Ces charges consistaient principalement en quatre choses. Dans les corvées qu’il fallait faire pour le transport des denrées, dans celles qui se faisaient pour l’entretien des grands chemins, dans l’obligation de prêter ses chevaux aux voyageurs en certaines occasions, et enfin dans celle de fournir des hommes pour recruter les troupes. Dès que le prince recevait une partie de son revenu en denrées, dont il faisait délivrer une portion aux troupes et aux ouvriers employés dans les manufactures, et dans les ateliers publics, on conçoit bien qu’il était souvent question de transporter des denrées du lieu de leur cru, dans celui de leur consommation. Ce transport qui se faisait ou par eau, ou par terre, suivant la nature des pays, était toujours à la charge des habitants, comme on le peut voir dans plusieurs lois qui statuent concernant ce sujet-là. Ils étaient aussi tenus de faire les corvées nécessaires pour la réparation et l’entretien des chemins militaires, ou des chaussées construites sur toutes les grandes routes. Les empereurs Honorius et Théodose Le Jeune, avaient même ordonné que les terres, dont la propriété leur appartenait, ne seraient point exemptes de cette espèce de corvée. Mais c’est une matière sur laquelle le savant livre de Bergier, intitulé l’Histoire des grands chemins de l’empire romain, ne laisse rien à souhaiter. Personne n’ignore que les empereurs avaient sur toutes les grandes routes des maisons de poste, placées à une distance convenable les unes des autres, et qu’on y fournissait, sans payer, des chevaux, des voitures, en un mot tout ce qui est nécessaire en route, à tous ceux qui étaient porteurs d’un ordre du prince expédié en forme de brevet et qui déclarait que ces personnes voyageaient pour le service de la république. C’était même une espèce de crime d’état que de prendre des chevaux dans une de ces maisons, sans avoir l’ordre dont je viens de parler ; et l’empereur Pertinax fut condamné, dans le temps qu’il était déjà chef de cohorte, à faire à pied une longue traite, pour s’être rendu coupable d’un pareil délit. Il serait inutile de rapporter ici toutes les lois qui sont dans le code concernant la poste romaine, et je me contenterai de dire que lorsque les chevaux que le prince entretenait dans les maisons bâties sur les voies militaires ne suffisaient point, les habitants qui demeuraient à une certaine distance de ces maisons-là, étaient tenus de fournir des leurs, afin que le service ne souffrît point de retardement. Si le nombre de chevaux qu’on pouvait ramasser dans cette étendue de pays n’était pas encore suffisant, les habitants des contrées voisines de ce canton-là, étaient obligés subsidiairement, d’y suppléer, en donnant de leurs chevaux. Dès le quatrième siècle, l’empire romain se vit dans la nécessité de contraindre très souvent les communautés à lui fournir des hommes pour recruter les troupes. Tant qu’il avait été florissant, l’envie de se distinguer et l’espérance d’obtenir les riches récompenses qu’il distribuait, lui avaient fait trouver presque toujours plus de soldats qu’il n’en voulait avoir sous ses enseignes. Il ne les achetait point alors, il les choisissait. Mais ses disgrâces ayant dégoûté les sujets du service, Rome qui avait trouvé assez de soldats pour conquérir le monde, en manquait pour défendre l’Italie. Ainsi non seulement, comme nous l’avons dit ailleurs, les empereurs furent contraints dès le quatrième siècle à prendre des barbares à leur service ; il leur fallut obliger les fils des vétérans à s’enrôler, et demander encore aux communautés des hommes de recrue. Nous voyons par une lettre de Symmachus, qui vivait dans ce siècle-là, qu’on évaluait du moins quelque fois, à une certaine somme d’argent chaque soldat qu’une communauté était dans l’obligation de fournir, et que cette obligation devenait ainsi une taxe pécuniaire. Apparemment que les deniers qui en provenaient servaient à donner un engagement à ceux qui venaient s’enrôler volontairement. Symmachus se plaint dans la lettre que nous citons, et qu’il écrit à un de ses amis, pour l’exciter à lui rendre service : que les commis des décurions d’une contrée où il avait du bien, voulaient contraindre celui qui faisait ses affaires sur les lieux à contribuer pour faire un soldat de recrue, sans lui faire voir néanmoins aucun ordre du prince, qui les autorisât dans cette demande. Dès qu’il y avait un pareil ordre, chacun pouvait être contraint à son exécution. Une loi des empereurs Honorius et Théodose Le Jeune ordonne même que les fonds de terre dont ils étaient eux-mêmes propriétaires comme particuliers, en qualité de simples citoyens, payeraient leur contingent des taxes faites dans le canton, pour fournir des soldats de recrue. Après avoir vu comment s’assoient les impositions, et en quoi elles consistaient, voyons de quelle manière elles étaient levées. Les décurions qui étaient chargés de la confection des différentes colonnes du canon général ou du canon par extension, étaient aussi chargés de la rédaction du capitulaire, ou du rôle particulier qui se signifiait à chaque citoyen, et qui contenait la somme qu’il devait payer, et les termes auxquels il devait s’acquitter. On accordait aux décurions une remise sur chaque rôle, pour les indemniser, tant des frais qu’il convenait de faire pour contraindre les contribuables, que de l’intérêt des sommes qu’il était nécessaire qu’ils avançassent, parce qu’il leur fallait payer le prince à jour nommé, et souvent avant qu’ils eussent encore reçu ce qu’ils devaient porter dans les caisses de l’état. Il est vrai que chaque contribuable pouvait gagner lui-même cette remise, en portant au jour de l’échéance du payement de son imposition, les deniers dont il était débiteur dans les coffres du prince. Il parait aussi qu’en certaines occasions le prince faisait lui-même contraindre les particuliers par des officiers de son tribunal envoyés à cet effet. Non seulement les décurions ont été chargés du soin de rédiger sous l’inspection des officiers du prince les colonnes du canon, et d’asseoir les taxes qui se faisaient en conséquence sur chaque particulier, tant que l’empire d’occident a subsisté, mais ils ont continué à être chargés de ces fonctions sous le gouvernement des rois barbares qui se rendirent maîtres des Gaules. Il est vrai que l’empereur Anastase changea l’ancien usage dans l’empire d’orient. Suivant Évagrius, ce prince à la persuasion de Marinus, un romain syrien qu’il avait fait préfet du prétoire de Constantinople, ôta la levée des impositions aux curies des cités, pour la donner à des officiers qu’il établit à cet effet dans chaque district, et qu’on trouva bon d’appeler les défenseurs du fisc. Évagrius ajoute qu’il arriva deux inconvénients de cette nouveauté ; l’un, que les impositions furent bientôt augmentées. L’officier municipal qui ne doit exercer que durant un temps, la commission de faire payer par ses compatriotes leur part et portion des charges publiques, a intérêt par deux raisons, de rendre le fardeau le plus léger qu’il lui est possible. Une portion de ces charges, doit être bientôt imposée sur lui-même par une main étrangère. En second lieu, quand l’imposition est médiocre, il l’assoit sans peine, et il en fait sans peine le recouvrement. Ainsi l’officier municipal est toujours porté à trouver qu’il est impossible d’augmenter les impositions. Le citoyen qui n’a point d’autre profession que celle de lever les droits et les revenus du souverain, a intérêt de parler et d’agir bien différemment. L’autre inconvénient qui résulta de la nouveauté introduite par Anastase, fut que les villes déchurent de leur splendeur : car avant ce changement les personnes des meilleures familles se faisaient mettre sur les rôles des curies de leur cité, parce qu’alors la curie y était considérée comme un second sénat, au lieu que depuis ce changement elles cessèrent de se faire inscrire sur ces rôles. Mais d’autant que l’empereur Anastase qui monta sur le trône de Constantinople en quatre cent quatre-vingt-onze, et quand l’empire d’occident avait été déjà presque entièrement envahi par les barbares, n’eut jamais qu’une autorité précaire dans les Gaules, on n’aura point de peine à croire que le changement qu’il lui plut de faire à l’administration des finances de l’empire d’orient, n’eut point lieu dans cette province. Quand bien même toutes les impositions dont nous venons de parler, et dont le produit composait la seconde branche du revenu des empereurs, auraient été assises avec justice, et levées avec clémence, elles se montaient si haut, qu’il n’était pas possible qu’elles ne fussent très à charge aux peuples. Mais la manière dont s’en faisait le recouvrement, les eût rendues onéreuses, quelque légères qu’elles eussent été, si les lois qui statuaient sur la manière de les asseoir, et sur celle de les exiger, avaient été rédigées par des personnes bien intentionnées, et capables de rendre le mal moins nuisible. Ces lois étaient souvent exécutées par des hommes sans probité, et par des citoyens sans considération pour leur patrie. En premier lieu, les officiers du prince chargés d’obliger les décurions à payer, en usaient avec une dureté barbare. Nous avons déjà rapporté, en parlant de la division du peuple des Gaules en trois ordres, une partie de la loi que Majorien proclamé empereur en l’année 458, publia pour le soulagement des sujets, et qui décrit si pathétiquement la triste condition où les officiers chargés du recouvrement des revenus du prince, avaient mis les citoyens enrôlés dans les curies. On se souviendra que les vexations de ces officiers réduisaient journellement plusieurs personnes du second ordre à la nécessité d’abandonner leurs terres, et de s’exiler de leur patrie. Voici ce qui est ordonné dans cette loi faite pour le soulagement des décurions : les personnes chargées par nous de la commission de faire entrer nos revenus dans le trésor public,... Le même édit ordonne encore que les biens-fonds des curiales ne pourront être vendus à l’encan pour quelque cause que ce soit, qu’avec la permission du préfet du prétoire, dans le diocèse duquel ils se trouveront situés. Cet article de la loi de Majorien ne fut point toujours observé : car nous verrons que sous les premiers successeurs de Clovis, les officiers du prince dans une cité, étaient quelquefois obligés à faire des emprunts, pour porter à jour nommé dans les coffres du prince, les quartiers échus du tribut public. Or cette obligation est d’une telle nature, qu’on n’y saurait assujettir l’officier supérieur, sans y assujettir l’officier inférieur en même temps. En second lieu, toutes les duretés que les officiers de l’empereur exerçaient sur les décurions, les décurions les exerçaient sur ceux de leurs concitoyens dont la fortune était médiocre. Je ne rapporterai point ici ce que disent les auteurs du cinquième siècle et du sixième, sur la misère et sur le désespoir où les collecteurs des impôts avaient réduit le peuple, parce que je crois plus à propos de le garder pour l’endroit de cet ouvrage, où j’examinerai d’où venait la facilité que trouvèrent les barbares à se cantonner dans les Gaules, et où je ferai voir qu’elle procédait principalement du mécontentement général des sujets de l’empire, causé par la dureté du gouvernement, et par les concussions des officiers. En un mot, s’il n’y avait sorte de vexation que les officiers du prince n’exerçassent sur les officiers municipaux, il n’y en avait point aussi que ces officiers n’exerçassent à leur tour sur le pauvre, c’est-à-dire sur le troisième ordre. Comme ceux qui composaient cet ordre-là n’étaient jamais appelés à l’imposition et au recouvrement des deniers publics, le second ordre ne craignait point qu’ils se vengeassent quand leur tour d’imposer et de lever ces deniers, serait venu. Une de ces tyrannies, c’était de refuser, dans les paiements qui se faisaient en deniers, les espèces d’or les plus communes, ou sous un prétexte ou sous un autre, et de vouloir être payé en espèces d’or, frappées au coin de quelque prince mort depuis longtemps, et desquelles il ne pouvait pas rester un grand nombre dans le commerce, de manière que le pauvre débiteur, faute de pouvoir recouvrer la quantité de ces monnaies dont il avait besoin, était réduit à composer. Il fallait qu’il payât en autres espèces l’exacteur, qui ne manquait point d’évaluer chaque espèce d’or qu’il avait demandée, à une somme plus forte que ce qu’elle valait suivant le prix des matières, et conformément à la proportion qui était alors entre l’or et l’argent. Voici ce qui est ordonné contre cet abus dans l’édit de Majorien. Nous défendons à tous ceux qui font le recouvrement des impositions,... Il y a eu trois impératrices du nom de Faustine, dont la première était femme d’Antonin Pie, la seconde de Marc Aurèle, et la troisième, fut une des femmes d’Élagabale. Probablement c’était des espèces d’or frappées avec l’effigie des deux premières, que les exacteurs dont parle l’édit de Majorien, demandaient aux contribuables. Nous en avons encore aujourd’hui, et même elles ne sont pas du nombre des médailles rares. Cependant comme il y avait déjà deux cent ans que la plus jeune de nos deux Faustine était morte, lorsque Majorien fit son édit, il devait n’y avoir dans le commerce qu’une petite quantité de ces espèces. Quoiqu’elles fussent encore en assez grand nombre pour devenir un jour des médailles communes, cela n’empêchait pas qu’elles ne fussent déjà une monnaie difficile à recouvrer. D’ailleurs les espèces d’or, frappées avec l’effigie de ces princesses pesaient beaucoup plus que les espèces d’or frappées depuis Constantin le Grand, qui étaient alors les espèces les plus communes, et celles dans lesquelles on contractait. Le procédé des exacteurs était donc doublement injuste, et l’on ne doit pas être surpris que Majorien condamne au dernier supplice ceux qui commettraient à l’avenir l’espèce de concussion réprimée par son édit. Elle était aussi onéreuse aux peuples, que l’aurait été en France avant l’année mille six cent quatre-vingt-neuf, temps où les écus d’or furent mis hors de tout cours, la vexation d’un receveur des tailles qui aurait voulu que les collecteurs ne l’eussent payé qu’en écus d’or frappés au coin de Louis XII ou de François Ier. Quoiqu’il y eût encore alors quelques-unes de ces espèces dans le commerce, elles y étaient en si petit nombre qu’il aurait fallu presque toujours composer avec lui et convenir d’une évaluation payable en monnaie commune. Je ne puis me refuser de faire à l’occasion de l’édit de Majorien, l’observation suivante, quoiqu’elle soit étrangère à l’histoire de l’établissement de la monarchie française. La raison la plus plausible qu’allèguent, pour soutenir leur opinion, ceux des savants qui ne croient pas que les médailles romaines, que nous avons aujourd’hui, aient été la monnaie courante dans les temps où elles ont été frappées, c’est de dire qu’il est sans apparence que les empereurs eussent souffert qu’on eût mis sur leur monnaie la tête seule de leurs mères, de leurs femmes et de leurs soeurs. Ainsi on conclut que des pièces d’or et d’argent qui ne portent point d’autre effigie que celle de ces princesses, n’ont été frappées que pour être de simples médailles, et par conséquent on veut aussi que les pièces d’or et d’argent où l’effigie des empereurs est empreinte, et qui sont de même titre et de même poids que les premières, n’aient été faites que pour être des pièces de plaisir. Véritablement les souverains sont si jaloux aujourd’hui de leurs monnaies, qu’ils ne souffrent plus qu’on en frappe sans leur tête, ni même qu’on y mette d’autre tête avec la leur. Du moins cela n’arrive-t-il que dans les états où l’usage a introduit que durant les minorités on y mette sur la monnaie la tête de la régente avec celle du souverain. Mais il paraît en lisant l’édit de Majorien, que les romains avaient pour les femmes une complaisance plus flatteuse, et que les antonins avaient souffert qu’on mît la tête seule des Faustine leurs femmes sur des espèces d’or ayant cours. Comme l’égalité de poids et de titre qui se trouve entre les médailles des antonins, et celle des Faustine, se trouve aussi entre les médailles des autres empereurs, et les médailles des femmes ou des parentes de ces empereurs, on ne saurait s’empêcher de croire qu’ils n’aient eu aussi pour ces princesses la même complaisance que les antonins ont eue pour les Faustine. Je reviens à nos impositions. Comme elles excédaient ordinairement la somme que le peuple était en état de fournir, et qu’il ne pouvait presque jamais les payer à leur échéance, les particuliers demeuraient toujours débiteurs de leurs officiers municipaux, et ceux-ci demeuraient à leur tour, débiteurs des officiers qui tenaient les caisses de l’empereur. C’est ce qui donnait lieu à des vexations continuelles. On vendait les héritages des particuliers débiteurs du fisc, et les communautés étaient obligées à emprunter à gros intérêt l’argent des usuriers, pour n’être pas livrées à l’avidité de ceux qui en certains cas faisaient un traité public avec le prince pour le recouvrement des restes ou arrérages de ses revenus, et un marché secret avec ses officiers, par lequel ils partageaient avec eux le profit de cette entreprise à forfait. Aussi les empereurs qui cherchaient à se rendre recommandables par des actions de bonté, remettaient-ils de temps en temps aux provinces ce qu’elles leur devaient encore de vieux. On donnait le nom d’indulgence à cette libéralité, et on voit par les médailles d’Adrien, de Sévère et d’autres empereurs, qu’ils se savaient gré de l’avoir exercée. Tous les prédécesseurs de Justinien, dit Procope, avaient été dans l’usage de remettre non pas une fois, mais plusieurs fois durant leur règne, aux débiteurs du fisc les sommes dont ils se trouvaient reliquataires, et qu’ils étaient hors d’état de payer, afin que ces citoyens ne vécussent pas en des alarmes continuelles, et qu’ils ne demeurassent pas toujours exposés aux poursuites des questeurs. Mais cet empereur ne fit aucune de ces remises générales durant trente-deux ans de règne, ce qui obligea plusieurs de ses sujets qui étaient dans l’impossibilité de s’acquitter, à se condamner eux-mêmes à un exil volontaire. Cependant ces remises n’étaient pas sans inconvénient, et ce qu’on en peut dire de mieux, c’est qu’elles étaient quelquefois si nécessaires pour empêcher l’entière désolation d’une province, qu’il convenait de les faire nonobstant les conséquences. En effet, l’espérance de pouvoir gagner le temps où l’on publierait une de ces indulgences, devait porter les citoyens qui étaient le plus en état de payer leur contingent, à différer toujours de l’acquitter. Ainsi elles tournaient plutôt au profit du riche, qu’au soulagement des pauvres, qui étant ordinairement dénués de crédit, sont les premiers que les receveurs des impositions contraignent à payer. L’empereur Julien qui avait une profonde intelligence des maximes du gouvernement, croyait ces sortes d’indulgences contraires à la saine politique, et il ne voulut point en accorder aucune durant son règne. Je n’ai plus qu’une chose à dire concernant les impositions qui faisaient la seconde branche du revenu des empereurs, c’est que la quittance qu’on délivrait à ceux qui avaient acquitté toute leur quote-part, s’appelait sûreté, en latin securitas. |