HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXIII. — LA MORT DU DUC D'ORLÉANS.

 

 

Mort du duc d'Orléans : son caractère, sa popularité, son testament. — Le duc de Nemours. — Discussion de la loi de régence à la Chambre des députés et à la Chambre des Pairs ; discours du duc de Broglie, de MM. Ledru-Rollin, Lamartine, Guizot, Villemain, Thiers. — Mariage de la princesse Clémentine et du prince de Joinville ; le pèlerinage de Belgrave-Square ; adresses des deux Chambres. Un tumulte parlementaire. Nouvelle tentative de dotation. — Session de 1845 ; proposition de M. Duvergier de Hauranne pour l'abolition du scrutin secret. Question de l'union douanière avec la Belgique. Destitution de M. Quinet. Ordonnances du comte dé Salvandy. — Attentats de Lecomte et de Joseph Henri. — Crise monétaire et économique de 1846. — Les inondations du 18 octobre. — Élections de 1846. Triomphe du parti conservateur récriminations de l'opposition.

 

Le résultat des élections était à peine connu, lorsque soudain éclata cette terrible nouvelle le duc d'Orléans est mort.

Le 12 juillet, à onze heures du matin, au moment de partir pour une inspection militaire au camp de Saint-Omer, ce prince se rendait à Neuilly, afin de prendre congé de sa famille. A la hauteur de la porte Maillot, ses chevaux s'emportèrent : se fiant à son agilité, il sauta sur la route, mais si malheureusement que sa tête porta sur le pavé. Cinq heures après, le duc d'Orléans expirait sans avoir repris connaissance.

Nous renonçons à peindre la douleur de ses augustes parents accourus aussitôt, entourant leur fils, leur frère, qui gisait étendu sur un pauvre lit, sous un humble toit, pleurant et priant, se taisant pour l'entendre respirer, suivant, la mort dans l'âme, les progrès de l'agonie, marchant derrière le cadavre jusqu'à Neuilly. Nous ne raconterons pas non plus les obsèques du prince royal célébrées avec pompe à Notre-Dame, puis après les obsèques de l'Etat, les obsèques de la famille, la sépulture à Dreux, les témoignages de sympathie des cours européennes, le deuil de Paris et des provinces.

L'impression générale était celle d'un regret inquiet : l'immense majorité du pays demeura frappée de compassion et d'anxiété, en voyant la famille royale ne dépasser les autres familles que par la grandeur de son affliction, en pensant que le roi Louis-Philippe avait soixante-dix ans, et que son successeur n'avait pas encore quatre ans. Dieu, écrivit un interprète de ces pressentiments, Dieu vient de supprimer le seul obstacle qui existait entre la monarchie et la République. Il semblait que la fortune se fût vendue aux révolutions, en ravissant à la France le plus brillant, le plus populaire des princes d'Orléans, en livrant le pays aux incertitudes d'une régence. Cette mort étendait comme un voile lugubre sur l'avenir, bouleversait toutes les prévisions, desséchait toutes les espérances avec elle, la dynastie perdit le prestige de son bonheur[1].

Les lois ne remplacent pas les hommes, et le duc d'Orléans paraissait à tous, amis et ennemis, capable de porter le lourd fardeau de la royauté. Beau, spirituel, intelligent[2], chevaleresque comme un preux, libéral comme tout héritier présomptif, il était aimé de tous savait plaire également à l'armée et aux simples citoyens aux femmes et aux savants à l'opposition et aux conservateurs, à la bourgeoisie et aux classes inférieures de la société. On aurait pu dire de lui ce qu'on disait du duc de Guise pour le haïr, il fallait ne pas le voir. Il possédait le charme, cette qualité indéfinissable, levier puissant sur un peuple artiste qui accorde tout à ses favoris. Il remplissait parfaitement son rôle de prince, protecteur des lettres et des arts sans ostentation, tenant partout sa place avec dignité, mêlé aux affaires, assez pour les apprendre, pas assez pour les dominer.

Plein de sympathie pour les instincts nationaux, et profondément dévoué à la grandeur de la France, ce prince prévoyait combien l'appui de l'armée lui serait nécessaire plus tard, au dedans et au dehors, et il agissait en conséquence. Il aimait et étudiait les choses de la guerre, ne perdait aucune occasion de la faire lui-même, se tenait au courant de tous les progrès, de toutes les découvertes, connaissait aussi bien l'organisation des armées étrangères que celle de notre armée. Comme l'a dit un observateur impartial, il se montrait affable et à l'occasion libéral avec les soldats et les sous-officiers, causant volontiers avec eux, les écoutant avec bonté, visitant souvent leurs casernes, leurs tentes. Il leur plaisait par sa bienveillance, par sa franchise toute militaire. Il réussissait peut-être mieux encore avec les officiers, par son attitude de familiarité amicale, par l'empressement qu'il mettait à accueillir leurs requêtes, non comme un protecteur qui, tout en obligeant, est bien aise de faire sentir sa supériorité, mais comme un camarade heureux de rendre service à d'autres. Quant aux officiers supérieurs et généraux, il s'attachait à flatter leur amour-propre, en les faisant causer sur des sujets militaires, principalement sur leurs campagnes, en les écoutant avec un air d'attention profonde, comme quelqu'un qui cherche à s'instruire.

Le duc d'Orléans n'avait ni la profonde expérience, ni la prudence consommée de son père, mais, depuis 1840 surtout, il faisait de grands progrès dans la science de gouverner, et peu à peu se rapprochait du parti conservateur. Il désirait donner une base plus large, des assises inébranlables à la monarchie constitutionnelle, il espérait la fonder définitivement en lui rattachant toutes les oppositions modérées ses qualités séduisantes et hardies, ses défauts eux-mêmes, son amour de la popularité, sa complaisance pour les entraînements belliqueux et révolutionnaires, tout le rendait propre à accomplir cette œuvre de transaction, à rallier un peuple dans les jours de crise. Si en 1842, il s'était montré l'adversaire des propositions de réforme électorale, ce n'est pas qu'il blâmât la mesure en elle-même, mais il voulait sans doute se la réserver comme don de joyeux avènement.

Ce prince était très frappé de la grandeur du péril révolutionnaire il sentait que la révolution n'avait plus devant elle que la poussière de la nation, la poussière des partis, et que les idées de gouvernement avaient presque entièrement disparu de son pays il savait tout ce qu'il y avait de puissance dans les idées libérales, et les aimait en les ménageant. Il espérait endormir la révolution par des concessions faites à temps et à propos ; aussi lisons-nous dans son testament ces paroles significatives, écrites au moment de son départ pour l'expédition des Portes-de-Fer, où se révèlent les angoisses, les contradictions de sa foi religieuse, monarchique et libérale : J'ai la confiance que, lors même que les devoirs d'Hélène vis-à-vis des enfants que je lui ai laissés, ne l'enchaîneraient plus au sort de ma famille, le souvenir de celui qui l'a aimée plus que tout au monde, l'associerait à toutes les chances diverses de notre avenir et à la cause que nous servons. Hélène connaît mes idées ardentes et absolues à cet égard, et sait ce que j'aurais à souffrir de la savoir dans un autre camp que celui où sont mes sympathies, où furent mes devoirs. C'est cette confiance, si pleinement justifiée parle noble caractère, l'esprit élevé et les facultés de dévouement d'Hélène, qui me fait désirer qu'elle demeure, sans contestation, exclusivement chargée de l'éducation de nos enfants.

Mais je me hâte d'ajouter, que si par malheur, l'autorité du roi ne pouvait veiller sur mon fils aîné jusqu'à sa majorité, Hélène devrait empêcher que son nom ne fût prononcé pour la régence, et désavouer hautement toute tentative qui se couvrirait de ce dangereux prétexte pour enlever la régence à mon frère Nemours, ou, à son défaut, à l'aîné de mes frères.

C'est une grande et difficile tâche que de préparer le comte de Paris à la destinée qui l'attend car personne ne peut savoir, dès à présent, ce que sera cet enfant, lorsqu'il s'agira de reconstruire sur de nouvelles bases une société qui ne repose que sur des débris mutilés et mal assortis de ses organisations précédentes. Mais, que le comte de Paris soit un de ces instruments brisés avant qu'ils aient servi, ou qu'il devienne l'un des ouvriers de cette régénération sociale qu'on n'entrevoit qu'à travers de grands obstacles et peut-être des flots de sang qu'il soit roi ou qu'il demeure défenseur inconnu et obscur d'une cause à laquelle nous appartenons tous, il faut qu'il soit avant tout un homme de son temps et de la nation, qu'il soit catholique et défenseur passionné, exclusif de la France et de la révolution.

Devant cette catastrophe, tous les amis de la dynastie se serrèrent autour du trône, et les passions politiques firent trêve pendant quelque temps. La Charte n'ayant pas prévu la possibilité d'une régence, chacun sentait le devoir impérieux de suppléer à cette lacune par une loi spéciale.

Avant 1789, il n'existait aucun principe absolu, aucune règle fixe pour la dévolution du pouvoir royal pendant la minorité du roi, et les questions de régence se décidaient surtout par la nécessité des faits ou l'habileté des intrigues. Ainsi les dispositions dernières du souverain se trouvaient parfois annulées par le Parlement garni de Pairs, comme contraires aux dispositions fondamentales du royaume le 12 septembre 1715, Louis XV, âgé de cinq ans, entendit casser en son nom le testament de son bisaïeul Louis XIV, qui, au même âge, avait entendu casser le testament de son père Louis XIII. Napoléon Ier s'était fait attribuer par un sénatus-consulte de l'an XII, la prérogative de pourvoir à la régence les femmes en étaient alors exclues plus tard, un autre sénatus-consulte de 1813 appelait l'impératrice à la régence, lorsque l'empereur n'en aurait pas disposé, soit par lettres patentes, soit par acte de dernière volonté.

Le projet élaboré par les ministres, les principaux chefs du Parlement, se rapprochait de la loi de 1791, écartait la régence élective ou féminine, consacrait les principes de l'hérédité, de la loi salique, de l'unité du pouvoir royal, de l'inviolabilité. L'éducation, la tutelle du roi mineur appartiendraient à sa mère ou à sa grand'mère la majorité était fixée à dix-huit ans. Le gouvernement se prononçait pour la régence masculine, conformément aux dernières recommandations du duc d'Orléans qui disait souvent de son frère : Nemours est le devoir personnifié, je ne prends jamais une décision importante sans le consulter.

Le duc de Nemours n'était pas populaire au sein de la bourgeoisie et du peuple il passait pour partager les idées de MM. Guizot et de Broglie sur la nécessité de donner à la monarchie de 1830 le caractère d'une quasi-légitimité on lui reprochait ces allures de grand seigneur, cette dignité un peu froide qui faisaient dire à Louis-Philippe : Nemours était de tous mes fils, sans excepter mon pauvre d'Orléans, le plus capable de mener les affaires, mais il aurait dû naître archiduc. Il avait ce ton du gouvernement cette expérience précoce, ce bon sens élevé qui sont les premières vertus de l'homme d'État, on ne pouvait mettre en doute son attachement au régime constitutionnel et aux lois de sa patrie Il aurait accompli sans peine ses devoirs de régent, car il ne ressentait aucune passion pour le pouvoir. Sa réponse à un discours réformiste du maire du Mans peint tout entier ce prince, vivante statue du devoir austère et de l'abnégation : Ne nous faisons pas un trop grand mérite de n'avoir point vécu, c'est-à-dire de n'avoir ni vu, ni comparé, ni jugé.

Le roi ne meurt point en France, dit le duc de Broglie dans son rapport à la Chambre des Pairs ; c'est l'excellence du gouvernement monarchique que l'autorité suprême n'y souffre aucune interruption, que le rang suprême n'y soit jamais disputé, que la pensée même n'y puisse surprendre, entre deux règnes, le moindre intervalle de temps ou d'hésitation. C'est par là surtout que ce gouvernement domine les esprits et contient les ambitions. La monarchie est l'empire du droit, de l'ordre et de la règle. Tout doit être réglé dans la monarchie, tout ce qui peut être 'prévu raisonnablement doit l'être rien n'y doit être livré, par choix ou par oubli, à l'incertitude des événements. Sous un tel gouvernement en effet, la royauté est le support de l'État quand ce support vient à manquer, tout s'écroule tout s'ébranle dès qu'il paraît chanceler. Nous l'avons éprouvé naguère. A l'instant où la main de Dieu s'est appesantie sur nous, quand cette sagesse infinie dont les voies ne sont pas nos voies, a frappé la nation dans le premier-né de la maison royale, et moissonné dans sa fleur notre plus chère espérance, les cœurs se sont sentis glacés d'un secret effroi l'anxiété publique s'est fait jour à travers les accents de la douleur l'inquiétude était sur tous les fronts en même temps que les larmes coulaient de tous les yeux. Chacun comptait dans sa pensée quel nombre d'années sépare désormais l'héritier du trône de l'âge où il pourra saisir d'une main ferme le sceptre de son aïeul et l'épie de son père chacun se demandait ce qu'il adviendrait d'ici-là si les jours du roi n'étaient mesurés aux vœux de ses peuples et aux besoins de l'État chacun interrogeait la Charte et regrettait son silence.

A la Chambre des députés, la discussion dura trois jours, les 18, 19, 20 août ; l'élite des orateurs y prit part et toutes les opinions eurent leur représentant.

M. Ledru-Rollin, député de l'extrême gauche, récemment élu à la place de Garnier-Pagès, monta le premier à la tribune et parla en faveur du pouvoir constituant exercé par le peuple. Organiser la régence excédait, selon lui, les pouvoirs de la législature ordinaire ; il citait les constitutions de 1791, de 1795, de l'an VIII, la loi du 28 floréal an XII et protestait contre la loi qui lui semblait une usurpation sur la souveraineté du peuple.

Après de longs circuits historiques, tout en avouant l'indécision de ses convictions, M. de Lamartine faisait une amère critique de la loi et concluait en faveur de la princesse Hélène[3]. Il se séparait avec éclat des conservateurs, déclarant, à la surprise générale, que ses sympathies étaient acquises aux idées de M. Odilon Barrot. La loi salique, qu'il appelait le bon sens de la nation, avait si peu régi la France en cette matière que sur 32 régences, notre histoire présentait 26 régences de femmes. Quant à la faiblesse du sexe, n'avait-on pas vu des femmes héroïques ? Une femme, un enfant étaient des drapeaux qui passionnaient les troupes, en leur inspirant des prodiges. Avait-on oublié les Strelitz domptés par le courage d'Elisabeth de Russie, et le cri des Hongrois Mourons pour notre roi Marie-Thérèse ? La différence des cultes n'était qu'un heureux accident ; c'était le triomphe de la liberté religieuse. La popularité est le crime des ambitieux constitutionnels... depuis l'origine des puissances européennes, sur 28 régences d'hommes, 23 ont usurpé le trône qu'elles avaient pour mission de conserver à leurs pupilles. La dynastie devait être nationale et non la nation dynastique. Au contraire une régence de femme c'était le pouvoir au pays, c'était le gouvernement dans le Parlement, c'était la dictature de la nation à la place d'un dictateur royal. Non, s'écriait l'orateur, la loi que vous faites n'est ni conservatrice, ni dynastique, et elle est grosse d'usurpations. Elle chasse la mère du berceau et y place le compétiteur et le rival !...

MM. de Tocqueville et Berryer se prononçaient pour la régence élective M. Odilon Barrot voulait que le choix du régent fût réservé à l'appréciation du Parlement ; il croyait plus facile de traverser les mauvais jours et les grandes épreuves d'une minorité, alors que la faiblesse d'un enfant, d'une femme aurait pour appui la grandeur et la générosité de 'la nation, qu'avec ce qu'il appelait : une régence à cheval.

MM. Guizot, Dufaure, Passy, Mauguin, Dupin, répondirent aux adversaires du projet. Aujourd'hui, dit M. Guizot, nous n'aurions pas le droit, nous, pouvoirs constitutionnels, établis, éprouvés depuis douze ans, nous n'aurions pas le droit de fonder une loi de régence, quand nous avons fait une royauté en 1830 Cela choque le simple bon sens, cela est contraire aux plus évidentes leçons de l'expérience du monde et de la nôtre. Si l'on prétend qu'il existe ou qu'il doit exister au sein de la société deux pouvoirs, l'un ordinaire, l'autre extraordinaire, l'un constitutionnel, l'autre constituant, l'un pour les jours ouvrables, permettez-moi cette expression, l'autre pour les jours fériés on dit une chose insensée, pleine de dangers et fatale. Le gouvernement constitutionnel, c'est la souveraineté sociale organisée. Hors de là, il n'y a plus que la société flottant au hasard, aux prises avec les chances d'une révolution on n'organise pas les révolutions, on ne leur assigne pas leur place et leurs procédés légaux dans le cours régulier des affaires de la société. Aucun pouvoir humain ne gouverne de tels événements ils appartiennent à un plus grand maître, Dieu seul en dispose et quand ils éclatent, Dieu emploie pour reconstituer la société ébranlée, les instruments les glus divers... J'ai vu dans le cours de ma vie trois pouvoirs constituants en l'an VIII, Napoléon en 1814, Louis XVIII ; en 1830 la Chambre des Députés. Voilà la vérité tout ce dont on vous a parlé, ces votes, ces bulletins, ces registres ou verts, tout cela c'est de la fiction, du simulacre, de l'hypocrisie cela n'est pas sérieux... Soyez tranquilles, Messieurs, nous, les trois pouvoirs constitutionnels, nous sommes les seuls organes légitimes et réguliers de la souveraineté nationale. Hors de nous, il n'y a qu'usurpation ou révolution...

A son tour, M. Villemain, ministre de l'instruction publique, rappela très à propos la régence d'Anne d'Autriche, les malheurs que l'instabilité d'un pouvoir mal défini fit alors peser sur la France, l'anarchie de la Fronde, ces guerres déplorables qui produisaient le désordre et n'amenaient pas la liberté.

Enfin parut M. Thiers il se plaça à une grande hauteur, parla avec le plus légitime succès. Se séparant de tout esprit de parti, ne voyant que l'intérêt de l'État, il expliqua comment son premier devoir était, non de renverser les ministres, mais de consolider la monarchie. Il ne voulait pas faire un discours, il voulait faire un acte ; fût-il seul, il persisterait à soutenir la loi telle qu'elle était, sans modification ni amendement. Quant au pouvoir constituant, M. Thiers avait peu de respect, point de respect pour lui ce pouvoir avait existé à plusieurs époques de notre histoire, mais il avait joué par lui-même un triste rôle. Il avait été placé dans les assemblées primaires à la suite des factions sous le consulat et l'Empire au service d'un grand homme, déguisé en Sénat conservateur, prêt à faire toutes les constitutions qu'on lui demandait ; sous la Restauration caché dans l'article 14. La gloire de nos dernières années avait-elle rien de commun avec ces misérables comédies constitutionnelles ?... Répondant à M. de Lamartine, M. Thiers se sentait humilié de ce que l'on pût espérer le triomphe de l'esprit parlementaire, le jour où l'individu chargé de la royauté serait une femme trop faible pour résister aux Chambres. Ce n'était pas là que se trouvait la force, la réalité du gouvernement libre elle était dans la formation des majorités, et l'on ne forme les majorités que si l'on sait faire un programme, que si l'on sait se fixer un but praticable, susceptible d'être approuvé par le pays, sans se diviser avant de l'avoir atteint : Dans ma conviction profonde, ajoutait l'orateur, on est pour le gouvernement parlementaire qui est le, rêve de ma vie, savez-vous à quelle proportion ? A proportion que l'on est sincèrement, profondément et avec intelligence monarchique. Je le vois tous les jours chez nous, quand on résiste au gouvernement parlementaire dans ce pays, c'est-à-dire à la domination des majorités, savez-vous ce qui fait qu'on résiste ? C'est qu'on vous dit que la royauté est faible, et qu'elle n'est pas faite chez nous comme en Angleterre, mais que, quand elle sera consolidée chez nous comme elle l'est en Angleterre, alors on pourra se livrer au gouvernement parlementaire et à toutes ses conséquences. Voilà ce qu'on dit tous les jours. Eh bien ! je fais appel aux vrais amis du gouvernement parlementaire ; je leur donne rendez-vous savez-vous où ? à la défense de la royauté !

Avec le double appui de MM. Thiers et Guizot, la loi de régence obtint une majorité de 310 voix contre 94 les deux centres, ces éternels frères ennemis, avaient écouté la voix de leurs chefs.

A la Chambre des Pairs, le duc de Broglie combattit avec une grande puissance de démonstration le système de la régence élective : Pourquoi, dit-il, préférons-nous la monarchie à la république, le gouvernement héréditaire au gouvernement électif ? Parce que nous pensons, l'histoire à la main, que le plus grand des dangers pour un grand pays, c'est de vivre à l'aventure, de laisser l'autorité suprême flotter à tout vent d'opinion, de l'abandonner périodiquement en proie à la lutte des partis, à l'ambition des prétendants. Si cette raison est décisive en faveur de la monarchie héréditaire, elle est décisive en faveur de la régence légale, c'est-à-dire de la régence réglée dans un ordré déterminé. Déclarez la régence élective aux approches de chaque minorité, vous verrez les partis se former, se grossir, se menacer l'un l'autre du geste et de la voix vous verrez les prétendants lever la tête et jeter le masque. Le ministère ne sera plus pour les citoyens, le dernier terme de l'ambition ; les orateurs puissants, les généraux aimés du soldat porteront plus haut leurs regards et leurs espérances. La famille royale courra risque de se diviser en admettant qu'elle reste unie, on ne le croira point, on affirmera le contraire ; chaque parti s'arrogera le droit d'y chercher un chef et de lui forcer la main s'il résiste. Le jour de l'élection venu, au sein des Chambres, quel vaste foyer d'intrigues et de cabales, quelle carrière ouverte aux insinuations perfides, aux personnalités outrageantes La presse, la tribune, les réunions publiques deviendront autant d'arènes où périront les réputations les mieux assises. Les princes du sang royal, ces princes éventuellement appelés au trône, comparaîtront sur la sellette leurs qualités, leurs défauts, leurs moindres actes seront passés au crible d'une polémique ardente, vindicative, impitoyable. S'ils succombent devant un simple sujet, que deviendront-ils ? Celui d'entre eux qui l'emportera, s'il l'emporte seulement de quelques voix, que sera-t-il ? Que deviendra sous sa main débile la prérogative royale ? Si ce n'est pas l'héritier présomptif qui l'emporte, où se cachera-t-il en attendant qu'il devienne un roi, après avoir été déposé comme régent ? Si les Chambres ne peuvent s'accorder sur le choix d'un régent, point de régence, point de gouvernement .et l'État en pleine dissolution.

Le 29 août 1842, après une courte discussion, la Chambre des Pairs vota la loi de régence par 163 boules blanches contre 14 noires[4].

Après les grandes lois sur l'expropriation, les chemins de fer, la régence, il semble que les Chambres aient accompli leur œuvre. Il se produit une sorte de stérilité parlementaire tout absorbés par les discussions sur la politique étrangère et la liberté d'enseignement, par les matières financières et le ménage ordinaire du budget, pairs et députés apportent moins d'attention à l'examen des problèmes législatifs.

Quelques lois sur les réfugiés, la police du roulage, la gendarmerie, la forme des actes notariés, le sucre indigène et colonial, tel est le bilan de la session de 1843. Presque tous les projets importants sont écartés ou ajournés à l'année prochaine ; parmi eux la loi du recrutement, les lois sur le conseil d'État, les ministres d'État, le chemin de fer du Nord, la réforme des prisons, le rachat des canaux. La Chambre élective donne le regrettable spectacle d'une loi sur la refonte des monnaies, votée par articles et rejetée dans son ensemble. La Chambre des Pairs fait preuve d'une indépendance trop rare en réduisant de dix mille francs les crédits alloués au ministre des finances.

Le 20 avril 1843, la princesse Clémentine d'Orléans épousa le prince Auguste de Saxe-Cobourg, et le 7 mai le prince de Joinville épousa dona Francesca, fille de feu don Pedro troisième sœur de l'empereur du Brésil.

L'année 1844 ne fut guère plus féconde que la précédente au point de vue législatif : quelques lois utiles et libérales sur la chasse, les patentes, les brevets d'invention, le recrutement de l'armée, sortirent presque seules des débats parlementaires. Comme en 1843, un nombre considérable de projets restaient à l'état de rapport au sein de la Chambre des Députés, qui semblait décidée à se mouvoir entre ces deux pôles l'ajournement et l'expédient.

La session de 1844 vit se produire deux pénibles incidents au sujet du pèlerinage de Belgrave-Square et d'une nouvelle demande de dotation en faveur des princes.

M. le duc d'Angoulême était mort à Goritz le 11 juin 1844, et M. le duc de Bordeaux devenait, aux yeux des légitimistes, le prétendant à la couronne de France. Ce prince ayant manifesté l'intention de 'se rendre en Angleterre, lord Aberdeen déclara au comte de Rohan-Chabot que la reine ne pouvait guère s'empêcher de le recevoir d'une manière officieuse, de faire pour le petit-fils de Charles X ce qu'on s'était cru obligé do faire pour un aventurier comme Espartero. Mais M. Guizot se préoccupait avant tout de l'effet produit en France un grand nombre de légitimistes, parmi eux quelques députés et pairs avaient passé le détroit pour aller présenter leurs hommages au duc de Bordeaux dans sa résidence de Belgrave-Square ; ils s'étaient donné rendez-vous en Angleterre et avaient fait grand bruit dans leurs journaux. C'était comme les petits États-Généraux d'une nouvelle émigration d'un instant ; on avait même tenu à avoir les Trois Ordres. L'opinion publique, le gouvernement français s'émurent, et M. Guizot demanda que la reine Victoria ne reçut pas le prétendant. Lord Aberdeen trouva avec raison qu'il y avait là une inquiétude exagérée, et ne put s'empêcher d'observer qu'il ne reconnaissait pas là M. Guizot, que c'était de la politique à la Metternich ; toutefois il ne témoigna aucune hésitation, et s'empressa d'accéder, voulant qu'il résultât de cette circonstance un nouveau motif de rapprochement et de confiance entre les deux cours.

Le discours du trône ne faisait aucune allusion à l'incident de Belgrave-Square, mais les deux Chambres tenaient à témoigner hautement leur réprobation. Dans son adresse, la Chambre des Pairs déclarait que les pouvoirs de l'État, en dédaignant les vaines démonstrations des factions vaincues, auraient l'œil ouvert sur leurs manœuvres criminelles. A la Chambre des Députés, la commission de l'adresse s'exprimait ainsi : La conscience publique flétrit de coupables manœuvres.....

Ces mots : criminelles, flétrit, manœuvres n'étaient ni justes, ni convenables et dépassaient le but. Les légitimistes voulurent protester, et dans la discussion générale, M. Berryer se fit l'interprète de leur dignité blessée mais sa position était difficile, ses explications confuses, embarrassées, les mouvements d'improbation de la Chambre le troublaient comme il déplorait l'abandon des gloires de la France, M. Dupin lui dit brusquement : et nous venons aujourd'hui même d'inaugurer un monument à Molière ! Le grand orateur resta interdit et descendit de la tribune. M. Guizot lui répondit avec beaucoup d'énergie, trop d'énergie peut-être, et son discours produisit sur la Chambre une profonde impression.

Quelques jours après, lorsqu'il s'agit de voter le paragraphe de l'adresse, M. Berryer, qui avait à cœur de se relever de sa défaite, revint à la charge, et, pour passionner l'opposition, il opposa au voyage de Londres les souvenirs de 1815, le voyage à Gand, les lois d'exception. La gauche dynastique avait été la première à proposer la flétrissure, mais telle était son animosité contre M. Guizot, qu'elle fit cause commune avec les légitimistes. Alors celui-ci remonta à la tribune, et dépouillant son caractère de ministre, relevant le défi, répéta à plusieurs reprises ces mots oui, j'ai été à Gand. Un tonnerre d'imprécations étouffait chaque fois ses paroles on l'accusait de trahison, on lui criait qu'il manquait de sens national, on le menaçait presque ; cette scène indescriptible dura près de deux heures. Si nous ne pouvons pas vaincre M. Guizot, s'écria l'un des plus acharnés, il faut l'éreinter, et comme un membre de l'opposition modérée lui disait tout bas de se reposer : Quand je défends mon honneur et mon droit, répondit l'orateur, je ne suis pas fatigable ! Malgré le tumulte, malgré les vociférations, il parvint à expliquer qu'il était allé à Gand porter à Louis XVIII les conseils des royalistes constitutionnels, et, en descendant de la tribune, il lança ces paroles mémorables : On pourra épuiser mes forces, on n'épuisera pas mon courage. Quant aux injures, aux calomnies, aux colères extérieures, on pourra les multiplier, les entasser tant qu'on voudra, on ne les élèvera jamais à la hauteur de mon dédain.

Certes, écrit M. Dupin, la fournaise de l'Assemblée était hideuse à contempler, mais c'était un beau spectacle de voir un seul homme si violemment assailli, se montrer impassible, faire face à la plus rude tempête, défendre avec ténacité ses opinions, et laisser à l'histoire constitutionnelle le souvenir d'une scène dont jusqu'alors les fastes parlementaires n'avaient point offert l'exemple au même degré.

Le paragraphe de la Commission fut adopté et l'adresse votée le 27'janvier, par 220 boules blanches contre 190 boules noires en mémoire de cet incident, les conservateurs firent frapper une médaille où M. Guizot était représenté à la tribune dominant le tumulte elle portait sur l'exergue les dernières paroles de son discours. Quant aux députés légitimistes auxquels s'adressait le vote de la Chambre, ils crurent devoir donner leur démission et en appeler au jugement de leurs électeurs tous furent renommés ; l'opposition dynastique et radicale leur apporta ses votes.

Louis-Philippe avait vu avec déplaisir le rejet de la dotation du duc de Nemours, mais il ne perdait pas l'espoir d'obtenir une réparation. Il avait raison au fond et tort dans la forme il avait raison de désirer que ses fils ne fussent point déshérités des privilèges de leur rang, de revendiquer le respect du principe monarchique il avait tort de heurter de front les préjugés de la Chambre et de l'opinion publique.

M. Guizot et ses collègues jugeaient la demande inopportune, et savaient que même parmi leurs amis, ils rencontreraient d'insurmontables résistances consulté sur ce point, M. Dupin avait répondu qu'il défendait la couronne et non la cassette, qu'il ne serait ni le rapporteur ni le défenseur d'un projet de ce genre. Pour satisfaire le roi, et en même temps ne pas compromettre leur situation d'une manière irréparable, les ministres imaginèrent de sonder secrètement l'opinion, d'essayer de l'éclairer, de la faire revenir de ses préventions. Ils firent publier dans le Moniteur et le Journal des Débats un article de fond, un appel à l'impartialité de la France. En droit, disait-on, en thèse générale, un établissement est dû par la nation aux enfants du roi ; en fait le domaine privé est insuffisant on produisait les pièces à l'appui. Cette tentative fit peu d'effet dans le pays on la regarda comme indiquant une indécision fâcheuse, et comme violant dans une certaine mesure les règles du gouvernement représentatif ; on y vit une sorte d'appel au peuple contre les Chambres le cabinet semblait livrer l'inviolabilité de la couronne à la controverse des journaux. A la Chambre des Députés, MM. Lherbette, Thiers, Billault, de Beaumont interpellèrent les ministres qui revendiquèrent la responsabilité de l'article incriminé ils ajoutèrent que la mesure avait une opportunité toute particulière, après les manifestations de Belgrave-Square, mais ils ne savaient pas encore s'ils la présenteraient. Après un discours incisif de M. Dupin, on mit aux voix l'ordre du jour pur et simple qui fut adopté à l'unanimité.

Dans la session de 1845, le Parlement adopte un nombre considérable de lois ayant pour but de satisfaire des intérêts matériels et sociaux, de résoudre des questions de l'ordre moral ou politique. Citons notamment les lois sur le pécule des esclaves, le régime colonial, les caisses d'épargne, la police des chemins de fer, les douanes d'autres lois sur les ports, les routes ordinaires, les chemins de fer. Un projet adopté par la Chambre élective, et tendant au remboursement ou à la conversion du 5 %, est rejeté par la Chambre des Pairs.

En 1845, un ancien doctrinaire qui, avec MM. de Rémusat et Jaubert, avait passé depuis 1840 sous la bannière de M. Thiers[5], M. Duvergier de Hauranne fit une proposition pour l'abolition du scrutin secret. A l'appui de son opinion, il rappelait que dès l'origine de nos assemblées délibérantes, le vote public avait été la règle et le scrutin secret l'exception. C'est en l'an VIII seulement, à l'époque où la tribune fut frappée d'interdit, que le scrutin secret-devint la règle et le vote public l'exception. M. Odilon Barrot appuyait la proposition, qui selon lui, tendait à mettre sans cesse le député en présence de ses commettants et à le placer sous la discipline salutaire de la publicité. La mission de l'opposition n'était pas d'obtenir par des voies secrètes et détournées quelques succès partiels, elle consistait avant tout à fortifier, à moraliser nos institutions par des habitudes de sincérité. Si on n'avait que la garantie du vote secret contre les séductions offertes aux intérêts individuels, il faudrait fermer cette Chambre et renoncer à jamais au système représentatif en France. Le courage civil n'était pas à la hauteur du courage militaire pour le fonder dans notre pays, il fallait commencer par l'enseigner et le pratiquer dans le Parlement.

D'autres membres de l'opposition combattirent la mesure comme contraire à la vérité, à la sincérité des votes ; la Chambre se composant pour plus d'un tiers de fonctionnaires ou de membres aspirant à le devenir, c'était surtout du côté du pouvoir qu'il fallait se prémunir. Le roi Louis-Philippe, maints conservateurs se montraient opposés 'à l'innovation ils citaient l'exemple de Louis XVI condamné à mort par un vote public.

Le système de M. Dupin consistait à maintenir le scrutin secret lorsqu'il serait réclamé par vingt membres. La publicité, dit-il, a ses honneurs, elle a ses avantages, mais elle a quelquefois ses inconvénients. La publicité n'est pas une de ces choses qui ont le même effet dans tous les temps. Elle peut avoir aujourd'hui un effet miraculeux, et demain un effet désastreux. Les circonstances changent nous avons passé par toutes les phases de la gloire et du malheur, de la raison et du délire, de l'ordre et de l'émeute, du despotisme et de l'anarchie nous pouvons voir la révolte contre les lois proclamée par ceux mêmes dont on devait le moins l'attendre. C'est au milieu de toutes ces vicissitudes que nous allons proclamer la publicité comme le remède universel. Dans les assemblées, en temps de paix, le pouvoir y gagne on ne craint pas les violences du dehors, les partis sont comprimés. Mais en temps de troubles !..... Si nous avons vu quelques exemples de courage, combien d'exemples de terreur !..... Vous avez eu un Boissy d'Anglas et un Lanjuinais, mais combien d'autres se sont courbés sous le joug, qui auraient retrouvé un refuge et recouvré un peu d'indépendance dans la sécurité du scrutin secret ! Il y a plusieurs espèces de tyrannie la tyrannie du peuple soulevé, les émeutes et les poignards qui nous menacent ; la tyrannie des partis, les insultes de leurs organes plus ou moins passionnés, les gens qu'on déchire aux yeux de leurs concitoyens, ceux qu'on dénonce à leurs électeurs et qu'on traduit au ban de l'opinion publique. Tout le monde est-il assez fort pour braver ces dangers ? L'amendement de M. Dupin fut consacré à une forte majorité.

C'est aussi en 1845 que se trouva résolue dans un sens négatif la question de l'union douanière avec la Belgique. Pays de grande production et de consommation médiocre, la Belgique étouffait dans ses étroites limites et cherchait partout des débouchés dès 1837 elle proposa une union douanière à la France. Mais les Belges voulaient payer le moins possible l'avantage industriel qu'ils recherchaient ardemment ; avant tout ils exigeaient que les douaniers belges gardassent seuls leurs frontières, car l'admission de quelques milliers de soldats français eût été, d'après eux, une atteinte mortelle à l'indépendance et à la neutralité de leur pays. La question était complexe d'un côté l'union douanière nous apporterait un accroissement évident de poids et d'influence, et il était à craindre qu'un refus ne jetât la Belgique dans le Zolverein prussien d'autre part le système protecteur recevrait une grave atteinte. Les chefs d'industrie, maîtres de forges, propriétaires de forêts, etc. réclamèrent avec vivacité, une réunion considérable de députés les appuya ; une espèce de congrès industriel se tint à Paris, où toutes les Chambres de commerce, les Chambres consultatives du royaume eurent des délégués.

Les puissances étrangères, l'Angleterre et la Prusse, s'inquiétaient à leur tour, et lord Aberdeen dit au comte de Saint-Aulaire : Vous concevez que l'Angleterre ne verrait pas d'un bon œil les douaniers français à Anvers. Vous auriez à combattre aussi du côté de l'Allemagne et cette fois vous nous trouveriez plus unis que pour le droit de visite. Déjà le cabinet de Saint-James s'était assuré du concours de la Prusse, de l'Autriche et de la Russie.

Dans une remarquable dépêche aux représentants du roi à l'étranger, M. Guizot s'attacha à combattre les raisons de lord Aberdeen. Il établit que ni l'indépendance ni la neutralité de la Belgique ne périraient par son union douanière avec la France, qu'on altérait au contraire sa liberté en lui interdisant de contracter les relations, de prendre les mesures que lui conseilleraient ses intérêts vitaux ; il déclarait ne pouvoir souffrir que la stabilité du royaume fondé à nos portes fût altérée à nos dépens, ou compromise par une absurde jalousie du progrès de notre influence ; il ne reconnaissait à personne le droit de s'opposer à cette mesure internationale.

Les mauvais procédés de nos voisins rendirent plus épineuse encore la tâche des ministres français après avoir été exemptée de l'aggravation de droits établie en 1842 sur les laines et fils étrangers, la Belgique fit à l'Allemagne et à l'Espagne, sans compensation, les mêmes concessions qu'elle avait accordées à la France. Cette conduite, les inquiétudes de l'industrie nationale, la pression des députés achevèrent de déterminer le cabinet à l'abandon du projet d'union. Les négociations, les conférences, les visites du roi Léopold à Paris n'aboutirent à aucun résultat on se contenta de conclure en 1845 un simple traité de commerce qui abaissait les tarifs mutuels sur un assez grand nombre d'objets.

Un autre échec non moins significatif avait été celui du traité de commerce négocié avec l'Angleterre, annoncé par sir Robert Peel à la Chambre des Communes, différé, puis retiré par M. Guizot il avait pour but, en échange d'un dégrèvement sur les houilles et fers anglais, d'obtenir une diminution considérable des droits d'entrée sur les vins, eaux-de-vie, articles de modes...

Une législature qui touche à sa fin ne porte pas en soi le sentiment de stabilité, de durée qui lui permet d'aborder les grandes réformes et les grands intérêts aussi la session de 1846 n'est-elle pas aussi bien remplie que celle de 1845. Il convient toutefois de signaler parmi les mesures utiles consacrées par le Parlement plusieurs lois sur les chemins de fer, les canaux, les cours d'eaux ; la taxe des lettres réduite des deux tiers, un excellent projet relatif aux brevets des ouvriers, adopté par la Chambre des Pairs ; un crédit de 93 millions pour restaurer le matériel de la flotte et approvisionner les arsenaux[6].

La destitution de M. Quinet, professeur au Collège de France, où il propageait avec éclat les doctrines révolutionnaires, les ordonnances du comte de Salvandy, changeant la nature du conseil royal de l'Université par l'adjonction annuelle de vingt membres révocables, provoquèrent une vive émotion défendues par MM. Beugnot et Montalembert, attaquées par MM. Cousin et Villemain à la Chambre des Pairs, les ordonnances amenèrent aussi de violents débats à la Chambre des Députés. Jamais du reste l'opposition n'avait donné l'assaut au ministère avec autant de persistance les questions extérieures et intérieures lui fournissaient de nombreux prétextes, et elle ne perdait pas une occasion de se compter, d'engager une lutte décisive. Mais le cabinet s'affermissait de jour en jour, et sa majorité grossissait à chaque nouveau succès.

Le 16 avril et le 29 juillet 1846, Lecomte et Joseph Henri tirèrent sur le roi qui, deux fois encore, échappa aux balles des assassins ; on regarda comme un miracle qu'il n'eût pas été atteint, car Lecomte, ancien garde général des forêts, passait pour un tireur des plus habiles, et le misérable avait fait feu presque à bout portant, sur la voiture où se trouvaient avec Louis-Philippe, la reine, plusieurs des princes et princesses, M. de Montalivet. Lecomte, Henri, étaient-ils des régicides politiques comme Fieschi, Meunier, Alibaud, Darmès, Quénisset ? Beaucoup le pensaient contre les rois, disait-on, il n'y a pas de crime privé ; le crime lui-même peut n'être que le fait de l'homme, les inspirations viennent du dehors. Cette thèse, vraie en général, se trouva controuvée dans l'espèce la Cour des Pairs écarta toute idée de crime politique. Lecomte fut condamné à la peine des parricides, Joseph Henri aux travaux forcés à perpétuité.

Pendant l'année 1846, la France eut à subir une crise monétaire, économique et alimentaire, causée par l'agiotage, l'insuffisance de la récolte et des inondations désastreuses.

Après s'être longtemps défié des chemins de fer, le public français s'était épris de ces entreprises de toutes parts des compagnies se créèrent, les unes sérieuses, les autres fictives, dans lesquelles venaient s'engouffrer des capitaux immenses, les épargnes de l'ouvrier, du petit rentier. On en vint à trafiquer sur des actions de compagnies non encore constituées, à vendre, à acheter avec primes des promesses d'actions les compagnies exigeant des versements, les sommes improductives accumulées dans les caisses augmentaient chaque jour. De là un agiotage effréné ; la production se trouvait arrêtée, le numéraire disparaissait de la circulation.

La crise des subsistances compliqua la situation la récolte de 1845 avait été médiocre, celle de 1846 fut très-mauvaise. En France, en Europe, la maladie des pommes de terre aggrava le danger le déficit s'accrut dans des proportions effrayantes ; les autres pays, et en particulier l'Angleterre, firent des demandes considérables. Un nouveau fléau vint fondre à l'improviste sur la France le 18 octobre une inondation porta la terreur, la désolation dans les campagnes traversées par la Loire et ses affluents, qui, devenus de véritables torrents, balayaient, détruisaient tout sur leur passage plusieurs villages emportés, un grand nombre de ponts renversés, les faubourgs d'Orléans, de Tours, de Blois dévastés, les communications interrompues, les troupeaux engloutis, beaucoup de personnes noyées, mourant de faim, de fièvre, tels furent les résultats du sinistre. La charité publique et privée fit des miracles ; les secours en nature et en argent affluèrent mais le mal était trop grand pour que la bienfaisance pût le réparer.

Le gouvernement s'efforça de lutter contre tant de désastres une ordonnance royale permit l'introduction en franchise des grains étrangers ; les départements de la guerre et de la marine décidèrent qu'ils demanderaient au dehors leurs approvisionnements de 1846 et 1847. Le ministre de l'intérieur provoqua de la part des conseils municipaux la suspension des droits d'octroi sur les céréales et les farines les fourgons de l'artillerie furent employés au transport des grains accumulés dans les ports de la Méditerranée, des chantiers, des ateliers de charité établis sur tous les points. La municipalité de Paris vota un crédit pour maintenir en faveur des indigents le prix du pain de première qualité à 80 centimes les deux kilogrammes. Afin d'empêcher l'exportation trop rapide de son numéraire à l'étranger, la Banque de France porta le taux de l'escompte de 4 à 5 %.

Cependant la clôture de la session de 1846 avait été prononcée le 3 juillet, et les élections fixées au 2 août. Les ennemis du cabinet se préparèrent à la lutte avec ardeur réunis sous la conduite de M. Thiers, le centre gauche et la gauche dynastique lancèrent un manifeste où l'on préconisait l'alliance de tous les partis opposés au ministère. La question pour chaque électeur, disait-on, n'est pas de choisir celui qu'il préfère, mais bien en nommant un homme indépendant, à quelque nuance de l'opposition qu'il appartienne, d'empêcher le succès du candidat ministériel. Les légitimistes inscrivirent sur leur drapeau liberté d'enseignement, liberté de conscience c'était la condition imposée par tout électeur catholique ce point acquis, on ne demandait à personne l'abandon de ses convictions. Quant aux radicaux, ils prêtaient leur concours à la gauche dynastique dans les collèges où ils ne se sentaient pas en nombre.

Le gouvernement s'apprêta à user de son droit de légitime défense il repoussait d'ailleurs toute intrigue, toute manœuvre indigne, et dans sa circulaire aux préfets, le comte Duchâtel exprimait avec netteté la volonté du Cabinet de chercher son appui dans ses actes et dans le bon sens du pays il leur recommandait de respecter scrupuleusement l'indépendance des consciences, de ne pas sacrifier les intérêts publics, les droits légitimes à des calculs électoraux.

La victoire dépassa les espérances du ministère les conservateurs gagnèrent 25 à 30 voix. Les mauvais reviennent bons, disait le comte Duchâtel, les bons reviennent excellents. Les Chambres avaient été convoquées pour le 17 août, et la courte session qui suivit ne fut que l'enregistrement de ce triomphe.

On s'occupa d'abord de la vérification des pouvoirs beaucoup de protestations s'élevaient contre les conservateurs élus ; en résumé, peu de faits sérieux furent allégués ; seule, l'élection du nouveau député de Quimperlé fut annulée. On put se convaincre qu'en fait de séduction, d'intimidation, l'opposition ne restait pas en arrière, et que les élections de 1846 étaient la sérieuse et fidèle expression du sentiment public. On l'a dit très-justement, les institutions libres ont cette puissance que leur vertu surmonte les vices même qu'elle ne supprime pas il résulte de leur action plus de vérité que de mensonge et plus de bien que de mal, quoique le mensonge y soit souvent grossier et le mal choquant. Dans les plus grands pays de liberté, États-Unis, Angleterre, Belgique, Hollande, Suisse, les élections se sont assurément accomplies avec moins d'indépendance personnelle, d'intégrité, de probité, que dans la France monarchique de 1814 à 1848.

Mais, semblable à ces chevaliers du moyen âge qui ne se croyaient jamais vaincus que par des sortilèges et des enchantements, l'opposition n'expliquait son échec que par l'emploi de moyens illicites elle ne voulait pas admettre que ses attaques excessives et passionnées, la puérilité des détails où elle tombait souvent, les nécessités d'ordre public, la bonne conduite générale du cabinet avaient décidé contre elle la masse du pays légal. Plus elle avait compté sur une éclatante victoire, plus l'insuccès aigrissait ses rancunes et sa mauvaise humeur. C'est la consolation banale, le prétexte éternel, la tactique des partis vaincus qui prennent de petites circonstances, des incidents minimes pour des événements, qui ne s'avouent jamais leurs torts et préfèrent accuser le gouvernement de fraude et de corruption.

La Chambre procéda ensuite à l'élection de son président M. Sauzet eut 223 voix sur 339 M. Odilon Barrot ne -rallia que 98 suffrages. Les quatre vice-présidents furent tous pris dans la majorité ministérielle. Après le vote de l'adresse, une ordonnance du 3 septembre prorogea la session au 11 janvier 1847.

 

 

 



[1] Voir l'excellent opuscule de M. Cuvillier-Fleury intitulé : Neuilly, Notre-Dame et Dreux.

[2] Rappelons ici cet éloge de la famille de Louis-Philippe, écrit par Alexandre Dumas : Quel merveilleux épanouissement d'une noble et vigoureuse famille ! cinq princes, tous beaux, tous braves, portant les plus illustres et les plus anciens noms de la chrétienté, riche faisceau dominé par un frère aîné à qui ses plus implacables ennemis ne savaient reprocher que sa beauté presque féminine, et ses amis que son courage presque insensé. Trois princesses, chez lesquelles la beauté, cette couronne des femmes, n'était qu'une qualité secondaire ; trois princesses, dont l'ainée, la princesse Louise, était citée pour sa religieuse bonté, dont la seconde, la princesse Marie, était illustre parmi les artistes, dont la troisième, la princesse Clémentine, était presque célèbre par son esprit.

[3] Les journaux de l'opposition qui renvoyaient d'ordinaire M. de Lamartine à sa lyre, à sa barque, à Elvire, quand il n'était pas de leur avis, l'ont déclaré grand poète et homme d'État distingué (Alphonse Karr : Les Guêpes). Au mois d'octobre 1842, Lamartine écrit à un de ses amis : La politique ministérielle me touche peu : Guizot, Molé, Thiers, Passy, Dufaure, cinq manières de dire le même mot. Ils m'ennuient sous toutes leurs désinences. Je veux aller au fond et attaquer le règne tout entier. Soldat de l'idée, je combats pour elle et non pour moi. User ses beaux jours pour la petite préférence à inventer ingénieusement entre MM. Molé, Thiers, Dufaure, je laisse cela à ceux que cela amuse. Quant à moi, j'en suis prodigieusement ennuyé. Je ferai la révolution de l'ennui pour secouer ce cauchemar. On voit que l'orgueil du poète donne le change à son ambition.

[4] Les années 1841, 1842, virent mourir un grand nombre d'hommes éminents : M. Humann, ministre des finances, atteint d'un anévrisme au moment où il allait prendre part aux débats de la loi sur le réseau général des chemins de fer ; — M. Garnier-Pagès, un des chefs de l'extrême gauche à la Chambre, orateur remarquable, surtout dans les questions de finances ; — l'illustre philosophe Jouffroy ; — le maréchal Moncey — le maréchal Clausel ; — le contre-amiral Dumont-d'Urville, tué dans cette catastrophe du chemin de fer de Versailles, où cent personnes furent écrasées, brûlées. C'est encore en 1841 que mourut M. Bignon, après une carrière très-remplie et accidentée professeur et journaliste en 1789, soldat en 1793, diplomate sous le Directoire, le Consulat et l'Empire, administrateur financier de la Prusse après Iéna, de l'Autriche après Wagram, ministre des affaires étrangères aux Cent Jours, publiciste distingué et spirituel orateur de l'opposition libérale sous la Restauration, ministre sans portefeuille en 1830, député, puis membre de la Chambre des Pairs sous la monarchie de Juillet, M. Bignon avait eu l'honneur d'être chargé par Napoléon Ier lui-même d'écrire une histoire diplomatique de son temps. Il publia dix volumes de cet ouvrage, qui demeure son plus beau titre à la renommée, et que son gendre, le baron Ernouf, resté dépositaire de ses documents, a continué avec talent.

[5] C'est au sujet de cette séparation que M. Guizot a écrit cette belle page : Bossuet en dit trop, lorsqu'il signale et foudroie avec un pieux dédain les volontés changeantes et les paroles trompeuses des politiques, les amusements des promesses, l'illusion des amitiés de la terre qui s'en vont avec les années et les intérêts, et la profonde obscurité du cœur de l'homme qui ne sait jamais ce qu'il voudra, qui souvent ne sait pas bien ce qu'il veut, et qui n'est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu'aux autres. Ce peintre sublime des faiblesses humaines et des mécomptes de la vie a trop de rigueur ; tout n'est pas fluctuation dans les volontés des politiques, ni tromperie dans leurs paroles, ni amusement dans leurs promesses, ni illusion dans leurs amitiés. Il y a dans les esprits et les cœurs voués à la vie publique plus de sérieux, de sincérité et de constance que ne le disent les moralistes, et pas plus là que dans la vie privée, les amitiés ne s'en vont toutes ni tout entières avec les années et les intérêts. Dans l'ardeur des luttes politiques, nous demandons aux hommes plus que nous n'en pouvons et devons attendre ; parce que nous avons besoin et soif de sympathie forte, d'action efficace, d'union permanente, nous nous étonnons, nous nous irritons quand elles viennent à défaillir. C'est manquer de liberté d'esprit et d'équité, car c'est oublier l'inévitable diversité des idées et des situations à mesure que les événements se développent et changent, l'incurable insuffisance des réalités pour satisfaire à nos désirs, et tout ce qu'il y a d'incomplet, d'imparfait et de mobile dans nos meilleures et nos plus sincères relations...

[6] C'est en 1846 que se place le mariage de S. A. R. M. le comte de Chambord avec l'archiduchesse Marie-Thérèse-Béatrice de Modène. Presque au même moment, le prince Louis-Napoléon Bonaparte s'échappait du château de Ham, où il était enfermé depuis six ans.