LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME DEUXIÈME. — ÉPISODES DE LA COMMUNE

 

CHAPITRE VII. — LE COMBAT DANS LES RUES.

 

 

I. — LE HUITIÈME ARRONDISSEMENT.

Dénonciations intéressées. — Police. — Les transes de la Commune. — Les suspects. — Aliéné gâteux. — Jules Allix. — Escargotomanie. — Les découvertes scientifiques de Jules Allix. — Gymnases de femmes. — Le commissaire de police Mekarski. — Pillage des maisons particulières. — Les Carmélites. — Ordre à la huitième légion. — Alerte dans le quartier de l'Europe. — Les fédérés au chemin de fer. — Les wagons de première classe. — Boudoirs. — Les wagons blindés. — Un chanteur. — La Prolétarienne de Savinien Lapointe. — L'œuvre de haine.

 

Les perquisitions dont j'ai parlé dans le précédent chapitre, étaient le plus souvent provoquées par des révélations intéressées. Comme au temps de la Terreur, les boutiquiers d'un même quartier ne se gênaient guère pour se dénoncer les uns les autres. La sûreté générale était, du reste, servie par une police peu scrupuleuse, qui excellait aux perquisitions. Les femmes, je l'ai déjà dit, se distinguaient à la chasse aux réfractaires, et, comme elles recevaient une prime par indication, on peut supposer qu'elles ne se faisaient faute d'inventer lorsqu'elles ne savaient pas. On avait des agents à Versailles ; on surveillait les étrangers. Il y avait toute une organisation occulte dont les traces apparaissaient çà et là, mais qu'il serait difficile de reconstituer avec certitude, car la plupart des documents qui la concernaient ont été incendiés au Palais de Justice et à la Préfecture de police. Je retrouve cependant deux reçus, en date du 29 avril, signés par A. Dupont, qui fut un des chefs de la police municipale pendant la Commune : Reçu trois cents francs, — reçu sept cents francs, — police de Versailles, — police polonaise.

Si c'est cette police polonaise qui a été chargée d'épier les actions de Dombrowski, on peut reconnaître qu'elle ignorait son métier ou qu'elle a volé son argent. Une note non signée, mais évidemment écrite par le même A. Dupont, recommande la formation immédiate d'une brigade d'investigation destinée à suivre de près un complot contre la Commune ourdi par les négociants du faubourg Saint-Denis, auxquels se sont ralliés d'anciens gardes mobiles. La Commune vivait dans des transes perpétuelles ; à chaque jour, à chaque heure, elle s'attendait à voir arriver les troupes françaises, et c'est pour cela que, redoublant de vexations envers les habitants de Paris, elle multipliait les perquisitions à domicile et les arrestations. Ailleurs j'ai donné le chiffre exact : 5052 suspects furent incarcérés par la Commune, et ce chiffre ne se rapporte qu'aux hommes. Ces mesures d'oppression avaient surtout pour objectif les quartiers populeux ; un des arrondissements de Paris, le huitième, quoique l'on y ait dévalisé plusieurs maisons, put échapper aux perquisitions à main armée. C'est l'arrondissement que j'habite, et j'ai vu de près ce qui s'y est passé. La tranquillité relative dont il a joui est due à deux causes : d'abord à l'absence de la majeure partie des habitants, qui s'étaient empressés de quitter Paris ; ensuite à la mansuétude du délégué siégeant à la mairie de la rue d'Anjou et qui n'était autre que Jules Allix. Au milieu des aliénés agités de la Commune, c'était un aliéné paisible ; dans une maison de santé, on l'eût classé parmi les gâteux, qu'il n'eût point déparés. Jadis il avait réellement gâté sur les chaises spéciales de Charenton, ce qui lui avait valu d'emblée un siège à l'Hôtel de Ville.

C'était un maniaque prophétique, incohérent, mais bon homme, et absolument inoffensif. Il n'était point atteint de monomanie homicide, comme Rigault, Ferré, G. Ranvier et Urbain ; de pyromanie, comme Pindy ; de cleptomanie, comme Eudes ; de monomanie du pouvoir, comme Delescluze ; de monomanie des grandeurs, comme J. Vallès ; de monomanie raisonnante, comme Léo Meillet ; de monomanie dénonciatrice, comme Millière ; d'alcoolisme, comme tous les fédérés ; de lycanthropie compliquée de lâcheté, comme Félix Pyat ; de scatologie chronique, comme Vermersch ; il n'était pas Dieu, comme Babick ; non, il était atteint d'escargotomanie et ne croyait qu'aux colimaçons, croyance innocente qui lui mérita quelque célébrité. Il avait inventé la correspondance à l'aide des escargots sympathiques. — Deux escargots ayant de la sympathie l'un pour l'autre étant donnés, il s'établit une sorte de synchronisme dans leurs mouvements ; à quelque distance que ce soit, le geste de l'un est imité, est reproduit par l'autre au même instant. Découverte d'incalculable conséquence ; plus de poste aux lettres, plus de télégraphie électrique ; la sympathie des escargots supplée à tout. — Recette : prenez quarante-huit escargots dont le degré de sympathie a été scientifiquement déterminé ; séparez-les en deux compagnies de nombre égal : vingt-quatre d'un côté, vingt-quatre de l'autre ; sur chacune des coquilles tracez une des vingt-quatre lettres de l'alphabet ; gardez un alphabet à Paris, envoyez l'autre à Constantinople. Lorsque vous remuerez l'escargot A de Paris, l'escargot A de Constantinople s'agitera immédiatement, parce qu'il est sympathique. De là un mode facile de correspondance qui déjoue toutes les curiosités. M. Emile de Girardin fut autrefois partisan de cette télégraphie colimaçonnière et lui donna l'appui de la publicité dont il disposait.

Beaucoup d'escargots, deux accès de folie constatés, un déplacement de villégiature à Charenton, avaient naturellement porté Jules Allix à la Commune, où il représentait l'élément scientifique. Lorsqu'il fut délégué à la mairie du VIIIe arrondissement, il avait changé de manie, il voulait établir des gymnases de femmes et engageait les sœurs de charité à modifier leur costume, qui n'est pas favorable aux exercices du tremplin. Ce fut là sa plus sérieuse occupation. En outre, il était atteint de loquacité irrésistible et parlait sous lui. Avec un tel délégué, l'arrondissement fut en paix ; on n'y abusa ni des perquisitions, ni des arrestations de réfractaires. Cela ne satisfaisait que médiocrement Raoul Rigault, qui incarcéra Jules Allix au Dépôt sous l'inculpation de trahison, imbécillité et folie. Allix avait péché par ignorance et n'avait point tenu compte des bons exemples qui lui avaient été donnés par le commissaire de police du quartier de l'Europe, métreur vérificateur pour la serrurerie, jeune homme de vingt-six ans, mâtiné de Française et de Polonais, qui s'appelait Jules-Charles Mekarski. Ce Mekarski devait sa fortune administrative à sa sœur, qui, sous le pseudonyme de Paule Minck, avait, pendant la Commune, été oratrice dans les clubs féminins. D'abord attaché en qualité d'officier à l'état-major de la place Vendôme, puis délégué aux perquisitions, il avait été expédié en Bourgogne, vers le milieu d'avril, pour y convertir la ville d'Auxerre aux théories communardes. Afin de donner quelque éclat à sa propagande, il déclarait à ses auditeurs qu'il n'était autre que le prince Poniatowski. Cela ne convainquit pas les Bourguignons, et Mekarski revint à Paris, où il fut nommé commissaire de police dans le quartier de l'Europe. Là il se distingua par une expédition bien combinée. Mekarski, aidé du citoyen Martial, son collègue du quartier des Champs-Elysées, se présenta rue Jean-Goujon, à l'hôtel du duc de Rivoli et de la princesse d'Essling, sous prétexte d'y rechercher deux caisses d'argenterie marquée aux armes impériales. Pour cette conquête les commissaires de police s'étaient fait escorter par deux officiers, dix fédérés du 69e bataillon et par un serrurier muni de tout ce qu'il faut pour crocheter les serrures et rompre les verrous. On ne découvrit point de vaisselle plate provenant des Tuileries, mais on trouva des couverts d'argent, des candélabres, des décorations, des armes de luxe appartenant au duc de Rivoli, et un coffret de bijoux déposé au fond d'une armoire dans l'appartement de la princesse d'Essling. En bon officier judiciaire qu'il était, Mekarski fit inventorier et placer sous scellés tous ces objets, à l'exception cependant du coffret de bijoux, qui fut emporté, comme souvenir, par quelqu'un de la bande, et qui ne reparut jamais. On n'oublia pas de visiter les caves ; on but sur place et l'on expédia en lieu sûr bon nombre de bouteilles en guise de provisions obsidionales. Le pillage de l'hôtel dura jusqu'au 21 mai ; Mekarski ayant procédé méthodiquement aux premières effractions s'abstint de reparaître rue Jean-Goujon et laissa des fédérés divers achever l'œuvre qu'il avait commencée. Le 17 mai, à la tête de deux cents hommes, il envahit le couvent des Carmélites situé avenue de Messine, pour y arrêter un prêtre qui ne s'y trouvait pas. Les provisions mises en réserve pour les mauvais jours que l'on pouvait prévoir, furent dévorées par les fédérés, qui jamais ne cessaient d'avoir faim et soif. Les chapelles furent saccagées, nul objet de prix n'y resta, et comme on voulait prouver que l'on était esprit fort, on mangea les hosties consacrées, pour rire[1]. Jules Allix était demeuré étranger à ces méfaits ; ses aspirations révolutionnaires n'allaient pas jusqu'au vol, ni jusqu'au sacrilège ; il n'était qu'aliéné, ce qui explique la mollesse de son attitude ; mais on voulut remédier à ses négligences administratives et prouver au huitième arrondissement que l'ère des privilèges était décidément abolie. Les murailles reçurent une affiche blanche ainsi conçue : Ordre formel ; huitième légion. Tous les citoyens de dix-neuf à quarante ans, faisant partie des 3e et 4e bataillons, qui n'auront pas rejoint immédiatement leur casernement à la caserne de la Pépinière, seront arrêtés et déférés à la cour martiale. — La peine encourue est celle de la mort. — Trois bataillons étrangers à l'arrondissement seront mis à la disposition de la légion pour faire exécuter cet ordre. Paris, 17 mai 1871. Le lieutenant-colonel, sous-chef de légion, chef d'état-major, Auguste Petit. Vu et approuvé : Les membres du bureau militaire, Bauche, Bressler, Denneville, Légalité. Ce ne fut point une vaine menace ; le vendredi 19 mai, une pièce de canon fut braquée dans la rue de Rome, à côté du collège Chaptal, et deux bataillons pris à Belleville et à Ménilmontant vinrent tenir garnison à la gare Saint-Lazare. Le même jour, le commissaire de police Mekarski, sentant que les choses se gâtaient, se donna à lui-même une mission en province, quitta Paris et alla se réfugier à Genève. La journée du lendemain fut employée à s'installer sous le pont de la place de l'Europe. Le dimanche, on chôma le jour férié, et l'on remit au lundi 22 les perquisitions qui devaient avoir pour objet les quartiers compris entre le chemin de fer, lès anciens boulevards extérieurs et la rue Abbatucci — aujourd'hui de la Boétie, autrefois de la Pépinière —. Heureusement, le lundi matin, vers sept heures, les troupes françaises vinrent regarder de ce côté, et les deux bataillons filèrent sans tambour ni trompette.

L'alerte avait été vive, et dès le 18 toute précaution avait été prise pour soustraire au service de la Commune les hommes en âge de porter les armes. On avait fait partir les portiers, les domestiques ; cela ne coûtait pas fort cher, et chacun s'empressait à aider les malheureux menacés par les gens de l'Hôtel de Ville ; de sorte que les perquisitions, si on avait eu le temps de les faire, n'eussent été que vexatoires et n'auraient probablement donné aucun soldat à l'insurrection, à laquelle notre quartier était resté réfractaire. La maison où est situé mon appartement prend jour, à la fois, sur le chemin de fer de l'Ouest et sur la rue de Rome, en face de la rue de Naples qu'elle découvre. C'est une vue assez étendue, puisqu'il est facile d'apercevoir la place de l'Europe, une partie du boulevard des Batignolles, toute la rue de Rome, la place Saint-Lazare et la rue de Naples jusqu'au boulevard Malesherbes.

J'avais suivi avec curiosité l'installation des bataillons fédérés, et de ma fenêtre j'avais pu faire quelques observations intéressantes. Sur la partie de lu voie qui est abritée par les embranchements du pont de l'Europe, ils avaient établi leur campement. Fusils disposés en faisceaux gardés par des sentinelles ; cuisines appuyées contre les murailles ; cantines en plein vent ; tonneaux de vin gerbés et mis en perce ; fanions fichés' en terre, sonneries de clairon à toute heure ; rondes d'officiers ; en un mot, on jouait au soldat, et l'on n'y jouait pas trop mal. On ne couchait point sur la terre nue ; on avait promptement découvert des alcôves bien matelassées, et l'on en avait profité. Tous les wagons disponibles de la gare avaient été rangés le long de la haute muraille qui soutient les maisons de la rue Mosnier. Il y en avait, sur deux rangs, depuis le pont jusqu'au premier tunnel ; on en fit des dortoirs pour la nuit et des boudoirs pour le jour. C'est là que lès fédérés recevaient leurs visites. On choisissait de préférence les voitures de première classe, plus amples et mieux capitonnées que les autres ; on y faisait monter quelque demoiselle portant au bras un cabas d'où émergeait le goulot des bouteilles ; on refermait la portière, on abaissait les stores et rien n'empêchait de se croire en cabinet particulier. Une fois, on cherchait une cantinière, on l'appelait de tous les côtés ; on l'appela enfin si fort qu'elle s'élança brusquement d'un wagon. De son costume militaire, il me sembla qu'elle n'avait conservé que bien peu de chose La Commune, prenant souci de la moralité publique, avait aboli la prostitution ; c'était peut-être le parti le plus sage. En présence d'un dévergondage qui ne se dissimulait pas, il était naturel de détruire une exception dont les circonstances faisaient la règle générale.

C'est à la gare de l'Ouest qu'étaient remisés les wagons blindés, armés de canons, forteresses roulantes inventées contre l'Allemagne et retournées contre la France. Ces engins firent bien du mal à nos troupes aux environs d'Asnières ; je me sentais oppressé lorsque je ne les apercevais pas à leur place ordinaire, je prêtais plus attentivement l'oreille au bruit de la canonnade, et il me semblait reconnaître leur grosse voix au milieu de la bataille. Parfois ils revinrent portant au flanc de larges blessures que des forgerons pansaient à grands coups de marteau. Ils n'étaient plus là lorsque les fédérés vinrent camper sous mes fenêtres, et, au dernier jour, ils furent sans action pour empêcher l'armée française dé pénétrer dans Paris.

Le dimanche 21 mai, dans la soirée, un groupe de fédérés se réunit au coin de la rue de Rome et de la rue de Vienne. La nuit descendait, l'air était d'une fraîcheur élastique et charmante ; nulle voiture ne passait ; on n'entendait au loin aucune rumeur d'artillerie ; tout était calme et comme apaisé. Du milieu des gardes nationaux j'entendis sortir une voix vibrante qui chantait. Je descendis et je m'approchai pour écouter. Un jeune homme de vingt-cinq ans environ, beau gars, maniant assez habilement une bonne voix de baryton, chantait, avec conviction et un grand abus de gestes, une chanson que je ne connaissais pas. Il y avait un refrain qu'il scandait vigoureusement, battant la mesure du pied, de la tête et des mains, et que ses compagnons reprenaient en chœur, sans ensemble et à l'unisson. Des gens du quartier, des portières, des servantes avaient fait comme moi et s'étaient groupés autour du chanteur, qui paraissait fier de son succès. Mais que chantait-il ? C'était une sorte d'appel à la haine : les mots Dieu, ouvriers, peuple revenaient sans cesse. Cela me semblait passablement bête ; mais l'auditoire était impressionné, et quelques fédérés hochaient la tête pour approuver. Lorsque le chanteur eut fini, on lui fit une ovation ; on l'applaudit et l'on cria : Bis ! Je criai plus fort que les autres, car je voulais retenir quelque chose de sa chanson, afin de pouvoir la reconstituer à loisir. Il se fit un peu prier, ainsi qu'il convient, et il recommença. Cette fois, je saisis au vol le troisième couplet ; je le transcrivis en rentrant chez moi, et ce couplet, le voici :

L'été, l'hiver, dans les champs, sur les ondes,

Grillés, gelés, laboureurs, débardeurs,

Le corps meurtri comme bêtes immondes,

Nous succombons sous le joug des vendeurs !

Dieu voulut-il, dans les murs d'une usine,

Que couperose, ou gaz, ou noir, ou suif,

Poussent au cœur leur fumée assassine,

Sous l'œil cruel d'un patron agressif ?

J'eus quelque peine à découvrir d'où sortait ce paquet de rimes étranges ; j'y suis parvenu cependant. C'est l'œuvre d'un cordonnier nommé Savinien Lapointe, et ça s'appelle la Prolétarienne.

Ces vers font sourire les lettrés ; mais les fédérés les prenaient au sérieux. Pendant qu'ils écoutaient leur camarade, ils sentaient battre leur cœur et ils avaient de réels mouvements de colère. Ils se croyaient en état de légitime défense, ils comparaient leur révolte à la guerre servile et ne s'apercevaient pas que la violence de leurs convictions n'est autre que la brutalité de leurs convoitises. Ils répondaient par des gestes farouches aux excitations que leur jetait la chanson :

Gorgés de tout, ils vivent bien, eux autres !

Douleurs d'enfer ! Pourtant si nous voulions !

Ils ont des bras, mais nous avons les nôtres :

Qu'importe un trou de plus dans nos haillons !

De telles paroles, un air un peu entraînant, une belle voix, quelques petits verres d'eau-de-vie, en voilà plus qu'il n'en faut, aux jours d'émeute, pour changer de bons ouvriers en rebelles prêts à brûler les maisons, à fusiller les prêtres et à égorger les gendarmes. Cette chanson m'a beaucoup frappé, et j'y ai insisté parce qu'elle eût pu servir de chant national à la Commune, qui fut, quoi qu'on en ait pu dire, un acte de guerre sociale. La politique n'y a été pour rien, pas plus qu'elle n'a été pour quelque chose dans l'insurrection de juin 1848. Ça été une œuvre de haine : celui qui ne possède pas, et qui peut-être n'a rien fait pour posséder, a voulu posséder tout de suite et sans plus attendre. A force de s'entendre dire qu'il est opprimé, l'ouvrier a fini par le croire. Il n'a plus qu'un ennemi, le riche, et il en souhaite l'extermination, sans se douter que s'il parvenait à réaliser son rêve, il n'en serait que plus malheureux. Henri Chabanne, dit Nivernais Noble-Cœur, dans le récit de son Évasion de l'Ile-au-Diable, a formulé l'erreur dont ces pauvres têtes sont travaillées, lorsqu'il a dit : Le choléra respecte-t-il quelqu'un autre que l'homme aisé ; la misère seule succombe ! De telles idées, lorsqu'elles ont pénétré la population, produisent une maladie latente qui parfois éclate d'un accès aigu, comme nous l'avons vu pendant la Commune.

 

II. — L'INCIDENT DUCATEL.

Le 4e corps d'armée. — Négociations. — Abondance de vendeurs et d'acheteurs. — Puérilité de certains projets. — Négociation sérieuse. — Intervention de M. Thiers. — Le colonel La..... — Instructions de M. Thiers. — Rien ne réussit. — Pourquoi ? — Les informations communardes. — Précautions bien prises. — La Cecilia. — Lisbonne. — Sécurité de M. Thiers. — La porte de Saint-Cloud abandonnée le 17 mai — Opinion de l'amiral Saisset. — Position des troupes commandées par le général Douai.

 

A l'heure où l'ouvrier chantait la Prolétarienne de Savinien Lapointe, les troupes françaises avaient franchi les remparts et venaient mettre fin à ce que M. Corbon a appelé le pouvoir terroriste de Paris[2]. L'initiative de M. Ducatel, initiative moins fortuite que l'on ne croit, est connue, mais l'incident lui-même comporte certains détails qu'il ne sera point inutile de raconter. L'honneur de la libération de Paris revient à l'armée, car, malgré le bon résultat des négociations menées par Georges Veysset avec Dombrowski, malgré l'intervention de M. Ducatel, rien n'était possible, si. les cheminements du quatrième corps n'avaient affleuré le fossé des fortifications. Là, et non ailleurs, fut la cause du salut. Dans ce long drame, l'élément militaire avait fini par s'emparer du premier rôle et l'avait conservé. Ce n'est pas que le gouvernement n'eût songé à ressaisir Paris brusquement, par un coup de main préparé ; mais les tentatives essayées dans ce but, pendant le mois d'avril et la première quinzaine de mai, paraissent n'avoir eu que des conséquences négatives, sauf toutefois celle de Georges Veysset, qui ne se produisit que peu de jours avant le dénouement qu'elle hâta.

Qu'il y eût un groupe de conservateurs déterminés à risquer leur vie pour rendre Paris à la France, qu'il y eût parmi les officiers fédérés supérieurs, même parmi les membres de la Commune, des gens qui faisaient les yeux doux aux écus de Versailles et buvaient volontiers à deux abreuvoirs, on n'en peut douter. Les preuves abondent qui démontrent le double personnage joué par plus d'un de ces figurants de la révolte et de la délation. Les hommes de bon vouloir qui offrirent au gouvernement de Versailles de faire une diversion à main armée dont on pourrait profiter, furent nombreux ; la plupart étaient d'anciens officiers de la garde nationale ou de la garde mobile qui avaient fait acte de courage pendant la guerre franco-allemande. On ne repoussa personne, on encouragea tous les efforts, on ne marchanda pas trop l'argent demandé ; mais il semble que l'on ne donna aucune cohésion, aucun ensemble à ces conspirations pour le bon motif ; chacun fut laissé libre d'agir à sa guise, et de là naquit une incohérence qui devait paralyser les volontés les meilleures. Cette incohérence était encore augmentée par ce fait que non seulement les groupes tricolores agissaient à l'insu les uns des autres, et qu'ainsi ils divisaient leurs forces au lieu de les concentrer, mais encore qu'ils se rattachaient, près du gouvernement, à des autorités différentes. Un groupe recevait l'impulsion du ministre de l'intérieur, un autre du préfet de police, un troisième du chef d'état-major de la garde nationale, un quatrième du ministre de la guerre ; initiative indépendante à Versailles, initiative indépendante, à Paris : cacophonie partout. Cela produisit parfois d'étranges confusions : le même jour, la même porte fut vendue par trois chefs communards différents, à trois différents négociateurs qui se disaient individuellement chargés de pleins pouvoirs. Le nombre des vendeurs et des acheteurs fit avorter l'opération.

Le mot d'ordre de l'armée insurrectionnelle était régulièrement livré tous les jours par des colonels communards que l'on pourrait nommer, mais cela ne suffisait pas : il eût fallu savoir et l'on ne sut jamais en profiter. On proposa des extravagances : mêler des gardes nationaux de l'ordre aux gardes nationaux du désordre, faire poignarder ceux-ci par ceux-là, — je ne plaisante point, — et ouvrir une porte aux avant-postes de l'armée française. Ce plan eut l'honneur d'être délibéré en conseil de guerre. La moustache de nos généraux leur permit de dissimuler un sourire. M. Thiers eut connaissance de tous les projets ; son devoir, comme chef de l'État, était de n'en rejeter aucun et de profiter des circonstances. Un seul me paraît l'avoir préoccupé sérieusement, et l'avoir engagé à donner des ordres en vue d'une éventualité déterminée. Il est possible qu'il ait été directement mêlé à d'autres tentatives, mais les documents que j'ai sous les yeux ne se rapportent qu'à celle que je vais indiquer.

M. A. Ch..., qui depuis vingt et un ans était capitaine dans la garde nationale, qui pendant le siège avait fait son devoir en qualité de capitaine d'une des compagnies du 12e bataillon, avait vu avec désespoir la Commune se former et s'établir dans Paris. Son âge (51 ans), son expérience lui avaient appris à connaître les hommes ; il savait que, parmi les révolutionnaires comme parmi les animaux, ce ne sont pas ceux qui crient le plus fort qui sont les plus redoutables, et il se douta bien que plusieurs des chefs militaires de la Commune ne se refuseraient point à livrer passage aux troupes françaises en échange de quelques billets de Banque ayant cours sur tous les marchés d'Europe. Il conçut l'idée d'acheter un commandant de secteur communard et jeta son dévolu sur un certain colonel La..., qui avait la haute main sur une partie de l'enceinte sud-ouest. Les négociations furent lestement menées ; le colonel avait l'oreille fine, il entendit les propositions qui lui étaient chuchotées à voix basse. Il fit ses conditions : il livrerait une porte si, dans une entrevue personnelle, M. Thiers lui assurait le payement d'une somme de 500.000 francs. Grâce à l'entremise de M. A. Ch., appuyé par le chef d'état-major de la garde nationale résidant à Versailles, l'entrevue fut accordée. M. Thiers accepta les conditions du colonel La..., et l'engagea à persister dans ses intentions. L'armée se réorganisait et ne paraissait pas encore en état d'agir ; M. A. Ch., le colonel La..., M. Thiers profitaient de ces loisirs forcés pour combiner les détails du plan qui devait remettre la France en possession de Paris. Quatre autres entrevues curent lieu, pendant la nuit, à cet effet.

Le 22 avril, M. Thiers chargea M. Ch. de prévenir le colonel La... que l'heure de l'action était venue, et qu'il eût à déterminer le jour où l'on pourrait se présenter devant une porte désignée. La date, d'abord fixée au 27 avril, fut reculée jusqu'au 28. Ce jour-là, à neuf heures du matin, M. Thiers écrivit au général Félix Douay, commandant en chef le quatrième corps d'armée : Je vous prie de vous tenir prêt à marcher, sans toutefois prendre les armes. Il se pourrait que ce fût au milieu de la nuit prochaine qu'on eût besoin de votre concours. Tenez ces ordres pour absolument secrets. Le soir, à neuf heures et demie, le général recevait cette dépêche de M. Thiers : Il n'y aura rien cette nuit, reposez-vous. En effet, le colonel La..., malgré son désir de toucher 500.000 francs, avait été empêché de tenir ses engagements. M. A. Ch... ne se découragea pas ; les mesures furent mieux prises, et il fut décidé que l'opération qui avait échoué pendant la nuit du 28 avril, serait tentée de nouveau dans la nuit du 2 mai.

Cette fois, M. Thiers se croyait certain de réussir, et au lieu d'écrire une lettre vague comme celle du 28 avril, il libella le plan complet du mouvement militaire ; il indiqua les passages de pont, il spécifia l'emplacement des divisions, il détermina le poste où le général lui-même devait se tenir ; puis il ajouta : Vous seriez ainsi parfaitement en mesure de franchir la Seine et de vous porter où besoin serait. Un officier viendrait vous dire sur quel point il faudrait vous diriger. Je n'ai pas besoin de vous recommander le secret avant et après l'opération, car si elle ne s'exécutait pas, il importerait de ne pas divulguer la pensée que l'on aurait eue. M. A. Ch... avait donné rendez-vous au colonel La... entre les deux lacs du bois de Boulogne, à onze heures du soir. Il n'était venu que bien accompagné et suivi d'une petite troupe d'hommes résolus, capables de saisir une des portes de Paris et de s'y maintenir en attendant les deux corps d'armée qui devaient débucher, l'un par le pont de Sèvres, l'autre par le rond-point des Bergères. A une heure du matin, le colonel La... n'avait pas encore paru et il ne devait point paraître. Des difficultés matérielles, dit-il, l'avaient empêché de mettre son projet à exécution. Il ne mentait pas. Il avait la ferme volonté de livrer la porte qu'il avait promise ; mais, le 2 mai comme le 28 avril, il se trouva en présence d'obstacles qu'il aurait dû prévoir et contre lesquels toute tentative d'entrée par surprise s'est brisée.

La police communarde, nulle au point de vue des crimes, des délits, des outrages aux mœurs, était fort bien organisée pour ce qui concernait les opérations militaires, pour ce que l'on nommait à l'Hôtel de Ville les manœuvres de la réaction. Tous les cabarets des environs de Paris placés sur la zone qui s'étendait entre les combattants étaient fréquentés par les hommes de Rigault, de Cournet et de Ferré ; en outre, un certain nombre d'agents secrets, presque tous munis de passeports étrangers, faisaient, pour le compte de la Commune, la navette entre Paris et Versailles ; de plus, la délégation à la guerre avait un système d'espionnage complet, dont les renseignements centralisés donnaient lieu à des rapports signés par Edouard Moreau, qui s'intitule tantôt chef du service des reporters et tantôt chef du contrôle général. Ce n'est pas tout encore : les commissaires de police nommés par la délégation à la sûreté générale dans les différents quartiers de Paris ne négligeaient aucune source d'informations et adressaient des notes aux bureaux de la place Dauphine toutes les fois qu'un fait relatif aux complots versaillais parvenait à leur connaissance. C'est ainsi que le 8 mai, à un moment où quelques négociateurs croyaient pouvoir compter sur l'ouverture d'une porte, Jean-Michel Robin, commissaire de police pour le quartier Saint-Vincent de Paul, avise, par dépêche, le citoyen Cournet que : L'armée de Versailles se dispose à exécuter une tentative d'entrée dans Paris à l'aide d'une manœuvre consistant à faire attaquer la porte Maillot par 30.000 gendarmes et mouchards en tenue de gardes nationaux[3]. D'après ce qui précède, on comprend que tout mouvement de l'armée française était signalé à la Commune, qui prenait sans retard ses dispositions pour neutraliser les surprises qu'elle redoutait.

Aussitôt que l'on apprenait à l'Hôtel de Ville, à la sûreté générale ou à la délégation de la guerre, que les troupes de Versailles se massaient sur un terrain qui semblait indiquer un objectif déterminé, la partie des fortifications correspondante à ce terrain était immédiatement occupée par des bataillons nouveaux, les chefs des secteurs étaient changés, le mot d'ordre était modifié. Ce sont ces précautions qui deux fois ont paralysé le bon vouloir du colonel La... Le 22 avril et le 2 mai, les rapports des agents secrets avaient éveillé les soupçons du délégué à la guerre, et le colonel La... avait été mis dans l'impossibilité de remplir ses engagements. Il en était désolé, car il comptait bien se retirer de la Commune avec 25.000 livres de rente. Il voulait quand même les acquérir, commit quelque imprudence et fut arrêté. Il réussit à se faire relaxer, et alla chercher quelque sécurité dans les lignes prussiennes, à Enghien, où il se réfugia sous le nom de Durand. Le projet dont M. A. Ch... avait pris l'initiative fut, je crois, celui qui inspira le plus de confiance à M. Thiers. Le chef de l'État ne s'en était pas tenu là cependant ; il avait cru, un moment, pouvoir détourner La Cecilia de la Commune. Il lui avait envoyé en guise de négociateur le colonel Luigi Frapolli, qui fut autrefois, pendant huit ou dix jours, dictateur à Modène et qui était grand maître de la franc-maçonnerie italienne. Les efforts du colonel Frapolli se brisèrent contre la résistance de La Cecilia, qui fut inaccessible et incorruptible.

M. Thiers n'agissait ainsi que pour ménager le sang des soldats et celui des fédérés, car, malgré le nombre et la qualité des avis qu'il avait reçus, il se refusait à croire aux projets d'incendier Paris que les communards avouaient sans mystère. M. Dalsème cite un exemple curieux de la sécurité du Président de la République. M. Roy, officier qui pendant la guerre avait été commandant de l'artillerie de la garde nationale à Montmartre, avait, lors de la Commune, tenté tous les moyens de rendre Paris à lui-même. Il avait été mêlé à presque tous les petits complots qui poursuivaient ce résultat que l'on ne put atteindre. Peu de jours avant l'acte décisif de l'armée, entendant dire de tous côtés que les fédérés feraient sauter Paris et voulant s'assurer que ces menaces n'étaient point vaines, il trouva moyen d'avoir une conversation avec le chef de légion Maxime Lisbonne, que ses attitudes prétentieuses avaient fait surnommer l'Achille de la Commune. Aux questions de M. Roy, Lisbonne répondit. Il entra, écrit M. Dalsème, complaisamment dans les détails. Nous avons, dit-il, de la poudre sous tous nos monuments ; ils sont prêts à sauter. Nos dépôts sont remplis de matières incendiaires. Nous mettrons le feu partout. Vienne l'armée : entre elle et nous s'étendra bientôt un amoncellement de ruines et un rideau de flammes. Nous nous retirerons à Montmartre, à Belleville, au Père-Lachaise : là nous sommes invincibles. — M. Roy écrivit immédiatement à M. Thiers afin de le prévenir des intentions exprimées par un des officiers influents de la Commune et adressa sa lettre à M. de Païva, qui déjà une fois avait bien voulu lui servir d'intermédiaire. — Le 19 mai, à onze heures du soir, ajoute M. Dalsème, M. de Païva se présentait à la préfecture de Versailles. Le chef du pouvoir exécutif reçut de ses mains la lettre de M. Roy et, après l'avoir lue attentivement à deux reprises : Bah ! s'écria-t-il, ne craignez rien ; ils le disent, mais ils ne le feront pas[4]. Ils l'ont fait cependant, et ils auraient fait bien plus si l'intervention de M. Ducatel n'avait permis de brusquer le dénouement, que le commandant en chef de l'armée était résolu à ne tenter que deux ou trois jours plus tard.

Dombrowski avait tenu parole : fidèle aux engagements conclus avec Georges Veysset[5], il avait dégarni le front sud-ouest de l'enceinte ; les tempes françaises pouvaient se présenter ; un effort les rendrait maîtresses de la ville mal obéissante, comme disait Louis XIV en parlant de l'Angleterre. Dès le 20 mai, le chef d'état-major du maréchal duc de Magenta, le général Borel, avait été prévenu par M. Prunier que la garde des remparts était abandonnée[6]. M. Prunier avait constaté le fait par lui-même et en donnait avis à l'autorité militaire ; mais le fait existait déjà depuis trois jours, ainsi qu'il est facile de le démontrer. Lorsque les fusiliers marins, entrant en ligne à leur rang de bataille, franchirent l'enceinte derrière le corps du général Douay, ils trouvèrent dans le poste du bastion n° 60 un écrit placé en évidence sur le registre d'octroi ; or cet écrit était ainsi conçu : Porte de Saint-Cloud : 17 mai, quatre heures du soir. — Ne recevant de secours de personne, malgré toutes les promesses qui m'ont été faites, la position n'étant plus tenable, je pars. Les quelques hommes qui restent, après en avoir délibéré en commun, m'en ont donné le conseil et me suivent. Timbre bleu : artillerie fédérée ; première compagnie ; capitaine commandant. Cinq signatures sont apposées au-dessous de celle du capitaine. Ces noms, je ne puis les citer, car j'ignore ce que sont devenus ceux qui les portent ou qui les ont portés.

L'amiral Saisset, qui fut mêlé à la négociation Dombrowski, est très affirmatif dans sa déposition devant la Commission d'enquête sur le 18 mars. Dombrowski, dit-il, était de très bonne foi et je suis convaincu qu'il croyait tout à fait à l'exécution de ce projet, car il a fait successivement retirer la majeure partie de ses troupes, et vous avez pu voir que, quand on s'est présenté, comme par hasard, à une des portes, celle où est venu l'ingénieur Ducatel, il n'y avait plus personne depuis quarante-huit heures. Cette négociation, que Georges Veysset paya de sa vie, était ignorée de M. Ducatel, auquel, par conséquent, elle laisse le mérite de l'initiative, ou, pour mieux dire, du dévouement et de l'intelligence qu'il déploya dans l'accomplissement d'une mission très périlleuse, qu'il avait, non pas acceptée, mais sollicitée.

Le dimanche 21 mai, au moment où les troupes françaises allaient enfin pouvoir rentrer dans Paris évacué depuis le 18 mars, voici quelle était la situation du quatrième corps, commandé par le général Félix Douay, qui avait pour objectif la partie des remparts correspondante au Point-du-Jour, à Auteuil et à Boulogne. Les travaux d'attaque avaient été poussés jusqu'au couronnement du chemin couvert des bastions 63 et 65 ; les portes d'Auteuil et de Saint-Cloud avaient été renversées sous l'action des batteries de Montretout, commandées par le capitaine de vaisseau Ribourt. Le matin même, le général Douay, dans la prévision d'une occurrence favorable, avait fait descendre du camp de Villeneuve-l'Étang la brigade Gandil, de la division Berthaut, et l'avait installée sur les bords de la Seine, au pont de Saint-Cloud, afin qu'elle pût, au besoin, se porter à l'appui des gardes de tranchée. Le général Douay avait donc pris toutes ses dispositions pour tenter une surprise, si l'occasion lui paraissait propice. Il était, du reste, renseigné sur l'état des défenses de l'insurrection dans le XVIe arrondissement, car depuis treize jours déjà il était en relations avec M. Ducatel.

 

III. — LA PORTE DE SAINT-CLOUD.

M. Ducatel. — Le tir trop long. — M. Ducatel entre en relations avec le général Douay. — Ses rapports. — Instructions données par le général. — M. Ducatel fait sa tournée d'inspection. — La matinée du 20 mai. — Abandon et débandade. — Départ pour Versailles. — II faut tout risquer. — Le drapeau blanc. — Le commandant Trêve. — Le sergent Coutant. — Le capitaine Garnier. — Ordres du général Douay. — Tout le 4e corps en avant. — On pénètre dans Paris. — Arrestation de M. Ducatel. — Une erreur de nom. — La barricade du quai de Passy. — Nous nous rendons ! — M. Ducatel prisonnier. — Condamné à mort. —Débâcle à l'École militaire. — M. Ducatel est sauvé. — Les mouvements de l'armée française.

 

M. Ducatel, alors âgé de quarante et un ans, ancien soldat, était piqueur des ponts et chaussées dans le service municipal pour le XVIe arrondissement. Énergique, fort brave, ne détestant pas les aventures, il habitait, près de la porte d'Auteuil, une maison que les projectiles des batteries françaises avaient souvent visitée. Pendant le siège il avait appartenu au génie auxiliaire. Il haïssait la Commune et faisait des vœux en faveur de ses anciens compagnons d'armes qui manœuvraient pour se rapprocher de Paris. Il avait remarqué que le tir des artilleurs français, fort juste pendant le jour, s'allongeait dès que venait la nuit, et semblait, respectant les remparts, frapper de préférence les habitations particulières. Dans ce fait absolument volontaire, il avait cru reconnaître le résultat d'une erreur de pointage ; il se trompait et ne se rendait pas compte du but que l'on cherchait à atteindre. Si pendant la journée il était naturel de faire converger les feux sur les bastions et les banquettes occupés par les fédérés, il était élémentaire de fouiller à coups d'obus les maisons, où les révoltés se réfugiaient pour passer la nuit. M. Ducatel, mû par un sentiment patriotique, voulut aller donner lui-même au général commandant le corps d'attaque les renseignements qu'il croyait utiles. Muni d'un laissez-passer qui lui permit de prendre le chemin de fer de Saint-Denis, il s'en alla à Versailles, put s'aboucher avec le général Félix Douay et lui communiqua des indications que l'on sut apprécier.

En présence d'un homme de bonne volonté, que sa fonction mettait à même de rendre des services d'un ordre spécial, qui s'offrait sans conditions, dont le désintéressement ne spécifiait" aucune récompense, le général Douay n'hésita pas et il pria M. Ducatel de lui faire parvenir toutes les observations qu'il pourrait recueillir. De ce moment, M. Ducatel se consacra à l'œuvre de délivrance, et comme pour affirmer qu'il s'était spontanément offert à servir l'armée française, il s'intitula : éclaireur volontaire du général Douay. Le 13 mai, grâce à son laissez-passer, il présenta un rapport détaillé sur l'état des forces insurrectionnelles dans le XVIe arrondissement, dont il apportait un plan sur lequel il avait indiqué l'emplacement des postes, des poudrières et des barricades. Le 17 mai, un second rapport compléta le premier ; il y joignit la coupe et le profil des barricades du Trocadéro, du quai de Grenelle, de la rue Raynouard et de la rue Boulainvilliers. Il passa à Versailles ou à Villeneuve-l'Étang, quartier général du quatrième corps, la journée du 18, et lorsqu'il revint à Paris dans la soirée du vendredi 19 mai, il avait reçu pour instruction du général Douay d'observer l'état des remparts, celui du viaduc du chemin de fer de Ceinture, l'emplacement et la force des insurgés qui les gardaient, l'emplacement et la force des réserves postées en arrière. Dans la journée du 20, M. Ducatel assista, dans la Grande Rue de Passy, à la retraite de l'artillerie fédérée que conduisaient une centaine de chevaux réquisitionnés dans les écuries de la Compagnie des Omnibus. Autour de la Muette, près du Ranelagh, aux portes de Passy et d'Auteuil, il constata la débandade de l'insurrection, qui semblait se retirer loin des fortifications, devenues trop périlleuses à défendre.

Le dimanche 21 mai, jour dont il sera longtemps parlé dans l'histoire de la Commune, M. Ducatel se met en marche dès l'aube pour récolter les observations qu'il a promis de rapporter au général Douay. Presque tout le rempart est abandonné : la ligne d'attaque de Montretout démolit les créneaux, écrête les parapets, bouleverse les sacs à terre, comble le fossé, ruine les portes et démonte les pièces dont les servants ne sont plus là. M. Ducatel visite le viaduc d'Auteuil ; il n'y découvre rien, ni fédérés, ni canons. Près du boulevard Montmorency il rencontre une troupe en débâcle qui paraît avoir oublié ses armes pour mieux suivre des voitures chargées de futailles et de provisions ; les officiers sont en tête et détalent sans s'inquiéter de ce que deviennent leurs soldats. Je crus voir, dit M. Ducatel dans son troisième et dernier rapport que j'ai sous les yeux, je crus voir qu'il y avait de la part des chefs suprêmes de la Commune comme un mot d'ordre de laisser tout faire et tout passer. Il ne se trompait pas : on exécutait les derniers ordres de Dombrowski. Non content d'avoir examiné l'état des fortifications, M. Ducatel voulut observer celui de la seconde ligne de défense ; il fit donc le grand tour par l'avenue de l'Impératrice, l'Arc de Triomphe, par toute la place de l'Étoile, l'avenue d'Eylau, l'avenue de l'Empereur, le Trocadéro et les quais. Les barricades sont désertes ; on n'y voit ni terrassiers, ni soldats. En revanche, cent cinquante ouvriers construisent une batterie au rondpoint d'Eylau, comme pour protéger à bonne distance l'entrée des portes Dauphine et de la Muette. M. Ducatel en conclut que la défense devient incohérente et se ressent des divergences d'opinion qui divisent les membres de la Commune. Il revient à son premier poste d'observation. D'Auteuil au Point-du-Jour c'est la même solitude. Dans la route militaire, sur les bastions, dans les postes, dans les cabarets, personne : les fédérés ont disparu. Cet abandon est trop général pour n'être pas systématique. Dans sa minutieuse inspection, il ne rencontre que trois ou quatre insurgés réfugiés dans une cave ; à travers le soupirail il échange avec eux quelques gros mots et même des coups de revolver. De toutes les portes qu'il a reconnues, la porte de Saint-Cloud lui paraît la plus praticable à une escalade ; elle est ruinée, des poutres du pont-levis sont tombées du côté du fossé.

M. Ducatel, comprenant l'importance des constatations qu'il venait de faire, résolut d'aller immédiatement à Villeneuve-l'Étang avertir le général Douay et lui dire que Paris semblait s'offrir à lui. Il fila sur Auteuil, descendit vers le quai, y découvrit une voiture de blanchisseur, dont le conducteur, moyennant cinq francs, consentit à le mener jusqu'à la gare du chemin de fer du Nord. On se mit en route ; à coups de fouet on accélérait les allures du cheval, car çà et là les obus éclataient, ne se doutant guère qu'ils risquaient de tuer le libérateur de Paris. Tout en cheminant, M. Ducatel réfléchissait : Que de temps perdu ! Aller à Saint-Denis, de Saint-Denis à Versailles, de Versailles à Villeneuve-l'Étang ; être peut-être arrêté comme suspect par les communards, comme espion par les Versaillais. Bah ! Dieu ne laissera pas périr un brave homme qui veut sauver son pays ; il faut revenir sur ses pas ; coûte que coûte, se faire entendre des avant-postes, et prendre d'abord possession. La voiture passait devant le pont d'Iéna, M. Ducatel la fit arrêter, sauta à terre et, toujours courant, il revint près de la porte de Saint-Cloud. Cette porte l'attirait invinciblement, car elle était si délabrée qu'elle paraissait ouverte et prête à recevoir ce que la guerre avait laissé de défenseurs à notre pays mutilé par l'étranger, assassiné par ses enfants.

Du haut d'une maison ; il reconnut que les avant-postes français, abrités derrière la gabionnade d'une tranchée, n'étaient pas à plus de soixante mètres. Peut-être réussirait-il à faire apercevoir des signaux et à attirer nos soldats vers lui. Parmi les débris d'une masure effondrée, il prit un manche de râteau, y attacha un foulard blanc qui lui servait de cravate, grimpa sur le bastion et agita son drapeau. Le feu de Montretout était terrible à ce moment. M. Ducatel disparut plus d'une fois au milieu des nuages de poussière que les projectiles soulevaient autour de lui. Il criait : Venez, la route est libre ! Sa voix, perdue dans la rumeur des obus et trop éloignée, ne parvenait pas jusqu'aux soldats. M. Ducatel risquait fort d'être tué par ceux-là mêmes au-devant desquels il courait, lorsque le capitaine de frégate Trève l'aperçut.

M. Trève est un petit homme très actif, de vive conception, et naturellement intrépide. Que faisait-il près de la porte de Saint-Cloud ? Il y était en amateur, poussé par une idée qui le tourmentait depuis plusieurs jours. Lui aussi, placé au delà du rempart, il avait remarqué que l'insurrection restait bien silencieuse ; plus de ces salves d'artillerie, plus de ces fusillades chères aux fédérés. Depuis le 19 mai, le commandant Trève examinait l'enceinte aux environs du Point-du-Jour, et se demandait si une surprise ne serait pas possible. A cet égard, son opinion était faite et il s'en était ouvert au colonel Piquemal, chef d'état-major du général Vergé. Il était donc là, rôdant le long des fortifications, cherchant peut-être de l'œil l'endroit où l'escalade serait moins difficile, lorsqu'il vit Ducatel qui faisait pavoler son foulard blanc. Il fit un mouvement pour courir vers lui, les soldats le retinrent : — N'y allez pas, mon commandant ; c'est une ruse, on va tirer sur vous ! — M. Trève n'hésita pas ; il crut que le signal était loyal, sans doute parce qu'il le désirait passionnément.

Plusieurs hommes voulurent l'accompagner, il le leur défendit et se lança au pas de course vers le pont-levis. Il y eut de l'émotion parmi les soldats, qui se préparaient à faire feu si l'appel du drapeau parlementaire cachait une embuscade. Le commandant Trève et M. Ducatel purent se parler à travers le fossé qui borde les fortifications. — Paris est à vous, criait M. Ducatel ; tout est abandonné, faites entrer les troupes. — Le commandant Trève, qui a le pied marin, et pour cause, s'aventura sur une poutre du pont-levis abattue en travers du fossé. Comme il avançait avec précaution, il sentit que la poutre oscillait derrière lui ; il se retourna et vit le sergent Jules Coutant, du 3e bataillon du 91e de ligne, qui, le doigt sur la détente de son fusil, le suivait pas à pas pour le défendre ou le venger. M. Trève ne se sentit pas le droit de le renvoyer, et il continua sa route. Dès qu'il eut franchi le fossé, il alla, en compagnie de M. Ducatel, visiter les bastions 65 et 66, la route militaire, les postes voisins, les maisons riveraines ; tout était désert. Lorsque le commandant Trève et le sergent Coutant revinrent dans la tranchée, le capitaine du génie Garnier, chef d'attaque, s'empressait de faire jeter sur le fossé un pont par lequel nos troupes pussent faire un mouvement d'ensemble[7].

Tel est le fait. Il eut, pour la délivrance de Paris une importance exceptionnelle ; mais il n'aurait jamais pu se produire si le général Douay, précipitant ses' attaques, poussant ses approches, n'avait déjà creusé ses tranchées jusqu'au mur de la place, c'est-à-dire jusqu'à portée de la vue et même de la voix. M. Ducatel a donné le signal, M. Trève l'aperçut et l'armée française profita de l'occurrence, grâce aux troupes du quatrième corps, que le général Douay avait concentrées sur ce point. A 1.800 mètres environ de la porte de Saint-Cloud, au dépôt de la tranchée se tenait le commandant Berson, ayant à sa disposition un télégraphe correspondant avec le quartier général du quatrième corps situé à Villeneuve-l'Étang. On expédia des dépêches au général Douay ; celui-ci ne fut pas long à agir. A l'aide des fils télégraphiques qu'il tient sous sa main, il transmet en moins de dix minutes toutes les instructions nécessaires : aux batteries de Montretout et de Breteuil, ordre de cesser le feu ; à la brigade Gandil, qui bivouaque au pont de Saint-Cloud, ordre de franchir la Seine, et de se porter à marche forcée sur la porte du Point-du-Jour ; au lieutenant-colonel Mallat du 37e, commandant les gardes de tranchée, ordre d'entrer dans la place et de s'y maintenir ; au quatrième corps, ordre de marcher sur le Point-du-Jour et la porte de Saint-Cloud. Ceci fait, il prévient le maréchal Mac-Mahon qu'il a forcé l'enceinte et qu'il va manœuvrer dans Paris même, où l'on ne devait tenter de pénétrer que le mardi 25 mai.

Le général Douay partit alors de sa personne et l'on peut croire que son cheval avait chaud lorsqu'il arriva devant la porte de Saint-Cloud. Ses ordres avaient été exécutés. Le capitaine du génie Garnier avait le premier franchi la porte avec deux compagnies du 37e, une escouade de sapeurs et quelques artilleurs portant ou traînant des mortiers de campagne ; le commandant Louis, de l'artillerie, avait amené du canon ; le lieutenant-colonel Mallat, avec les soldats du 57e et du 91e, se massait de façon à pouvoir repousser un retour offensif des fédérés. Pendant quelques instants on fut un peu en l'air ; mais la brigade Gandil débuchait par l'avenue de Saint-Cloud, le général Douay était là ; tout allait bien et l'on put crier : Ville prise !

M. Ducatel ne fut pas témoin de l'entrée à Paris des troupes qu'il avait provoquée. Au moment même où l'armée faisait le mouvement en avant, que sa courageuse intervention avait hâté de quarante-huit heures, il était arrêté, enfermé et gardé à vue dans le poste même du bastion qui avait servi de piédestal à son drapeau. Ce fait étrange était le résultat d'une erreur et d'une prudence justifiée. La première dépêche que reçut le général Douay lui apprenait qu'un parlementaire, nommé Clément, annonçait que la zone sud-ouest des fortifications était abandonnée. Ce nom de Clément qui a été substitué, on ne sait par quel hasard, au nom de Ducatel, était inconnu du général Douay. En homme de guerre qui doit prendre toute précaution, il répondit : Emparez-vous du parlementaire et pénétrez dans la place. L'ordre fut exécuté et M. Ducatel, qui s'attendait à quelques félicitations, fut emprisonné, non point comme un malfaiteur, mais comme un suspect. De sa prison il entendait le pas de nos soldats qui franchissaient la route qu'il avait ouverte, il pestait et trouvait que la destinée a parfois bien des rigueurs. Son mécontentement fut de courte durée, car le général Douay, aussitôt qu'il fut arrivé au milieu de ses troupes, et qu'il les eut disposées pour le combat, demanda à voir le parlementaire. On amena M. Ducatel ; le général se mit à rire en le reconnaissant. L'explication ne fut pas longue ; M. Ducatel avait servi dans l'armée ; il savait qu'on ne peut être trop prudent lorsque l'on force par surprise une enceinte ennemie, et il dut se consoler de sa mésaventure en murmurant le couplet de M. Scribe :

Un bon soldat sait souffrir et se taire

Sans murmurer, sans murmurer.

En tout cas, M. Ducatel n'eut point de rancune, car il se mit à la disposition du général Douay, avec un dévouement que sa connaissance des défenses du XVIe arrondissement rendait précieux.

L'éclaireur volontaire se retrouva tout entier et servit de guide à une colonne de la division Vergé, à laquelle le général Douay ordonna d'enlever la barricade construite sur le quai de Passy, au-dessous de l'usine à gaz, au coin de la rue Guillou, barricade stratégiquement importante, et qui était, en quelque sorte, la clef du Trocadéro. La nuit était venue, car la mise en œuvre de tous ces mouvements de troupes avait exigé du temps. Lorsque l'on se présenta devant la barricade, on échangea quelques coups de fusil ; puis les insurgés crièrent : Nous nous rendons ! M. Ducatel s'élança sur la petite redoute en disant : Vive la France ! Rendez-vous et livrez-nous passage ! Des fédérés se jetèrent sur lui, le saisirent et, au pas de course, s'enfuirent en l'entraînant jusqu'à l'École militaire. Prisonnier de la Commune après avoir été prisonnier de Versailles, c'était beaucoup d'accidents dans la même journée. La situation menaçait d'avoir un dénouement lugubre. Une cour martiale fut réunie. Interrogé, jugé, condamné, M. Ducatel s'attendait à mourir.

L'École militaire, par bonheur pour lui, était en désarroi, chacun déjà cherchait à gagner au pied. Un des chefs qui y commandait avait été en relations avec les agents de Versailles et leur avait plus d'une fois livré le mot d'ordre. Il ne se sentait à l'aise ni vis-à-vis de la Commune, ni vis-à-vis de notre armée ; il voulait d'abord sauver ce qu'il appelait ses papiers. Il faisait déménager et emporter les cartons, les dossiers, les registres. Tous les fédérés étaient occupés à cette besogne. C'était du répit pour M. Ducatel. La nuit finissait, le crépuscule affaiblissait la clarté des lampes et M. Ducatel se demandait si l'aube de son dernier jour ne venait pas de se lever, lorsque des paquets de mitraille frappant les murs de l'École militaire, des balles brisant les vitres de la salle où la cour martiale avait siégé, lui apprirent que l'armée française, maîtresse du Trocadéro, franchissait le pont d'Iéna et pénétrait dans le Champ de Mars. C'était un mauvais voisinage pour les fédérés du colonel Vinot et du lieutenant-colonel Razoua. Ils prirent leur parti et coururent d'un seul trait demander des instructions au Comité de salut public, installé à l'Hôtel de Ville. M. Ducatel les laissa partir, prit un paquet de papiers sur la table de l'état-major, afin de pouvoir établir, au besoin, qu'il avait été fait prisonnier et emmené à l'École militaire, puis il sauta par une fenêtre et s'en alla.

Pendant que le général Douay pousse devant lui sur la barricade du quai de Passy et sur le Trocadéro, le général Clinchant pénètre dans la place par la porte de Saint-Cloud ; il suit la route militaire, dégage successivement les portes d'Auteuil et de Passy, tourne la position de la Muette et s'en empare. Le premier corps, commandé par le général Ladmirault., franchit l'enceinte à Passy, tandis que la division Bruat, du corps d'armée de Vinoy, traverse la Seine, rejette les insurgés hors de Grenelle et se dirige au-devant du général de Cissey, qui vient de forcer la porte de Sèvres. A deux heures et demie du matin, de la porte d'Issy à la porte Dauphine, l'enceinte était au pouvoir de la France. Si, à ce moment, une division, ou seulement une brigade, précédée d'un régiment de cavalerie, s'était jetée en avant, l'armée française allait, sans coup férir, camper à l'Hôtel de Ville et envoyait ses grand' gardes jusque sur la place de la Bastille. Il n'est pas un chef de la Commune qui ne le sache, il n'en est pas un qui ne l'ait avoué ; mais les Dieux ne le voulurent pas et Paris fut brûlé.

 

IV. — L'ARMÉE FRANÇAISE.

La matinée du 22 mai. — La retraite des fédérés. — Déguisement. — Ma botte d'asperges ! — Les pantalons rouges. — Enfin ! — Une allocution — Coups de fusil. — Exécution sommaire. — L'attitude dans la mort. — La fuite. — La tranquillité du soldat. — Le plan de la Commune. — Une lettre de Cluseret. — La rage du meurtre. — L'enfant tué. — Le coup de revolver. — La barricade de la place Clichy.

 

Le lundi 22 mai, vers six heures et demie du matin, je fus prévenu que les troupes françaises avaient pénétré dans Paris et qu'elles venaient d'être aperçues au parc Monceau. Je ne fus pas long à m'habiller et à me tenir prêt à tout évènement. Placée entre la gare de l'Ouest occupée par les fédérés et le collège Chaptal, qui pouvait facilement devenir une forteresse, la maison que j'habite offrait une position stratégique importante. Je me mis à la fenêtre, et voici ce que je vis. Sur le boulevard des Batignolles, les rebelles battaient en retraite, avec aplomb. Ils marchaient séparés les uns des autres, égaillés, comme on disait au temps des guerres de Vendée, reculant vers la barricade construite, place Clichy, autour du monument consacré au général Moncey, s'arrêtant pour tirer un coup de fusil et reprenant lentement leur mouvement rétrograde. Ils passèrent ainsi devant le collège Chaptal, sans penser à s'y arrêter, sans réfléchir que de là ils auraient pu dominer le boulevard de Courcelles, la rue de Rome jusqu'à la place Saint-Lazare, et neutraliser longtemps les progrès de nos soldats.

La rue de Naples, qui s'ouvre en face du balcon où j'avais pris place, était déserte. Dans la rue de Rome, des groupes de fédérés, causant entre eux, se hâtaient vers les Batignolles. Plusieurs s'arrêtèrent près d'une bouche d'égout et y firent glisser leur fusil ; ils enlevaient leur tunique d'uniforme, leur pantalon à bande rouge, et apparaissaient en cotte, en blouse de toile bleue, comme des ouvriers qui se rendent au travail. Quelques portières aidaient ces malheureux à se travestir, et leur disaient : Ah ! vous avez bien raison ; il y a longtemps que vous auriez dû jeter ces guenilles à la borne.

Un marchand des quatre-saisons, poussant devant lui sa charrette chargée de légumes, parmi lesquels brillait la blancheur de quelques bottes d'asperges, montait la rue de Rome ; il retournait souvent la tête, car on entendait la crépitation des coups de fusil vers la rue Abbatucci. Trois ou quatre fédérés marchaient à ses côtés ; l'un d'eux, tout en cheminant, avait substitué un costume bourgeois à son costume militaire et s'était débarrassé de ses armes. En passant devant la rue de Naples, il aperçut une femme qui fermait brusquement les persiennes de ses fenêtres. Ce fut un trait de lumière pour lui ; il se jeta sur la charrette du marchand ambulant, y saisit deux bottes d'asperges, et s'élançant vers la rue de Naples, il y entra en criant sur la modulation qui a servi de thème à la romance de Guido et Ginevra : Ma botte d'asperges ! ma botte d'asperges ! Le marchand eut un mouvement d'hésitation ; mais il n'avait plus de temps à perdre, les coups de fusil se rapprochaient ; il continua sa route. L'homme avait été bien inspiré : comprenant que les soldats arrivaient par là rue de Naples, il avait été au-devant d'eux, comme un marchand qui se soucie peu de la guerre civile, pourvu qu'il puisse vendre ses asperges. De mon balcon j'apercevais les képis rouges et les baïonnettes ; des tirailleurs, le doigt sur la détente, surveillant les fenêtres, précédaient un bataillon du 2e régiment provisoire[8] qui s'avançait en bon ordre ; les officiers, une canne à la main, marchaient au milieu de la rue. Cinq minutes après, notre maison et les maisons voisines étaient occupées par nos soldats et nous éprouvions la sensation de soulagement des naufragés qui touchent la terre ferme.

Les soldats étaient dispersés dans les maisons ; un peloton se massait dans la rue de Naples ; la rue de Rome restait libre. Quatorze fédérés la remontaient, ne se doutant guère qu'ils marchaient entre deux haies d'adversaires invisibles. Dans un appartement, un capitaine qui les suivait de l'œil fit signe à ses soldats de se préparer. Un naïf qui se trouvait là eut un haut-le-cœur en pensant qu'on allait canarder ces hommes du haut des fenêtres. Il s'adressa au capitaine et lui dit : Ils ignorent l'entrée de l'armée à Paris, laissez-moi la leur apprendre, et je suis persuadé qu'ils déposeront les armes. Le capitaine répondit en souriant : Eh bien, monsieur, faites-leur un discours ! Le naïf en question s'avança sur le balcon, un mouchoir à la main, comme il sied à un parlementaire, et, interpellant les fédérés qui n'étaient plus qu'à dix pas de la rue de Naples, il leur dit : La comédie est terminée ; n'allez pas plus loin ; les troupes de Versailles sont ici, elles vous entourent de tous côtés ; jetez vos fusils, et vous en serez quittes pour une gourmade ! Six fédérés laissèrent tomber leurs fusils ; les huit autres se tournèrent vers l'orateur et tirèrent sur lui. Les balles sifflèrent autour de sa tête sans le toucher. Le peloton de soldats, dissimulé dans la rue de Naples, se précipita vers ces huit malheureux, qui furent poussés dans les caves d'une maison en construction et fusillés. J'allai les regarder ; sept d'entre eux s'étaient caché le visage derrière leurs bras croisés, comme pour protéger les yeux, ou ne pas voir les projectiles qui allaient les atteindre. Dans la mort, ils avaient conservé ce geste qui semble instinctif chez les hommes que l'on fusille, et que Clément Thomas lui-même ne put réprimer dans l'enclos de la rue des Rosiers.

On se mit à faire des feux de position contre le collège Chaptal où il n'y avait personne, pas même un portier ; on s'en aperçut bientôt et deux compagnies s'y installèrent. La gare de l'Ouest avait été promptement évacuée ; il avait suffi de quelques coups de fusil pour disperser le campement des bataillons de Belleville, qui, au sifflement des balles, avaient gravi les talus du chemin de fer et avaient pris leur course par la rue de Saint-Pétersbourg avec une agilité de gazelle. Les soldats, dont la seule apparition les avait mis en fuite, étaient cependant ces fameux capitulards dont ils s'étaient tant moqués. J'ai été très frappé, pendant cette journée, de l'attitude du soldat français. Les officiers le conduisaient avec une extrême prudence ; il était manifeste que l'on suivait pas à pas, scientifiquement pour ainsi dire, l'exécution d'un plan dont on ne voulait abandonner aucune partie au hasard. Le soldat semblait comprendre cela ; il était calme, remarquablement ferme au feu, très docile, évidemment attristé du souvenir de ses défaites et assez humilié de prendre sa revanche morale contre des compatriotes. Un d'eux, blessé au pied, un demi-paysan dégrossi au contact de ses camarades dans la vie du régiment, me disait avec un sentiment de tristesse et de naïveté infinies : Qu'est-ce donc que ces gens-là qui profitent de nos malheurs pour faire une pareille révolte ? Ce sentiment de tristesse, je l'ai trouvé, dans les premiers jours de combat, chez tous les soldats avec lesquels j'ai causé ; mais dès que les incendies lancèrent leurs flammes au-dessus de Paris, ce sentiment fit place à l'exaspération, et les représailles commencèrent.

Si l'armée française, opérant avec une retenue qui n'est point dans ses habitudes, obéissait à un plan mûrement réfléchi, les insurgés se disposaient à en mettre à exécution un autre, dont la réalisation était un rêve caressé depuis déjà bien longtemps : — avoir Paris ou le détruire. — Cluseret, qui fut loin d'être malfaisant pendant la Commune, qui était simplement, comme l'a dit Rossel, un Français superficiel frotté de Yankee, Cluseret écrivait de New-York, le 17 février 1870, à son ami Varlin, en prévoyant dès lors la chute de l'Empire : Ce jour-là, nous devons être prêts physiquement et moralement ; ce jour-là, nous ou le néant ! Jusque-là je resterai tranquille, probablement ; mais ce jour-là, je vous l'affirme, et je ne dis jamais oui pour non, Paris sera à nous ou Paris n'existera plus. Cette volonté de réduire Paris en cendres apparaît chez tous ces hommes, dans leurs paroles, dans leurs écrits, sous l'Empire, pendant la période d'investissement, après l'armistice, au lendemain du 18 mars, à la veille du 21 mai. C'est le fait du sauvage qui brise ce qu'il ne peut conserver. M. Washburne a écrit[9] : Les incroyables énormités de la Commune, le massacre de l'archevêque de Paris et des otages, les meurtres innombrables des autres personnes qui refusaient de prendre part à son œuvre de démon, l'horrible organisation de l'incendie pour anéantir presque toute la ville et qui eut pour résultat la destruction de tant de grands monuments de Paris, sont des crimes que rien jamais ne pourra faire oublier. M. Washburne a raison, et l'on ne pourra jamais trop répéter que dans les incendies de Paris, dans le massacre des otages, dans l'égorgement des gendarmes et des prêtres, il n'y eut rien de spontané ; on agissait en vertu d'un programme déterminé, et si le cataclysme ne fut pas plus général, il ne faut point l'attribuer aux metteurs en œuvre : là où l'on n'a pas tout tué et tout brûlé, c'est qu'ils ont été mal obéis ou empêchés.

Chez certains fédérés la rage du meurtre était devenue telle, qu'elle s'exerçait d'une manière inconsciente, comme une fonction naturelle. Pendant la journée du 22 mai, j'en eus la preuve sans sortir de chez moi. Le matin, avant l'arrivée des Versaillais, j'avais vu un fédéré entrer dans une maison voisine de celle que j'habite. J'avais été inquiet ; j'avais peur qu'il ne fût découvert, arrêté, emmené pour devenir je ne sais quoi. Toutes les maisons avaient été visitées ; on avait, fouillé les appartements, les greniers, les caves, afin d'y saisir les armes et de faire main basse sur tout individu qui paraîtrait chercher à se dissimuler. La maison où le fédéré s'était réfugié avait été examinée ; j'avais vu les soldats y pénétrer et en sortir, n'emmenant personne avec eux ; l'homme était sauvé. Dans la maison située en face de celle où il avait trouvé asile, une famille de Neuilly avait été recueillie après la suspension d'armes. Elle se composait de deux femmes et d'un enfant âgé d'une dizaine d'années. Leur logement, placé au cinquième étage, était muni d'un balcon. Vers trois heures de l'après-midi, l'enfant jouait au cerceau sur le balcon ; tout à coup il s'affaissa sur lui-même et resta sans mouvement ; une balle lui avait traversé les deux tempes. Les deux femmes, dont l'une tenait l'enfant mort dans ses bras, descendirent et remplirent la rue de leurs clameurs. Le pauvre petit était tout pâle, avec un filet de sang sur chaque joue. Une des femmes montrait une lucarne et disait : C'est de là ! Des soldats se précipitèrent et revinrent bientôt escortant un homme jeune, à forte chevelure, en manches de chemise et chaussé de savates. C'était le fédéré. On le conduisit au collège Chaptal, et je me mêlai au groupe qui l'accompagnait, suivi des deux femmes portant le frêle cadavre. Un officier de ligne — capitaine ou chef de bataillon — assis dans une salle du rez-de-chaussée, devant une table sur laquelle il y avait des papiers et un revolver, écouta le récit qu'une de ces malheureuses lui fit en sanglotant ; puis, se tournant vers l'homme qui restait impassible, mais dont les lèvres tremblaient, il lui dit : Pourquoi avez-vous tué cet enfant ? L'assassin répondit : Il jouait au cerceau, ça m'a agacé. L'officier reprit : Vous êtes fou ! Pour toute réponse l'homme donna un soufflet à l'officier, qui saisit son revolver et lui fit sauter la cervelle. J'étais resté à causer avec l'officier, qui était très ému d'avoir été frappé au visage et d'avoir fait justice de son agresseur ; il répétait : Pourquoi tuer cet enfant ? C'était si facile de tirer sur mes soldats ! il n'en manque pas dans la rue !

Si les soldats étaient calmes comme je l'ai dit, ils n'en étaient pas moins crédules et se racontaient toute sorte de nouvelles qui leur parvenaient je ne sais d'où. Ils se disaient avec une invariable formule : Il paraît que l'on a pris les Tuileries. — Il paraît que l'on a pris l'Hôtel de Ville. — Il parait que l'on a pris le Luxembourg. Enfin, il paraissait que l'on avait tout pris. En tout cas, il paraissait que l'on ne prenait pas la barricade de la place Clichy : elle tenait bon ; comme elle était solidement construite et que l'on n'avait point d'artillerie pour battre en brèche, elle ne se souciait guère de la fusillade que l'on dirigeait contre elle. Son feu de mousqueterie balayait la rue de Saint-Pétersbourg, la place de l'Europe et la rue de Vienne. On lui répondait sans résultat. J'ai pu apprécier pendant cette journée la quantité de projectiles qu'il faut pour mettre un homme à mort. Entre les fédérés de la barricade et nos soldats s'abritant vaille que vaille derrière les piédestaux du pont de l'Europe ou dans l'angle de la rue Mosnier, le feu ne discontinua pas depuis huit heures du matin jusqu'à la nuit close ; le nombre des coups de fusil échangés dépassa des centaines de mille ; cinq soldats furent atteints, dont deux mortellement.

La nuit fut assez paisible, malgré une ou deux alertes ; les soldats dormaient dans les cours, dans les vestibules, dans les boutiques, dans les écuries, dans les remises ; quelques philosophes s'étaient étendus sur le trottoir ; les officiers restèrent avec leurs hommes et refusèrent d'accepter les lits qu'on s'était empressé de leur offrir dans les appartements. Au point du jour, la bataille recommença contre la barricade, qui riposta de son mieux ; les trottoirs du pont de l'Europe paraissaient métallisés sous l'écrasement des balles. Un sergent qui me le faisait remarquer, me disait : Faut-il qu'ils aient volé des cartouches pour tirer tant que cela ! La situation menaçait de s'éterniser, il était cependant nécessaire de se hâter, car l'heure allait sonner de marcher contre Montmartre, c'est-à-dire, croyait-on naïvement alors, de mettre fin à la lutte. Une pièce d'artillerie fut amenée le mardi vers dix heures du matin ; c'est par là que l'on aurait dû commencer la veille. On envoya à la gare de l'Ouest une compagnie de soldats sans armes ; ils revinrent bientôt portant chacun un coussin de wagon. A l'aide de ces coussins amoncelés, on fit un épaulement avec embrasure au milieu ; on y plaça la pièce d'artillerie. Au premier coup de canon, les défenseurs de la barricade grimpèrent sur la banquette, enjambèrent le talus et disparurent du côté du boulevard Rochechouart. Notre quartier était délivré.

 

V. — LE PÉTROLE.

La marche sur Montmartre. — La fusillade. — Le drapeau tricolore. — La Commune exaspérée en apprenant la prise de Montmartre. — Le feu partout ! — Derrière les barricades. — Un seul homme à la barricade de la rue Neuve-des-Capucines. — La batterie du Père-Lachaise. — Les obus. — Aurore boréale. — On dit que le Louvre brûle. — Le jardin des Tuileries. — Le Louvre est intact. — Fureur de la population. — Paris devient fou. — La légende des pétroleuses. — On maçonne les soupiraux. — Un chiffonnier intelligent. — Les godillots. — Désespoir.

 

Notre quartier était délivré, mais il n'était pas sauvé. Placé sous le feu des batteries de Montmartre, il courait risque d'être anéanti si les fédérés étaient décidés à vaincre ou à mourir. Nous ignorions toute opération militaire autre que celle qui s'était accomplie sous nos yeux ; nous ne savions pas que le général de Ladmirault, enlevant la partie septentrionale des Batignolles et suivant le chemin de ronde, allait attaquer le fameux mont Aventin de l'émeute par un mouvement tournant. Pour nous tous, habitants du quartier de l'Europe, le corps du général Clinchant, auquel nous devions notre salut, était seul chargé de débusquer la rébellion fortifiée sur les hauteurs qui dominent Paris.

Il était environ onze heures et demie du matin, lorsque les troupes qui depuis la veille vivaient parmi nous, se mirent en marche, après avoir détruit la barricade de la place Clichy. A Montmartre, elles prirent l'obstacle de front et s'avancèrent par la rue Lepic. Jamais je n'ai entendu pareille fusillade, jamais les crépitations d'un bouquet de feu d'artifice ne furent plus nombreuses et plus précipitées. A peine deci ou delà quelque détonation d'artillerie sonnait à travers la rumeur des coups de fusil. J'étais monté sur le toit de ma maison, muni d'une lorgnette ; non point pour suivre, comme l'on dit, les péripéties du combat qui m'échappaient forcément, mais pour regarder le moulin de la Galette, au sommet duquel flottait un drapeau rouge, que l'on devait remplacer par le drapeau français aussitôt que Montmartre appartiendrait à l'armée. A une heure moins dix minutes je vis apparaître le drapeau tricolore qui se déployait dans la brise et affirmait que la résistance de la grande forteresse populaire avait été rapidement vaincue par nos soldats. Le Comité de salut public, la Commune, le Comité central, toutes les autorités de l'insurrection, en un mot, furent stupéfaites de cette victoire où la valeur de nos troupes trouva, dit-on, un auxiliaire dans quelques sacs d'écus habilement distribués, et leur colère en redoubla.

C'est alors que dans les quartiers, où la rébellion se défendait encore, on placarda les appels aux armes et les proclamations les plus violentes ; c'est alors que l'on prit toute disposition pour brûler Paris, pour massacrer les otages, pour faire à la Commune des funérailles destinées à épouvanter l'histoire. Il y eut à l'Hôtel de Ville un moment d'exaltation furieuse. — Quoi ! Montmartre est pris ! — On cria à la trahison. — Puisque Paris nous trahit, que Paris périsse ! — Un homme que je connais fut appelé par un devoir impérieux à l'Hôtel de Ville, le 23 mai, vers deux heures de l'après-midi ; c'était un chenil de chiens enragés. Delescluze, ordinairement si maître de lui, marchait à grands pas et répétait : Le feu ! le feu ! le feu partout !

On sait si ce mot d'ordre fut entendu. La résistance dans les rues, derrière les barricades, fut énergique ; mais bien souvent nos soldats, mal renseignés, luttèrent longtemps contre des obstacles qu'une simple démonstration un peu vive aurait fait tomber. Une barricade de la rue de Châteaudun qui n'avait que cinq défenseurs arrêta la troupe de ligne pendant une journée. Il fallut bien des heures et du canon pour réduire au silence la barricade élevée à l'angle de la rue et du boulevard des Capucines, à côté du magasin Giroux ; un seul homme cependant y combattait ; il avait six fusils chassepot à sa disposition ; il ne se hâtait pas, visait bien ; il faisait balle à tout coup et, par son adresse, suppléait au nombre. Les soldats restèrent à tirailler contre ce tas de pavés que l'élan de deux hommes eût emporté. Lorsque cet insurgé eut épuisé ses munitions, il était environ dix heures du soir ; il vint demander des cartouches au Crédit foncier, où on lui en refusa ; il partit en maugréant. Un garçon de caisse du Crédit, foncier, vers onze heures, traversa le boulevard en agitant un mouchoir blanc et donna avis aux soldats embusqués dans la rue de Caumartin que la route était libre. On ne le crut pas, on l'arrêta, on le retint, et le général Berthaut ne commença qu'à deux heures du matin, le 24 mai, le mouvement qui devait le rendre maître de la place Vendôme, déjà évacuée par les fédérés. Ce sont là des incidents qui se produisent fréquemment dans la guerre des rues, où le soldat, combattant à l'aveuglette contre des adversaires abrités, ne sait jamais ce qui peut se trouver derrière les barricades qu'il attaque. Malheureusement ces erreurs, qui se renouvelèrent dans plus d'un quartier, entraînèrent une perte de temps que les insurgés surent mettre à profit.

Montmartre se taisait en attendant que l'on en utilisât les canons pour déloger l'insurrection de ses repaires ; mais, en revanche, les batteries installées au Père-Lachaise, à la place du marché de la rue Puebla, aux Buttes-Chaumont, ne se ménageaient guère et tiraient à toute volée sur la ville. Une de ces batteries — je ne sais laquelle — avait pris pour objectif le dôme de l'église Saint-Augustin, située presque au point d'intersection du boulevard Haussmann et du boulevard Malesherbes ; des maisons de la place de l'Europe, de la rue Mosnier, de la rue du Rocher, furent atteintes. Dans le vaste espace libre formé par la gare du chemin de fer de l'Ouest, on voyait les obus parvenus au terme de leur trajectoire passer en sifflant, comme des hirondelles de fer. C'était la bataille ; ce n'était encore que la bataille ; le soir, entre cinq et six heures, on vit tout à coup monter dans le ciel les colonnes de fumée s'élançant de la rue Royale et de la rue de Lille ; l'œuvre de destruction était commencée !

A l'heure du crépuscule, j'allai sur le boulevard des Batignolles, à l'endroit où la trouée de la gare de l'Ouest permet d'apercevoir tout Paris. Je n'y étais pas seul et bien des habitants du quartier s'étaient groupés pour regarder où brûlaient les incendies. A mesure que la nuit descendait, la fumée se teignait de lueurs rouges où tourbillonnaient les étincelles ; lorsque l'obscurité fut venue, la fumée sembla disparaître ; on ne vit plus que des flammes et le ciel fut tout rouge. Un cri s'échappa du milieu de la foule : Le feu ! ils ont mis le feu ! Un cocher de fiacre, sans voiture, qui fumait sa pipe en contemplant ce spectacle, se mit à rire et dit : Sont-ils drôles, ces Parisiens ! ils n'ont jamais rien vu ; ça, le feu ! Allons donc ! c'est une aurore boréale. Le pauvre homme était de bonne foi ; on crut à une mauvaise plaisanterie de sa part ; il n'eut que le temps de se sauver, car la foule voulait se jeter sur lui.

Le lendemain un bruit courut qui écrasa les cœurs ; on disait : Le Louvre brûle, les galeries sont en feu ! On avait pris, jusqu'à un certain point, son parti des évènements inhérents aux batailles ; on se rappelait les émeutes, les insurrections, les révolutions auxquelles déjà on avait assisté, et l'on reprenait courage, en se disant : Cela sera bientôt fini. Mais la pensée que des insurgés, sous prétexte de défendre leurs billevesées, incendiaient nos trésors d'art, cette pensée exaspéra les plus indifférents. Ce fut un cauchemar qui m'obséda.

Le 25, je n'y tins plus et je sortis pour aller aussi loin que la bataille me permettrait d'avancer. Paris avait eu beau se pavoiser de drapeaux tricolores, il était sinistre. Le jardin des Tuileries n'entrebâillait ses grilles que pour laisser passer les officiers. Grâce à un major d'ambulance, auquel je m'attachai, j'y pus pénétrer. Le palais, dont la toiture était effondrée, flambait, lançant par les fenêtres des torrents de fumée rouge ; sur la terrasse du bord de l'eau où je montai, on ne pouvait séjourner, tant la chaleur dégagée par la Cour des Comptes, le palais de la Légion d'honneur et les autres édifices incendiés était intense. Sur la place du Carrousel, les pompiers étaient aidés par des soldats. Le Louvre était préservé ; j'eus presque une sensation de joie au milieu de tant de ruines.

Sous le guichet de la rue de l'Échelle, un fédéré était étendu, la face contre terre, dans une flaque de sang, la lèvre tuméfiée, l'œil vitreux déjà visité par les mouches. On le regardait et l'on disait : C'est lui qui a brûlé les Tuileries. Non, ce n'était pas lui ; j'ai dit plus haut quels furent les incendiaires. Devant le Théâtre-Français, à côté du Palais-Royal encore fumant, un fossé de barricade à demi comblé cachait mal dix-sept cadavres jetés au hasard. On était dans un état de surexcitation extraordinaire, et l'on disait : Il faut fusiller tous ces gens-là ! On a accusé nos soldats de cruauté ; si l'on avait livré les insurgés à la population, pas un d'eux, pas un seul n'eût été épargné. L'esprit de vengeance l'avait envahie ; elle voyait des coupables partout et voulait que l'on ne fit grâce à personne. Jamais pareil élan de haine ne fut vu ; jamais pareil accès de colère n'éclata ; la Commune s'est effondrée au milieu de l'exécration universelle.

Dès la matinée du 24, Paris fut pris de folie. On racontait que des femmes se glissaient dans les quartiers déjà délivrés par nos troupes, qu'elles jetaient des mèches soufrées dans les soupiraux, versaient du pétrole sur le contrevent des boutiques, et allumaient partout des incendies. Cette légende, excusée sinon justifiée par le spectacle que l'on avait sous les yeux, était fausse ; nulle maison ne brûla dans le périmètre occupé par l'armée française[10]. Les apologistes de la Commune ont repoussé l'accusation que l'on faisait peser sur eux ; ils ont eu raison, car elle était imméritée ; mais elle naquit spontanément dans l'esprit d'une population affolée par les horreurs dont elle était témoin. Toute femme que l'on voyait portant une boîte à lait, un vase, une bouteille, un cabas, était arrêtée ; on criait : A la pétroleuse ! On la conduisait aux prévôtés, aux postes occupés par les soldats ; on réclamait sa mort. Plus d'une erreur a été commise, et plus d'un malheur fut à déplorer. À qui la faute ? A la crédulité du peuple, sans aucun doute, mais surtout à ceux qui avaient surexcité cette crédulité par une série de forfaits incompréhensibles. Si la Commune n'avait brûlé une moitié de Paris, on ne l'eût jamais crue capable d'en brûler l'autre moitié.

Les propriétaires, s'imaginant que leurs maisons allaient être incendiées, ne savaient qu'inventer pour les mettre à l'abri du feu. On obstruait les soupiraux avec du plâtre ou des briques ; on faisait des barrières qui empêchaient de passer sur les trottoirs ; on organisait des rondes ; on forçait les gens à marcher sur la chaussée ; enfin on fut ridicule, aussi ridicule que pendant l'insurrection de juin 1848, lorsque toute lampe allumée paraissait un signal, lorsque toute chandelle était élevée au rang d'information mystérieuse. On ne voyait que maçons courant par les rues, l'auge sur la tête, la truelle à la main ; ils ont fait quelques bonnes affaires pendant ces heures d'effarement où Paris se regardait brûler. C'était là une sorte d'industrie spontanée, encouragée par la terreur de l'incendie ; mais il en est une autre qui fut plus réfléchie.

Tous les cadavres des gens tués ou fusillés étaient enlevés de la voie publique. On les portait soit dans quelque coin désert, soit dans les fondations préparées pour recevoir des constructions interrompues par la guerre et que la prospérité répandue par la Commune n'avait point permis de reprendre. Les corps étaient rangés l'un près de l'autre, la face tournée vers le ciel ; parfois on jetait quelques pelletées de terre sur ces débris sanguinolents ; parfois on les laissait à découvert ; tous avaient leurs vêtements ; je n'ai pas vu un seul mort dépouillé. La police n'était pas encore reconstituée à Paris ; le service de l'inspection des cimetières ne pouvait fonctionner à travers la bataille ; les soldats, surmenés de fatigue, étaient au feu et ne se souciaient guère du respect que l'on doit aux morts. Un chiffonnier des environs de Saint-Ouen se dit qu'il y avait une opération à tenter ; il loua une voiture à bras et se mit à parcourir les quartiers que l'insurrection ne possédait plus. A tout endroit où il apercevait des cadavres, il s'arrêtait ; il se découvrait pieusement ; puis d'un geste rapide, il enlevait les souliers, les brodequins, les bottes, jetait ces détritus de chaussures dans sa voiture, se remettait dans les brancards et reprenait sa route. J'eus la curiosité de le suivre ; la récolte fut bonne.

Dans le square qui est près de la caserne de la Pépinière, il venait de déchausser quatre fédérés, lorsqu'un monsieur, arrêté à le regarder, lui dit : Pourquoi enlevez-vous ces souliers ? L'industriel ne se déconcerta pas, et répondit : C'est pour les constatations d'identité. Le monsieur parut satisfait et loua sans doute in petto l'autorité qui prenait de si minutieuses précautions dans un moment pareil. Je restai seul près du chiffonnier et je lui dis : Il y aura de quoi faire de fameux dix-huit dans tout cela. — Les souliers ressemelés s'appellent des dix-huit en langage populaire, car ils sont deux fois neufs. — Il eut un soubresaut et me regarda avec quelque inquiétude. Mais vous n'avez cependant pas l'air d'être de la partie. Je me mis à rire. Il reprit : Dam ! il faut bien que tout le monde vive ; les cognes (sergents de ville) ne sont pas encore revenus, j'en profite ; on ne doit pas gâcher le bien du, bon Dieu ; sans moi, pensez donc, tous ces godillots-là (souliers) seraient perdus. — Il donna un coup de reins, mit sa charrette en branle et s'éloigna.

Nos amis qui avaient quitté Paris pendant la Commune rentraient et restaient atterrés à la vue de tant de ruines. Involontairement et comme si l'on eût été poussé par le besoin d'augmenter sa douleur, on errait au milieu des quartiers incendiés, on regardait et l'on était désespéré. Où n'ai-je pas fait la chaîne ? où n'ai-je pas vu des gens assis devant les brasiers, la tête dans leurs mains et sanglotant ? J'avais couru à l'Hôtel de Ville, au Palais de Justice, à la Préfecture de police, car je connaissais, pour les avoir étudiés, les documents contenus dans les greffes, dans les archives de la Seine, dans celles de l'Assistance publique, dans celles de la police ; tout était anéanti, sans nul vestige pour reconstituer l'histoire dont ces richesses gardaient le secret. Un tel acte ne paraissait pas à redouter, car il a fallu pour l'accomplir une haine que l'on devait croire en dehors des facultés de l'homme. La Commune aura cette gloire d'avoir été supérieure en quelque chose et d'avoir démontré que la source des plus grands crimes est l'envie extravasée dans le cœur des méchants.

 

VI. — SAUVE QUI PEUT.

A l'Hôtel de Ville. — Imitation jacobine. — Ineptie des chefs de la Commune. — Cluseret. — Recueilli par un prêtre. — L'évêque des Thermopyles. — Fausses nouvelles. — Le récit de la mort de Jules Vallès. — Le dernier jour de la lutte. —La dernière barricade. — La place de la Bastille — Semailles en septembre, moisson en mai. — Sainte-Pélagie. — Au Jardin des Plantes. — Le conducteur d'une voiture d'ambulance. — Jules Vallès. — Émotion. — Félix Pyat. — Razoua déguisé en valet de pied et Napoléon Gaillard en vidangeur.

 

Aussitôt que l'entrée de l'armée française dans Paris eut mis la Commune en désarroi, plusieurs des hommes les plus compromis, prirent quelques précautions pour assurer leur fuite ; entre autres, un brave garçon, fourvoyé au milieu de cette aventure, Arthur Arnould, qui, dès la matinée du 23 mai, s'affala dans une cave des Batignolles et n'en sortit que pour aller voyager à l'étranger. M. Lissagaray a constaté[11] cet excès de prudence. Dans la soirée du 25 mai, il se rend à l'Hôtel de Ville, et, après avoir salué le cadavre de Dombrowski, il aperçoit le dernier délégué à la guerre : Delescluze signe des ordres, muet, blafard comme un spectre. Les angoisses de ces derniers jours ont bu tout ce qui lui restait de vie. Sa voix n'est plus qu'un râle. Le regard et le cœur vivent seuls encore dans ce moribond. L'idéal de leur gouvernement, la terreur, survit à leur défaite : Quels sont ces officiers qui ont quitté leur uniforme, ces membres de la Commune, ces fonctionnaires qui ont rasé leur barbe ? Que viennent-ils faire ici parmi les braves ? Ranvier, qui rencontre ainsi déguisés deux de ses collègues des plus empanachés pendant le siège, les apostrophe et menace de les fusiller s'ils ne vont aussitôt dans leur arrondissement. Et M. Lissagaray ajoute : Un grand exemple ne serait pas inutile ; d'heure en heure, toute discipline sombre.

Oui, tout sombrait, tout devait sombrer ; car ceux qui étaient là, à cette heure sans merci, n'avaient pas, n'avaient jamais eu quelque chose à défendre : pas une idée, pas un principe, pas une doctrine, rien que le pouvoir usurpé qu'ils n'avaient même pas été capables d'exercer. La population fédérée s'est battue pour un rêve, pour la substitution violente du prolétariat à toute autre classe de la société ; mais ses chefs, ceux dont la parole et l'exemple l'avaient entraînée, les déclassés de la petite bourgeoisie, les avortons de la presse purulente, les ouvriers stupides, comme disait Rossel, les dictateurs, pour les appeler du nom qui flattait leur vanité, n'ont su ni donner un ordre, ni parer à une éventualité, ni faire acte de commandement. Ceux qui ont combattu jusqu'au bout, sans esprit de retour, avec l'abnégation des espérances à jamais brisées, sont rares. Quant aux généraux de la Commune, on les cherche parmi les morts, et on les retrouve parmi les évadés.

Il en est un qui eut de l'esprit : ce fut Cluseret[12]. Lorsqu'il vit que la bataille tournait mal, il se dit qu'il était temps de se tirer du guêpier où il s'était fourré ; il se rendit chez un prêtre et lui demanda l'hospitalité. Le prêtre hésita. Si vous me chassez, lui dit Cluseret, on me fusillera devant votre porte. — Entrez, lui dit alors l'abbé L... Autrefois les églises servaient de refuge aux criminels ; entrez, et soyez sans crainte[13]. Cluseret resta un mois dans cet asile, où nul ne s'avisa de venir le chercher. Lorsque pour lui l'heure fut venue de gagner un refuge au delà des frontières, il revêtit une soutane et partit sans être inquiété, sous un costume qui, pendant la Commune, équivalait à une condamnation à mort. Un autre, fort mince personnage, compromis, en qualité d'entrepreneur, dans l'affaire du renversement de la colonne de la Grande Armée, s'était déguisé en prélat ; il avait pris la ganse d'or au chapeau et les bas violets. Ayant entendu dire qu'un évêque d'Hermopolis avait existé, il s'était fait inscrire, dans la maison garnie où il s'était caché, sous le nom d'évêque des Thermopyles. Cet évêché in partibus inspira quelque curiosité à la police, qui en arrêta le titulaire et le livra à la justice.

Les journaux du moment sont instructifs à consulter, car les membres de la Commune qui voulaient éviter les poursuites s'en servirent avec habileté. Chaque jour, à partir du 25 mai, sous la rubrique des faits divers et des informations, on raconte la mort de quelques notoriétés de la Commune. Généraux et délégués, membres du Comité de salut public et membres du Comité central, semblent prendre à tâche de mourir pour leur cause ; tantôt ils sont tués sur une barricade, tantôt ils sont fusillés. Il y eut beaucoup d'erreurs involontaires dans ces récits de la première heure, où l'on acceptait sans contrôle toutes les nouvelles qui circulaient ; mais il y eut aussi plus d'un récit intéressé, rédigé par l'individu même qui, pour mieux assurer sa fuite, affirmait qu'il était mort.

Le récit de la mort de Jules Vallès ne fut point le résultat d'une erreur ; on a dit, mais l'on n'a pas la preuve, que le réfractaire a écrit lui-même la relation détaillée de son exécution et qu'il l'a fait déposer dans la boîte du journal, qui l'a insérée. Le jeudi 25 mai, vers six heures du soir, Vallès, escorté par des soldats de la ligne, aurait été extrait du théâtre du Châtelet et conduit rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois ; là, après quelques alternatives assez naturelles en face de la mort, il aurait été fusillé et ensuite lardé de coups de baïonnette. Le récit était minutieux ; on décrivait le costume, l'attitude ; on citait les paroles ; bref, c'était tellement précis que cela devenait invraisemblable, d'autant plus invraisemblable qu'il n'y avait nulle raison pour faire sortir un prisonnier du théâtre du Châtelet, afin d'aller le fusiller dans une rue éloignée. J'avais lu celte histoire et n'y avais pas ajouté foi ; le 27, j'avais été au Journal des Débats, précisément rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois ; j'avais interrogé quelques boutiquiers ; nul d'entre eux n'avait vu l'exécution racontée : bien plus, des fédérés avaient été tués près de l'église, mais nul n'y avait été fusillé[14].

Le lendemain, 28 mai, j'eus la preuve que Jules Vallès vivait encore ; j'en parle aujourd'hui pour la première fois ; la divulgation du secret que j'ai gardé ne peut porter préjudice à personne : Vallès est hors des atteintes de la justice française. Le 28 était un dimanche ; la lutte n'était pas encore terminée, mais l'insurrection était réduite et tout allait finir. Sauf un point très restreint du onzième arrondissement, Paris appartenait à l'armée de la France. J'étais sorti de fort bonne heure ; j'avais été du côté de la place du Château-d'Eau, dans l'espoir de pouvoir parvenir jusqu'à la Grande-Roquette et jusqu'au Père-Lachaise ; la circulation était encore interdite dans ces quartiers à peine domptés, et il me fut impossible de passer. On entendait des coups de fusil du côté de la rue Saint-Maur ; des soldats racontaient la prise de Belleville et des Buttes-Chaumont ; des fusiliers marins, très émus, parlaient de l'assassinat de l'archevêque. Vers une heure, si ma mémoire me sert bien, on annonça que la dernière barricade, élevée rue Fontaine-au-Roi, venait de tomber aux mains de la troupe de ligne. Je continuai ma route.

Je retrouvai la place de la Bastille telle qu'elle était en 1848, au lendemain de l'insurrection de Juin, entourée de maisons mises à jour par les obus ; les greniers de réserve du quai Bourdon, convertis en entrepôt, brûlaient. Partout la désolation, l'incendie, la mort ; tous les fléaux s'étaient abattus sur cette pauvre ville qui payait cher la folie qu'elle avait laissé accomplir le 18 mars. D'un seul coup, elle recueillait les fruits de ses égarements ; les semailles de Septembre avaient produit la moisson de Mai, comme vingt ans auparavant février avait engendré Juin. A côté de la colonne en haut de laquelle le génie de l'insurrection semblait secouer sa torche au-dessus de Paris, des soldats avaient établi leur campement. Avec l'insouciance de ceux qui ont accompli leur fonction, ils avaient enlevé le filet d'un cheval mort et le faisaient griller à un feu alimenté par les débris d'une maison incendiée. Je causai avec un officier ; il était triste : Cette guerre des rues est affreuse ; qu'est-ce que ces gens-là voulaient donc ? On dit que dans les prisons ils ont tué tous les détenus. — A Mazas aussi ? lui demandai-je en pensant à Chaudey que je croyais incarcéré. — Non, répliqua-t-il. Mazas était vide ; nous y avons enfermé les insurgés que nous avons pris.

Je traversai la Seine et je m'en allai à Sainte-Pélagie, où je pus voir, sanglante encore, la place où Chaudey était tombé. Ce quartier était comme une fourmilière en rumeur ; sur des brancards, des blessés passaient que l'on portait à la Pitié ; devant les portes, des femmes parlaient à voix basse et se taisaient lorsqu'on approchait d'elles ; des soldats placés en faction à l'angle des rues s'appuyaient sur leur fusil et laissaient retomber leur tête fatiguée ; les hommes étaient rares ; partout on sentait l'inquiétude, car trois ou quatre inspecteurs de police faisaient des perquisitions dans les maisons ; chacun semblait se dire : Est-ce moi que l'on vient, arrêter ? J'avais poursuivi mon chemin un peu au hasard et j'étais arrivé devant le Jardin des Plantes. J'étais très las, il faisait chaud, je marchais depuis le matin ; je m'assis près de la fontaine Cuvier. Dans les cours du Muséum il y avait des soldats, il y en avait dans l'Entrepôt des vins ; l'armée gardait la ville, prête à se porter où l'on aurait à l'appeler pour briser un dernier effort de la révolte, pour faire des arrestations et au besoin pour fusiller les coupables ; on était en état de guerre, sous l'empire de la loi martiale : tout insurgé pris les armes à la main, ou ayant porté les armes, ou ayant appartenu au gouvernement insurrectionnel, était passible de la peine de mort. Ceci m'avait été expliqué le matin même par un capitaine qui avait fait procéder à des exécutions.

Pendant que j'étais là, me reposant et regardant autour de moi, je vis venir une petite voiture d'ambulance, traînée par un mulet et conduite par deux hommes. L'un des charretiers, de taille moyenne et de charpente assez solide, attira mon attention par son excessive brutalité. Il marchait en se dandinant avec un mouvement des hanches et des épaules très accentué ; il faisait claquer son fouet ; il criait : Hue donc ! et jurait contre le mulet, qui secouait ses grandes oreilles. Il avait une démarche peu naturelle, semblable à celle d'un acteur qui exagère son rôle parce qu'il ne le sait pas. Je le regardai au visage ; la face était blême, sans apparence de barbe, le dessous des yeux très fripé, le nez gros et la bouche extrêmement mobile, comme agitée d'un mouvement involontaire ; le front en partie était caché par la coiffure. Ce charretier se tourna vers moi ; nos yeux se rencontrèrent, je le reconnus : c'était Jules Vallès.

J'éprouvai une intolérable émotion ; je m'imaginai que, puisque je l'avais reconnu, tout le monde allait le reconnaître ; que les soldats le regardaient, que les officiers le désignaient, que les inspecteurs de police qui parcouraient le quartier allaient venir l'arrêter ; qu'on le pousserait contre un mur et qu'on le fusillerait. J'eus là une minute très pénible. Pendant ce temps-là, il continuait à claquer son fouet et ne ressemblait pas du tout à un charretier. Il prit sa mule par la bride et fit entrer la voiture d'ambulance à l'hôpital de la Pitié. Il n'y resta pas longtemps ; je l'en vis sortir comme un homme qui a bonne envie de se sauver et qui n'ose pas ; il retourna plusieurs fois la tête, s'éloigna et disparut. J'eus un soupir de soulagement. Il trouva, je l'ai su depuis, un asile sûr à Paris, non pas chez un ami, mais dans un grand établissement public, où il n'était pas connu et qu'il est superflu de désigner. Il y resta longtemps et s'en échappa, dit-on, sous un déguisement analogue à celui qui avait favorisé la fuite de Cluseret.

Le fait de Vallès, tué par un journal et profitant de son décès pour gagner au pied et dépister les recherches, n'a point été un fait isolé. Félix Pyat faisait chaque soir insérer de fausses nouvelles sur son compte ; celui-ci, du reste, était passé maître en l'art de s'esquiver. L'estime qu'il inspirait à ses complices paraît avoir été d'une trempe médiocre. Tous les écrivains adhérents de la Commune ont craché sur lui avec un ensemble qui les honore. Tous paraissent avoir adopté le mol que Rossel a laissé tomber dans ses notes : C'est le réceptacle de toutes les idées impures et malsaines qui peuvent fermenter dans une révolution. Je ne mépriserai jamais assez Félix Pyat[15].

La plupart des chefs de la Commune ont réussi à se dérober ; quelques-uns, Théophile Ferré entre autres, n'ont été arrêtés qu'à la suite d'une délation qu'il était impossible de prévoir, et que l'on ne peut raconter, car le récit ferait lever le cœur. Des libres penseurs, tels que Vallès et Cluseret, se sont sans doute sentis humiliés en revêtant un costume de prêtre ; mais combien plus encore dut souffrir Razoua, cet implacable et un peu ridicule ennemi des tyrans, lorsque, pour assurer sa fuite, il endossa une livrée de valet de pied et accompagna, en qualité de domestique, une femme de la famille Bonaparte qui le déposa au delà des frontières. Napoléon Gaillard fut plus simple et prit un déguisement à sa portée : il s'habilla en vidangeur cl réussit à gagner les dépotoirs de Bondy en conduisant une tinette qui n'eût point déshonoré ses barricades.

 

VII. — LES PERTES DE L'INSURRECTION.

Le défilé des prisonniers. — Cruauté de la foule. — La basse lâcheté des femmes. — Brutalité de la répression. — Exécutions au Père-Lachaise. — A la Petite-Roquette. — Les prétendues mitrailleuses de la caserne Lobau. —Les exagérations des apologistes de la Commune. — Fables et mensonges. — Le nombre exact des morts. — Inhumations sans mandat. — Exhumations sur la voie publique. — Les arrestations. — Les condamnations. — Les ordonnances de non-lieu. — Étrangers. — Parisiens. — Provinciaux. — L'élément provincial révolutionnaire à Paris. — Paris sera à nous, ou Paris ne sera plus.

 

Dans les jours qui suivirent la chute de la Commune, il y eut à Paris une animation extraordinaire ; la ville délivrée semblait se répandre sur elle-même pour constater ses blessures. On accourait de la province et de l'étranger pour regarder les ruines, les palais détruits, les théâtres effondrés, les maisons écornées par les boulets et mouchetées par les balles. C'était un spectacle comme un autre, et chacun s'y empressa. Les casernes regorgeaient de soldats ; les administrations publiques réorganisaient leurs services démontés par l'insurrection, privés de leurs documents de recherche que l'incendie clairvoyant avait dévorés ; la police sur pied nuit et jour traquait les coupables et les arrêtait ; la cité dolente se reprenait à la vie, mais à une vie nerveuse et irritée ; elle semblait, à force de bruit, vouloir s'étourdir sur ses propres malheurs et elle oubliait que le premier devoir d'un peuple civilisé est d'être pitoyable aux vaincus.

Les Parisiens qui ont vu les files d'insurgés prisonniers, attachés l'un à l'autre par les coudes, traverser les boulevards et les quais sous les insultes de la foule, n'oublieront jamais ce spectacle. En les regardant passer le front bas, encore farouches et frémissants de la bataille, on ne se souvint pas qu'ils étaient sans défense et que, par le seul fait de leur arrestation, ils appartenaient à la justice. On ne comprit pas que toute manifestation à leur égard était coupable. La population manqua de charité. Exaspérée par deux mois de Commune forcée, elle n'essaya même pas de contenir son indignation ; loin de là, elle l'exagéra et fut odieuse.

Lorsqu'une bande de prisonniers apparaissait, on se ruait vers elle, on essayait de rompre le cordon de soldats qui les escortaient et les protégeaient ; les femmes étaient, comme toujours, les plus agitées ; elles brisaient les rangs militaires et frappaient les prisonniers à coups d'ombrelle ; on criait : A mort les assassins ! Au feu les incendiaires ! Lorsqu'un de ces malheureux, épuisé de fatigue, s'arrêtait et tombait, lorsque les gendarmes le ramassaient et le plaçaient dans une des voitures de secours qui suivaient le convoi, ce n'était qu'une clameur : Non ! non ! tuez-le, fusillez-le ! C'était fait pour inspirer le mépris des foules. Paris n'était pas seul en proie à cet éréthisme de colère. Sur le parcours de ces chaînes, les villages dégorgeaient leurs habitants, et le supplice recommençait jusqu'à ce que les détenus fussent arrivés au campement de Satory, où ils avaient la terre nue pour matelas et le ciel pour abri. Parmi ceux qui marchèrent ainsi entre les insultes et les horions, s'il y avait quelques fédérés d'Emile Gois et de Dalivoust, ils ont pu se rappeler la voie douloureuse que les prêtres et les gendarmes avaient gravie, le 27 mai, pour arriver jusqu'à la rue Haxo. De tels souvenirs, ceux du massacre des otages, ceux des incendies, doivent-ils excuser la conduite de la population de Paris au moment de la victoire ? Non. La civilisation punit, mais ne se venge pas, et par respect pour elle-même elle doit éviter toute représaille que la justice n'a pas ordonnée. La loi martiale et les exécutions des coupables saisis les armes à la main étaient plus que suffisantes à satisfaire les rancunes ; à la sévérité du châtiment il ne fallait pas ajouter la honte des injures et la cruauté des sévices sans péril.

La République, gouvernement pour ainsi dire anonyme, et même jusqu'à un certain point irresponsable, par le fait seul de son principe, qui est la collectivité, déploya dans la répression une énergie dont toute monarchie eût été incapable. Les insurgés purent s'en convaincre. Aussitôt que les incendies eurent montré le genre de guerre auquel la Commune avait recours, ordre fut expédié aux chefs de corps de passer par les armes les soldats de l'insurrection. C'était là une consigne générale, qui ne fut obéie qu'avec réserve ; le nombre énorme des prisonniers le prouve. Il y eut néanmoins des exécutions en masse qui furent très considérables. J'en puis citer deux avec certitude, et donner des chiffres exacts. Le dimanche 28 mai, dans la matinée, cent quarante-huit insurgés furent extraits de Mazas ; on les conduisit au cimetière du Père-Lachaise, non loin de la fosse commune qui avait reçu les corps de Mgr Darboy, du président Bonjean, de MM. Deguerry, Clerc, Allard et Ducoudray ; on les divisa par escouades de dix, et on les fusilla. Ils se prirent par la main cl crièrent : Vive la Commune ! avant de mourir. Trois d'entre eux se sauvèrent et cherchèrent à se cacher dans un terrain raviné qui s'ouvrait non loin de là ; ils furent repris et tués. Le même jour, et presque à la même heure, le chemin de ronde de la Petite-Roquette vit tomber deux cent vingt-sept insurgés ; la plupart de ceux-là, me dit un témoin oculaire, furent pleurnichards et demandèrent grâce. A la caserne Lobau on fit aussi de nombreuses exécutions, mais j'en ignore le chiffre. A ce sujet, une légende existe. On a dit que les fédérés, appuyés au mur, étaient mis à mort à l'aide d'une mitrailleuse, système expéditif, mais absurde : à cinquante mètres les projectiles d'une mitrailleuse font balle et ne peuvent tuer plus d'un homme ; il lui faut au moins mille mètres pour que sa rose écarte de façon à frapper plusieurs individus rangés en ligne. A la caserne Lobau, comme ailleurs, on fusilla et l'on ne mitrailla pas[16].

Si l'on en croyait les apologistes de la Commune, l'armée ivre folle, tuant à tort et à travers, aurait assassiné plus de victimes qu'il n'y avait eu de combattants. Les chiffres qu'ils ont cités à cet égard sont des chiffres de fantaisie. En pareille matière on est toujours tenté d'exagérer, mais cette fois l'exagération a dépassé toute mesure de l'hyperbole. Lissagaray, qui, malgré son âpreté et sa rancune, est souvent exact, dit : Les soldats fusillèrent 20.000 personnes. Georges Jeanneret, dans Paris pendant la Commune révolutionnaire de 1871 (p. 277), n'y va pas de main morte : 25.000 fédérés avaient été tués pendant la lutte ; 50.000 fusillés sommairement ou mitraillés. Malon, dans La troisième Défaite du prolétariat français (p. 525), accuse 57.000 morts. Vésinier voit l'histoire à travers sa gibbosité et la défigure à son image ; dans son Histoire de la Commune de Paris, il y a quelques phrases (p. 419) qu'il convient de citer : Une armée de chenapans et de brigands racolés dans tout ce que le France comptait d'éléments corrompus, vils, lâches et cruels, parmi les sbires, les argousins, les gendarmes, les mouchards, les sergents de ville, les traîtres de Sedan, de Metz et de la Défense nationale.... a massacré 40.000 hommes dans six jours... 10.000 femmes et, enfants ont été tués.

Tous les écrivains communards ont eu et ont encore ce souci de la vérité ; la haine les a entraînés trop loin, et ils sont tombés dans l'absurde. La vérité, qui est déjà bien assez lamentable, nous pouvons la faire connaître avec une certitude absolue. Toute recherche a été faite pour la découvrir, et comme elle n'offrait rien d'impénétrable, il a été facile de la mettre au jour. Les morts trouvés sur la voie publique ont été portés dans les différents cimetières de Paris ; les hôpitaux ont envoyé au cimetière d'Ivry les morts par suite de blessures ; les morts déposés à la Morgue ont été transférés au Champ des Navets. Ces inhumations, que l'on appelle inhumations sans mandat, ont été opérées par les soins de l'inspection générale des cimetières, sauf en ce qui concerne la Morgue. Or, du 20 au 50 mai, les cimetières ci-dessous désignés ont reçu le nombre de corps suivant : Est, 878 ; — Nord, 785 ; — Sud, 1654 ; — Auteuil, 68 ; — Batignolles, 14 ; — Belleville, 11 ; — Bercy, 425 ; — Charonne, 134 ; — Ivry, 650 ; — Grenelle, 50 ; — Marcadet, 185 ; — Saint-Vincent, 6 ; — La Villette, 15 ; — Passy, 550 ; — Vaugirard, 141. — Montmartre-Saint-Ouen et La Chapelle n'ont rien reçu ; en outre, la Morgue a envoyé au Champ des Navets 17 corps d'individus tués. Le total est de 5.539.

Ce n'est pas tout, dira-t-on ; on a fusillé partout et partout ou a enterré, dans les squares, sur les berges de la Seine, dans les terrains vagues, sur le talus des fortifications, et le nombre des gens inhumés de la sorte doit être considérable. Les corps qui avaient été enterrés hors des champs de sépulture ont été recherchés, retrouvés, exhumés, et, sauf une certaine quantité que nous ferons connaître, transférés dans les cimetières. Le procédé a été fort simple. Les quatre-vingts commissaires de police correspondant aux quatre-vingts quartiers de Paris, les vingt officiers de paix ayant charge des vingt arrondissements, ont reçu ordre de faire enquête pour déterminer les emplacements où des cadavres avaient été enfouis pendant la lutte. Cette enquête avait été prescrite sur les plaintes adressées quotidiennement à la préfecture de police par les propriétaires et les locataires des maisons voisines, de ces cimetières improvisés. La préfecture de police a avisé la préfecture de la Seine à laquelle appartient le service de l'inspection des cimetières. C'est ce service qui a fait enlever les corps ; chaque exhumation, chaque réinhumation a donné lieu à un procès-verbal ; l'ensemble de ces procès-verbaux, que j'ai eus tous entre les mains, me fournit un chiffre dont l'exactitude ne peut être contestée : du 24 mai au 6 septembre, 1.528 corps exhumés de leur fosse provisoire creusée sur la voie publique furent découverts, sur quarante-huit emplacements ; 754 cadavres furent placés dans une excavation des carrières d'Amérique ; les 574 autres furent inhumés dans le cimetière le plus proche de l'endroit où ils avaient été trouvés. Donc 5.559 directement reçus par les cimetières ; 1.528 repris à la voie publique : c'est un total de 6.667[17].

C'est beaucoup trop ; mais si douloureux qu'ils soient, ces chiffres sont loin d'atteindre ceux qui, pour les besoins d'une mauvaise cause, sont sortis de l'imagination des apologistes de la Commune. Je leur fais la part belle cependant, car, pour être rigoureusement exact, le total que j'ai donné devrait être réduit ; en effet, l'hôpital militaire de Courcelles fournit 56 cadavres, dont 44 soldats ; on porte à Charonne 154 corps, dont ceux de Rothe et de Jecker ; Belleville reçoit 57 morts, dont les 52 otages de la rue Haxo et un fédéré tué par maladresse pendant le massacre ; on a tout englobé dans ce nécrologe, même huit enfants âgés de moins de deux ans et morts de maladie[18].

Pour être dans la vérité et parler en chiffres ronds, il convient de dire que la perte des fédérés, tués ou fusillés du 20 au 50 mai, s'élève à 6.500. Tout le monde, du reste, a été coupable d'exagération. Que n'a-t-on pas dit du square de la Tour-Saint-Jacques, du square des Batignolles, du square du Temple ? A en croire les colporteurs de nouvelles, ils contenaient plusieurs milliers de morts ; ceux-ci avaient été empilés les uns par-dessus les autres, ils soulevaient la terre et débordaient. — On a fouillé ces trois terrains, on les a retournés et on en a retiré les soixante-deux cadavres que l'on y avait déposés ; pas un de plus.

Il en a été de même pour les arrestations, pour les condamnations et les déportations. L'histoire communarde ne tarit point à ce sujet, et, sans se troubler, elle parle des 50.000, des 100.000, des 120.000 individus incarcérés ou transportés. Ah ! comme il convient d'en rabattre ! Du 5 avril 1871 au 1er janvier 1872, 38.578 individus ont été arrêtés pour participation à l'insurrection fomentée par le Comité central et la Commune. Sur ce nombre, 967 sont décédés, 1.090 ont été renvoyés après interrogatoire, 212 ont été remis à la justice civile. La justice militaire en a donc retenu 36.309, sur lesquels 2.445 ont été acquittés, 10.131 ont été condamnés et 23.727 rendus à la liberté par suite d'une ordonnance de non-lieu. Or les documents officiels de la délégation de la guerre pour la Commune démontrent que l'armée de l'insurrection était de 150.000 hommes. La justice de la France a-t-elle été sévère, a-t-elle été indulgente ? Le lecteur en décidera.

Les mêmes écrivains qui ne craignent pas de mentir en produisant ces chiffres fabuleux, n'ont point assez d'éloges lorsqu'ils parlent de Paris et des Parisiens. Pour eux, Paris est la ville sacrée, la ville sainte, la Ninive où les prophètes se révèlent, la terre promise où mûrissent les grappes de Chanaan, la Rome de la papauté révolutionnaire, la Mecque d'où ils dateront l'ère nouvelle. Le Parisien, à les entendre, porte dans ses flancs l'avenir du monde ; il est la colonne du temple de l'insurrection, le chérubin qui veille aux côtés de l'arche de la révolte sociale, le propagateur de l'idée, le soldat de la revendication. J'en suis fâché, mais ça n'est pas vrai. Si les provinciaux laissaient Paris tranquille, Paris ne ferait jamais de révolution. Paris a subi le Comité central, subi la Commune, subi l'insurrection, mais les Parisiens n'y étaient représentés que par une minorité insignifiante. Parmi les quatre-vingts membres de la Commune, je compte quatorze Parisiens, dont deux, je le reconnais, Théophile Ferré et Raoul Rigault, se sont, du premier pas, élevés jusqu'au plus haut degré de l'échelle patibulaire.

On connaît exactement l'origine des 56 309 individus qui furent arrêtés et remis à la justice militaire. Les interrogatoires et les pièces d'identité font foi ; on peut, en les compulsant, désigner le lieu de naissance de chaque inculpé et, par ce moyen, détruire encore une légende qui a cours et que l'on a trop facilement acceptée. On a dit que les étrangers étaient en nombre considérable parmi les rebelles qui ont poussé le fait du 18 mars jusqu'à ses dernières conséquences. Les journaux français, abusés par leur patriotisme ou par l'opinion qu'ils représentaient, ont été les premiers à vouloir exonérer la France de la responsabilité qui lui incombait. Dès le 30 mai, au moment où la lutte est à peine terminée, le Siècle écrit : Ainsi finit ce lamentable drame, où une bande de scélérats cosmopolites a conçu et tenté le monstrueux projet de détruire Paris, ne pouvant l'entraîner dans son orgie démagogique.... Oui, pour l'honneur national, il faut que l'Europe sache que les barbares qui ont poussé la rage de la défaite jusqu'à la destruction de nos monuments historiques ne sont pas des Français : il faut que le monde entier apprenne que cet attentat inouï a été accompli par des échappés du bagne, par des scélérats cosmopolites. On pouvait s'y tromper, et en voyant dans le même état-major les noms de Dombrowski, Rogalowski, Danizewski, Potapenko, Heinzse, Borniewski, Galligano, Okolowicz, Plonskowski, Stawinski, on était en droit d'imaginer que la Commune n'avait été qu'une expérimentation étrangère. Pour revenir de cette appréciation il suffisait de vérifier la nationalité des membres de la Commune qui formaient la bande des scélérats dont les ordres ont entraîné la destruction de nos monuments historiques. Or, sauf Franckel, originaire de Buda-Pesth, et Billioray, né fortuitement à Naples de parents français, ils sont tous venus au monde en France. Il faut donc renoncer à croire que l'élément étranger a dominé à Paris pendant l'insurrection et avoir le courage d'affirmer, preuves en main, que la sottise française a suffi pour mener la danse macabre des communards. 1.725 étrangers, dont la nationalité a été constatée, ne forment qu'un faible appoint dans le total de 36.309 arrestations ; en revanche, la province s'est fait représenter par 25.648 individus, et Paris reste avec le chiffre modeste de 8.939 misérables qui se sont battus pour avoir le droit de brûler leur ville.

Arthur Arnould, membre de la Commune, né à Dieuze (Meurthe), a fait un aveu qu'il est bon de retenir : En France, dit-il, est-ce qu'il faut compter avec Lyon, Marseille, Bordeaux, Nantes, Toulouse, etc. ? Non. Ces villes sont des cadavres d'où rien ne peut plus sortir pour l'initiative et même pour la résistance. Elles ont des hommes pourtant. On les voit agir aux heures de révolution ; mais où ? à Paris ; parce que là seulement on peut mettre la main sur le gouvernement, et que, le gouvernement étant tout, le gouvernement étant pris, le reste n'est même pas à prendre[19].

C'est là le vice des pays trop centralisés, où la vie provinciale ne trouve qu'un développement imparfait. Les grandes capitales sont dangereuses ; elles produisent l'effet d'une pompe aspirante, elles attirent et retiennent. La France a la tête trop grosse et, comme les hydrocéphales, elle est sujette à des accès de fureur maniaque. La Commune a été un de ces accès. Le Parisien pur sang, le né-natif de Paris, comme eût dit Beaumarchais, ne s'est mêlé à ces violences que dans une proportion restreinte. L'écume de la province fermentait dans Paris. Les cordonniers, comme Trinquet, Dereure, Clément, Durand ; les journalistes, comme Vermersch, Vésinier, Vermorel, Pyat, Grousset, Cournet, Arnould, Brunel ; les pions, comme Vallès, Urbain, Longuet ; les médecins, comme Rastoul, Parisel et Pillot ; les apprentis apothicaires, comme Eudes ; les chaudronniers, comme Chardon ; les impuissants, les vaniteux, les envieux, comme tous ceux-ci, comme tous ceux-là, comme tous les autres, nous arrivent écrasés sous le poids de l'opinion qu'ils ont d'eux-mêmes et se croient aptes à régir le monde parce qu'on les a flagornés dans le cabaret de leur village. Il faut que Paris réalise leur rêve ou périsse ; Paris ne sait même pas leur nom, et, en expiation de ce crime, Paris sera brûlé. C'est là, en deux mots, l'histoire de la Commune. Paris sera notre piédestal, ou nous détruirons Paris ! Ils l'ont tous dit, et ce n'est point leur faute s'ils ne se sont tenu parole. Le fait n'est point douteux et l'expérience l'affirme. Paris est la baraque foraine où les paillasses des vanités provinciales viennent débiter leur boniment socialiste et escamoter la muscade révolutionnaire. Lorsqu'on ne les applaudit point à leur gré, ils condamnent le spectateur à mort et mettent le feu à la maison. Nous l'avons déjà vu ; plaise à Dieu que nous ne le revoyions jamais !

 

FIN DU TOME DEUXIÈME

 

 

 



[1] Procès Mekarski ; jugement contradictoire ; 3e conseil de guerre, 11 mai 1874.

[2] Enquête parlementaire sur le 18 mars ; déposition de M. Corbon.

[3] Procès J.-M. Robin ; jugement contradictoire ; 15e conseil de guerre, 20 octobre 1872.

[4] Dalsème, loc. cit., p. 50, p. 286 et sq.

[5] Voir dans les Convulsions de Paris, t. I, le Dépôt près la préfecture de police, l'histoire de cette négociation.

[6] Dalsème, loc. cit., p. 290.

[7] Voir Pièces justificatives, n° 7 et 8.

[8] Actuellement le 102e de ligne.

[9] Vid. sup., loc. cit., n° 226.

[10] Le colonel Hoffmann, de la légation des États-Unis, ne s'y est pas trompé ; il écrit en date du 26 mai : Le pétrole est la folie du moment. De paisibles ménagères bouchent les ouvertures des caves donnant sur le trottoir, sous le prétexte ridicule que des bandes de femmes rôdent par les rues, jettent du pétrole dans les caves, puis y mettent le feu. (Corresp. Washburne, loc. cit., n° 223.) J'ai raconté dans Paris, ses organes, ses fonctions, etc., t. VI, chap. XXXV, le Bon vieux temps, qu'au mois de mai 1524 Paris a déjà subi un affolement analogue et a estouppé les souppiraux,

[11] Histoire de la Commune, p. 374.

[12] Si l'on en croit G. Lefrançais, ce serait dans la soirée du lundi, 22 mai, que Cluseret se serait dérobé. Voici ce qu'il raconte : C'est en revenant de cette reconnaissance (vers Montmartre, le lundi, 10 heures du soir) que le citoyen A. Humbert et moi, qui composions l'arrière-garde, nous vîmes pour la dernière fois le citoyen Cluseret. Ce dernier venait à noire rencontre, attiré, dit-il, par le bruit des coups de feu qui lui paraissaient venir du côté de la Chaussée-d'Antin, lorsqu'il nous rencontra à l'entrée de. la rue Lepic (ancienne barrière Blanche). Nous nous étions offerts tous deux, Humbert et moi, à l'accompagner, lorsqu'un incident futile nous arrêta quelques instants à peine. Quand nous voulûmes rejoindre Cluseret, celui-ci avait disparu, et nous eûmes beau le héler, nous ne reçûmes aucune réponse de nature à nous indiquer, au milieu d'une nuit assez noire, la route qu'il avait prise. Celle étrange disparition nous fit croire, à Vermorel et à moi, lorsque je la lui racontai, que, désespérant du succès et peu soucieux en somme de risquer sa vie pour des gens qui venaient de le tenir presque un mois en prison sans motifs sérieux, Cluseret s'était ménagé quoique retraite dans le voisinage et qu'il s'y était rendu, abandonnant les fédérés à leur sort. Nous ne saurions, quant à nous, blâmer bien sérieusement une retraite que les procédés désagréables de la Commune et du Comité central à l'égard de Cluseret ne justifiaient que trop. (Étude sur le mouvement communaliste à Paris en 1871, par G. Lefrançais, membre de la Commune de Paris ; Neuchâtel, 1871, p. 521).

[13] Histoire de la Commune de Paris en 1871, par l'abbé Vidieu, p. 504.

[14] Une lettre qui m'a été adressée et que je reproduis (voir Pièces justificatives, n° 9) dément la version que j'ai adoptée sur témoignages qui m'ont semblé sérieux et prouve qu'un faux Jules Vallès a été, en effet, sommairement passé par les armes le 25 mai 1871.

[15] Devant la Commission d'enquête sur le 18 mars, M. Vacherot a dit, en parlant de Félix Pyat : C'est la plume la plus redoutable et la plus dangereuse de la presse démagogique ; c'est, l'écrivain le plus dangereux et qui a fait le plus de mal. Voir Déposition de M. Leblond.

[16] Un renseignement qui m'offre des garanties me fait croire que le nombre des exécutions faites à la caserne Lobau a été très exagéré et qu'il ne dépasse pas 130.

[17] Voir Pièces justificatives, n° 10. — Les pertes de l'armée française, pour la durée des opérations dans Paris, sont représentées par : officiers tués, 85 ; blessés, 450 ; soldats tués. 794 ; blessés, 6024. C'est donc un total de 7.331 hommes mis hors de combat, auquel il convient d'ajouter 185 disparus.

[18] Cimetière de la Villette : Thérèse Hippert, 6 semaines ; Georges Gervais, 14 mois. Cimetière de Charonne : Félix Dupourquié, 2 jours ; Léonie Raverat, 6 semaines ; Catherine Pinck, 19 mois ; Auguste Labouvoye, 2 ans ; Paul Nicault, 2 mois ; Jeanne Rottinbourg, 13 mois.

[19] Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Arthur Arnould, Bruxelles, 1878, t. III, p. 136.