou le nom d’Ampsivariens. Il y a même quelques-uns de nos auteurs qui s’expriment avec tant de négligence en parlant des francs, qu’après en avoir fait mention en général, ils font une mention particulière des saliens, comme si ces saliens n’eussent pas été compris sous le nom de francs. Si quelques auteurs parlent des saliens et des Sicambres, comme supposant que ces noms différents fussent les noms de la même tribu, d’autres font des Saliens et des Sicambres, deux tribus différentes.

D’ailleurs il parait que lorsque les francs eurent commencé dans le cinquième siècle à se faire en deçà du Rhin des établissements indépendants de l’empire, il se forma parmi eux de nouvelles tribus, composées d’essaims échappés des anciennes tribus, et ceux des écrivains de ce temps-là, dont les ouvrages nous sont demeurés, ont négligé de nous apprendre en quelles occasions, ces peuplades s’étaient formées, quel nom elles avaient pris, et de quelles tribus elles étaient sorties. C’est ce qu’on peut dire, par exemple, de la peuplade établie dans le Maine, et de la peuplade ou colonie des ripuaires.

Il n’y a point lieu de douter que toutes les tribus des francs ne fussent confédérées, et qu’elles ne fussent obligées par une alliance défensive, d’accourir au secours de celle qui serait attaquée dans ses foyers. C’est ce qui fait que souvent les auteurs contemporains ont parlé de ces différentes tribus comme de plusieurs sociétés qui ne composaient qu’une même nation. Mais les faits qui vont être rapportés, supposent que cette alliance ne fut point offensive. J’adopte volontiers concernant le temps de leur première alliance, l’opinion de Monsieur Menson Alting, qui croit qu’elle se fit sous le règne de Maximin proclamé empereur l’an de Jésus-Christ deux cent trente-cinq. Les dévastations que ce prince fit dans la Germanie, où, comme il l’écrit lui-même au sénat, il avait pillé, ravagé, et brûlé près de deux cent lieues de pays, où il menaçait encore, avec apparence d’exécuter sa menace ; d’achever d’exterminer les habitants et de tout brûler jusqu’à la mer océane, y furent cause de plusieurs transmigrations. Durant cette guerre, des peuples entiers se seront retirés dans le fond de la Germanie, pour s’éloigner de l’ennemi. Après la mort de Maximin, et quand la terreur qu’il avait jetée dans le nord eut été passée, d’autres peuples seront venus occuper le pays abandonné.

Les peuples qui vinrent alors s’établir dans l’ancienne France, étaient peut-être sortis de nations différentes ; mais la confédération que le voisinage les engagea de faire pour le maintien de leur liberté, leur aura fait donner à tous le nom général de francs. En quelle année ces peuples nouvellement ligués vinrent-ils s’établir sur la rive droite du Rhin ? Aucun auteur ne le dit précisément. On voit seulement par ce qu’écrit Trebellius Pollio dans la vie de Gallien fait empereur l’année de Jésus-Christ deux cent cinquante-trois, que sous le règne de ce prince, quinze ou vingt ans après l’invasion de Maximin dans la Germanie, la nation des francs était déjà établie sur la frontière des Gaules. Trebellius en parlant de la guerre que Gallien entreprit contre Posthume qui s’était fait proclamer empereur dans la seconde germanique, dit que l’armée de Posthume fut fortifiée par les secours que les gaulois et les francs lui fournirent. Quand Probus fut fait empereur en deux cent soixante et seize, il avait déjà battu les francs dans leurs marécages. Ce fut donc vers l’année deux cent cinquante que la nation des francs s’établit sur la rive droite du Rhin.

L’alliance qui était entre les différentes tribus des francs n’empêchait pas que chacune d’elles ne fût souveraine dans son territoire. Ils étaient unis ainsi que les treize cantons de la haute Allemagne sont unis aujourd’hui les uns avec les autres, par ce lien que leurs écrivains appellent communion d’armes, et qui oblige tous les cantons à prendre les armes pour secourir celui d’entre eux qui serait attaqué, sans que cette union empêche que chaque canton soit dans son territoire particulier, un potentat indépendant. On verra dans le second et dans le troisième livre de cet ouvrage plusieurs faits qui prouvent ce que je viens d’avancer touchant l’état et la condition des francs. Quant à leur religion, ils sont demeurés païens presque tous, tant qu’ils sont restés dans la Germanie, et ils ne se sont convertis, qu’après s’être établis dans les Gaules.

Les anciens historiens parlent des francs, comme de la nation la plus valeureuse qui fût parmi les barbares de l’Europe. Ils nous la dépeignent composée d’hommes également braves sur l’un et sur l’autre élément. Tout le monde sait les grands exploits que les francs ont fait sur terre, de quelles armes ils se servaient, et ce qu’ils avaient de particulier dans leur manière de combattre. Quant à leurs expéditions maritimes, nous avons déjà rapporté un passage d’Eutrope, qui fait foi qu’ils étaient des pirates aussi entreprenants que les saxons. Eumenius et Zosime racontent à ce sujet, un fait qui mérite bien d’avoir place ici. Sous le règne de l’empereur Probus, quelques particuliers d’un essaim de francs qui s’était soumis à l’empire, et à qui l’on avait donné des habitations sur le bord du Pont-Euxin, se saisirent de plusieurs vaisseaux sur lesquels ils s’embarquèrent pour retourner par mer dans leur patrie. Qu’on juge par ce que fit cette troupe de déserteurs, si ceux qui la composaient étaient de bons hommes de mer. Elle saccagea d’abord les côtes de l’Asie et les côtes de la Grèce qui se trouvèrent sur sa route, et puis elle fit avec succès plusieurs descentes en Libye. Elle aborda ensuite en Sicile, où elle prit et pilla Syracuse, ville autrefois si célèbre par les avantages que ses flottes avaient remportées dans plusieurs actions de mer. Après cela nos brigands mirent pied à terre dans le pays que les romains appelaient la province d’Afrique, et ils ne se rembarquèrent qu’à l’approche des troupes qui, pour venir les attaquer, s’étaient rassemblées dans Carthage, la capitale de cette contrée. Enfin, ils entrèrent dans l’océan par le détroit de Gibraltar, et ils arrivèrent sans beaucoup de perte, dans leur pays natal, apprenant au monde par le succès de leur voyage, qu’aucun pays où des vaisseaux peuvent aborder, n’était à couvert des entreprises de ces pirates. Les francs, écrit Libanius, sont aussi assurés dans leurs vaisseaux durant les tempêtes les plus violentes, que s’ils étaient en terre ferme.

Un des panégyristes de Constantin le Grand raconte que des pirates de la nation des francs s’étant laissé emporter à leur audace, ils étaient entrés dans la Méditerranée, et qu’ils avaient saccagé les côtes de l’Espagne. Enfin, les auteurs du quatrième siècle et du cinquième sont remplis de passages qui font voir que les francs étaient également bons soldats et bons hommes de mer.

Comme les habitants des régions situées à la droite du Rhin et sur la gauche du Danube, n’avaient point de villes murées où les plus considérables d’entre eux fussent domiciliés, et comme par conséquent on ne pouvait pas subjuguer le pays et le tenir soumis, en prenant et en gardant des places, les romains depuis longtemps avaient renoncé au dessein d’asservir cette partie de l’Europe, et de la réduire en forme de province. Ils s’étaient donc résolus à prendre le Rhin pour borne de l’empire, et à faire de son lit leur barrière contre les barbares. Voilà pourquoi ce fleuve est appelé le salut des provinces dans les médailles de Posthume. Rien ne convenait mieux aux romains, dès qu’ils s’en tenaient à ce plan-là, que d’entretenir la paix et une bonne amitié avec ceux des germains qui habitaient sur la rive droite du Rhin, afin qu’ils ne fissent point d’incursions dans les Gaules, et même afin qu’ils défendissent l’approche de ce fleuve contre les nations qui habitaient dans l’intérieur de la Germanie. On trouve cette maxime de gouvernement, qui servait de base à la politique des derniers empereurs, très bien expliquée dans une lettre que Probus proclamé empereur l’année de Jésus-Christ deux cent soixante et seize, écrivit au sénat, après avoir rétabli la tranquillité dans les Gaules, et la paix sur la frontière : je rends grâces aux dieux qui ont daigné justifier le jugement que vous avez porté de moi... Il est vrai que Probus ne nomme point les francs ni leur pays dans cette lettre ; mais nous savons d’ailleurs que c’était à eux qu’il venait d’avoir affaire quand il l’écrivit. Zosime dit que Probus avait entrepris son expédition dans les Gaules pour mettre en sûreté les cités des deux provinces germaniques, où les barbares qui habitaient sur la rive droite du Rhin, faisaient des incursions, et que dans le cours de cette expédition les généraux romains avaient défait un gros corps de francs.

Je supplie le lecteur de faire ici une observation nécessaire pour bien expliquer le passage de Zosime qui vient d’être rapporté, et plusieurs autres passages d’auteurs ses contemporains, sur lesquels des écrivains modernes se sont trompés quelquefois. Cette observation est qu’il faut y entendre souvent par la Germanie absolument dite, non point la Germanie qui était sur la droite du Rhin, ou si l’on veut la grande Germanie, mais les deux provinces germaniques qui étaient sur la gauche du Rhin, et qui faisaient deux des dix-sept provinces des Gaules. Il n’y aurait pas de sens dans le passage de Zosime si l’on entendait de la grande Germanie ce qui s’y trouve dit de la Germanie. Il en est de même de plusieurs passages des auteurs contemporains de Zosime ; et par conséquent on ne saurait douter qu’il ne les faille entendre de la Germanie gauloise. Par exemple, on ne saurait douter que le nom de Germanie ne soit employé pour dire les provinces germaniques des Gaules dans le passage suivant qui est tiré de l’un des fragments de Sulpitius Alexander, que Grégoire de Tours nous a conservés : en ce temps-là les francs sous le commandement de Genobaudés,...

Je reviens à la politique, suivant laquelle les romains se conduisaient avec les nations barbares qui habitaient sur la frontière de l’empire. Elle leur aura donc fait rechercher l’amitié des francs dès que ces derniers se furent une fois établis sur la rive droite du Rhin, ce qui arriva vers le milieu du troisième siècle, ainsi qu’on vient de le dire. Comme nous ne pouvons pas savoir rien de plus précis concernant la date de cet établissement, nous ne pouvons pas savoir non plus en quel temps précisément fut fait le premier traité de paix, de bonne correspondance et d’alliance entre les romains et les francs. On ne trouve rien concernant ce traité original dans les auteurs anciens, qui font seulement mention de son renouvellement. Il en est parlé dans un passage de Sulpitius Alexander, où l’on lit : que le tyran Eugène proclamé empereur en trois cent quatre-vingt onze, renouvela suivant l’usage les anciens traités d’alliance avec les rois des francs, et avec les rois des allemands. Une alliance qui est traitée vers l’année trois cent quatre-vingt onze d’ancienne alliance, et qu’on disait dès lors, avoir été déjà renouvelée plusieurs fois, devait avoir été contractée il y avait longtemps, et un petit nombre d’années après l’an de Jésus-Christ deux cent cinquante. C’est le temps où il est probable, comme je viens de le dire, que la nation des francs se forma et qu’elle s’établit sur la rive droite du Rhin. Quelles étaient les conditions de ces premiers traités d’alliance ? Je n’en sais rien positivement. Ce qu’on peut conjecturer, c’est qu’attendu l’inégalité des parties contractantes, ils étaient de la nature de ceux que les romains appelaient alliance inégale foedus inaequale, et que par conséquent ils furent pour eux un titre qui les autorisait à exiger des francs une espèce de sujétion. Voilà pourquoi les francs l’ont appelé quelquefois, le joug que les romains leur avaient voulu imposer.

Le meilleur moyen que les romains pussent employer pour obliger les nations barbares établies sur la frontière, à laisser en paix le territoire de l’empire, nous venons de le dire, c’était celui d’engager ces peuples à cultiver leurs propres terres, et à élever du bétail. Dès que les hommes ont de quoi vivre chez eux, dès qu’ils ont quelque chose à perdre, ils deviennent plus circonspects et moins entreprenants. D’ailleurs le romain profitait encore du travail des barbares ses voisins qui venaient commercer avec lui, parce qu’il trouvait, sans sortir de sa maison, des chevaux et des troupeaux à bon marché. Aussi voyons-nous que les auteurs du quatrième siècle et du cinquième, mettent au nombre des actions les plus louables de leurs héros, celle d’avoir su engager les barbares établis sur la frontière de l’empire, à forger avec le fer de leurs armes des outils propres au labourage, à changer leurs bruyères en champs couverts de moissons, et leurs marais en prairies peuplées de bétail. Claudien emploie toute son emphase à louer Stilicon, le ministre et le général de l’empereur Honorius, d’avoir contraint les saliens et les Sicambres à cultiver si bien la rive droite du Rhin sur laquelle ils habitaient, que le voyageur incertain ne pouvait plus discerner quelle était la rive du fleuve qui appartenait aux francs, et quelle était la rive qui appartenait à l’empire. Il faut, ajoute notre poète, que le voyageur s’en informe aux gens du pays. Les romains mettaient encore en usage un autre moyen d’engager les barbares qui habitaient sur la frontière de l’empire, et particulièrement les francs, à ne point exercer d’hostilités. C’était de leur payer des subsides. Une des louanges que Claudien donne à Stilicon, est que sa renommée avait réduit ces rois francs à longue et blonde chevelure, qui faisaient leur séjour où le Rhin se sépare en deux branches pour former l’île des bataves, ces rois qui étaient en possession de tout temps de faire acheter aux romains par un tribut honteux la tranquillité des Gaules, et qui n’avaient jamais voulu venir faire leur cour aux empereurs, à passer enfin ce fleuve pour venir supplier Stilicon de leur accorder la paix, et de joindre à leur humble prière l’offre de lui donner en otage leurs propres enfants.

Il parait même que les romains, soit en répandant de l’argent, soit par leurs intrigues, eussent beaucoup de crédit dans l’élection des rois des francs, et qu’il leur fût permis de se vanter, avec quelque vraisemblance, que c’étaient eux qui avaient mis ces princes sur le trône. Nos provinces, dit Claudien à Stilicon,... Un troisième moyen que les romains employaient pour vivre en bonne intelligence avec les francs, c’était de tenir à leur solde des corps de troupes de cette nation, et d’avancer aux premières dignités de l’empire les francs qui servaient dans ces corps. Non seulement les romains empêchaient par cette politique que les hommes les plus actifs et les plus audacieux d’une nation guerrière, ne machinassent sans cesse quelque entreprise sur les Gaules, mais ils attachaient encore à leur service de braves soldats, et de bons officiers.

La notice de l’empire met au nombre des troupes subordonnées au généralissime de la cavalerie du département des Gaules, l’ancien corps des saliens, celui des bructeres, celui des ampsivariens, et d’autres corps désignés aussi par le nom des pays que les francs tenaient quand elle fut rédigée, c’est-à-dire, dans le temps d’Honorius. Nous avons déjà vu que suivant ce même monument, il y avait à Rennes un quartier de francs qui étaient du nombre de ces troupes à qui les romains avaient donné des terres, et qu’on nommait les létes  ou les contents. Si nous avions une entière intelligence de la signification de tous les noms que portaient les corps de troupes dont la notice de l’empire fait mention, et si nous savions l’origine de ces dénominations, nous verrions peut-être qu’il y avait dans les Gaules, sous le règne d’Honorius bien d’autres corps de francs que ceux dont nous venons de faire mention. Parmi une nation aussi courageuse que l’était celle des francs, il devait se trouver plusieurs citoyens qui aimassent mieux mener la vie d’un soldat qui sert dans des troupes réglées, où il subsiste honorablement de sa paye et où il monte de grade en grade, que de faire le métier de brigand, ou de vieillir sous une chaumière dans les travaux rustiques. Ceux des francs qui s’engageaient au service des romains, n’étaient point certainement les plus mauvais sujets de la nation. Aussi en trouvons-nous plusieurs de parvenus aux premières dignités de l’empire.

Quoique je ne commence mon histoire qu’à l’invasion des Gaules par les vandales, je crois qu’on me pardonnera de rapporter ici de suite plusieurs événements arrivés dans les temps antérieurs, mais très propres à mettre en évidence qu’il y avait déjà deux siècles quand Clovis commença son règne, que les francs étaient en grande relation avec les romains, et que par conséquent ils étaient dès lors accoutumés de longue main à vivre les uns avec les autres. Quand ce prince monta sur le trône, il y avait déjà deux cent ans que les francs avaient avec les romains les liaisons de commerce et d’alliance que les suisses ont avec les français depuis le règne de notre roi Louis Xi. Je ne pense pas que celles des francs avec les romains aient été plus souvent interrompues que les autres.

On a vu que dès le temps de Dioclétien, il y eut plusieurs familles de francs, qui sous le bon plaisir des empereurs, s’établirent en différentes contrées de la Gaule, et c’est même parmi ces francs qu’il faut chercher les francs qui peuvent avoir été chrétiens avant le baptême de Clovis.

Mais pour ne pas remonter plus haut que Constantin le Grand, il y avait sous son règne plusieurs francs qui portaient les armes dans les troupes de l’empire. Ammien Marcellin parle d’un Bonitus franc de nation, qui servait en qualité de tribun sous cet empereur lorsqu’il faisait la guerre à Licinius. Silvanus fils de ce Bonitus servait aussi les romains dans les Gaules, et il y fut tué dans le temps que Julien y commandait. Suivant les apparences, Magnence qui fut proclamé empereur en l’année trois cent cinquante, et son frère Decentius qu’il fit César, étaient de cette même nation. Quand Julien eut fait une convention avec les saliens, il enrôla un grand nombre de francs qu’il fit même entrer dans les légions. Plusieurs des dignités de la cour impériale étaient alors possédées par des francs.

Gratien commença son règne l’an de Jésus-Christ trois cent soixante et quinze. Ammien Marcellin dit que ce prince, en confiant à Nanienus l’exécution d’une entreprise importante, lui donna pour collègue un homme d’un grand courage, et d’une grande expérience à la guerre, Mellobaudés, un des rois des francs, et qui était outre cela l’un des capitaines de la garde impériale. Je prie le lecteur de faire attention à ce passage, qui montre que les rois des francs ne croyaient pas, non plus que les autres rois barbares, que leur couronne fût incompatible avec les grandes dignités de la monarchie romaine. Si Mellobaudés a bien pu vers l’année trois cent quatre-vingt, exercer l’emploi dont nous venons de le voir en possession, à plus forte raison Childéric aura-t-il pu cent ans après, accepter, quoiqu’il fût roi des francs, la dignité de maître de la milice romaine dans les Gaules. Les apparences veulent que notre Mellobaudés soit la même personne que le Mérobaudés dont il est fait mention dans les fastes de Prosper. Cet auteur dit : l’empereur Gratien ayant perdu auprès de Paris une bataille... Rien n’est plus naturel que de trouver en trois cent quatre-vingt-quatre, maître de la milice, le même officier qu’on a trouvé l’un des capitaines de la garde impériale quelques années auparavant. Il est vrai qu’il y a un peu de différence entre Mellobaudés et Mérobaudés ; mais on sait bien que les romains n’écrivaient pas tous de la même manière le nom des barbares dont ils avaient occasion de parler. L’orthographe de ces noms était comme arbitraire dans la langue latine. En combien de manières différentes les auteurs qui ont composé en cette langue ont-ils écrit le nom d’Attila. C’est un point de critique, qui dans la suite sera traité plus amplement. Il est toujours certain que ce Mérobaudés qu’on reconnaît à son nom avoir été barbare, fut deux fois consul. La première, en l’année de Jésus-Christ trois cent soixante et dix-sept, et la seconde, en trois cent quatre-vingt-trois.

Mellobaudés n’est pas le seul général franc de nation que Gratien ait employé. Nous apprenons de Zosime que dans une conjoncture fort délicate cet empereur confia le commandement d’un gros corps de troupes à Baudon et à Arbogaste. L’un et l’autre étaient francs, ajoute cet historien, mais très portés par leur inclination à servir l’empire, et même très désintéressés, quoique barbares. D’ailleurs ils étaient hommes de projet et d’exécution. Il est parlé encore de ce Baudon qui fut consul en trois cent quatre-vingt-cinq dans d’autres écrivains du quatrième siècle. Saint Ambroise dans la lettre où il rend compte à l’empereur Valentinien le jeune, de la négociation qu’il avait faite par son ordre avec le tyran Maximus, fait mention de notre Baudon, comme d’un officier très attaché à ses maîtres.

Arbogaste, cet autre franc qui servait l’empire, ne ressemblait pas à Baudon. Ce fut Arbogaste qui se rendit maître de la personne de Valentinien II son empereur, et qui le fit mourir, après avoir mis sur le trône le tyran Eugène. Voici ce qu’on trouve au sujet de cet événement arrivé vers l’année trois cent quatre-vingt-dix, et de quelques autres événements qui l’avaient précédé, dans un des fragments de Sulpitius Alexander. Je le rapporte d’autant plus volontiers qu’on y peut observer deux choses. La première, c’est qu’il y est fait mention, comme on l’a déjà vu, du renouvellement des anciens traités, ce qui prouve que les francs avaient fait des alliances avec l’empire longtemps avant l’année trois cent quatre-vingt-dix. La seconde, que des francs servaient l’empire contre d’autres francs ; ce qui fait voir que le gros de la nation ne prenait point toujours part aux querelles que s’attirait quelqu’une de ses tribus, en commettant des hostilités dans les Gaules. Comme chacune d’elles avait son roi et ses intérêts particuliers, il devait arriver souvent qu’une tribu commît des hostilités, quand les autres aimaient mieux s’en tenir à l’observation religieuse des traités.

Sulpitius Alexander, après avoir raconté dans son quatrième livre la mort de Victor fils du tyran Maximus, et qui fut tué l’année trois cent quatre-vingt-huit, peu de jours après que son père eût été défait et massacré par les troupes de Valentinien II, écrit : dans ce temps Carietto et Syrus, à qui l’on venait de donner le commandement... Sulpitius ayant fini de rendre compte de la manière dont les généraux s’y étaient pris pour s’acquitter de leur commission, rapporte encore : que l’empereur après avoir eu une entrevue... J’observerai en passant, que suivant l’usage des francs, la tribu des cattes et la tribu des ampsivariens, qui se mirent en campagne sous le commandement de Marcomer, devaient avoir chacune leur roi. Mais obligées à se choisir un chef commun dans la guerre qu’elles avaient à soutenir, elles seront convenues de prendre Marcomer pour leur duc, c’est-à-dire pour leur général. Nous ne pouvons pas donner la date précise de tous ces événements, et nous nous contenterons de dire qu’il est probable qu’ils arrivèrent en trois cent quatre-vingt-onze ; car il est certain que ce fut cette année-là qu’Arbogaste fit proclamer Eugène empereur, et qu’il se rendit maître de la personne de Valentinien II, qu’il fit mourir à Vienne l’année suivante. Cette guerre des romains contre les francs fut bientôt terminée, puisqu’il est évident par le récit de Sulpitius Alexander, qu’Eugène avait fait déjà la paix avec eux, lorsqu’il fut détrôné et mis à mort par l’empereur Théodose Le Grand, ce qui arriva en trois cent quatre-vingt-quatorze.

Le tyran Eugène, dit Sulpitius Alexander, s’étant mis en campagne,... Les romains appelaient probablement, les nations sauvages, celles des nations barbares avec lesquelles ils n’avaient encore fait aucun pacte ni convention ; au lieu qu’ils appelaient les nations alliées, celles de ces nations avec lesquelles ils avaient des traités qu’on rompait bien de temps en temps, mais qu’on renouvelait de même. Paulin de Milan, en parlant de l’expédition d’Arbogaste contre les francs, de laquelle il vient d’être fait mention, observe qu’Arbogaste y fit la guerre contre la nation des francs dont il était.

Le quatrième des moyens que les romains mettaient en oeuvre pour empêcher que les francs ne commissent des hostilités, c’était d’en transplanter de temps en temps, comme on l’a déjà dit, des peuplades dans le territoire de l’empire, où ils leur donnaient des habitations. La sortie de ces essaims hors de l’ancienne France devait avoir deux bons effets. Le premier était de tirer ces colons de la triste nécessité de se faire brigands pour subsister ; et le second, c’était de mettre les francs qui restaient dans leur patrie, en état d’y vivre plus commodément. Un pays qui n’est point capable de nourrir trois mille hommes, en nourrit très bien deux mille. D’ailleurs, les peuplades dont nous parlons, étaient encore avantageuses à l’empire par une troisième raison : on ne leur donnait point des terres qui fussent actuellement cultivées, mais des terres abandonnées, et qu’elles mettaient en valeur au grand avantage de l’état, puisqu’elles y étaient soumises aux charges publiques, et tenues d’obéir aux officiers du prince, ainsi que les autres sujets. Nous avons rapporté, en parlant des létes, un passage du panégyrique de Constantius Chlorus par Eumenius, dans lequel l’auteur après avoir loué l’empereur Maximien sur les peuplades de francs qu’il avait établies dans le pays de Trèves, et dans celui des Nerviens, loue Constantius d’avoir fait cultiver aussi par des laboureurs barbares ce qu’il y avait de champs abandonnés dans la cité d’Amiens, dans celle de Beauvais, dans celle de Troyes, et enfin dans celle de Langres qui était au milieu des Gaules.

Quelquefois, c’était en se servant de la force ou du moins de menaces, que l’empereur obligeait des familles entières de francs à venir s’établir dans les Gaules. Eumenius dit à Constantin le Grand dans le panégyrique de ce prince, parlerai-je des tribus des francs les plus enfoncées dans le pays de cette nation,... ? Suivant les apparences, la colonie des francs qui sous le règne d’Honorius était établie dans la cité de Tongres, où elle habitait sur le bord de l’Alve, et qui, comme nous le verrons dans l’histoire du règne de l’empereur Avitus, était de la tribu des cattes, aura été une de ces peuplades que les empereurs précédents avaient transplantées dans le sein des Gaules. Claudien dit, en parlant du bon ordre que Stilicon faisait observer dans l’empire : la sûreté était si grande par tout, que les troupeaux gaulois passent, sans craindre, l’Alve pour aller paître dans les montagnes où les francs habitent. Cette Alve est une rivière des Ardennes qui entre dans l’Ourte, laquelle se jette dans la Meuse. Il ne faut point être surpris que Claudien loue Stilicon d’avoir empêché que des sujets de l’empire n’enlevassent les bestiaux à d’autres sujets de l’empire. Ce malheur était arrivé sans doute plusieurs fois avant que notre ministre eût rétabli l’ordre dans les Gaules. En effet, c’était exposer les francs dont nous parlons, à une grande tentation, que d’envoyer paître ses troupeaux sur leurs collines. Je ne crois point que les voisins des colonies des tartares que le souverain a établies en Pologne, envoient du moins sans précaution, leurs chevaux pâturer dans les communes de ces colonies. Sans sortir de l’ancien district de Tongres, on y trouverait bien encore aujourd’hui quelque canton dont les habitants pourraient être capables de dîmer au moins, le bétail qui viendrait de loin paître trop près de leurs villages.

Il est vrai que l’Alve s’appelle en latin alba, et non pas albis, comme Claudien a écrit ; mais ce poète aura cru qu’il lui était permis de changer pour rendre son vers plus harmonieux la dernière syllabe de ce mot, et il aura pris cette licence avec d’autant moins de scrupule, qu’elle ne déguisait point le mot propre dont il s’agit. Quelle que fût la terminaison du mot, soit qu’on dît ou albis ou alba, il était facile de reconnaître à l’aide des circonstances qu’elle était entre les rivières qui portaient un nom à peu près semblable, et tiré de la couleur blanchâtre de leurs eaux, celle dont l’on entendait parler.

Il est certainement bien plus apparent que Claudien ait pris cette licence poétique, ou même que cet auteur né en Égypte n’ait point sû la véritable terminaison du nom latin de l’Alve, qu’il ne peut l’être que Claudien ait voulu dans cet endroit parler de l’Elbe, ce grand fleuve qui traverse la Germanie et se jette dans l’océan. Enfin, et cela seul pourrait suffire, Sidonius Apollinaris appelle albis et non point alba, la rivière dont il s’agit. Ce qu’il en dit en écrivant que les francs de la tribu des cattes qui étaient en mouvement pour faire une invasion dans l’intérieur des Gaules, se retirent au-delà de son lit, fait bien voir qu’il n’entend point parler de l’Elbe. Je n’ignore point que le sentiment que je combats, est celui de plusieurs auteurs modernes ; mais il me parait mal fondé. En premier lieu, on ne voit pas que les francs aient eu dans le quatrième siècle et dans le cinquième des établissements au nord de l’Elbe. En second lieu, il est sans apparence que les habitants des Gaules aient jamais envoyé leurs bestiaux paître au-delà de ce fleuve, qui dans tout son cours ne s’approche du Rhin, qu’à la distance de plus de soixante de nos lieues. Or le lit du Rhin servait de limite aux Gaules. Il y a des pays si arides pendant l’été, qu’il faut que le bétail aille durant cette saison chercher des pâturages dans les contrées éloignées, mais plus humides. Il faut que les bestiaux de la Calabre viennent tous les étés chercher de l’herbe verte dans l’Abruzze. Ceux des plaines d’Espagne viennent pâturer en cette saison dans les gorges septentrionales des Pyrénées. Mais les environs du bas Rhin et de la basse Meuse, étaient alors comme aujourd’hui, remplis de prairies, dont l’eau des rivières qui se jettent en grand nombre dans ces fleuves, entretient la verdure. L’excès de chaleur qui pouvait y dessécher quelquefois l’herbe, devait dessécher aussi celle qui croissait sur le bord de l’Elbe. D’ailleurs quel était alors l’état du pays situé entre le lit du Rhin et celui de l’Elbe ? Quels en étaient les habitants ? Qui l’ignore. Il ne serait pas revenu la dixième partie des boeufs qui seraient partis de Cologne pour aller paître au-delà de l’Elbe, quand même chaque tête de bétail aurait eu un hercule pour la garder, tant il y avait de Cacus sur cette route. Nous aurons encore plus d’une occasion de parler de la peuplade des francs, qui dès le temps d’Honorius était déjà établie sur l’Alve. Il n’est pas sans apparence que cette colonie s’y était formée dès le temps de l’empereur Probus qui régnait environ cent trente ans avant Honorius. L’historien de Probus dont nous avons raconté déjà les exploits contre les barbares, nous dit que ce prince délivra par ses victoires non seulement l’intérieur des Gaules que les barbares ravageaient, mais qu’il contraignit encore ces peuples brigands à se retirer au-delà du Nécre et au-delà de l’Alve ; c’est-à-dire, premièrement qu’il chassa entièrement des provinces rhétiques les barbares qui les avaient envahies ; et secondement, qu’il contraignit d’autres barbares à évacuer la seconde germanique, du moins jusque à l’Alve, au-delà de laquelle il voulut bien leur permettre de demeurer, aux conditions que les romains avaient coutume d’exiger en pareil cas.

Après tout ce qu’on vient de lire, je ne serai point obligé pour persuader au lecteur que plus de deux cent ans avant le règne de Clovis, les romains et les francs fussent très familiarisés les uns avec les autres, de faire valoir l’édit de Constantin Le Grand, cité dans une loi publiée par Constantin Porphyrogénète. Cette loi après avoir défendu de donner les princesses de la maison impériale en mariage à des barbares, permet cependant de leur faire épouser des francs, et elle s’autorise, pour faire cette exception de l’édit du grand Constantin qui avait permis ces sortes d’alliances, parce que les francs ayant depuis longtemps avec les romains des liaisons étroites, ils méritaient une pareille distinction. Quoiqu’on ait grande raison de douter de la vérité de cet édit de Constantin le Grand, que les savants soupçonnent avec fondement le porphyrogénète d’avoir supposé pour faire trouver bon le mariage de son fils avec une princesse du sang des rois francs, il est certain que ce dernier empereur n’eût pas osé avancer dans une loi qu’il faisait au commencement du dixième siècle, et qu’il publiait au milieu de Constantinople, où l’on avait plusieurs histoires que nous n’avons plus, et où une tradition non interrompue, par les dévastations, conservait encore quelque mémoire de ce qui s’était passé dans les cinq siècles précédents ; que dès le temps de Constantin Le Grand les romains avaient déjà des affinités et d’étroites liaisons avec les francs, s’il n’eût point été notoire dans cette ville-là que les romains avaient toujours mis une grande différence entre les francs et les autres barbares. Dans la conjoncture où se trouvait le porphyrogénète, il pouvait gagner à passer les bornes de la vérité ; mais il aurait trop perdu à sortir de celles de la vraisemblance. D’ailleurs quel obstacle pouvait empêcher qu’on ne donnât en mariage aux rois des francs des princesses de la maison impériale, qui ne portaient en dot à leurs maris aucun droit à la succession au trône de la monarchie romaine, quand les empereurs eux-mêmes épousaient des filles de la nation des francs ? Eudoxia, femme d’Arcadius, et mère entre autres enfants de Théodose le jeune, n’était-elle pas fille de Baudon franc de nation, et de qui nous avons parlé ci-dessus ?

Quoiqu’il en soit de l’exposé qui se voit dans la loi de Constantin Porphyrogénète, et quand bien même cet exposé ne prouverait rien, il serait toujours apparent que dans le quatrième siècle et dans le cinquième les francs devaient être la nation la plus civilisée qui fût parmi les peuples barbares. Comme il y avait plus longtemps qu’ils habitaient sur la frontière de l’empire, et qu’ils servaient dans ses troupes, que les autres peuples, il fallait que la chose fût ainsi. Les hostilités mêmes qui pouvaient se commettre de temps en temps entre les romains et les francs, étaient aux francs une occasion d’apprendre la langue, et de s’instruire un peu dans les arts et dans les sciences qu’on cultivait alors dans les Gaules.

Les sujets de l’empire que les francs emmenaient dans leur pays comme prisonniers de guerre, y enseignaient à leur maître ou à ses enfants quelque chose de ce qu’ils savaient, et le franc qui avait été captif dans les Gaules, n’en revenait pas aussi sans y avoir pris quelque teinture des arts et même des sciences qui pouvaient être à portée de son esprit. Salvien qui écrivait au milieu du cinquième siècle, dit que les francs étaient des hôtes très commodes, c’est-à-dire qu’ils étaient des troupes auxiliaires avec qui les romains des pays où elles avaient des quartiers, pouvaient vivre en bonne amitié. Nous verrons dans la suite que l’historien Agathias qui écrivait dans le sixième siècle, dit que les francs étaient par leurs moeurs et par leurs manières, plus semblables aux romains, qu’ils ne l’étaient aux autres barbares. Il est impossible, en effet, que deux nations, dont l’une est polie, et dont l’autre n’est point encore civilisée, habitent durant deux siècles sur la frontière, et pour ainsi dire, en vue l’une de l’autre, sans que la nation sauvage se polisse, à moins qu’elle ne soit du nombre de ces peuples malheureux que l’intempérie du climat sous lequel ils habitent, semble avoir condamnés à une stupidité invincible. Or dans les temps dont je parle, la nature ne mettait pas plus de différence physique entre les habitants des deux rives du Rhin, qu’elle en met aujourd’hui, et l’on sait qu’elle n’en met guère. Il fallait donc que le séjour des francs sur la frontière de la Gaule les civilisât, quand même ils n’auraient eu relation avec les romains que pour des échanges ou des rachats de prisonniers, et que par le moyen de tous les autres commerces que la guerre même oblige les ennemis les plus aigris à entretenir l’un avec l’autre ; cependant nous avons vu que nos deux peuples avaient ensemble d’étroites liaisons, qu’il leur importait également de cultiver.

Je crois même que la nation entière des francs n’a point eu depuis son établissement sur la rive droite du Rhin, une guerre générale contre l’empire. Il n’y aura point eu entre les francs et les romains depuis ce temps-là, une guerre de peuple à peuple. Si l’on voit à la fin du troisième siècle, et dans le cours du quatrième, des francs faire des courses dans les Gaules, ou bien y occuper par force quelque canton de pays, on voit que les romains ne s’en prenaient pas eux-mêmes au gros de la nation, puisqu’ils ne renvoyaient pas les francs qui portaient les armes pour le service de l’empire, et qu’au contraire l’empire les employait contre ceux des francs dont il voulait tirer raison.

Ammien Marcellin et Zosime qui font mention de ces hostilités des francs, disent aussi que dans ce temps-là même les francs servaient dans les armées romaines, et qu’ils remplissaient les dignités les plus éminentes de l’empire. Si les invasions et les courses faites par les francs sur les terres des romains, avaient été les évènements d’une guerre générale entre l’un et l’autre peuple, cette guerre aurait été presque continuelle, puisqu’il est fait mention fréquemment dans les auteurs du quatrième siècle, d’hostilités commises par les francs. Il y aurait eu entre les francs et les romains par conséquent, une animosité de nation à nation, que les intervalles de paix n’auraient pas éteinte. Eux et les romains ils se seraient regardés comme les carthaginois et les romains se regardaient avant la destruction de Carthage, c’est-à-dire, ou comme ennemis déclarés, ou comme prêts à le devenir. Or, comme on vient de le voir, cela n’était point. Je conclus donc que les courses et les hostilités des francs dont il est fait si souvent mention dans l’histoire du quatrième siècle, étaient des entreprises faites, non point par le gros de la nation, qui au contraire les désavouait, mais bien par quelques audacieux attroupés, ou tout au plus par quelqu’une de nos tribus. Comme elles avaient chacune un roi particulier, il était naturel qu’elles tinssent souvent une conduite différente, et que tandis qu’une tribu qui avait perdu une partie de son territoire, tâchait à s’indemniser sur les Gaules, les tribus ses confédérées observassent néanmoins les traités que la nation avait faits à l’empire.

Ce qui arriva au commencement du cinquième siècle lorsque, comme on le verra dans la suite de cet ouvrage, les francs se firent tailler en pièces, en voulant empêcher les ennemis de l’empire d’entrer dans les Gaules, enfin plusieurs autres événements qui se sont passés dans ce siècle-là, ou dans le siècle suivant, et que nous rapporterons chacun en son lieu, achèveront de faire voir qu’il est plus que probable que le gros de la nation des francs ait toujours, depuis son établissement sur la rive droite du Rhin, vécu en amitié avec les romains. C’est seulement de ceux de cette nation, qui contre son esprit général, avaient commis des hostilités dans l’empire, qu’il est mal parlé dans les auteurs du quatrième siècle. C’est du châtiment de ces francs que les empereurs y sont loués. Je remets à parler des thuringiens, et de quelques autres nations germaniques qui ne devinrent célèbres qu’après la destruction de l’empire, que j’en sois à l’histoire des temps où elles se rendirent illustres par leurs expéditions.