Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE I — CHAPITRE XV

Des nations barbares qui habitaient sur la frontière de l’empire du côté du septentrion. Des bourguignons et des allemands en particulier. Le nombre des citoyens d’une nation diminuait ou s’augmentait, à proportion du succès qu’elle avait dans ses entreprises.

 

 

Après avoir donné la notion la plus exacte qu’il nous a été possible de l’état des Gaules au commencement du cinquième siècle, il convient d’exposer quelles étaient les nations barbares qui habitaient sur la frontière de l’empire du côté du nord ou du côté du levant, et qui par conséquent se trouvaient le plus à portée de lui fournir des soldats quand elles avaient la paix avec lui, comme de faire des invasions, ou du moins des incursions dans son territoire en temps de guerre ou de troubles. De ces nations, les unes avaient leur demeure dans la Germanie, les autres avaient les leurs à l’orient de la Germanie, et dans les pays qui sont sur la rive gauche du Danube et sur le rivage du Pont-Euxin.

Les principales de celles de nos nations qui habitaient dans la Germanie, étaient les bourguignons, les allemands, les saxons et les francs. Celles qui habitaient sur le bas du Danube, et sur la côte du Pont-Euxin, étaient les goths et les peuples scythiques, c’est-à-dire, les huns, les alains, les taifales, et quelques autres nations. Parlons en premier lieu des nations germaniques, et nous parlerons ensuite des nations gothiques et puis des nations scythiques.

Heureusement mon objet ne demande point que je marque avec précision quelle contrée habitait chacune de ces nations, ni à quelle province de la géographie moderne, cette contrée répond. Il me serait impossible de l’exécuter. Les auteurs anciens font souvent mention du même peuple sous différents noms, et ils donnent quelquefois le même nom à différents peuples ; d’ailleurs ils ne se soucient pas de marquer exactement les limites de la contrée que chaque peuple habitait. Je crois même plus volontiers qu’il leur était impossible de le marquer avec précision, à moins que ces limites ne se trouvassent par hasard être des bornes naturelles, comme sont les fleuves et les montagnes. Tous les pays dont s’agit, encore à demi défrichés, n’étaient point semés de villes dont chacune eût un district certain. Comme il n’y avait point eu de démarcation faite entre ces peuples, les bornes arbitraires de leur domination se remuaient si souvent, qu’on ne saurait désigner les lieux qu’ils habitaient, que par le voisinage de la mer, des fleuves ou des montagnes.

Il serait donc inutile de rechercher quelle était l’ancienne patrie des nations germaniques, et de quelle contrée elles étaient parties pour venir s’établir dans le pays qu’elles occupaient au commencement du cinquième siècle, et même de vouloir marquer précisément quelles étaient les bornes de la région que chacune d’elles possédait, ou plutôt occupait alors. Nous venons d’en dire la raison. Ceux qui voudront s’instruire de ce qu’il est possible de savoir concernant ces deux points-là, pourront consulter le docte livre que Cluvier a écrit sur la Germanie ancienne. Nous nous contenterons donc ici, de parler des moeurs, des usages, et des forces de chacune de ces nations, et d’indiquer quels étaient à peu près, les lieux où elle habitait immédiatement avant que d’entrer dans les Gaules pour s’y établir.

Les bourguignons occupaient au commencement du cinquième siècle le pays qui est à la droite du Rhin, entre l’embouchure du Nécre et la hauteur de la ville de Bâle. Ammien Marcellin dit que cette nation était très nombreuse et composée d’hommes braves qui s’étaient rendus la terreur des peuples voisins. Orose en parlant d’une expédition faite vers l’année trois cent soixante et dix, et dans laquelle les bourguignons prirent part en qualité d’alliés de l’empire, dit qu’ils se présentèrent sur les bords du Rhin au nombre de quatre-vingt mille combattants. C’en est assez pour juger que notre nation devait être très nombreuse. Voici encore ce qu’on lit dans Orose qui écrivait vers l’année quatre cent vingt, concernant l’origine et l’état où se trouvait de son temps la nation des bourguignons dont pour lors une partie avait déjà passé le Rhin pour s’établir dans les Gaules. On dit que Drufus Nero et Tibère son frère après avoir soumis l’intérieur de la Germanie,... Nous verrons dans la suite de cet ouvrage, que trente ans après le temps où Orose écrivait, les bourguignons devenus ariens, traitèrent les romains des provinces des Gaules, dont ils s’étaient rendus les maîtres, avec une injustice bien éloignée de la débonnaireté dont cet historien les avait loués. Je me contenterai d’ajouter pour confirmer ce qui se lit dans Orose concernant l’origine de la nation des bourguignons ; qu’eux-mêmes ils se prétendaient issus des romains. Ils répondirent à l’empereur Valentinien qui leur demandait du secours contre d’autres peuples de la Germanie, qu’ils lui en donneraient d’autant plus volontiers, qu’ils n’avaient point oublié que leur nation était descendue de la nation romaine.

Il convient de suspendre ce que j’ai encore à dire concernant les bourguignons, pour faire une observation, dont je prie le lecteur de se souvenir, parce qu’on ne saurait l’avoir trop présente à l’esprit quand on lit une histoire qui traite des royaumes fondés par les barbares sur le territoire de l’empire romain. Cette observation sert à empêcher qu’on ne trouve de l’opposition dans des récits, qui d’abord semblent se contredire.

La voici : ce que disent les historiens concernant le nombre d’une certaine nation barbare, ne conclut que pour le temps même dont parlent ces auteurs, et ne prouve point que dix ans auparavant, ou que dix ans après, ce nombre eût été, ou fût encore le même. La multitude des hommes de chaque nation dépendait de ses succès et de ses disgrâces. La nation florissante s’augmentait subitement, parce que d’autres barbares abjuraient leur propre nation pour se faire adopter dans celle-là, qui de son côté naturalisait, pour ainsi dire, volontiers les étrangers, parce que plus une nation était nombreuse, plus elle devenait puissante. Voici un exemple convainquant de cette sorte de transmigration des citoyens d’une nation dans une autre nation.

Procope observe, en parlant de la guerre que l’empereur Léon fit vers l’année quatre cent soixante et seize aux vandales qui s’étaient rendus maîtres de l’Afrique, que cette nation s’était beaucoup multipliée depuis sa conquête. Les vandales, dit notre historien, lorsqu’ils passèrent en Afrique... Les barbares dont je viens de parler, et les alains s’appelaient aussi bien vandales que les vandales d’extraction. Procope ne dit point précisément dans cet endroit-là en quel nombre étaient alors les vandales d’Afrique ; mais il écrit dans un autre endroit de ses ouvrages, que lorsque Justinien conquit l’Afrique sur eux, environ soixante ans après la guerre entreprise par Léon : ces vandales étaient au nombre de cent soixante mille hommes portant les armes, c’est-à-dire, sans compter les femmes, les enfants et les esclaves. Quelle multiplication en si peu d’années !

Je reviens aux bourguignons. Avant que de s’établir dans les Gaules, ils avaient été longtemps, tantôt les confédérés, et tantôt les ennemis des romains.

Ce qu’il y a de plus singulier à remarquer dans le portrait que l’histoire du moyen âge nous fait des bourguignons, c’est que la plupart de ces braves gens étaient forgerons ou charpentiers de profession. Avant que d’être établis dans les Gaules, ils y venaient apparemment gagner leur vie à la sueur de leur front, au lieu que le commun des barbares ne connaissait guère d’autres outils que leurs armes. Tous les autres barbares regardaient le travail qui se fait pour le service d’autrui, comme un des plus grands malheurs de l’esclavage. Agathias le scolastique qui a écrit dans le sixième siècle, dit aussi que la nation des bourguignons était également brave et laborieuse. Quant au gouvernement politique, cette nation était divisée tandis qu’elle habitait la Germanie, en plusieurs corps ou tribus, dont chacune avait son chef, de qui l’autorité, loin d’être héréditaire, n’était point même perpétuelle.

Agathias qui vient d’être cité, dit qu’au rapport d’Asinius Quadratus, auteur bien plus ancien que lui, et qui avait donné une description de la Germanie, les allemands étaient un peuple ramassé et composé de familles sorties de différentes nations. C’est ce que veut dire en langue germanique le mot composé all-man. Agathias observe encore qu’à l’exception de quelques usages particuliers, les allemands avaient les mêmes coutumes et les mêmes moeurs que les francs. L’ancienne habitation des allemands était au nord du Danube, et à l’orient du pays que nous venons de voir occupé par les bourguignons ; mais dès le quatrième siècle, un essaim de ces allemands avait traversé le Rhin, et il s’était cantonné sur la gauche de ce fleuve dans le pays des helvétiens, qui faisait une partie des Gaules. Sous le règne d’Honorius il y occupait les contrées voisines du lac Léman ou du lac de Genève, et Servius qui écrivait vers l’année quatre cent onze son commentaire sur Virgile, y dit : le peuple qui habite auprès du lac Léman se nomme les allemands. Cette nation était encore païenne au commencement du cinquième siècle, et même elle ne se convertit qu’après qu’elle eut été subjuguée par Clovis et par ses successeurs.