LES CONVULSIONS DE PARIS

TOME PREMIER. — LES PRISONS PENDANT LA COMMUNE

 

CHAPITRE II. — LE DÉPÔT PRÈS LA PRÉFECTURE DE POLICE.

 

 

I. — LE PRÉSIDENT BONJEAN.

Les différentes prisons de Paris. — L'ancienne Préfecture de police. — Le général en chef Lullier. — Allocution. — Le général Duval. — M. Coré, le directeur régulier, est incarcéré. — Le serrurier Carreau. — Le premier otage. — Mme Coré et Mme Braquond. — Admirable conduite des employés de l'administration normale. — Recommandation de M. Bonjean. — Sa lettre au procureur général. — Mesures immédiatement prescrites par M. Lecour. — Influence de ces mesures sur le sort des otages. — Efforts pour sauver M. Bonjean — Raoul Rigault et Ferré près de la cellule de M. Bonjean. — Une lettre de Ferré.

 

Les prisons administratives de Paris, — les seules dont nous ayons à nous occuper, — sont au nombre de huit ; Mazas, maison d'arrêt cellulaire, destinée aux prévenus ; — la Conciergerie, qui est la maison de justice, où l'on enferme momentanément les accusés qui doivent comparaître devant la cour d'assises ou les tribunaux correctionnels ; — la Santé et Sainte-Pélagie, maisons de correction pour les individus condamnés à moins d'un an et un jour d'emprisonnement ; — Saint-Lazare, maison d'arrêt et de correction exclusivement réservée aux femmes et divisée en plusieurs sections, où l'on peut garder sans contact les prévenues, les jugées, les jeunes filles retenues en correction paternelle et les filles publiques ; une infirmerie où l'on traite certaines maladies spéciales est annexée à la maison ; — la Petite-Roquette, maison d'éducation correctionnelle pour les garçons ; — la Grande-Roquette, dépôt des condamnés, où les grands criminels attendent leur départ pour les maisons centrales, la déportation outre mer ou l'échafaud. — En temps normal, tout individu arrêté est écroué d'abord dans une prison attenante au Palais de Justice et qui est le Dépôt près la Préfecture de police, divisée en deux parties distinctes, l'une destinée aux hommes, l'autre attribuée aux femmes, que surveillent les sœurs de Marie-Joseph. Cette énorme geôle, contenant cent quatre-vingt-quinze cellules et de vastes salles, est disposée pour la détention individuelle et pour la détention en commun ; construite dans les dernières années du second Empire, elle est en fortes pierres de taille, et outillée de manière à défier les tentatives d'évasion. Les salles du commun pour les hommes et pour les femmes s'étendent sous le grand escalier du Palais de Justice qui fait face à la place Dauphine.

La façade occidentale du Palais est aujourd'hui dégagée, car l'incendie a détruit les vieilles constructions qui la masquaient encore aux jours de la Commune ; elle était alors littéralement enveloppée, et le Dépôt avec elle, par les bâtiments de la Préfecture de police. Celle-ci était un assemblage de maisons branlantes, juxtaposées plutôt que réunies, et que l'on avait utilisées, vaille que vaille, selon les nécessités du service. Au bout de la place Dauphine, un porche que l'on pouvait, en cas de besoin, fermer à l'aide d'une porte en fer, indiquait l'entrée de la Préfecture ; à gauche, au rez-de-chaussée, la loge du portier principal, à côté le poste des officiers de paix ; à droite, le bureau des passeports ; au-dessus, les bureaux de la deuxième division. Au delà du porche, la rue de Harlay-du-Palais, de l'autre côté de laquelle une grande maison où l'on avait installé, au rez-de-chaussée, le service actif des mœurs auprès du poste des brigades centrales ; dans les étages supérieurs, les différents services de la première division et de la police municipale. Un couloir en bois, rejoignant ces bâtiments annexés à l'ancien hôtel des premiers présidents au parlement, conduisait aux bureaux politiques, au cabinet et aux appartements du préfet, qui dominaient la cour de la Sainte-Chapelle. Dans la rue de Harlay-du-Palais était établie la Permanence, où l'on prenait le nom et le signalement des gens arrêtés avant de les envoyer au Dépôt, qui était côtoyé de fort près, à l'ouest et au sud, par les masures où la préfecture de police était à l'œuvre jour et nuit.

 

Le 18 mars 1871, vers sept heures du soir, M. Coré, directeur du Dépôt, acquit la certitude que la Préfecture de police et le Palais de Justice avaient été évacués par les autorités régulières ; resté sans ordre, il s'adressa à M. Place, inspecteur général des prisons de la Seine, et n'en put recevoir aucune instruction. On savait que l'insurrection était maîtresse de Paris, on se sentait bien près de la Préfecture de police, contre laquelle un mouvement serait certainement dirigé ; on se tint clos, on enjoignit aux sœurs de Marie-Joseph d'avoir à revêtir des costumes laïques et l'on attendit. Le personnel des surveillants, presque tous choisis parmi d'anciens sous-officiers, était à son poste. A onze heures du soir, le 101e bataillon, l'un des plus ardents pour la Commune, s'empara de la place Dauphine, sous les ordres d'un certain Jollivet, qui fit une perquisition dans la Préfecture de police afin d'y découvrir un prétendu dépôt de 40.000 fusils, dont pas un n'existait.

Pendant que Jollivet et ses hommes saccageaient les bureaux de la première division, Lullier, qui dès lors prenait le titre de général en chef, arriva à la tôle d'une troupe de fédérés. Les deux bandes fraternisèrent un peu ; on échangea quelques verres d'eau-de-vie, des poignées de main, des vivats, et Lullier, obliquant par la rue de Harlay, passant sur le quai de l'Horloge, entra dans la cour du Dépôt. La foule armée qui le suivait s'y précipita. A peine éclairées par un réverbère, les murailles montraient les solides barreaux protégeant les fenêtres ; la porte en fer était fermée. On l'attaqua à coups de crosse, à coups de pierre, à coups de pied ; chaque heurt retentissait comme une détonation d'artillerie dans l'intérieur du Dépôt. M. Coré fit ouvrir la porte et parlementa avec Lullier ; les fédérés, dont la raison, surexcitée par la victoire et par le vin, n'était pas indemne, vociféraient et demandaient que tous les gardiens fussent passés par les armes.

Un sous-brigadier de surveillants, nommé Pierre Braquond, homme de sang-froid et de rare énergie, dit à Lullier : Est-ce que vous allez nous laisser égorger par tous ces gens-là ? Vous êtes leur chef, dites-leur de respecter de vieux soldats ! Lullier, qui n'était rien moins que cruel, se tourna vers ses hommes et leur fit cette allocution : Citoyens, vous allez me jurer de ne faire aucun mal à ces employés ; je les connais ; ce sont de charmants garçons ; levez la main et jurez de ne point souiller la victoire du peuple ! Les fédérés jurèrent et se mirent à crier : Nos camarades ! nos camarades ! Viard ! Chouteau ! Chouteau ! Lullier entra au greffe, suivi de quelques-uns de ses officiers, se fit présenter le registre d'écrou et donna ordre de mettre immédiatement en liberté ; Prudhomme (Alexandre-Antoine), Viard (Pompée-Auguste), Chouteau (Henri-Louis), amenés le matin même au Dépôt, sur mandat du capitaine rapporteur du IXe secteur, pour cause d'excitation à la guerre civile. Libérés à l'instant même, ils furent reçus en ovation par leurs compagnons de révolte, surtout Chouteau, qui, dans les bas-fonds du monde conspirateur, jouissait de quelque notoriété. Cette expédition, qui n'avait été que bruyante, une fois terminée, Lullier remonta à cheval, cria à sa troupe : A l'état-major, place Vendôme ! et s'éloigna.

Le lendemain on apprit que le général Duval, ouvrier fondeur appartenant au groupe des blanquistes, était nommé délégué militaire à la Préfecture de police, et que Jollivet, installé à la Permanence avec le litre de commandant de place, contresignerait la signature du préfet. Le 20, on eut à écrouer soixante-deux gardes républicains — ancienne garde de Paris, ancienne garde municipale —, abandonnés le 18 sur les hauteurs de Montmartre et faits prisonniers. Le même jour, vers trois heures, M. Coré reçut une communication du commandant de place : Ordre au chef du 162e bataillon d'envoyer immédiatement une compagnie prendre possession du Dépôt, et de ne laisser entrer ni sortir qui que ce soit de cette maison sans un ordre signé par nous et revêtu de notre cachet. — JOLLIVET. Muni de ce papier, un capitaine se présenta suivi de cent vingt-cinq hommes. M. Coré refusa d'introduire cette bande, dont la présence au Dépôt et le contact avec les détenus auraient pu avoir de graves inconvénients. Il se rendit à la Permanence, afin d'en conférer avec le commandant Jollivet, qui était tellement ivre qu'il ne comprit rien de ce qu'on lui disait. M. Coré s'adressa alors au général Duval, qui demanda à réfléchir, déclara qu'il avait besoin de s'entendre avec Jollivet et qu'il ferait connaître sa décision.

Une heure après, M. Coré est mandé au cabinet du préfet ; il n'y rencontre ni Jollivet ni Duval, et se trouve en présence de Raoul Rigault, qui vient d'entrer en fonctions. M. Coré fit valoir ses raisons ; Rigault l'écouta et lui dit : Vous êtes destitué. — M. Coré riposta que, nommé par arrêté ministériel, il ne pouvait être révoqué qu'en vertu d'un ordre émanant du ministre de l'intérieur. Rigault répondit : Nous allons simplifier ces formalités. Il écrivit quelques mots sur une feuille de papier, remit celle-ci à un homme placé près de lui, lequel appela deux fédérés de service à l'antichambre, escorta lui-même M. Coré jusqu'au Dépôt et le fit écrouer au secret dans la cellule n° 182. Le personnage qui venait d'emprisonner le directeur régulier était le nouveau directeur, Garreau, ouvrier serrurier, âgé de vingt-quatre ans, connaissant les prisons pour y avoir séjourné, un peu malgré lui, pendant quatre années. C'était un homme menaçant et sobre, qui ne fut doux ni aux surveillants, ni aux détenus, ni aux otages. M. Coré était prisonnier, mais il avait rendu un service important au personnel du Dépôt, car Raoul Rigault, tenant compte de ses observations, prescrivit la retraite de la compagnie fédérée qui avait reçu de Jollivet mandat de s'emparer de la prison et d'en faire la police.

Le premier otage et le premier des otages fut amené le lendemain. Jusque-là on avait pu croire que les gendarmes, les gardes républicains, les anciens sergents de ville arrêtés étaient considérés comme prisonniers de guerre et qu'on ne les retenait sous les verrous que pour les empêcher d'aller rejoindre le gouvernement siégeant à Versailles ; mais dès le 21 mars on dut comprendre de quel sort les gens de bien étaient menacés. Parmi les hauts personnages de la magistrature et de la politique, un homme s'était toujours distingué par ses idées tolérantes en religion, libérales en politique ; pendant la guerre il avait, malgré son âge avancé, donné l'exemple du patriotisme et souvent il avait fait acte de présence aux fortifications et ailleurs. Travailleur infatigable, il n'avait dû sa grande situation, la vénération dont il était entouré, qu'à lui-même et à des efforts que rien n'avait pu ralentir. C'était M. Bonjean, l'un des présidents de chambre de la Cour de cassation, petit vieillard alerte, ingénieux, éloquent, toujours écouté, aimant le bien naturellement, le faisant avec passion, voué au devoir et à la vertu.

Le 21 mars il avait présidé la chambre des requêtes, car —justice ne chôme ; — vers cinq heures du soir, on alla le saisir chez lui et on le conduisit au Dépôt. Il donna ses noms au greffe ; Bonjean (Louis-Bernard), âgé de soixante-six ans, né à Valence (Drôme). L'ordre d'écrou portait : Au secret le plus absolu. Le président fut enfermé dans la cellule n° 6, où, pendant les seize jours qu'il y resta, il fut, de la part des surveillants et des greffiers, l'objet des attentions compatibles avec le mauvais vouloir du citoyen directeur. M. Coré, du fond de son cabanon, n'avait point perdu toute autorité et ne cessait de recommander à son personnel de redoubler de sollicitude envers M. Bonjean. Deux femmes surtout furent utiles à celui-ci ; Mme Coré, qui continuait à habiter son appartement du Dépôt, et la femme du sous-brigadier Braquond ; autant qu'il leur fut possible, elles adoucirent la captivité du président, lui donnèrent les soins que réclamait le mauvais état de sa santé et réussirent à lui procurer une  nourriture moins défectueuse que l'ordinaire de la prison.

Si les otages n'ont point tous été massacrés aux dernières heures de la Commune, ils le doivent aux greffiers, brigadiers, sous-brigadiers, surveillants, appartenant à l'administration normale, qui n'ont point abandonné leur poste, ont tenu tête aux fédérés et, au moment suprême, se sont associés à la résistance des prisonniers. Ceci ressort de tous les documents qui ont passé sous nos yeux et nous ont permis d'entreprendre cette étude de pathologie sociale ; mais si les surveillants, soupçonnés, injuriés, menacés par les gens de la Commune, n'ont point déserté les maisons pénitentiaires dont ils avaient la garde, c'est à M. Bonjean qu'on le doit.

Il avait précédé les otages ecclésiastiques, car le premier de ceux-ci fut M. Blondeau, curé de Plaisance, arrêté le 31 mars. Seul dans sa cellule, assis sur l'escabeau de bois ou étendu sur le grabat, M. Bonjean avait réfléchi ; il ne se faisait aucune illusion sur les hommes d'aventure qui s'étaient emparés de Paris ; il s'attendait à un nouveau 2 septembre ; il croyait à un massacre dans les prisons et était persuadé que la Commune incarcérerait tout ce qu'elle parviendrait à découvrir de gens considérables par leur position, leur fortune ou leur nom. Il résolut donc, pour assurer quelque protection aux détenus qui ne manqueraient pas d'être jetés derrière la porte des geôles, d'user de son influence pour engager le personnel des surveillants à rester au devoir. La situation de ces braves gens était critique et très embarrassante ; ils n'ignoraient pas qu'ordre avait été donné à tout employé du gouvernement de se replier sur Versailles ; rester, c'était en quelque sorte s'associer à des faits de révolte ; s'en aller, c'était livrer les détenus aux fantaisies de la Commune. Cette question, d'où leur avenir pouvait dépendre, les troublait beaucoup ; ce fut M. Bonjean qui dénoua la difficulté.

Le 29 mars, il avait reçu, pendant une absence de Garreau, la visite de M. Durlin, second greffier à la maison de justice ; il l'avait adjuré de ne point quitter la Conciergerie et de veiller sur les gendarmes qui y étaient enfermés. Cette recommandation ne fut point oubliée, nous le verrons plus tard. Il connaissait trop bien l'administration pour ne pas savoir qu'elle obéit à une hiérarchie indispensable et que les surveillants resteraient indécis tant qu'ils pourraient ne pas se croire approuvés par leur chef direct ; or ce chef direct était à Versailles, et les routes, — on l'a vu par l'arrêté de Lucien Henry, — n'étaient point positivement libres. M. Bonjean, se fiant sans réserve au dévouement que les employés de la prison lui témoignaient, écrivit à M. Paul Fabre, procureur général à la Cour de cassation, une lettre datée du 30 mars 1871, sept heures du matin, dont le texte même est sous nos yeux et qui eut d'inappréciables résultats :

Mon cher procureur général, des notes insérées dans plusieurs journaux invitent les employés des diverses administrations de Paris à cesser tout service dans cette ville, pour se rendre à Versailles. Je ne sais si ces notes ont un caractère officiel ; mais ce qui est évident pour moi, c'est que la mesure dont elles parlent, étendue aux employés des prisons, pourrait devenir fatale à une foule d'honnêtes gens actuellement détenus à Paris sous divers prétextes. Cependant, à la lecture de ces notes, beaucoup d'employés hésitent ; quelques-uns même, craignant d'encourir la disgrâce du gouvernement, ont déjà abandonné leur service, au grand chagrin des pauvres prisonniers. Autant que j'ai pu, du fond de ma cellule, j'ai combattu une tendance si funeste, non certes dans l'intérêt de ma sécurité personnelle dont je ferais bon marché, mais pour celle d'environ deux cents gendarmes, sergents de ville, commissaires de police et autres fonctionnaires, en ce moment détenus au Dépôt seulement, dont la sûreté pourrait être compromise par la désertion en masse de l'ancien personnel, composé, vous le savez, d'hommes choisis parmi les meilleurs sujets de l'armée et qui comprennent mieux que ne le feraient peut-être ceux qui les remplaceraient qu'à côté du devoir d'empêcher les prisonniers de sortir, il y a pour eux le devoir plus sacré encore de les protéger contre toute violence illégale. Il me semble impossible que personne à Versailles ait pu avoir la pensée d'exposer les détenus à un aléa si terrible. Veuillez, je vous prie, mon cher procureur général, donner connaissance à qui de droit, notamment à MM. Dufaure, Picard, Leblond, de cette note écrite à la hâte, après avoir toutefois entendu les observations que vous soumettra le porteur, qui connaît beaucoup mieux que moi tout ce qui intéresse le service des prisons. Votre ami et collègue, BONJEAN.

 

Le porteur était M. Kahn, commis greffier au Dépôt, qui prit cette note sans enveloppe, la dissimula sous la coiffe de son chapeau et partit pour Versailles, où il arriva la veille du jour où l'on devait faire les obsèques de M. Fabre. Il s'adressa alors à son chef hiérarchique, M. Lecour, chef de la première division de la Préfecture de police, qui fit immédiatement expédier aux employés de toutes les prisons de la Seine l'ordre de tenir bon à leur poste et de veiller à la sécurité des personnes incarcérées sur mandats illégaux. Ce fut cette mesure, sollicitée par M. Bonjean, adoptée par M. Lecour, qui assura plus tard le salut d'un grand nombre d'otages, parmi lesquels malheureusement ne se trouvait plus l'homme éminent qui l'avait provoquée.

Deux fois on essaya de sauver M. Bonjean. Deux fédérés avaient été arrêtés ; leurs camarades adressèrent à Raoul Rigault une lettre pour obtenir leur mise en liberté. Le recto et le verso de la première page seuls étaient occupés par la supplique ; sur le recto de la page blanche, Rigault écrivit : Ordre de mettre en liberté les deux détenus ci-contre désignés, et envoya ce lever d'écrou au greffe du Dépôt par un planton. L'on vit immédiatement le parti que l'on pourrait tirer de ce mandat mal libellé, où les noms n'étaient pas indiqués, et qui, en fait, constituait un blanc-seing ; il suffisait de faire disparaître le corps même de la lettre et d'écrire deux noms au-dessus de la phrase de Rigault pour justifier une levée d'écrou. On alla trouver M. Bonjean et on lui expliqua qu'il était facile de le faire mettre en liberté. Le prisonnier répondit : Je ne veux compromettre personne ; mon évasion serait le signal du renvoi de tous les employés du Dépôt et de leur remplacement par des gens dangereux. Une fatalité singulière empêcha son transfèrement à la Maison municipale de santé, maison Dubois. Un certificat de M. Legrand du Saulle, médecin attaché au Dépôt, avait été présenté à Duval, qui n'en avait tenu compte ; la démarche, renouvelée le lendemain, fut favorablement accueillie ; Duval approuva l'autorisation ; mais, préoccupé à son insu du nom populaire de la maison, il signa Dubois au lieu de signer Duval. Au greffe du Dépôt on s'aperçut de l'erreur ; on retourna à la Préfecture, Duval venait de sortir. On s'adressa à Raoul Rigault, qui répondit : Bonjean restera en prison tant que Blanqui ne signera pas lui-même son ordre d'élargissement ici, sur mon bureau. Sans ce contre-temps, M. Bonjean aurait peut-être été sauvé, comme fut sauvé le général de Martimprey, qui, écroué au Dépôt le 26 avril, fut transféré le 30 à la maison Dubois.

Il ne suffisait pas à Raoul Rigault et à Th. Ferré que le président Bonjean fût sous les verrous ; ils tourmentaient ce vieillard, qui, dans la solitude de sa prison, pensait à sa femme, à ses enfants qu'il adorait, et qui cependant ne regrettait, rien, car il estimait qu'il n'avait fait que son devoir. Un soir, Ferré, Rigault et quelques-uns de leurs amis, après avoir fait un de ces dîners dont la carte à payer s'élevait à 228 francs, s'amusèrent à visiter le Dépôt. Ferré ouvrit le guichet de la cellule n° 6 et dit : Monsieur Bonjean ! monsieur Bonjean ! voulez-vous vous sauver ? Je suis surveillant ; Garreau est couché, voulez-vous filer ? M. Bonjean s'approcha et répondit : Je suis las, laissez-moi reposer. Une autre fois, dans la nuit du 4 au 5 avril, le jour même de l'arrestation de l'archevêque de Paris, la veille du transfèrement à Mazas, qui était la première étape vers la mort, les mêmes polissons revinrent. Ce fut encore Ferré, que Raoul Rigault mettait volontiers en avant, et qui, précisément à cause de sa taille minuscule, ne reculait devant rien, ce fut Ferré qui ouvrit le guichet de M. Bonjean et qui cria : Eh bien ! mon vieux, comment trouves-tu le bouillon ?Qui êtes-vous, vous qui me parlez ainsi ?Nous sommes des gens fatigués parce que nous arrivons de Versailles ; nous avons flanqué Thiers dans la pièce d'eau des Suisses, et nous avons empalé le gros Picard ; ton tour viendra bientôt, ne t'impatiente pas.— Jeunes gens, répliqua M. Bonjean, qui parfois avait un peu d'emphase, comme les hommes nourris de l'antiquité, jeunes gens, laissez dormir un vieillard !

Ferré devait plus tard avoir à supporter des avanies pareilles, et celles dont il fut coupable n'excusent pas celles qu'on lui infligea. Arrêté, écroué transitoirement au Dépôt, il écrivait le 11 juillet 1871 à M. Coré, rentré en possession de sa direction : Je vous prierai de faire cesser la petite taquinerie dont je suis l'objet depuis mon arrivée dans votre maison ; à chaque instant on ouvre mon guichet, on me regarde comme si j'étais une bête féroce au Jardin des Plantes, et derrière ma porte j'entends constamment ces aimables exclamations : Canaille, scélérat ! on devrait bien le fusiller[1]. A cette heure pensa-t-il à M. Bonjean et eut-il un regret ? Ce que l'on sait de sa nature permet d'en douter.

 

II. — LES ARRESTATIONS.

Les prêtres. — Pillage chez l'abbé Deguerry. — La voiture de l'archevêque. — Malpropretés communardes. — La loi des suspects. — Le décret, sur les otages. — Le délégué à la justice. — Un juge d'instruction peu scrupuleux. — Liberté sous caution. — Charles Lullier. — Son évasion. — Assi. — Directeur du comité des subsistances. — Rossel immédiatement remis en liberté — Ses origines, — Son ambition. — Son dégoût du rôle qu'il a recherché. — Délégué à la guerre. — Ignorance des officiers fédérés. — Opinion de Rossel sur l'armée de la Commune. — Il demande à être arrêté et se sauve. — Sa condamnation et sa mort.

 

M. Bonjean ne devait pas longtemps rester seul en qualité de grand otage, ainsi que l'on disait alors. Le 4 avril, les portes du Dépôt se refermèrent sur plusieurs membres du clergé de Paris. Mgr Darboy et son vicaire, Lagarde, qui n'avait jamais lu l'histoire de Regulus ; M. de Bengy, le père Clerc, l'abbé Allard, aumônier des ambulances ; l'abbé Crozes, aumônier de la Roquette, le protecteur constant et entêté des condamnés ; l'abbé Deguerry,. curé de la Madeleine, fort populaire à Paris, avec sa haute taille, ses long cheveux ébouriffés et sa brusque démarche de colonel de carabiniers ; le père Ducoudray et d'autres viennent s'asseoir dans les étroites cellules et sont mis au secret. Ce n'est pas assez ; le lendemain, Mgr Surat, archidiacre de Paris, M. Moléon, curé de Saint-Séverin, sont réunis à eux. Jusqu'aux derniers jours de la Commune il en sera ainsi ; partout où l'on pourra saisir un séminariste, comme le jeune Seigueret, un sacristain, un bedeau, un prêtre, un religieux, on l'enfermera, sans autre forme de procès, parce qu'il adore un Dieu que la Commune ne reconnaît pas, et s'il demande pourquoi on l'arrête, on lui dira : Voilà quinze cents ans que vous nous la faites, et ça finit par nous embêter. C'est du moins ce que Raoul Rigault répondit à l'archevêque. Ces prêtres étaient bien placés entre les mains de Garreau, qui éprouvait une telle haine contre la religion, que l'on fut obligé, le 29 mars, de faire partir les sœurs de Marie-Joseph, quoique déguisées sous vêtements ordinaires, parce qu'il parlait sans cesse de faire fusiller toutes ces nonnes.

Chez l'abbé Deguerry, on avait pillé comme dans une ville mise à sac[2] ; à l'archevêché, on y mit un peu moins de sans-façon. L'archevêque avait été arrêté à son domicile par un capitaine de fédérés nommé Révol, homme assez complexe, à ce qu'il paraît, car, s'il avait porté la main sur Mgr Darboy, il fit des efforts sérieux pour obtenir l'élargissement de l'abbé Crozes, qui avait été saisi dans l'antichambre de Raoul Rigault au moment où il venait demander une permission pour visiter un prêtre détenu. Ce Révol fut incarcéré à son tour et écroué à Mazas ; il put en sortir le 22 mai et se mêla aux derniers combattants de la Commune ; moins spirituel que la plupart de ses chefs, il se laissa prendre et fut exécuté dans les fossés du château de Vincennes, en compagnie d'un prince Bagration, fourvoyé, on ne sait comme, dans cette mascarade. Révol eut quelques égards pour l'archevêque et permit qu'il fût amené à la Préfecture de police dans sa propre voiture, qui fut immédiatement réquisitionnée, et servit à promener Raoul Rigault, son ami Gaston Dacosta, et parfois aussi quelques péronnelles ramassées un peu partout.

Le service auquel les chevaux de l'archevêque furent tout d'abord condamnés ne dut point leur paraître une sinécure, car dans les deux jours qui suivirent l'arrestation de Mgr Darboy, ils firent vingt-huit voyages entre la Préfecture et l'archevêché ; la voiture était devenue voiture de déménagement. Riens d'église, biens d'émigrés ; biens nationaux ; — Flourens l'avait décrété au lendemain de la victoire. Les ornements d'église, les vêtements sacerdotaux étaient apportés à la Préfecture et jetés pêle-mêle dans les bureaux de la police municipale ou dans ceux de la première division. C'était là une tentation bien forte pour les fédérés libres-penseurs, qui s'écriaient dans leurs journaux ; Nous biffons Dieu ! Ils ne surent y résister et ne perdirent pas cette occasion de faire une malpropreté ; ils coiffèrent les mitres, revêtirent les chasubles, prirent en main les crosses pastorales, les calices, les ostensoirs, les saints ciboires, les encensoirs, les croix, les chandeliers, et dans le corridor qui, à cette époque, servait de dégagement à la première division, ils jouèrent à la messe et à la procession. Quand ils se furent bien amusés, les vases et les ornements furent chargés dans un fourgon et portés à la Monnaie. Ces bravades d'impiété étaient de mode sous la Commune ; l'autel d'une certaine chapelle servait de lit nuptial à Sérizier.

Ces prêtres, ces religieux, nous les retrouverons plus tard à Mazas, où ils furent transférés le 6 avril en même temps que M. Bonjean ; nous les retrouverons aussi à la Grande-Roquette, comme nous trouverons à Sainte-Pélagie Gustave Chaudey, écroué le 13 avril au Dépôt et transporté à Mazas dès lé lendemain. La Commune appliquait la loi des suspects. Qui jamais pourra savoir pourquoi M. Glais-Bizoin, M. Schœlcher, ont traversé les cellules du Dépôt ? Les ordres d'arrestation tombent au hasard, comme la foudre tombe du ciel. Le 7 avril, M. Kahn, greffier, est de service ; de sa longue écriture renversée, il vient d'écrouer, sous le n° 1801, un certain Victor, arrêté sans motif par ordre du citoyen Chapitel[3], chef de bureau à la Permanence ; subitement l'écriture change, et le n° 1802 est l'écrou de M. Kahn lui-même, que l'on enferme dans la cellule n° 11, sur mandat de Th. Ferré : menaces contre les membres de la Commune, intelligences avec Versailles. Il reste détenu jusqu'au 16 mai. Parfois le registre fait des révélations intéressantes et affirme, d'un mot, la vérité de certains faits qui jadis avaient été niés énergiquement. — 2 mai ; C... (Eugène), cordonnier, a dénoncé, sous l'Empire, le complot des bombes. Ceci est un aveu qu'il eût été plus prudent de retenir. Certains ordres ont une valeur plaisante qu'il ne faut point dédaigner : Ordre au Directeur du Dépôt de mettre en liberté les nommés Paul (Pierre), Charrette (Jean), Pottier (Joseph) ; aprest en quette faite, il ne sont point coupable de ce qu'ils étaient inculpés ; Paris, le 2 avril 1871 ; le Commandant de place ; Decouvrant ; contresigné ; Général E. Duval.

La situation des personnes incarcérées était devenue inquiétante depuis le 5 avril. Jusque-là on croyait à une sorte d'abus d'autorité commis par esprit de taquinerie et par ignorance ; mais alors il fallut changer d'opinion, regarder les choses en face et comprendre ce qu'elles cachaient. L'issue du combat du 3 avril, de la fameuse sortie en masse, avait exaspéré la Commune, qui reconnaissait du même coup sa faiblesse congénitale et la force de ce grand parti des honnêtes gens que l'on n'attaque pas toujours en vain. Elle eut immédiatement recours aux mesures excessives ; se sentant perdue dans un avenir plus ou moins prochain, elle voulut appuyer sa débilité sur la terreur. Elle fit afficher une proclamation et un décret qui remplirent Paris de stupeur :

Les coupables, vous les connaissez ; ce sont les gendarmes et les sergents de ville de l'empire, ce sont les royalistes de Charrette et de Cathelineau qui marchent contre Paris au cri de vive le roi, et le drapeau blanc en tête. Le gouvernement de Versailles se met en dehors des lois de la guerre et de l'humanité.... Toujours généreux et juste, même dans sa colère, le peuple abhorre le sang comme il abhorre la guerre civile, mais il a le droit de se protéger contre les attentats sauvages de ses ennemis, et, quoiqu'il lui en coûte, il rendra œil pour œil et dent pour dent.... Puis suivait le décret : Article 4. Tous accusés retenus par le verdict du jury d'accusation seront les otages du peuple de Paris. — Article 5. Toute exécution d'un prisonnier de guerre ou d'un partisan du gouvernement régulier de la Commune de Paris sera sur-le-champ suivie de l'exécution d'un nombre triple des otages retenus en vertu de l'article 4, et qui seront désignés par le sort.

C'est sur la proposition de Raoul Rigault, de Th. Ferré, de Gabriel Ranvier, que cette motion fut adoptée. La proclamation qui précède le décret est signée : La Commune de Paris ; c'était affirmer que la Commune entière revendiquait la responsabilité de cet acte, mais c'était aussi se rappeler que les collectivités ont plus de chances que les individualités de demeurer irresponsables. C'est dans ce document que le mot otage est prononcé officiellement pour la première fois ; tous les individus qui furent arrêtés comme tels l'ont été en vertu de mandats invariablement signés par Th. Ferré ou par Raoul Rigault. Celui-ci les appelait ses détenus personnels et ne tolérait pas que l'on parlât de les mettre en liberté.

Il n'en était pas tout à fait ainsi pour les individus arrêtés sur l'ordre du délégué à la justice, qui se nommait Eugène Protot, et dont les comparses de la magistrature improvisée par la Commune ne paraissent pas avoir toujours respecté les décisions. Plus d'un genre d'accommodement fut possible avec les agents inférieurs de ce gouvernement peu scrupuleux. On avait installé quelques juges d'instruction au Palais de Justice, acteurs d'arrière-plan dans la tragédie que l'on jouait, pris on ne sait où et ignorant tout de la jurisprudence, jusqu'à son nom. Parmi ces gaillards, qui auraient dû étudier le code d'instruction criminelle pour leur propre compte, il en est un qui ne fut point bête. C'était un gros garçon d'une trentaine d'années, à face débonnaire, sceptique en toute chose, se souciant médiocrement de la Commune et de Versailles, ne trouvant dans cette aventure que l'occasion de passer quelques bons moments, point farouche, encore moins cruel, et ne dédaignant pas de rendre quelquefois service. Il n'était pas insensible aux sollicitations des jolies femmes et avait découvert que la loi, dans certains cas, autorise les magistrats à mettre, sous caution, les prévenus en liberté provisoire.

Ce fut une révélation féconde pour ce pauvre diable, qui avait traversé la Caisse des dépôts et consignations et n'en était pas sorti les mains nettes. Toutes les fois qu'il le put, qu'il ne se sentit pas trop directement sous les yeux de Raoul Rigault et de Ferré, il signa un ordre de mise en liberté sous caution. Seulement la caution, qui variait entre 500 francs et 2.000 francs, était déposée sur son bureau ; prudemment il n'en donnait jamais de reçu et oubliait toujours de la déposer entre les mains de l'autorité compétente, ce qui lui a permis d'avoir la poche suffisamment garnie lorsqu'il décampa après la chute du gouvernement dont il avait représenté la justice. Il ne manquait pas de complaisance pour quelques-uns de ses amis et s'employait volontiers aux négociations délicates. Par son entremise, un notaire de Paris, écroué au Dépôt le 5 mai, transféré le 8 à Mazas, recouvra la liberté le 13, après avoir prêté 5.000 francs à une personne qui paraît en avoir eu besoin.

Les gens de la Commune n'ont point failli aux traditions de la Terreur ; ils ont arrêté leurs adversaires, mais ils se sont bien gardés de ne pas s'arrêter les uns les autres. Le premier qui apparaît sur les registres d'écrou, c'est Charles Lullier. Le 23 mars, il est envoyé au Dépôt, sans motif, mis au secret et placé dans la cellule n° 26. Le 18 mars cependant il était général en chef des forces insurrectionnelles ; pour lui aussi la roche Tarpéienne avait été près du Capitole. Celui-là n'appartient pas à l'histoire, il revient de droit à la pathologie mentale ; sa place eût été dans un de nos asiles d'aliénés. Il n'en fut pas moins incarcéré par l'ordre et par les soins de ses amis du Comité central. Pourquoi ? il est bien difficile de le savoir ; parce qu'il ne s'était pas emparé à temps du Mont-Valérien, racontent les uns ; parce qu'il a dit de désagréables vérités au Comité, répondent les autres ; parce qu'il est fou, parce qu'il a voulu se jeter par les fenêtres et qu'il a fallu le protéger contre lui-même, réplique le Comité centrai. Quoi qu'il en soit, il était au Dépôt, et y restait. Il eut l'esprit de n'y pas rester longtemps.

Le 29 mars, on enferma dans la cellule n° 24, voisine de la sienne, un jeune homme nommé Emile Le Beau, qui avait momentanément dirigé le Journal officiel de la Commune ; ils se connaissaient, car dans une lettre, rendue publique, Lullier l'appelle son secrétaire. Ils purent sans doute communiquer entre eux par leurs portes complaisamment entr'ouvertes ; ils se concertèrent et, dans la nuit du 3 avril, ils s'en allèrent bras dessus bras dessous. Lullier avait son costume de général en chef, son costume de bataille ; les sentinelles postées dans la cour du Dépôt lui présentèrent les armes ; c'est un homme bien élevé, il rendit le salut militaire. Le lendemain matin, on fut très surpris en constatant cette double évasion. Elle était cependant fort simple. Garreau, en prenant la direction, avait amené avec lui un de ses amis nommé Lécolle, qu'il avait installé comme surveillant, avec la mission secrète de lui rendre compte de la conduite des gardiens. Lécolle, circonvenu par Lullier, avait ouvert la porte de l'infirmerie spéciale des aliénés, qui communique d'une part avec le Dépôt, d'autre part avec l'extérieur, et avait ainsi rendu la liberté aux deux prisonniers.

Lullier n'était pas content ; il exhala sa mauvaise humeur dans une lettre adressée au journal le Mot d'Ordre : ... J'ai été mis au secret au moment où Paris a besoin d'hommes d'action et de praticiens militaires. Le Dépôt est transformé en prison d'État, et les précautions les plus rigoureuses sont prises contre les détenus... A cette heure j'ai 200 hommes dévoués qui me servent d'escorte, et trois bons revolvers chargés dans mes poches... je suis bien décidé à casser la tête au premier venu qui viendra pour m'arrêter. On savait Lullier incapable de manquer à sa parole, on se le tint pour dit. Emile Le Beau profita aussi de sa liberté pour parler au peuple ; le 15 avril il fit afficher une proclamation dans laquelle il demandait que l'on confisquât la fortune des impérialistes, qui se montait à environ 40 milliards.

Adolphe-Alphonse Assi, un des associés les plus influents de l'Internationale et qui dans les dernières années de l'Empire avait eu la spécialité des agitations parmi les ouvriers des forges du Creuzot, membre de la Commune, délégué à la commission de sûreté générale, président du Comité central, presque dictateur, commandant militaire de l'Hôtel de Ville, est amené au Dépôt le 1er avril sur l'ordre du général Duval, contresigné Raoul Rigault. Il avait eu l'imprudence de soutenir, au conseil de la Commune, que celle-ci outrepassait ses pouvoirs et mentait à son programme, qui, se limitant aux libertés municipales, n'avait jamais fait même allusion aux choses du gouvernement général dont on s'emparait. Il n'en fallut pas plus pour exaspérer les jacobins et les hébertistes ; Assi fut traité de réactionnaire ; on lui fit comprendre, à mots peu couverts, qu'on le soupçonnait d'avoir été agent secret de M. Rouher, et sur l'injonction de Delescluze on le mit en cellule. Il ne s'y tint pas tranquille ; c'était un homme exalté, poseur, ivre d'orgueil comme la plupart des fruits secs du socialisme, et d'humeur naturellement violente. La claustration et la solitude du secret augmentèrent singulièrement ses instincts irascibles ; il appelait les surveillants à toute minute, faisait venir le directeur et demandait des juges. On lui répondait qu'il n'y en avait plus, et il avait tort de ne pas le croire. Le Dépôt fut enfin débarrassé de cet énergumène de vingt-sept ans, qui à lui seul faisait plus de bruit que tous les autres détenus ; le 6 avril on le transporta à la Grande-Roquette ; il en sortit le 11 pour être interné sur parole dans l'Hôtel de Ville et devenir aussitôt après directeur du comité des subsistances.

Quel qu'eût été le sort de la Commune, Lullier et Assi n'y auraient jamais été que des sous-ordres, l'un à cause de sa nature intempestive et mobile, l'autre à cause de son ignorance et de sa vanité. Le 2 avril, le lendemain du jour où Assi avait été écroué, la veille de celui où Lullier devait s'évader, le personnel fut surpris de voir arriver Louis-Nathaniel Rossel, arrêté sur mandat du commandant de la place de Paris pour cause politique. Celui-là passait pour un homme de valeur ; du moins il en avait l'apparence, apparence trompeuse et qui cachait une vacuité profonde où s'agitaient des rêveries sans but et des projets sans formule. Il ne fut pas longtemps maintenu en prison. Dès le 3 avril Raoul Rigault le fit délivrer.

Selon lui, il avait été arrêté pour avoir essayé d'introduire quelque discipline dans l'armée de la fédération ; selon le Comité central, qui l'envoya sous les verrous, on s'en était débarrassé parce que l'on avait pressenti qu'il visait à la dictature ; quelques bons apôtres ont prétendu, après la défaite de la Commune, qu'ils avaient cherché à l'annihiler parce que sa science militaire et ses connaissances spéciales lui permettaient de tenir en échec l'armée française ; c'est grand honneur qu'on lui faisait et gros mensonge que l'on proférait. Il avait été arrêté simplement parce que sa nature cassante n'avait point paru se plier aux flagorneries qui seules plaisaient aux maîtres du jour. Raoul Rigault prit sur lui de lever son écrou ; il devança de la sorte une décision qui n'était point douteuse, car la Commune se serait hâtée de rendre à la liberté un homme vers lequel elle regardait avec complaisance et qui tranchait singulièrement sur les Duval, les Eudes, les Bergeret, les Lisbonne, et autres grosses épaulettes de pacotille révolutionnaire, dont elle était plus embarrassée que satisfaite.

Rossel avait du reste, comme l'on dit, donné des gages. Dans l'armée sous Metz, il s'était montré un des plus mécontents ; il avait fomenté son petit complot et avait même expédié des ordres, comme un dictateur improvisé. Évadé après la capitulation, il était venu se mettre à la disposition de la délégation de Tours, avait laissé entrevoir des prétentions excessives et avait poussé la naïveté jusqu'à faire comprendre qu'il se chargerait volontiers de la direction des opérations militaires. Il fut deviné ; on reconnut en lui un homme à la fois violent et indécis, sans opinions bien assises et dévoré par une ambition dont l'intensité s'ignorait peut-être elle-même. Néanmoins on le nomma colonel d'emblée, mais on le chargea d'une mission qui devait le tenir éloigné de la guerre proprement dite. Rossel se crut méconnu et fut pris de haine pour les gouvernements, réguliers ou non, qui dédaignaient les capacités extraordinaires qu'il s'attribuait ; être colonel du génie à vingt-cinq ans ne lui suffisait pas. Son caractère apparaît dans les lettres qu'il écrit à cette époque : J'ai vu des préfets assez variés et des généraux assez uniformes ; les préfets tous avocats, les généraux tous empaillés. Le 19 mars 1871, il était au camp de Nevers ; il adresse sa démission au ministre de la guerre[4] et accourt à Paris se mettre aux ordres du Comité central ; immédiatement il obtient à l'élection le grade de chef de la 17e légion. Il fut incarcéré, comme nous venons de le dire, mais cela ne nuisit pas à sa fortune, puisque le 13 avril il est nommé chef d'état-major au ministère de la guerre. Servir sous Cluseret dut lui paraître humiliant, car il ne professait pour les talents de celui-ci qu'une estime fort restreinte.

Rossel se croyait doué de facultés militaires exceptionnelles ; or il était tout, excepté soldat. Il eût pu être un écrivain spécial, un géomètre, un mathématicien, un savant, mais il n'aurait jamais pu être un homme d'action ; hésitant et troublé devant le fait, il était incapable de mener à bonne fin une opération de guerre. Deux fois il s'essaya sous Paris contre les troupes de Versailles, et deux fois sans initiative, sans énergie, il fut franchement ridicule. Les combinaisons plaisaient à son esprit, qui s'en repaissait ; il rêvait et n'agissait pas. Cela ne l'empêchait pas d'aspirer aux destinées les plus hautes ; dans ses visions, il avait aperçu le profil du général Bonaparte, il avait entendu le hail des sorcières de Macbeth. Il croyait que le troupeau humain était fait pour lui obéir et s'estimait de force à le guider. Il s'était composé une attitude qu'il ne démentit jamais en public ; hautain avec ses inférieurs, dédaigneux avec ses supérieurs, il s'appliquait à écrire des lettres publiques insolentes et concises, où les lettrés sentent une recherche d'imitation qui n'est pas de bon aloi. C'est un homme de bronze, disait-on. C'était un homme oscillant, timide, mécontent des autres, mécontent de lui-même, et qui s'ouvrait parfois dans des épanchements intimes dont toute trace n'est pas perdue. La lettre suivante fait foi de l'état de son âme. Ministère de la guerre. Mes bien-aimés, je suis horriblement fatigué de tout cela, vous n'en serez point étonnés. Aussitôt une révolution faite, un groupe d'incapables s'en empare, chacun demande des fonctions ; on a de la sorte un gouvernement républicain sans républicains, un gouvernement révolutionnaire sans révolutionnaires. Le pays n'est plus qu'un vaste fromage de Hollande où chacun se construit son petit ermitage. Je vais aux avant-postes faire un tour ; si je suis blessé, je me trouverai honorablement dispensé de continuer. Je vous embrasse, je vous aime et je vous regrette. — L. ROSSEL. 17 avril 1871, trois heures après midi. Son rôle lui pesait et lui plaisait ; il ne sut ni l'accepter, ni le rejeter ; aveuglé par l'ambition, il s'était égaré dans une impasse où il devait nécessairement périr.

Lorsque la Commune, soupçonneuse de sa nature, comme tous les gouvernements incapables, eut révoqué Cluseret, Rossel fut nommé délégué à la guerre. C'est là que le personnage se dessine et laisse deviner aux moins clairvoyants le but qu'il cherche à atteindre. Il se soumet en apparence au contrôle administratif du Comité central et rend compte à la Commune de ses opérations militaires ; il flatte ces deux pouvoirs rivaux et s'appuie sur l'un afin de neutraliser l'autre ; il rêve de les absorber tous les deux, de vaincre l'armée de Versailles, de devenir l'idole du peuple délivré par lui et d'entendre crier : Ave, Cæsar ! Ce rêve ne fut pas long, car il était prématuré. Rossel, qui cependant était instruit, ignorait que toute révolution, à son début, obéit à la force centrifuge et qu'il lui faut bien du temps, bien des malheurs, bien des revers pour qu'elle en arrive à s'absorber dans un seul homme ; faute d'avoir connu cette loi inscrite à chaque page de l'histoire, il prit la mauvaise route et arriva au précipice plus rapidement encore que ses éphémères et médiocres prédécesseurs.

Il avait acquis dans l'armée régulière des habitudes de discipline et de commandement qui se trouvaient choquées par les étranges soldats qu'il avait à diriger ; il essayait, des réformes et poussa l'aberration jusqu'à vouloir faire passer des examens techniques aux officiers fédérés. On pourra juger du degré d'instruction des officiers qui caracolaient alors dans Paris par la note suivante, que je copie sur l'original ; elle émane du commandant des Enfants du Père Duchêne : Citoyen se la mest impossible de pouvoir solder cest voiture puisque je n'aie aucune solde des officier puis qu'ils ont disparut depuis 4 jours cela est hors de ma porter ; je vous salut. — SANSON. Les officiers furent mécontents à la pensée que l'on pourrait leur demander autre chose que de porter des galons, de boire de l'eau-de-vie et d'aller au feu ; ils déclarèrent, sans circonlocution, que Rossel était un propre à rien. C'était le vrai mot ; il ne pouvait rien faire ni avec les éléments qu'il avait en mains, ni avec sa perpétuelle hésitation en présence de l'action.

Il sentait qu'il était fourvoyé, mais il n'en voulait démordre, comptant sur un hasard heureux et n'osant peut-être reculer, car il s'était fermé les voies du retour. Du reste, il jugeait bien les hommes. Je cherchais des patriotes, a-t-il écrit, et je trouve des gens qui auraient livré les forts aux Prussiens plutôt que de se soumettre à l'Assemblée ; je cherchais la liberté, et je trouve le privilège installé à tous les coins de rue ; je cherchais l'égalité, et je trouve la hiérarchie compliquée de la fédération, l'aristocratie des anciens condamnés politiques, la féodalité des ignares fonctionnaires qui détenaient toutes les forces vives de Paris... Ces gueux d'officiers de la Commune, trinquant au comptoir avec quelque sergent, gueux déguisés en soldats et qui transforment en guenilles l'uniforme dont on les a affublés... drôles qui prétendaient affranchir le pays du régime du sabre et qui ne pouvaient qu'y substituer le régime du delirium tremens. Il y avait à peine huit jours qu'il était ministre de la guerre et commandant en chef, que déjà le dégoût le noyait. Le 9 mai, il envoya sa démission au Comité de salut public par une lettre qui se termine ainsi : Je me retire et j'ai l'honneur de vous demander une cellule à Mazas. On se préparait à déférer à son désir, lorsqu'il se ravisa et disparut.

Il se cacha et put se soustraire aux investigations de la Commune, qui le cherchait encore lorsque l'armée française reprit possession de Paris. Sa retraite fut découverte dans les premiers jours du mois de juin. Traduit devant le troisième conseil de guerre, présidé par un colonel du génie, il s'entendit condamner à la peine capitale. Sa mort fut un peu hésitante. Il retenait à ses côtés, il rappelait le pasteur protestant qui adoucissait pour lui les dernières affres. On fut obligé de lui dire que ses lenteurs étaient une aggravation de peine pour ses compagnons de supplice. Il cherchait à prononcer quelque parole que l'histoire pût recueillir, il ne trouvait rien, et se contenta de dire qu'il reconnaissait que ses juges avaient fait leur devoir ; c'est le mot du moine de Saint-Bruno : Justo judicio damnatus sum.

 

III. — LES PREMIÈRES EXECUTIONS.

Le parfumeur Fouet remplace le serrurier Garreau. — Le harem de Rigault et consorts. — Georges Veysset. — Intermédiaire entre Versailles et Paris. — Quatre domiciles. — Les batteries de Montmartre. — Le général Dombrowski. — Traité secret. — Hutzinger. — Dernière entrevue. — Arrestation de Veysset. — Les fortifications dégarnies. — Dombrowski est tué. — L'entrée des troupes françaises dans Paris. — Lenteurs des mouvements et résultat déplorable. — Dispositions prises pour incendier et faire sauter la Préfecture de police. — Jean Vaillot. — Son ordre d'exécution. — Il est fusillé. — Les progrès des troupes françaises. — Paris brûle ! — L'ensemble des opérations militaires. — Théophile Ferré et le peloton d'exécution. — Assassinat de Georges Veysset.

 

A la fin d'avril, Garreau, envoyé à la direction de Mazas, fut remplacé au Dépôt par un parfumeur boiteux, nommé Eugène Fouet, qui, tout en promenant sa claudication dans les couloirs, devait se demander pourquoi il avait passé de la manipulation des pommades à une fonction administrative. Pour parvenir à celle-ci, il avait fait un stage rapide au cabinet de Raoul Rigault, en qualité de commissaire de police. Le contact avec le chef de la sûreté générale n'avait point modifié son caractère ; c'était un homme inoffensif, toujours revêtu du costume civil agrémenté d'une écharpe rouge, sans brutalité pour les détenus, et laissant de l'initiative à son personnel. Il ne s'exalta que dans les derniers jours, lorsque déjà l'insurrection était attaquée dans Paris ; il brandissait alors un pistolet, en portait un autre à la ceinture et parlait volontiers de brûler la cervelle à tout le monde ; mais, malgré ses menaces, il fit plus de bruit que de mal. Il ne se faisait pas néanmoins une grave idée du devoir professionnel, car sous sa direction des faits se produisirent au Dépôt qu'il est assez difficile de qualifier. Le soir, vers neuf ou dix heures, des employés au cabinet du délégué à la Préfecture de police se présentaient au greffe munis de mandats d'extraction indiquant certaines jeunes femmes incarcérées ou amenées dans la journée de Saint-Lazare. On les remettait à l'envoyé de Cournet, de Rigault ou de Ferré, qui les ramenait le lendemain matin en les faisant réintégrer en prison. Le Dépôt était donc une sorte de harem bien fourni, où les pachas de la sûreté choisissaient quelques compagnes de souper. La dernière extraction de ce genre eut lieu le 20 mai et comprenait cinq jeunes filles nominativement désignées.

Pendant la durée de la Commune, on compte, rien que pour les hommes, 3.632 entrées au Dépôt, du 18 mars au 23 mai 1871 ; ce jour-là, la prison de la Préfecture de police reçoit son dernier détenu, Hélouin (Joseph), brasseur, qualifié d'agent bonapartiste. C'est, du reste, la qualification que l'on donnait habituellement aux gens arrêtés sans motif. Celui-là était un inconnu sans importance ; mais le 21 mai le Dépôt s'était refermé sur un personnage qui paraît s'être activement mêlé aux événements où Paris trouva sa délivrance. Sous le n° 3440, on écroue Jean Veysset, agriculteur, âgé de cinquante-neuf ans : espion à garder avec soin à la disposition de Ferré. C'était là une précieuse capture pour la Commune ; elle venait de mettre la main sur un homme énergique, qui avait risqué sa vie pour faciliter l'entrée de Paris aux troupes de Versailles, et qui avait réussi.

Il était soupçonné, surveillé depuis longtemps par les agents secrets de Raoul Rigault et de Ferré ; mais il avait dépisté toute recherche jusqu'au jour où, livré par une portière âpre au gain, il était tombé entre les griffes de. Théophile Ferré. Déjà, dans la nuit du 11 au 12 mai, des Vengeurs de Flourens escortant un commissaire de police avaient envahi son domicile, rue de Caumartin, et ne l'y trouvant pas, avaient conduit sa femme, Mme Forsans-Veysset, au délégué à la sûreté, qui l'avait fait écrouer au Dépôt. Connaissant la périlleuse négociation que dirigeait son mari, elle avait tout à redouter, se sentait trop près de la Préfecture de police et voulut s'en éloigner. Moyennant une somme de 3000 francs, remise à un membre important de la Commune, elle obtint d'être transférée à Saint-Lazare, où elle fut placée à la pistole avec les femmes des sergents de ville incarcérées.

M. Veysset avait été inscrit sur le registre du Dépôt avec le prénom de Jean ; en réalité, il se nommait Georges. Chargé pendant le siège d'une partie de l'approvisionnement de Paris, il avait entretenu de fréquentes relations avec les membres du gouvernement de la Défense nationale, relations que l'armistice et la paix n'avaient point brisées. Il rêva de devenir, après le 18 mars, l'intermédiaire entre la Commune et le gouvernement de Versailles, de façon à éviter la lutte que l'on redoutait et à remettre Paris à des mains légitimes. Le gouvernement régulier ne repoussa point ses offres et l'engagea à poursuivre l'accomplissement de son projet. Il avait été question d'abord d'opérer une diversion dans Paris ; plusieurs chefs militaires de la Commune furent tâtés, ne se montrèrent pas trop rebelles, et peut-être aurait-on essayé d'atteindre de cette façon un résultat sérieux, lorsque le gouvernement de Versailles, modifiant ses intentions premières, engagea Georges Veysset à pratiquer un chef de troupes fédérées et à obtenir l'abandon d'une ou de deux portes de l'enceinte fortifiée.

Pour mieux déjouer les recherches de la police, où M. Veysset n'ignorait pas que Raoul Rigault excellait, il avait sept appartements différents à sa disposition. Il changeait donc constamment de domicile, mais les conciliabules les plus importants se tenaient ordinairement rue de Madrid, n° 29, ou rue de Douai, n° 3. C'était un homme habile, généreux comme ceux qui savent payer les consciences, et qui rendit à l'armée française le service d'acheter les batteries de Montmartre. Pour bien lui prouver que le marché était loyal, on encloua les pièces de canon sous ses yeux ; il versa la somme convenue ; 10.000 fr. Le 14 mai, les batteries de Montmartre tuèrent une soixantaine de fédérés à Levallois-Perret, et le Journal officiel du lendemain dit avec modestie : Le tir n'est pas encore bien juste.

Ce n'était là qu'une sorte d'intermède à la négociation principale qui suivait son cours. Il s'agissait d'enlever le général Dombrowski à la Commune, et, en échange de sa défection, de lui fournir les moyens de quitter la France en emportant avec lui une somme qui serait presque une fortune. Une lettre écrite par un des principaux personnages du gouvernement de Versailles, en date du 10 mai, enjoignait à Veysset d'en finir coûte que coûte avec Dombrowski. Un traité fut conclu comme entre puissances de force égale. Toute la ligne des fortifications depuis la porte du Point-du-Jour jusqu'à la porte Wagram serait remise à l'armée régulière. Le gouvernement de Versailles, de son côté, payait à Dombrowski et à son état-major une somme de 1 million 500.000 francs et leur accordait à tous un sauf-conduit qui leur permettrait de quitter Paris. La somme devait être payée en billets de la Banque de France ou en papier sur la maison Rothschild de Francfort[5]. Veysset, après l'arrestation de sa femme, s'était réfugié à Saint-Denis, à l'hôtel du Lapin blanc. C'est là qu'il recevait un certain Hutzinger, officier et confident de Dombrowski. Le contrat devait être mis à exécution le 20 mai.

Ce jour-là, Hutzinger avait rendez-vous avec Veysset, sur la zone neutre de Saint-Ouen, pour déterminer les dernières dispositions à prendre. Veysset fut amené au lieu désigné par M. Planat, député ; il s'aboucha avec Hutzinger. Dombrowski avait prescrit toutes les mesures nécessaires ; Hutzinger avait fait retirer les artilleurs et cesser le feu ; les bataillons fédérés devaient se replier après avoir abaissé les ponts-levis, sous prétexte de faciliter la sortie du général, qui désirait faire une inspection extérieure ; un colonel Mathieu acquis au complot restait chargé de l'exécution de ces ordres. Hutzinger et Veysset convinrent de tout ; 20.000 francs destinés aux premiers frais de départ et qui devaient être remis à Dombrowski aussitôt après l'entrée de nos troupes dans Paris, furent montrés à Hutzinger par Georges Veysset qui les avait en portefeuille. Hutzinger remonta à cheval pour s'éloigner ; au moment où Veysset se préparait à rejoindre M. Planât, qui l'attendait dans sa voiture, il fut arrêté et conduit à Paris. Il avait été livré par une femme Müller, qu'il avait été forcé d'employer comme intermédiaire entre Hutzinger et lui[6].

Le malheureux qui avait réussi à faire dégarnir les fortifications et à permettre le passage aux troupes régulières entrait au Dépôt le jour même où celles-ci, averties par M. Ducatel, pénétraient dans Paris. Dombrowski, se croyant trahi par Veysset, désespéré de se sentir abandonné, se voyant soupçonné par les officiers qu'il avait associés à son œuvre, opéra sa retraite. Le 23 mai, en passant devant une barricade du boulevard Ornano, il fut atteint au creux de l'estomac d'un coup de feu tiré par une femme et ne tarda pas à mourir ; on lui fit de pompeuses funérailles au Père-Lachaise, et l'on faillit fusiller, près de son cercueil, un fossoyeur qui ne témoignait pas une douleur suffisamment patriotique[7].

Le 22 mai, les détenus du Dépôt entendirent une lointaine canonnade et ne tardèrent pas à apprendre que la bataille était engagée dans Paris. Ils eurent l'espoir d'être promptement délivrés, car ils étaient persuadés que les troupes françaises allaient précipiter leur marche en avant ; ils partageaient l'illusion de tous les Parisiens et l'opinion, assurément fort désintéressée, des insurgés historiographes. Si la plus belle armée que la France ait jamais eue, dit Lissagaray (Histoire de la Commune), poussait droit devant elle par les quais et les boulevards totalement vierges de barricades, d'un seul bond, sans tirer un coup de fusil, elle étranglerait la Commune. — Il est probable, a écrit Rossel, que l'armée aurait pu, en se développant immédiatement, occuper dans la matinée (du 22) la ville proprement dite. — Si les Versaillais avaient eu quelque audace, quelque courage, dit Arthur Arnould (Paris et la Commune), ils auraient pu pendant la nuit et la matinée, par une pointe hardie, occuper les trois quarts de Paris, presque sans coup férir. D'autre part, un historien militaire dévoué à la cause du gouvernement français a dit : Si l'armée avait pu, dans la journée et la nuit du lundi, continuer, sans tarder d'une heure, d'une minute, son mouvement offensif dans Paris, il est à peu près certain qu'elle eût traversé sans efforts tous ces essais de barricades encore informes et faibles[8]. Ceci était vrai le dimanche soir 21 et le lundi 22 ; le lendemain tout avait bien changé, et Paris comptait cinq cent quatre-vingt-deux barricades, qu'il fallut enlever une à une, ce qui exigea assez de temps pour permettre les incendies et les massacres. Afin d'avoir la certitude d'éviter un échec qui aurait eu d'incalculables conséquences, on avança avec une prudence extrême, conformément à un plan déterminé et de l'exécution duquel il ne fut plus possible de s'écarter au bout de vingt-quatre heures de combat.

Le nombre des détenus (hommes) était tel au Dépôt, que l'on avait été obligé de les réunir non seulement dans les cellules et les salles communes que le règlement leur attribue, mais qu'on les avait enfermés dans les salles communes réservées aux femmes. Celles-ci étaient parquées au premier étage dans ce que l'on appelle l'annexe, section séparée où l'on place de préférence les jeunes filles que l'on veut isoler. Cette partie de la prison, composée de cellules précédées d'un couloir, prenait jour alors sur une petite cour où s'allongeait la galerie en bois qui mettait en communication les services administratifs de la Préfecture de police avec le cabinet du préfet. Une distance d'un mètre ne séparait pas cette galerie en planches des fenêtres de l'annexe. Les prisonnières ne se doutaient pas qu'à deux pas d'elles on se disposait à brûler la prison où elles étaient incarcérées et les bâtiments qui l'entouraient.

Le 22 mai, vers six heures du matin, un capitaine fédéré, faisant fonction de commandant de place à la Préfecture de police, avait visité les caves et les sous-sols de la Préfecture ; il exécutait les ordres qu'il avait reçus directement de Ferré. Il rechercha les endroits propices à recevoir les amas de munitions et les tonneaux de poudre destinés à faire sauter les bâtiments d'administration. Les emplacements, choisis avec discernement, furent une partie des caves, le poste des officiers de paix situé à l'angle de la place Dauphine, près de la porte principale, le poste de la brigade des mœurs et celui de la cinquième brigade des recherches établis à droite et à gauche de la Permanence, rue de Harlay-du-Palais. Le capitaine s'était fait guider dans cette excursion par un employé subalterne de la Préfecture, qu'il fit immédiatement arrêter et conduire au Dépôt, car c'était là un témoin qu'il était bon de supprimer jusqu'à l'heure du dénouement.

Ce même jour, lundi 22, vers quatre heures du soir, un peloton de Vengeurs de Flourens, reconnaissables à leur képi blanc, amena au Dépôt un homme vêtu en fédéré, qui fut écroué sous le nom de Jean Vaillot, âgé de vingt-huit ans. Le surveillant de service, pour le soustraire aux mauvais traitements dont on l'accablait, le fit rentrer dans la cellule n° 115. Les hommes qui l'avaient escorté restèrent en groupe, dans la cour, devant la porte de la prison, semblèrent se concerter entre eux, envoyèrent un des leurs dans la direction de la Préfecture de police, où Ferré se tenait en permanence en qualité de délégué à la sûreté générale, et attendirent. Pendant ce temps Vaillot écrivait une lettre longue et diffuse par laquelle il réclamait une somme de cinq francs qui lui avait été enlevée au moment de son arrestation. Quel était ce Jean Vaillot ? Un fédéré récalcitrant ? un garde national compromis dans ce que la Commune a appelé la conspiration des brassards ? un des cent cinquante artilleurs que le gouvernement de Versailles avait déguisés et fait entrer secrètement dans Paris ? Nous n'avons jamais pu le savoir d'une façon positive. Le messager expédié par les Vengeurs de Flourens revint, agitant un papier qu'il montra à ses camarades. Ceux-ci entrèrent au Dépôt et communiquèrent au greffier le mandat dont ils étaient porteurs ; c'était un ordre d'exécution, qu'il est bon de citer pour prouver avec quelle indifférence ces gens-là disposaient de la vie humaine.

La feuille de papier est réglée, comme si elle eût été arrachée à un carnet de comptes. Sans date ; Vengeurs de Flourens ; Ordre est donné de fusiller immédiatement — Vaillot Jean — l'individu pris les armes à la main dans l'affaire du 22 mai 1871[9]. Tout ceci est d'une écriture incorrecte et lourde ; pas de signature, mais une simple griffe rouge[10] ; Le commandant, Greffier ; timbre ; liberté, égalité, fraternité ; bataillon des Vengeurs de Flourens. République française. Par le travers, sous le timbre ; Commune de Paris, délégué à direction générale, comité de sûreté générale, on lit : Le délégué à la sûreté générale n'empêche pas l'exécution ordonnée et au contraire l'approuve. Th. FERRÉ. Vaillot fut remis au peloton qui l'attendait. Lorsqu'il eut pris place au milieu des fédérés, il réclama les cinq francs qu'on lui avait pris ; un des Vengeurs lui répondit ; On va te les rendre, viens avec nous ! — On l'entraîna sur le quai de l'Horloge et on le fusilla. Le greffier écrivit à la colonne du registre d'écrou relatant la destination : Extrait pour être passé par les armes.

C'est cet inconnu qui ouvre la série des meurtres systématiques commis dans les prisons ; celui-ci fut dû à l'initiative des Vengeurs de Flourens ; les autres auront une origine officielle et seront ordonnés par les membres du Comité de salut public réunis en conseil. Il n'en fallait pas moins rappeler que, dès la bataille engagée, la Commune tua tout ce qui lui semblait contraire à sa folie. Elle débute, le 22 mai, par ce pauvre homme ignoré, mais le soir du même jour elle prendra toute précaution pour rassembler, près du dernier refuge qu'elle prévoit, les hommes considérables que, depuis six semaines, elle retient sous les verrous, afin de pouvoir les exécuter à son aise, lorsque le moment fixé par elle sera venu.

Dans la journée du 22 mai, soixante-dix-neuf individus furent écroués au Dépôt ; les motifs d'arrestation sont identiques ; on sent que le péril s'accroît autour de la Commune et que, non sans raison, elle voit des ennemis partout : Insultes à la garde nationale, — propagande contre-révolutionnaire, — refus de travailler aux barricades, — satisfait que Versailles soit à Paris, — connivence avec les jésuites de Versailles. Deux ou trois personnes sont incarcérées sous l'inculpation d'avoir tiré des coups de feu par les croisées contre les fédérés, entre autres M. Tollevatz, propriétaire de l'hôtel Henri IV, situé place Dauphine.

La nuit fut triste au Dépôt ; les derniers détenus avaient apporté des nouvelles de la bataille ; les troupes marchaient prudemment ; maîtresses des terrains excentriques allongés entre les Invalides et les Batignolles, elles prenaient position et ne portaient pas l'attaque à fond vers l'Hôtel de Ville, qui restait la forteresse centrale de la révolte. Les fédérés, de leur côté, ne perdaient point le temps qu'on leur laissait ; partout l'on voyait passer des chariots de munitions ; l'ancienne banlieue, Ménilmontant, la Villette, Belleville, Charonne, les quartiers situés entre Ivry et Montparnasse envoyaient leurs contingents vers le centre de Paris, où des barricades s'élevaient à tout coin de rue. Les membres de la Commune s'étaient rendus dans leur arrondissement respectif ; le Comité de salut public et la délégation de la guerre siégeaient seuls à l'Hôtel de Ville.

La journée du 23 fut relativement calme ; onze individus arrêtés furent amenés ; c'était un chiffre bien restreint ; la vigilance de Ferré et celle de Raoul Rigault étaient occupées à d'autres soucis. On était silencieux ; dans les salles communes on parlait à voix basse ; nul bruit dans les cellules ; les surveillants, inquiets, mais résolus, se promenaient dans les couloirs ; parfois un greffier sortait, allait jusque sur le quai de l'Horloge, prêtait l'oreille et entendait la fusillade encore éloignée. Il rentrait ; on lui disait : Eh bien ? Il répondait : On se bat toujours, et tout rentrait dans cette sorte d'apaisement troublé qui précède les grands périls. Lorsque la nuit vint, les détenus des salles communes, qui machinalement regardaient par les fenêtres, aperçurent des lueurs rouges que les nuages semblaient emporter dans leur course ; ils crièrent : Paris brûle ! On se tassait auprès des croisées pour mieux voir ; des surveillants, des greffiers allèrent jusque sur le Pont-Neuf et furent terrifiés. La Seine, comme un fleuve de pourpre, coulait entre deux brasiers ; à droite les Tuileries étaient en flammes ; à gauche le palais de la Légion d'Honneur, la Cour des comptes, la Caisse des dépôts et consignations, la rue de Lille, la rue du Bac brûlaient. Place Dauphine, rue de Harlay-du-Palais, sur les trottoirs, sur le terre-plein du Pont-Neuf, des fédérés dormaient, couchés pêlemêle. Au milieu des ténèbres éclairées par l'incendie, la bataille se reposait ; deci, delà un coup de fusil tiré par quelque sentinelle troublait le silence de la nuit, ou l'on entendait le murmure des flammes qui montaient vers le ciel.

Dès l'aube du mercredi 24 mai, la canonnade recommença. L'île de la Cité était entourée d'un demi-cercle de combats ; malheureusement les deux bras de la Seine la protégeaient et lui faisaient un rempart que l'armée régulière fut lente à franchir. Celle-ci avançait avec sûreté. Sa gauche dépasse le Louvre, le Palais-Royal, la Banque, s'arrête devant la résistance de la pointe Saint-Eustache, mais gagne du terrain vers le square Montholon et la gare du Nord ; sa droite file par les rues d'Assas et de Notre-Dame-des-Champs ; elle touche au Val-de-Grâce et menace le Panthéon. Le mouvement concentrique se dessine ; le pivot des opérations est la butte Montmartre, ce fameux mont Aventin, qui la veille a été lestement enlevé vers une heure de l'après-midi. La facilité avec laquelle fut occupée cette forteresse réellement redoutable eut peut-être pour principale cause les négociations que Georges Veysset avait dirigées. L'heure de ce malheureux était près de sonner, il allait périr victime de son dévouement à la cause dont il avait préparé le triomphe.

A huit heures du matin, Théophile Ferré, conduisant un peloton choisi parmi les Vengeurs de Flourens, s'arrêta devant la cour du Dépôt. Il était vêtu d'un léger paletot gris à collet de velours noir et tenait en main une badine dont il fouettait son pantalon. Il se tourna vers sa troupe et dit : Tous les sergents de ville, tous les gendarmes, tous les calotins doivent être fusillés sur place ; je compte sur vous. Deux jeunes fédérés déclarèrent qu'ils voulaient bien se battre, mais qu'ils ne voulaient pas faire si laide besogne. Ferré les traita de lâches ; leurs camarades les appelèrent fainéants ; ils ne répondirent mot et se retirèrent.

Suivi de ses hommes, Ferré entra au Dépôt ; les fédérés restèrent dans le vestibule que l'on appelle le grand guichet. Ferré pénétra dans le greffe, envoya chercher le directeur, et lui ordonna de faire amener Veysset. Au bout de quelques minutes, Veysset parut sous la conduite d'un surveillant. Envoyant des hommes armés, en reconnaissant Ferré, il devina le sort qui l'attendait. Il fit bonne contenance et dit : Lorsque j'ai été arrêté, j'avais 20.000 francs sur moi, je désire savoir ce qu'ils sont devenus. — Soyez sans inquiétude, répondit Ferré, nous allons régler tous nos comptes à la fois. Les Vengeurs de Flourens entourèrent Georges Veysset, qui fit un signe d'adieu à un surveillant. Celui-ci s'approcha de Ferré au moment où il allait franchir la porte et lui dit : Mais vous n'allez pas fusiller cet homme ?Et toi avec lui, si tu n'es pas content, riposta Ferré.

La troupe se dirigea vers le Pont-Neuf. Arrivée au terre-plein à côté de la statue d'Henri IV, elle fit halte. Ferré dit à Georges Veysset : Vous allez être fusillé ; avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? Veysset leva les épaules ; on le poussa vers la balustrade. Ferré commanda le feu ; quatre hommes prirent le cadavre, le balancèrent un moment au-dessus du parapet et le jetèrent à la Seine. Ferré dit alors : Il méritait d'être frappé par la justice du peuple ; vous voyez, citoyens, nous faisons tout au grand jour !

 

IV. — LE SOUS-BRIGADIER BRAQUOND

Ferré revient au Dépôt. — Joseph Ruault. — Braquond intervient. — Le registre d'écrou. — Michel. — Lequel ? — M. Tollevatz. — Préparatifs pour mettre le feu à la Préfecture de police. — Terreur des détenus. — Le quartier des femmes menacé par l'incendie. — Faites taire ces braillardes ! — Révolte de Braquond. — Il lâche les détenus. — Fuite précipitée. — La Préfecture est en feu. — Le sauvetage des poudres. — Mme Saint-Chely. — Le coiffeur Lebois. — L'arrivée des premiers pompiers. — Les détenus au Dépôt. — Le Dépôt entouré par l'incendie. — Braquond dirige la résistance au feu. — Inondation. — Le Dépôt est sauvé. — Parole de M. Bonjean à Pierre Braquond.

 

On espérait au Dépôt en être quitte avec Ferré, qui n'avait point reparu après l'assassinat de Veysset ; il comptait cependant revenir, mais auparavant il avait eu quelques préparatifs à surveiller pour assurer la destruction complète de la Préfecture de police. Vers neuf heures et demie il se présenta de nouveau à la prison ; il savait que les minutes étaient précieuses et qu'il fallait se hâter. Cette fois il n'était plus seul, et, outre les Vengeurs de Flourens qui l'escortaient, il était accompagné de quatre personnes, parmi lesquelles on reconnut deux juges d'instruction de la Commune. Suivi de sa bande comme un pacha de ses chaous, rejoint par le directeur Fouet, il entra dans le cabinet réservé, en temps normal, aux magistrats ; là il se fit remettre le registre d'écrou par le sous-brigadier Braquond, qui resta debout derrière lui. On avait apporté une feuille de papier, afin d'y dresser la liste des détenus que l'on réservait pour la mort. Ferré feuilletait le registre avec la lenteur ignorante d'un homme qui n'en connaît ni les divisions ni les points de repère ; il se perdait dans toutes ces écritures ; Eugène Fouet, aussi inhabile que lui en inscriptions pénitentiaires, l'embrouillait encore involontairement au lieu de l'aider ; le greffier de service n'avait garde de paraître, et le sous-brigadier demeurait impassible.

Ferré ne voulait pas agir isolément, comme pour Georges Veysset ; il espérait en finir avec tous les suspects et offrir aux fusils de ses hommes une fournée complète. Le premier nom qu'il écrivit fut celui de Joseph Ruault, prétendu agent bonapartiste, arrêté depuis le 15 mai par son ordre et écroué au secret sous le n° 3546, dans la cellule 62. Il écrivit ce nom de souvenir, sans l'avoir vérifié sur le registre. Braquond le lut, s'éloigna d'un air nonchalant, comme un homme fatigué d'attendre ; puis, quand il fut hors de vue, il pénétra dans la division cellulaire, ouvrit la porte du cabanon de Ruault, prit celui-ci par le bras, lui dit à voix basse : Sous aucun prétexte, ne répondez à l'appel de votre nom ; puis, en grande hâte, le conduisit à la salle commune des hommes et le poussa, le noya, au milieu de trois cents détenus.

Ceci fait, il revint dans le cabinet du juge d'instruction. Vite, lui dit Ferré, appelez Ruault. Braquond s'élança dans les couloirs en criant ; Ruault ! à toute voix. — Ruault, qui avait été au secret, n'était connu d'aucun des prisonniers parmi lesquels on venait de le jeter ; il se tint coi et ne souffla mot. Braquond appelait de plus belle. Les surveillants qui, pendant toute cette journée, suivirent l'impulsion donnée par Braquond et désobéirent résolument au brigadier officiel dont ils se méfiaient, imitant leur chef qu'ils avaient compris, arpentaient la prison : Ruault ! Ruault ! Nul ne répondait. Eh bien ! et ce Ruault ? dit Ferré à Braquond, qui revenait avec une mine pileuse. On ne peut pas le trouver, vous entendez bien que tout le monde l'appelle. Ferré entra en fureur, frappa sur la table, et dit : Vous êtes tous des Versaillais, tous des mouchards ; si vous n'amenez pas Ruault à l'instant, je vous fais fusiller.

Braquond fut admirable de sang-froid : Ça ne vous avancera pas à grand'chose de me faire fusiller. Permettez-moi de vous dire, citoyen délégué, que vous ne savez pas votre métier ; nous vous obéissons parce que c'est notre devoir ; mais vous nous faites chercher un détenu qui n'est plus au Dépôt depuis longtemps, et c'est pour cela que nous ne pouvons pas le découvrir. — Comment ? reprit Ferré, Ruault n'est plus ici ? Où est-il donc ?Je n'en sais rien, répondit Braquond, mais nous allons le savoir ; et prenant le registre, il se mit à le manier avec la dextérité d'un homme accoutumé aux recherches d'écrou et, indiquant le n° 2609, il fit lire à Ferré : Ruault Gilbert, inculpé d'avoir colporté des chansons bonapartistes, arrêté le 19 avril, transféré à la Santé le 18 mai par ordre d'Edmond Levraud. Ferré ne remarqua ni la différence des noms de baptême, ni celle des dates de l'arrestation, ni celle du numéro d'écrou ; il pesta contre son chef de division. Braquond avait été bien servi par sa mémoire, et il venait de sauver un innocent[11].

Ferré recommença à fureter dans le registre, tout en disant à Braquond, d'un ton radouci, comme un homme qui se sent dans son tort : Eh bien, puisque Ruault n'est plus ici, — que le diable emporte Levraud ! — allez me chercher Michel. Braquond demanda : Lequel ? Ferré devint blême, il crut que l'on se moquait de lui. Braquond lui dit, avec cette tranquillité des vieux soldats qui finissent par ne plus s'émouvoir de rien : Mais oui, citoyen, lequel ? Tout le monde se nomme Michel, nous en avons peut-être une demi-douzaine ici. Indiquez-moi le Michel que vous voulez, j'irai l'appeler. Sous prétexte d'aider aux recherches, Braquond parvint encore à les rendre plus lentes et plus confuses. Feuilletant le registre d'écrou, il désignait à Ferré : Michel, Louis-Pierre, gardien de la paix ; — Michel, Jules-Alfred, vidangeur ; — Michel, Xavier, employé ; — Michel, Henri-Louis, ex-sergent de ville. Ferré se perdait au milieu de cette quantité inattendue de Michel et ne savait pas trop lequel choisir. Il ordonna d'amener le dernier ; on se mit donc à l'appeler avec la certitude qu'il ne répondrait pas. En effet, cet homme, arrêté le 18 mai, était, depuis deux jours, en proie à un accès de délire nerveux ; revêtu d'une camisole de force, enfermé dans une cellule de sûreté à l'infirmerie spéciale du Dépôt, il battait sa porte à coups de pieds et faisait tant de bruit qu'il n'aurait pas entendu l'appel de son nom lors même qu'il l'eût compris.

Pendant que les surveillants criaient dans les couloirs ; Henri Michel ! et n'obtenaient pas de réponse, l'inquiétude commençait à gagner les détenus des salles en commun. L'un d'eux, M. Tollevatz, placé dans le commun des femmes, regardait par la fenêtre, d'où l'on découvrait la maison où étaient installés les bureaux de la Préfecture de police. À cause de l'élévation de la fenêtre, M. Tollevatz ne pouvait distinguer que le deuxième et le troisième étage ; mais il en était si près, qu'il eût pu, sans hausser la voix, échanger des paroles avec les gens qu'il apercevait, si la croisée, munie de barreaux de fer, n'eût été close. Or voici ce qu'il vit ; huit hommes vêtus en fédérés, paraissant obéir à un neuvième portant un képi galonné, se présentaient à chacune des fenêtres, les ouvraient, versaient sur les chambranles et les boiseries le contenu d'une bouteille qu'ils tenaient à la main ; deux ou trois d'entre eux, portant un seau de zinc, y trempaient un pinceau à l'aide duquel ils badigeonnaient les murs ; ils faisaient cela lentement, méthodiquement. M. Tollevatz remarqua en outre que tous avaient le képi rabattu sur le visage, comme s'ils eussent cherché à cacher leurs traits. Il les regardait un peu machinalement, sans trop se rendre compte de leur action. Leur chef sembla passer l'inspection de toutes les fenêtres ; puis il prit une allumette dans sa poche, la fit flamber avec un geste grossier, en la frottant sur lui-même, et l'approcha d'une des fenêtres, dont la boiserie prit feu. Ses hommes l'imitèrent et M. Tollevatz comprit que l'on incendiait la Préfecture de police.

Ce que M. Tollevatz voyait du commun des femmes, les détenus du commun des hommes pouvaient l'apercevoir aussi ; ce fut dans toute cette portion du Dépôt une rumeur effroyable ; on se pressait aux portes et l'on criait : Au feu ! M. Tollevatz, s'adressant au surveillant de service à la salle où il était enfermé, lui signala le danger et le pria d'aller prévenir le directeur ; le surveillant, qui était ce Lécolle introduit par Garreau dès le 20 mars, répondit qu'il n'avait pas d'ordres à recevoir d'un détenu, et que du reste ça ne le regardait pas. L'incendie de la Préfecture de police devant entraîner celui du Dépôt, la situation des détenus pouvait rapidement devenir intolérable.

Cependant on persistait à appeler Michel, qui continuait à donner des coups de pied dans sa porte ; Ferré libellait des listes qu'il ne parvenait pas à compléter ; les surveillants, comprenant que cette atroce comédie touchait à sa fin, entrouvraient les cellules et disaient aux détenus : Bon courage ! ça ne va pas durer longtemps encore. Tout à coup on entendit des cris perçants ; c'étaient les femmes enfermées dans l'annexe qui devenaient folles d'épouvante en voyant brûler sous leurs yeux la galerie de bois de la Préfecture de police ; les flammes battaient les murailles de leur section et faisaient éclater les vitres des fenêtres. Les clameurs que poussaient ces malheureuses retentissaient comme des appels désespérés dans les couloirs du Dépôt. Ferré, visiblement troublé et arrivé au dernier degré de l'irritation nerveuse, s'écria : Mais faites donc taire ces braillardes ! A ce moment, un des magistrats, compagnons de Ferré, sortit. Le directeur Fouet dit alors au sous-brigadier Braquond d'aller engager les femmes à prendre patience. C'en était trop ; c'est peut-être cette niaiserie qui entraîna le dénouement. Braquond s'écria : Aurez-vous le courage de laisser brûler ces pauvres créatures ?Bah ! répondit-on, ce sont les femelles des gendarmes et des sergents de ville ! Braquond n'y tint plus ; son vieux cœur honnête se souleva ; il joua son vatout ; il joua sa vie et gagna.

Il courut dans le couloir et cria : Ouvrez les portes des cellules, ouvrez les portes des communs ! Les surveillants obéirent. Ce fut une avalanche humaine qui se précipita dans les galeries ; quatre cent cinquante détenus se ruèrent derrière Braquond, qui les maintint pendant quelques instants et se mit à leur tête en disant ; Allons voir ce que ces assassins vont faire de nous ! Lorsqu'il revint au grand guichet, il eut tout juste le temps d'apercevoir le dernier des Vengeurs de Flourens qui disparaissait par la porte ouverte. Que s'était-il donc passé ? Il est assez difficile de le déterminer d'une façon précise ; deux versions sont en présence, qui ne sont point inconciliables. Selon la première, Ferré, entendant bruire le flot des détenus qui s'agitaient dans le couloir, se serait brusquement éloigné en entraînant tout son monde. Le feu se rapprochait, les cris des femmes pouvaient faire croire que le Dépôt lui-même s'embrasait. Ferré, se souvenant des ordres qu'il avait donnés, se rappelant les amas de poudre qui avaient été entassés au rez-de-chaussée de la Préfecture de police, craignant sans doute de voir se produire une explosion dont il eût été victime, redoutant peut-être aussi d'être assommé par les prisonniers, prit subitement le parti d'opérer sa retraite.

Selon l'autre version, l'étrange juge d'instruction de la Commune, qui était sorti du Dépôt au moment où l'on refusait de mettre en liberté les femmes menacées par l'incendie, avait été jusque sur le quai de l'Horloge pour se rendre compte de la situation extérieure. Il avait constaté que les combles de la Préfecture étaient en flammes ; il avait vu une fumée épaisse sortir des fenêtres du Palais de Justice ; il avait reconnu que le pont au Change appartenait aux fédérés ; mais sur le quai de l'École il avait pu remarquer que les troupes de ligne s'avançaient pour attaquer à revers la barricade du Pont-Neuf, faisant face à la rue Dauphine ; il était revenu en toute hâte avertir Ferré. Menacé à la fois par une explosion possible, par l'incendie qu'il avait fait allumer, par les troupes régulières qui s'approchaient, Ferré n'hésita pas ; il se sauva, escorté de ses amis, de ses Vengeurs et du directeur Fouet, qui le suivait en clopinant. Cette scène avait duré près de deux heures. Pierre Braquond restait maître du champ de bataille et du Dépôt.

C'était une victoire, mais qui ne sauvait que les détenus et n'assurait pas le salut de la prison, car le sort de celle-ci était lié au sort de la Préfecture de police. Si la Préfecture sautait, le Dépôt était renversé. Braquond ignorait les préparatifs faits dans les bâtiments de la rue de Harlay, mais les habitants du quartier ne les ignoraient pas ; dès que le départ des fédérés les eut rendus libres, ils coururent au péril et se mirent à l'œuvre. La rue. de Harlay et la place Dauphine étaient protégées contre les projectiles par l'élévation des maisons ; les fédérés repliés sur le pont au Change, dans la caserne de la Cité, dans les constructions inachevées du nouvel Hôtel-Dieu, entretenaient la fusillade contre les troupes de ligne maîtresses de la Monnaie, de la rue Guénégaud, du Louvre et de la place de l'École ; au milieu de ce champ de bataille, la place Dauphine, semblable à une redoute abandonnée, représentait une sorte de terrain neutre où nul combattant n'apparaissait. Les gens du quartier, deux cents personnes environ, dont au moins cent cinquante femmes, avaient compris le danger dont cette portion de la Cité était menacée. Les portiers, les boutiquiers, les hommes, les femmes, tout ce qui n'avait point trop complètement perdu la tête, s'était réuni et formait une équipe de travailleurs intéressés à prévenir un cataclysme dont ils auraient été les premières victimes ; ils attaquaient la Préfecture de police embrasée.

Les ordres de Ferré avaient été exécutés. Il avait voulu que la Préfecture ne fût plus qu'un peu de cendres, mais il avait prescrit la manière de l'incendier, afin de pouvoir la faire évacuer et de se retirer lui-même en temps opportun. Le feu avait donc été mis dans les étages supérieurs ; lorsque, gagnant de proche en proche, les flammes envahiraient le rez-de-chaussée bourré de munitions, l'explosion lancerait au loin les vieilles murailles calcinées, jetterait bas le Dépôt et renverserait le Palais de Justice déjà en proie au pétrole allumé. On se précipita dans les rez-de-chaussée de la Préfecture, au poste des officiers de paix, à la Permanence, au poste des brigades centrales, et alors, sous le feu même, commença le sauvetage des poudres. Il fallait se hâter et être prudent, car une traînée filtrant d'un baril, des cartouches s'échappant d'un sac, pouvaient, en tombant sur le pavé de la rue où pleuvaient les débris enflammés, causer un irréparable désastre.

Il y eut là une charbonnière de la place Dauphine, Mme Saint-Chely, une solide Auvergnate du Cantal, qui fut héroïque ; manches retroussées, cheveux à la diable, en sueur et haletante, elle emportait sur son dos, comme un sac de charbon, les sacs débordant de cartouches, et, silencieuse, pliant sous le poids, elle les noyait dans le bassin de la fontaine Desaix qui se dressait alors au milieu de la place. Cela fait, elle revenait en courant, écoutant l'explosion fusante des cartouches que les fédérés avaient semées dans les appartements supérieurs, regardant les flammes qui descendaient le longs des pans de bois ; elle disait : Ah ! nous avons le temps ! chargeait un nouveau sac sur ses épaules, le jetait à la fontaine, buvait une gorgée d'eau et retournait vers la poudrière qu'il fallait épuiser ; d'un mot, d'un geste, d'un cri, elle encourageait ses compagnons et ne laissait point chômer le sauvetage.

Parmi les habitants du quartier qui dans cette journée se dévouèrent au delà des forces humaines, M. Lebois, coiffeur, dont la petite boutique, située rue de Harlay, faisait face au poste des inspecteurs du service des mœurs, se distingua entre tous. Ce fut lui qui enleva le premier baril de poudre et donna ainsi un exemple que l'on s'empressa d'imiter. Trois tonneaux de poudre et plus de douze cent mille cartouches avaient été retirés du foyer qui menaçait de les enflammer ; tout péril grave avait disparu ; on essaya alors de combattre l'incendie. Ce n'était point chose facile ; les instruments faisaient défaut, car, le matin même, avant d'aller présider à l'exécution de Georges Veysset, Ferré avait appelé les pompiers qui sont de permanence à la Préfecture, et les avait forcés, sous peine d'être fusillés, à emmener leurs pompes.

On tenta du moins de sauver quelques meubles, quelques papiers et surtout d'empêcher l'incendie de gagner la portion de la rue de Harlay encore indemne, et d'envahir la place Dauphine. Du haut des toits, par les fenêtres, on versait l'eau que l'on apportait à la main, dans des seaux, dans des vases, dans des terrines, dans tous les récipients que l'on avait pu découvrir. C'est ainsi que l'on parvint à protéger les bâtiments réservés aux services de la deuxième division, de la comptabilité et d'une partie du secrétariat général. On put aussi, grâce à l'initiative de M. Lebois, traîner loin de tout danger trois camions de roulage, chargés de caisses, de ballots appartenant à M. Galbrun, commissionnaire-expéditeur, et que la Commune avait, on ne sait pourquoi, fait saisir par voie de réquisition au chemin de fer de l'Ouest. Vers la rue de Jérusalem, M. Claude Richard, employé à la sûreté générale, sauvait les registres, les papiers les plus importants, et n'était chassé loin du péril que par une explosion qui faillit le tuer.

Toute la journée, toute la soirée, les habitants de la place Dauphine restèrent au poste qu'ils occupaient volontairement. Les premiers secours leur arrivèrent dans la nuit, à onze heures et demie ; c'étaient les pompiers de Maisons-Laffitte ; à une heure du matin, les pompes de Rambouillet purent se mettre en batterie contre ce qui subsistait de l'hôtel des présidents au parlement. Comme aux jours de l'insurrection de juin 1848, les forces vitales de la France accouraient pour sauver Paris. Le lendemain, 25 mai, M. Bresson, alors commis principal à la première division de la Préfecture de police, accourant de Versailles, pénétrait au risque de sa vie dans ces ruines en feu, se glissait sous les plafonds près de s'abîmer et parvenait à arracher à la destruction une partie des documents manuscrits appartenant au service des mœurs et aux sommiers judiciaires.

L'enlèvement des poudres préservait le Dépôt d'une catastrophe immédiate ; mais le péril qui menaçait la prison n'était point conjuré, tant s'en faut ; de tous côtés le feu l'entourait. Les détenus auraient voulu fuir ; ils tourbillonnaient dans les cours, que les flammes dominaient. Ignorant les détours intérieurs de la Préfecture et du Palais, ils se dirigèrent au hasard, les uns vers le quai de l'Horloge, les autres vers le quai des Orfèvres. Les deux quais étaient balayés par la fusillade ; quelques-uns de ces malheureux réussirent à s'échapper. La plupart revinrent chercher asile au Dépôt, qui leur fut ouvert. Dès qu'ils furent rentrés, Braquond avait fait clore la porte.et avait défendu de l'ouvrir sans son ordre.

Rapidement il fit une tournée d'inspection pour se rendre compte de l'intensité du danger que la prison pouvait courir. La situation était grave ; en face du bâtiment où s'ouvre la porte d'entrée, le dépôt des objets trouvés brûlait ; comme il y a toujours dans ces vastes magasins une moyenne de vingt à vingt-cinq mille parapluies, le feu ne manquait pas d'aliment. La façade méridionale du Dépôt, où se trouvaient l'annexe des femmes, la communauté des Sœurs de Marie-Joseph, l'infirmerie des aliénées, était presque en contact avec la galerie de bois de la Préfecture, qui flambait ; les boiseries de l'annexe commençaient à fumer ; le couloir était couvert de matelas ; la communauté, abandonnée depuis le 29 mars par les sœurs, servait de magasin à la literie supplémentaire de la prison. C'étaient là des matières inflammables qu'il fallait déplacer au plus vite, car si le feu les eût atteintes, elles auraient communiqué l'incendie au Dépôt tout entier.

Pierre Braquond, avec l'intelligente énergie des hommes qui savent commander quand il le faut parce qu'ils ont toujours su obéir, prit la direction du sauvetage ; il divisa ses détenus, en brigades, qu'il mit sous les ordres des surveillants, et en hâte, quoique méthodiquement, on arracha les boiseries, on démolit les fenêtres, dont les chambranles se carbonisaient déjà, on transporta dans le grand guichet les matelas, les paillasses, le linge ; en un mot, on enleva à l'incendie toute proie à l'aide de laquelle il aurait pu se propager. Chacun fit son devoir, et bientôt, dans l'aile la plus compromise, il ne resta plus que les murailles en pierres de taille.

Braquond sortit dans l'espèce de rue étroite qui servait alors de cour au Dépôt, pour regarder si de nouveaux périls ne menaçaient pas la prison ; il fut épouvanté de ce qu'il vit. La prison est surmontée de deux étages, appartenant à divers services du Palais de Justice ; ces deux étages isolés du Dépôt, quoiqu'ils lui soient superposés, n'ayant avec lui aucune communication possible, lançaient des torrents de flammes par les fenêtres brisées ; une lourde odeur de pétrole répandue dans l'atmosphère prouvait assez que le feu n'était pas près de s'éteindre et qu'il ne laisserait pas vestiges des constructions qu'il attaquait. L'effondrement des murs crèverait infailliblement les plafonds du Dépôt et y verserait l'incendie.

Braquond rentra dans le Dépôt et prévint les détenus ; le péril n'était pas imminent, et il devait s'écouler de longues heures encore avant que les étages supérieurs s'abîmassent dans la prison. Soixante ou quatre-vingts prisonniers voulurent partir sans plus attendre, au risque de tomber sous les balles que les soldats réguliers et les fédérés échangeaient. Un surveillant nommé Laurent se dévoua ; filant sur le quai de l'Horloge et se glissant le long des maisons, il réussit à faire apercevoir un mouchoir blanc qu'il agitait au bout d'un parapluie. La troupe de ligne cessa le feu ; les détenus purent être amenés au terre-plein du Pont-Neuf ; de là ils furent dirigés sur l'hôtel de la Monnaie, d'où ils regagnèrent les uns leur domicile, les autres les quartiers de Paris où la bataille avait déjà pris fin.

On s'attendait, dans les salles du Dépôt, à voir les plafonds s'ouvrir pour laisser passer les flammes, et l'on fut bien surpris d'en voir tomber un torrent d'eau. Le réservoir central fournissant l'eau aux besoins de la prison et du Palais de Justice, entouré, dessoudé par les flammes, venait de crever et laissait échapper son contenu, qui, ralentissant les progrès de l'incendie, se répandait comme une inondation. C'était un inconvénient pour les habitants du Dépôt, qui avaient de l'eau jusqu'à la cheville ; mais c'était en quelque sorte le salut, car les plafonds saturés d'humidité, les murailles imbibées, les parquets trempés opposaient désormais à l'incendie une force de résistance considérable. Vers cinq heures du soir, un peloton du 79e de ligne, commandé par un capitaine, se présenta au Dépôt et en prit possession. On fit fête aux pantalons rouges que l'on attendait avec anxiété depuis deux mois, et l'on passa la nuit au milieu des buées tièdes que l'eau écoulée, chauffée par l'incendie, répandait dans les salles. Le lendemain, les pompes de Riom (Puy-de-Dôme), celles de Chartres, celles de Nogent-le-Rotrou, avaient noyé les deux étages enflammés au-dessus du Dépôt et préservaient définitivement celui-ci.

 

Le 24 mars, Pierre Braquond, humilié d'être commandé par Garreau, révolté contre l'insurrection victorieuse, était entré dans la cellule du président Bonjean et lui avait dit : J'en ai assez de ce carnaval ; je vais partir et rejoindre nos chefs, qui sont à Versailles. M. Bonjean lui avait répondu ; Comme magistrat, je vous ordonne de ne point quitter votre poste ; comme prisonnier, je vous en prie. Si vous partez, si vos camarades partent, vous serez remplacés par des insurgés, et l'on nous maltraitera ; je vous adjure de rester pour protéger les pauvres détenus. Braquond avait obéi ; il fut fidèle à la consigne que M. Bonjean lui avait donnée ; il sauva le Dépôt de l'incendie et sut arracher les otages, sauf le malheureux Georges Veysset, à la mort que Ferré leur avait réservée.

 

 

 



[1] Voir Pièces justificatives, n° 4.

[2] Voir Les Convulsions de Paris, t. IV, chap. II. — III. Les arrestations.

[3] Chapitel (Auguste-Adolphe), portier et cordonnier, né en 1840, avait été condamné, en 1861, à trois ans de prison pour abus de confiance et, en 1864, à treize mois d'emprisonnement pour vol. La Commune en avait fait un commissaire de police délégué au bureau de la Permanence.

[4] Camp de Nevers, 19 mars 1871. Mon général, j'ai l'honneur de vous informer que je me rends à Paris pour me mettre à la disposition des forces gouvernementales qui peuvent y être constituées. Instruit par une dépêche de Versailles rendue publique aujourd'hui qu'il y a deux partis en lutte dans le pays, je me range sans hésiter du côté de celui qui n'a pas signé la paix et qui ne compte pas dans ses rangs des généraux coupables de capitulation. En prenant une aussi grave et aussi douloureuse résolution, j'ai le regret de laisser en suspens le service du génie du camp de Nevers que m'avait confié le gouvernement du 4 septembre, etc., etc.

[5] Voyez Georges Veysset ; Un Épisode de la Commune, par Mme Forsans-Veysset. Bruxelles, Landsberger, 1873.

[6] Pour cet épisode, consulter la brochure déjà citée ; elle paraît écrite avec une grande sincérité et mériter confiance. Les différentes pièces justificatives dont elle est accompagnée en font un document réellement historique et une source qui offre toute sécurité. Elle concorde, du reste, exactement avec la déposition faite par l'amiral Saisset devant la commission d'enquête sur le 18 mars. Cette déposition a provoqué un démenti que je dois faire connaître. A la date du 14 mars 1872, le Vermersch-Journal a publié, à Londres, la lettre suivante : Au citoyen Théophile Dombrowski. Cher citoyen, c'est avec le plus grand plaisir que je me joins à vous pour élever la voix contre la déposition erronée de M. Saisset, concernant votre frère mort en combattant pour la Commune. Il n'est que nécessaire de connaître ce qui s'est passé à Paris et savoir, comme nous, comment il est mort tué par les balles versaillaises, le mardi 23 mai, pour réduire au silence les allégations de M. Saisset. Il est donc faux que la mort d'un traître fusillé le mercredi ait eu lieu par l'ordre de Dombrowski. Il fut, en effet, proposé a votre frère d'entrer en arrangement avec Versailles ; mais il vint aussitôt nous avertir et, dès ce moment, il s'occupa sérieusement des avantages militaires qu'il en pourrait tirer contre nos ennemis. J'affirme que la conduite de Dombrowski est restée honorable et qu'il est mort avec le courage qui lui était si connu. Puissent ces quelques lignes effacer ce que les accusations de M. Saisset ont d'offensant pour la mémoire de celui qui s'est conduit si vaillamment. Recevez, etc. ; G. RANVIER, ex-membre du Comité de salut public. 10 mars 1872.

[7] En disant que Dombrowski a été tué par une femme, je rapporte, sans la garantir, une version qui avait cours parmi les fédérés assistant à son enterrement. Une note publiée au mois de juin 1877 dans un journal dit que Dombrowski a été tué par Casanova, sergent à la 6e compagnie du 2e bataillon du 45e régiment de marche. Dans cette note on place la mort de Dombrowski à la date du 24 ; c'est une erreur ; il est tombé le 23, à la barricade de la rue Myrrha. Enfin, M. l'amiral Saisset, qui a été activement mêlé à la négociation Veysset, dit : Dombrowski a été tué par ceux auxquels il avait promis une portion de l'argent qu'on devait lui donner. (Enquête parlementaire sur le 18 mars ; dépos. des témoins, p. 317.) Cette dernière version semble confirmée par un mot que l'on attribue à Dombrowski, mourant sur un lit de l'hôpital Lariboisière : Ils m'accusent de les avoir trahis ! Je rappellerai que la déposition du général Trochu est très sévère pour Dombrowski : Dombrowski, lui aussi, était l'un des directeurs des affaires militaires de la Commune. Il m'avait été dénoncé dès le commencement du siège comme un agent prussien, par des rapports qui signalaient ses allées et venues entre Paris et les avant-postes de l'ennemi. Je l'avais fait arrêter, il fut relâché, etc. etc. (Loc. cit., p. 31.)

[8] Bataille des sept jours, par Louis Jézierski. Paris, 1871. Je trouve la même opinion exprimée par un homme qui joua un certain rôle pendant la Commune : Vainement à sept heures du matin (lundi, 22 mai) j'essayai de me joindre à l'armée. Si à ce moment on eût marché en avant, il n'y avait pas une barricade de construite et très peu d'hommes étaient sous les armes. (Enquête sur le 18 mars. Déposition de M. Barral de Montaud, colonel de la 2e légion Alsace-Lorraine.)

[9] Voir Pièces justificatives, n° 5.

[10] On a abusé des griffes pendant la Commune ; la signature réelle et la griffe de fantaisie inventée par un graveur n'ont aucun rapport. La griffe de Greffier est fine et d'une très élégante écriture ; la signature est celle d'un homme qui sait à peine écrire. J'en dirai autant de la griffe et de la signature de Decouvrant, qui fut adjudant de place à la Préfecture de police ; l'une est digne d'un professeur de calligraphie, l'autre est informe.

[11] Joseph Ruault fut recherché avec passion par la Commune ; au moment où Ferré le réclamait au Dépôt, ce malheureux était à Mazas. Le Ruault qui avait été écroué sous son prénom et que Braquond venait de sauver s'appelait en réalité François. Les erreurs de noms sur les mandats d'arrestation furent fréquentes pendant la Commune. Nous en avons déjà donné la preuve plus haut, en racontant un fait qui nous est personnel.