HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XI. — MONSIEUR THIERS.

 

 

Adoption de l'indemnité américaine. Réformes dans le régime protecteur ordonnance de 1835. -Loi sur les chemins vicinaux. — Le procès-monstre. — Attentat de Fieschi ; l'apothéose de Morey ; les docteurs du régicide. — Lois de septembre 1835 ; leur légitimité et leur nécessité. Demande de conversion des rentes ; retraite du cabinet. — Dislocation du parti de gouvernement. — Avènement de M. Thiers à la présidence du conseil. Le budget des fonds secrets. M. Thiers obtient l'ajournement de la conversion des rentes. Un effet sans cause. — Le programme du cabinet de 1836. — Ce qu'il faut entendre par le mot progrès. — Une lune de miel parlementaire. — L'attentat d'Alibaud. — Le blocus matrimonial. Voyage du duc d'Orléans et du duc de Nemours en Allemagne leur réception à Berlin et à Vienne. Un mot de M. de Metternich. Préliminaires du mariage du prince royal avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin.

 

Dès que le cabinet du 11 octobre fut replacé sur ses anciennes et fortes bases, on sentit se produire les heureux effets de son initiative. Il proposa de nouveau au Parlement l'adoption de l'indemnité des 25 millions que le roi s'était personnellement engagé à obtenir les manifestes hautains, les rodomontades insolentes du général Jackson, président des Etats-Unis, reçurent un désaveu des Chambres américaines malgré les clameurs de l'opposition, la majorité fit preuve de bon sens, de dignité, de probité politique, reconnut la dette de la France comme légitime et fondée.

En même temps, M. Duchâtel accomplissait des réformes importantes dans notre régime commercial dès le mois de juin 1834, de sages ordonnances avaient aboli diverses prohibitions et réduit les droits d'entrée sur certains objets, tels que les fers, les laines, les lins, tandis que l'Angleterre consentait, de son côté, des réductions équivalentes. Un peu plus tard, au mois d'octobre, une grande enquête commerciale, sur le modèle des enquêtes anglaises, fut entreprise pour rechercher à quelles conditions, dans quelles limites le régime prohibitif pouvait être restreint. Partisan de la liberté commerciale, qui était sa foi, son but, son idéal économique, M. Duchâtel comprenait la gravité et la complexité de la question les habitants de la Gironde, ceux de plusieurs autres départements, réclamaient la levée des prohibitions, et n'entendaient pas raison en matière de douanes ; au contraire, les hommes les plus considérables de la Chambre, au sein du cabinet M. Thiers, professaient hautement la doctrine opposée, demeuraient les champions ardents du régime protecteur[1].

De là, pour le jeune ministre du commerce, la nécessité de ne rien faire de compromettant, de ne point se lancer dans une campagne aventureuse, de ne pas créer d'embarras à ses collègues, et cependant de ne pas rester inactif. L'enquête, cet appel à la vérité, à la justice, cette mise en demeure légale de tous les intérêts, produisit les meilleurs résultats : elle dura plusieurs mois, et cette statistique éloquente, cette masse de témoins consciencieux, les procès-verbaux des chambres de commerce, firent jaillir la lumière, forcèrent bien des convictions jusqu'alors rebelles, redressèrent-de nombreux préjugés. Par l'ordonnance de 1835, longuement élaborée, M. Duchâtel rentra dans la voie des abaissements de tarifs, d'extension de nos relations commerciales, de progrès sage et continu. Des objets de grande consommation, houilles, fers, laines, lins, reçurent de notables diminutions de droits certains cotons filés anglais furent, pour la première fois, admis à s'introduire légalement en France grâce à cette lenteur calculée, le ministre obtint de l'Angleterre et d'autres nations des concessions au moins équivalentes à celles qu'il leur faisait.

C'est de cette époque que date la loi sur les chemins vicinaux : elle fut pour la prospérité matérielle des campagnes ce que la loi sur l'instruction primaire avait été pour leur prospérité morale, ce que la loi sur l'expropriation devint pour le progrès de la fortune publique, ce que la loi sur le recrutement fut pour notre puissance nationale extérieure. Des centaines de millions affectés àla création d'un immense réseau de routes départementales, de chemins de grande communication, de chemins vicinaux, métamorphosèrent la physionomie du pays, apportèrent au corps social tout entier un merveilleux accroissement de vie. Plus de 15.000 kilomètres de routes départementales, 32.000 de chemins de grande communication, 20.000 de routes royales ou stratégiques furent achevés de 1830 à 1848. Nous avons eu fréquemment l'occasion de nous entretenir avec de vieux maires, avec les agents-voyers, ces utiles serviteurs de l'Etat, qui prêtent à l'administration un concours éclairé et infatigable tous s'accordent à dire que la loi de 1836 a été la base de la législation sur les chemins vicinaux, que par sa régulière et énergique application, elle a changé la face des départements. C'est là un des traits distinctifs, une des gloires les plus pures, les plus incontestables de la monarchie de Juillet ; ses ministres ont proposé, exécuté, les Chambres ont discuté, adopté une série de lois administratives excellentes, dont ses successeurs ont recueilli les bienfaits, et tenté d'usurper l'honneur.

Après une longue et laborieuse instruction qui durait depuis un an, la Cour des Pairs avait réuni les pièces de conviction, les éléments nécessaires au procès des insurgés d'Avril. Près de 2.000 individus avaient été arrêtés, mais on ne voulait retenir que les accusés considérés comme chefs de l'insurrection on procéda par éliminations successives, et la Cour, dans son arrêt de mise en accusation, ne retint que 164 accusés, dont 43 contumaces. En fait, il y avait là une large et généreuse amnistie, le but des juges n'étant pas de frapper tous les coupables, mais d'éclairer la France sur les dangers qui la menaçaient et d'en prévenir le retour. On s'attendait à des scandales révolutionnaires les prévisions du public et du gouvernement furent dépassées. De la part des insurgés vaincus, le procès d'avril 1834 fut encore la guerre, la guerre transportée des rues dans le Palais de Justice, hautement proclamée et systématiquement poursuivie à coups de théories, de déclamations et d'invectives au lieu de coups de fusil. Je ne crois pas que l'histoire judiciaire du monde ait jamais offert un pareil spectacle 121 accusés se portant accusateurs des juges, des lois, du gouvernement tout entier, refusant absolument de leur reconnaître aucun droit, se taisant quand on les interrogeait, parlant, vociférant quand on leur ordonnait de se taire opposant leurs violences personnelles à la force publique, maudissant, injuriant, menaçant, prédisant leur victoire et leur vengeance prochaine, l'anarchie fanatique et pratique s'étalant avec arrogance au nom de la république et se donnant toute licence pour prolonger et enflammer le procès, dans l'espoir d'en faire sortir de nouveau la guerre civile. Et, par une inconséquence qui serait étrange si quelque chose pouvait être étrange dans le chaos, ces accusés qui proclamaient la guerre contre leurs juges, réclamaient de ces mêmes juges toutes les garanties, toutes les formes, tous les scrupules de la justice régulière, et prétendaient imposer toutes leurs exigences au pouvoir auquel ils refusaient tous les droits... De tous les chaos où tombe souvent l'humanité, le plus déplorable à contempler est celui de l'âme humaine elle-même les accusés et leur parti offraient ce triste spectacle ; le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l'injuste, l'utile et le funeste, le possible et l'impossible, tout était mêlé et confondu dans ces esprits troublés jusqu'à la frénésie ou pervertis jusqu'au crime et ce qu'il y avait en eux de bon et de noble, la conviction sincère, le dévouement, le courage, ne servait plus qu'à les précipiter eux-mêmes dans cet abîme d'anarchie où ils s'efforçaient d'entraîner leur pays, croyant l'affranchir et le régénérer.

Au cours de l'instruction, les conspirateurs, leurs complices, leurs journaux, n'avaient point manqué de tenter d'émouvoir en leur faveur l'opinion publique i on racontait leurs tortures imaginaires dans les prisons, les prétendues persécutions des geôliers, on les transformait en héros, en martyrs d'un gouvernement qui laissait loin derrière lui les cruautés de Néron ou des Terroristes. Avons-nous besoin de dire que tout cela n'était qu'imposture et mensonge ? Les prisonniers, traités avec une véritable mansuétude, se maintenaient en état permanent de rébellion, menaçant les employés, outrageant et défiant les surveillants, s'épuisant en stériles et honteuses machinations pour faire obstacle au procès. On publiait de fausses protestations de la garde nationale ; la Tribune et le Réformateur allèrent jusqu'à inventer une lettre adressée aux accusés par leurs défenseurs, pour les exhorter à persévérer dans leur conduite, et qui se terminait par cet outrage à la Cour des Pairs : L'infamie du juge fait la gloire de l'accusé. Deux députés, M. de Cormenin et M. de Puyraveau étaient censés l'avoir signée ; ce dernier ayant refusé de la désavouer, une autorisation de poursuites fut demandée à la Chambre et accordée contre lui. La lettre avait en réalité pour seuls auteurs MM. Michel de Bourges et Trélat ; la plupart des avocats la récusèrent et ce mensonge vint fixer heureusement le public sur la portée et la valeur des déclamations des factieux.

L'évasion d'une partie d'entre eux porta un coup funeste au prestige des chefs révolutionnaires, apprit à leurs subalternes à suspecter leur bravoure, acheva de décourager ceux-ci. Le préfet de police, à la nouvelle de cette fuite, la jugea très-justement en disant : Tant mieux, la République déserte !

Les coryphées du parti avancé, écrivains, journalistes, députés, avaient accepté de défendre les prisonniers mais, dès les premières séances, ils se livrèrent à de tels écarts de langage, que le président Pasquier dut les rappeler à leur devoir. Ils déclarèrent alors qu'ils se retiraient de la défense. A leur tour les accusés poussèrent le scandale jusqu'à ses dernières limites, recourant aux plus grossiers effets de mélodrame, feignant de se croire en présence de l'échafaud ; on eût cru assister à des scènes de convulsionnaires : Vous voulez 164 têtes, prenez-les Envoyez à la mort les soutiens de 150 familles du peuple On m'a amené ici par force, on m'a déchiré, on m'a massacré, tenez, voilà ma poitrine, frappez-moi, tuez-moi Vous pouvez nous condamner tous à mort, rien ne lavera les stigmates qu'à laissés sur vos fronts le sang du brave des braves — le maréchal Ney — ! La Chambre des Pairs, au milieu de ces provocations, témoigna d'une longanimité à toute épreuve, d'une admirable fermeté, et son président, M. Pasquier, conserva, pendant les orageuses et interminables séances du procès-monstre, une tenue toute magistrale. On dut, il est vrai, déclarer que les accusés turbulents seraient exclus de l'audience et jugés absents comme présents mais la Cour ne prononça aucune condamnation à mort et la peine la plus grave fut la déportation.

Vaincue dans les rues, traquée dans les clubs, dans les sociétés secrètes, privée d'une partie de ses chefs, la démagogie renonce pour un temps à poursuivre par l'émeute le succès de ses entreprises. L'assassinat va remplacer l'insurrection, le régicide se substitue à la guerre civile. Ce n'est pas la première fois qu'on a essayé de tuer le roi, et de détruire en sa personne, en celle de ses fils, la monarchie entière. En 1832, un membre de la société des Droits de l'Homme, nommé Bergeron, avait tiré sur Louis-Philippe qui se rendait au Palais-Bourbon pour ouvrir la session législative, et M. Dupin, en félicitant le roi de n'avoir pas été atteint, lui dit ce mot profond Sire, ils ont tiré sur eux. En effet, le régicide est non-seulement un crime odieux, c'est encore une faute qui rejaillit sur un parti, lui aliène l'estime du public, consacre la force du pouvoir si ignominieusement attaqué. Mais les prédications de la presse anarchique troublaient jusqu'au délire maints individus à l'esprit faible et pervers un vertige de régicide se répandait comme une épidémie dans les sociétés secrètes en 1834 et 1835, sept projets de ce genre furent découverts et déjoués par la police.

On approchait des fêtes annuelles de juillet le roi devait passer une grande revue de la garde nationale, et au lieu de préférer les Champs-Elysées, le Champ de Mars ou le Bois de Boulogne, on avait commis l'imprudence de choisir pour cette exhibition les boulevards. Cependant de sourdes rumeurs se propageaient dans le public à Paris, en France, à l'étranger, on s'attendait à un événement pour le 28. Quelques jours auparavant, plusieurs journaux de province publièrent simultanément une correspondance de Paris ainsi conçue : On continue à dire que Louis-Philippe sera assassiné ou plutôt qu'on tentera de l'assassiner à la revue du 28. Ce bruit a sans doute pour but de déterminer sa bonne garde nationale à venir nombreuse le protéger de ses baïonnettes.

On lisait dans la Quotidienne et le Courrier des 21 et 24 juillet : Le Gouvernement affecte d'envelopper encore du plus profond mystère le prétendu complot dirigé contre la personne de Louis-Philippe. Fantasmagorie ! Conspiration dont le secret est la formation de quelques gardes du corps, à laquelle on veut préparer les esprits par des simulacres de dangers pour la famille royale. Le prince L. a envoyé demander à son beau-père ses recettes d'assassinats politiques. L'enthousiasme baisse à Bruxelles, il y a maintenant à la préfecture de police une brigade préposée aux assassinats mensuels[2]. Le 26, le Charivari dont les doctrines étaient républicaines, mais qui était alors à la solde du parti légitimiste, contenait ces deux lignes : Hier le roi citoyen est venu à Paris avec sa superbe famille sans être aucunement assassiné en route. Le lendemain, veille de l'attentat, le même journal paraissait imprimé en caractères rouges et publiait une caricature où le roi était représenté sous la forme d'une poire portant des cadavres et marchant sur des cadavres. La Gazette de Metz écrivait le 27 juillet : Pour la cinquième et dernière fois, les ex-glorieuses et mémorables vont être célébrées à Paris. A Rome, un ordre du jour des Ventes italiennes recommandait de se tenir prêt à profiter de l'assassinat du roi qu'on annonçait comme certain. Le Corsaire, faisant allusion à la colonne de la place Vendôme, parlait de la conjonction du Napoléon de la guerre et du Napoléon de la paix, et ajoutait : Parions pour l'éclipse totale de ce dernier. La France, journal légitimiste, rendait compte de la journée du 27, dite fête des morts, et se terminait ainsi : Voilà l'aspect fidèle de la fête que, par une amère parodie, le programme appelle la fête des morts. Peut-être est-ce la fête des vivants à qui, par compensation, il est réservé de nous offrir le spectacle d'un enterrement ; nous verrons bien cela demain ou après-demain. Le 29 juillet, à dix heures du matin, des jeunes gens s'arrêtant en Savoie à la grotte de Balme, écrivent sur le livre des étrangers Cy gy le bon et excellent monarque, le roi citoyen Louis-Philippe Ier, roi des Français, Syrabuse Poulot, Adélaïde, M. Athalin ; que la terre leur soit légère. Et une autre main avait ajouté : Requiescant in pace.

Ces prophéties, ces moqueries atroces impressionnaient péniblement les ministres qui auraient volontiers contremandé la revue ; le roi s'y opposa formellement. On était encore dans la lune de miel de la royauté et de la milice citoyenne Louis-Philippe la soignait d'une façon toute particulière, portant souvent l'uniforme de général de la garde nationale, lui prodiguant ses poignées de main, ses témoignages affectueux, recevant d'elle en échange des vivats enthousiastes, des acclamations sincères et un réel dévouement il tenait donc beaucoup à ces belles fêtes de famille, comme on appelait alors les revues, et il n'était pas homme à reculer devant des bruits plus ou moins inquiétants.

La revue commença sous les meilleurs auspices et l'on put croire qu'on irait jusqu'au bout sans incident. Tout d'un coup, sur le boulevard du Temple, à la hauteur du Jardin Turc, le roi lève par hasard les yeux et aperçoit un jet de flamme sortant d'une fenêtre. Joinville, dit-il vivement à celui de ses fils qui est le plus rapproché de lui, ceci me regarde. Au même instant, on entend un feu de file très-rapide et saccadé une clameur inexprimable d'angoisse, de terreur, d'effarement retentit au milieu de la foule, quarante-deux personnes gisent sur la chaussée frappées à mort ou grièvement blessées parmi elles, le maréchal Mortier duc de Trévise, le général de Versigny, le colonel de gendarmerie Raffé, des gardes nationaux, des femmes, des vieillards, une jeune fille dix-huit victimes tombent pour ne plus se relever. Le roi n'est pas blessé, une balle a seulement éraflé son front les princes ses fils sont sains et saufs ; Louis-Philippe contemple quelques instants cette scène déchirante qu'il domine par son courage, puis il se tourne vers les survivants de son escorte, leur dit : Allons, marchons, il faut marcher, et poursuit la revue au milieu des cris enthousiastes de la population, de la troupe et de la garde nationale, mêlés aux explosions de leur indignation.

L'auteur de cet attentat sans nom est un misérable nommé Fieschi, bravo corse, tour à tour pâtre, soldat, ouvrier, voleur, faussaire, véritable fanfaron de crime et d'ignominie, atteint d'une sorte de délire d'orgueil nature violente, grossière et dégradée. C'est lui qui a inventé et fait éclater la machine infernale dont l'explosion a causé cette lamentable catastrophe il a pour principaux complices deux énergumènes, Morey et Pépin, tous deux dignitaires de la société des Droits de l'Homme. Le premier est un combattant de Juillet, sombre fanatique, rêvant une république babouvienne, niveleuse, n'ayant d'autre croyance que l'évangile sauvage du néant, les traditions des Hébertistes et des Maratistes, il était fait d'envie et décolère extravasées ; le spectacle de la richesse d'autrui lui était odieux, il était prêt pour tout désordre, et nul bouleversement ne l'eût effrayé ! C'est lui qui a conçu l'idée du crime. Pépin est le bailleur de fonds cet épicier propriétaire est bête et méchant, lâche et ambitieux, par là même dangereux. Quoi, disait-il, il y a tant d'individus qui en tuent d'autres pour un billet de mille francs, et nous ne trouverons jamais personne pour nous débarrasser de Louis-Philippe C'est Morey qui a grisé Fieschi, en promettant au nouvel Erostrate l'immortalité, en lui racontant à sa manière l'histoire de la révolution. Tous trois furent saisis, jugés, condamnés à mort et exécutés.

Ni Morey ni Pépin n'avaient voulu faire de révélations au sujet des complices que le gouvernement leur supposait, et cependant il demeure hors de doute que le parti révolutionnaire eut une connaissance plus ou moins précise de leur projet, qu'il était au moins coupable de complicité morale. Comment expliquer autrement les sinistres plaisanteries de la presse avant l'attentat les deux tentatives de barricades qui se produisirent aussitôt après dans les rues Meslay et Sainte-Apolline ces témoins venant déclarer qu'ils furent frappés, bousculés sur les boulevards pour avoir publiquement exprimé leur indignation ces sectionnaires des sociétés secrètes, groupés dans les faubourgs, attendant le résultat de l'événement et portant comme signe de ralliement un œillet rouge à leur boutonnière ? Un romancier qui fut représentant du peuple après la révolution de 1848, et ministre pendant quelque temps, écrit le 5 août 1835 : Si Fieschi parle, nous sommes tous perdus. Les journaux radicaux accablent Fieschi pour faire la part du sentiment public ; à l'égard de Morey et Pépin, ils se montrent pleins de bienveillance et d'égards ils essayeront d'accréditer cette doctrine inouïe que Fieschi n'est qu'un coupe-jarret de police, égaré, on ne sait comment, au milieu de passions qu'il ne pouvait partager. Morey devient une sorte de héros ; on procède à son apothéose des fanatiques, de prétendus patriotes se partagent comme des reliques précieuses ses cheveux, ses vêtements, vont en pèlerinage à sa tombe, y portent des fleurs et des immortelles. Le 23 février 1836, M. Marc Dufraisse écrit à un de ses amis une lettre ainsi conçue : Louis-Philippe et les aînés de sa race sont des contre-révolutionnaires. Le premier devoir de l'homme est d'anéantir tout ce qui s'oppose au progrès, c'est-à-dire à la révolution ; donc le fait du 28 avait une fin révolutionnaire donc il était moral. Et n'était-il pas facile d'asseoir sur cet argument une justification absolue de l'attentat et de le sanctifier par la raison, par le sentiment et par la passion ?... Fieschi est un infâme, Pépin n'est coupable que d'avoir été lâche pendant les débats... Morey a été sublime d'un bout à l'autre du drame. Et ce docteur du régicide, ce nouveau thaumaturge du poignard ajoute : Ah ! mon ami, la tradition révolutionnaire est morte dans les cœurs Le peuple n'a pas senti tout ce qu'il y avait de saint dans la mort de Morey le peuple a vu tomber cette tête blanche sans frémir Le peuple a peut-être applaudi C'est ainsi que les Juifs raillèrent le Christ sur la croix ! Quand donc viendra le jour des réhabilitations ? Cette rhétorique de fou furieux, cette morale de Cour d'assises et de bagne devaient inspirer les stagiaires du régicide, les ancêtres de la Commune de 1871 ; Alibaud, Meunier, Darmès, Quénisset en ont fourni la preuve.

Un journal républicain, le Patriote du Puy-de-Dôme, osa imprimer les lignes suivantes après le châtiment de Fieschi, Morey et Pépin : Nous trouvons que les journaux monarchiques sont très-mal fondés à donner le nom de lâche assassinat à la tentative individuelle qui vient d'être faite. S'il est vrai de dire que sans Louis-Philippe et ses trois fils, la monarchie fût devenue impossible en France, il faut bien reconnaître que cette fois la République n'a manqué son avènement que d'une demi-seconde. Une cause si puissante, qui ne se trouve en retard que de si peu, ne nous paraît pas être en situation bien désespérée. La République est chose si bienfaisante et si sainte qu'elle peut accepter son triomphe de quelque événement que ce soit. Mais il y a un fait qui résume et domine tous les autres, qui permet, à lui seul, d'affirmer que l'attentat du 28 juillet a été, au premier chef, un crime révolutionnaire. En 1848, sous le ministère de M. Sénard, une commission composée de républicains de la veille, rédigea une liste de récompenses nationales à accorder à ceux qui avaient bien mérité de la république. Sur cette liste qui fut présentée en novembre à l'Assemblée constituante, figuraient les enfants de Pépin. Morey n'avait pas d'héritiers.

Le mal, nous l'avons dit, était dans les doctrines anarchiques de la presse, dans les prédications des sociétés secrètes, dans la pénurie d'armes légales dont le pouvoir était revêtu. Les lois dites de Septembre, présentées par le ministère au mois d'août 1835, auraient dû dater du lendemain de l'insurrection de juin 1832. L'heure de la confiance était passée, celle de la prudence était enfin venue le gouvernement qui s'était montré fidèle à la Charte, avait le droit d'obliger ses ennemis à s'y renfermer, le droit de les y contenir par la force ou par la crainte. Les lois de septembre 1835 modifiaient l'institution du jury, réduisaient de huit à sept sur douze le nombre de voix nécessaires pour la condamnation, couvraient du secret le vote des jurés. Elles donnaient aux cours d'assises le droit de surseoir en certains cas au jugement, d'abréger les formalités de leur procédure, de renvoyer les accusés devant une autre cour, de faire amener de force ceux-ci devant elles, ou même de passer outre aux débats contre eux. La compétence de la Cour des Pairs était définie et bien précisée en matière d'attentat. La provocation à l'insurrection, l'excitation à la haine, au mépris du roi, de son autorité constitutionnelle, à la destruction ou au changement du gouvernement, étaient classées au rang des attentats contre la sûreté de l'Etat, et punies des mêmes peines interdiction de prendre la qualification de républicain, d'adhérer publiquement à une forme de gouvernement autre que la royauté de Juillet, d'attaquer la propriété, le serment aux lois défense de rendre compte des procès en diffamation, suspension du journal condamné deux fois dans la même année ; obligation pour les gérants de faire connaître l'auteur de tout article incriminé, d'insérer les réponses et les rectifications des personnes désignées ainsi que les documents administratifs à la requête de l'autorité prohibition de mettre en vente des dessins, des gravures, d'ouvrir un théâtre, d'y faire représenter une pièce sans autorisation préalable ; telle était, dans son ensemble, l'économie générale de ces lois, qui contribuèrent puissamment à affermir la monarchie, à protéger l'ordre public, et qui n'ont certes pas détruit la liberté, comme le prétendirent dans le cours de la discussion les orateurs de l'opposition radicale et dynastique. Elles restreignirent la liberté du délit, de la calomnie, du crime, elles ne portèrent aucune atteinte à la véritable liberté des journaux. Et même, le premier moment passé, la presse reprit son allure provocante après le vote de l'indemnité Pritchard, le National publia sa galerie des Pritchardistes, véritable monument de licence et d'impunité ; la Démocratie, la Réforme inaugurèrent la propagande socialiste on peut se donner une idée de l'extrême tolérance du pouvoir en lisant dans la Revue rétrospective un rapport du préfet de police en date du 19 janvier 1847. MM. Odilon Barrot et Lamartine, qui appelaient la loi nouvelle sur la presse une loi de mort et de martyre, méconnaissaient gravement les leçons de l'histoire. La presse n'a eu que deux périodes de liberté illimitée en 1848, elle a abouti aux journées de Juin en 1871, à la Commune du 18 Mars.

Pour tout esprit libre et ferme, il n'y avait dans les lois de Septembre, rien que de conforme aux traditions des nations civilisées et aux règles du commun bon sens. C'est une dérision de réclamer au nom de la liberté de l'esprit humain, le droit de mettre incessamment en question les institutions fondamentales de l'Etat et de confondre les méditations de l'intelligence avec les coups de la guerre. Il faut à toute société humaine des points fixes, des bases à l'abri de toute atteinte ; nul Etat ne peut subsister en l'air, ouvert à tous les vents et à tous les assauts. Quand Dieu a, comme dit l'Ecriture, livré le monde aux disputes des hommes, il connaissait les limites de leur puissance il savait combien elle serait vaine au fond contre son œuvre même quand elle en troublerait la surface. Mais les œuvres humaines sont bien autrement faibles et fragiles que l'œuvre divine ; elles ont besoin de garanties qu'elles ne trouvent pas dans leur force propre et native. Et quand la limite a été posée entre la discussion scientifique et la guerre politique, c'est un devoir pour le législateur de ne pas se contenter de défenses vaines et d'opposer aux assaillants des remparts solides. Les lois de Septembre n'inventèrent pour réprimer les délits dont elles proclamaient la gravité, aucune pénalité inouïe et repoussée par nos mœurs, aucune juridiction nouvelle et qui parût prédestinée à la rigueur ou à la servilité. La déportation, avec des conditions diverses, était dès lors, et sera de jour en jour plus acceptée comme la peine la mieux appropriée aux crimes politiques. La Cour des Pairs faisait depuis vingt ans ses preuves d'indépendance et de modération en même temps que de fermeté efficace les modifications apportées dans la procédure n'avaient d'autre objet que d'assurer la prompte répression du délit, sans enlever aux accusés aucun de leurs moyens de défense. Les lois de Septembre ne portaient nullement le caractère de lois d'exception et de colère elles maintenaient les garanties essentielles du droit, tout en pourvoyant aux besoins accidentels et actuels de la société définitions, juridictions, formes, peines, tout y était combiné, non pour frapper des ennemis, mais pour que la justice publique fût puissante et suffît pleinement à sa mission en conservant son indépendance et son équité.

A la tribune, M. Guizot disait : On oublie certainement dans ce débat le but de toute peine, de toute législation pénale. Il ne s'agit pas seulement de punir ou de réprimer le condamné, il s'agit surtout de prévenir des crimes pareils. Il ne faut pas seulement mettre celui qui a commis le crime hors d'état de nuire de nouveau, il faut surtout empêcher que ceux qui seraient tentés de commettre les mêmes crimes se laissent aller à cette tentation. L'intimidation préventive et générale, tel est le but principal, le but dominant des lois pénales. Il faut choisir, dans ce monde, entre l'intimidation des honnêtes gens et l'intimidation des malhonnêtes gens, entre la sécurité des brouillons et la sécurité des pères de famille il faut que les uns ou les autres aient peur, que les uns ou les autres redoutent la société et ses lois. Il faut le sentiment profond, permanent d'un pouvoir supérieur, toujours capable d'atteindre et de punir. Dans l'intérieur de la famille, dans les rapports de l'homme avec son Dieu, il y a de la crainte ; il y en a naturellement et nécessairement. Qui ne craint rien, bientôt ne respecte rien. La nature morale de l'homme a besoin d'être contenue par une puissance extérieure, de même que sa nature physique, son sang, tout son corps ont besoin d'être contenus par l'air extérieur, parla pression atmosphérique qui pèse sur lui. Opérez le vide autour du corps de l'homme, vous verrez à l'instant toute son organisation se troubler et se détruire ; il en est de même de sa nature morale ; il faut qu'un pouvoir constant, énergique, redoutable, veille sur l'homme et le contienne ; sans quoi, l'homme se livrera à toute l'intempérance, à toute la démence de l'égoïsme et de la passion.

Le cabinet restauré du 11 octobre avait franchi avec honneur les pas les plus difficiles le traité des 25 millions, le procès des insurgés d'Avril, le procès Fieschi, les lois de Septembre, de brillants succès militaires en Algérie, de réels triomphes diplomatiques semblaient avoir assuré sa durée et consolidé sa puissance. La machine gouvernementale, si longtemps heurtée, cahotée, paraissait avoir repris ses mouvements réguliers, lorsqu'un incident imprévu, ce grain de sable dont parle Pascal, vint entraver de nouveau ses rouages. Le 14 février 1836, le ministre des finances monta à. la tribune, où ses collègues l'entendirent avec surprise annoncer comme nécessaire, opportune et imminente la mesure que M. de Villèle avait vainement tenté d'accomplir douze ans auparavant, la conversion des rentes. M. Humann ne les ayant aucunement entretenus de son projet, son procédé était insolite et inexcusable mais, malgré les apparences, il n'entrait point dans sa pensée de se joindre aux cabales ourdies par le tiers-parti, d'introduire la discorde au sein du cabinet. Il savait la Chambre favorable à la conversion des rentes, et désirait à tout prix exécuter pendant son passage aux affaires quelque acte important. Que voulez-vous, disait Royer-Collard, M. Guizot a sa loi sur l'instruction primaire, M. Thiers sa loi sur l'achèvement des monuments publics, Humann aussi veut avoir sa gloire. Ni le roi, ni les autres ministres n'étaient opposés, en principe, à la conversion des rentes, mais ils la jugeaient prématurée, dure pour les petits rentiers parisiens ; ils redoutaient de soumettre le crédit public à une grande épreuve, au lendemain des jours de guerre civile et d'attentats ils craignaient l'agiotage, ne voulaient pas, selon le mot de M. Thiers, écraser de nombreuses victimes en marchant précipitamment.

L'opposition ne vit dans la réduction des rentes qu'une machine de guerre destinée à battre en brèche le cabinet elle comprit que le champ de bataille était parfaitement choisi, car la question politique se doublait d'une mesure économique qui pouvait rencontrer des partisans dans tous les rangs de la Chambre ; elle exploita habilement les jalousies de province, et envenima de ses commentaires une parole du duc de Broglie, qui, interpellé s'il combattrait la conversion, termina sa réponse affirmative par ces mots : Est-ce clair ? On fit un procès de tendance à la morgue doctrinaire, on feignit de voir là une provocation inconvenante, une impertinence de grand seigneur ; l'amour-propre parlementaire s'émut, s'échauffa hors de propos, les novices du centre droit conservateur furent surpris, entraînés, et, malgré les discours éloquents de MM. Thiers, Guizot, Duchâtel, l'ajournement fut repoussé à la majorité de deux voix ; le cabinet donna aussitôt sa démission.

Par son vote malencontreux, la nouvelle majorité avait voulu éliminer du ministère MM. Guizot et le duc de Broglie elle les sacrifiait légèrement, comme le citoyen d'Athènes bannissait Aristide qu'il lui importunait d'entendre appeler le Juste. Le grand ministère du 11 octobre, l'héritier, le glorieux continuateur de la politique de Casimir Périer, tombait pour ne plus se relever. MM. de Broglie, Guizot et Thiers, écrit M. de Carné, c'étaient la conscience politique dans ses inspirations les plus pures, le talent dans son éclat le plus magnifique, l'esprit dans ses ressources les plus inépuisables. Est-il un spectacle plus grand que celui de tels hommes, réunis d'intention pour sauvegarder l'ordre social et la paix du monde ? S'il est vrai que la force soit le premier attribut du pouvoir, n'était-ce pas alors le plus imposant symbole de la puissance politique, que cette tribune qui rendait vaines toutes les machinations de l'anarchie, où la parole triomphait du poignard, le bon sens de la violence ?

Il fallait reconstituer une sorte de cabinet mixte, juste milieu, qui retrouvât dans le concours du tiers-parti l'influence et le prestige que lui enlèverait l'appui des doctrinaires. Le roi appela tour à tour MM. Humann, Molé, Dupin, Passy, Sauzet ils se récusèrent, et tous ses efforts se concentrèrent sur M. Thiers, qui seul semblait capable de dénouer le nœud gordien ministériel. M. Thiers hésita longtemps il lui en coûtait de s'isoler de ses anciens collègues, de tenir ou de paraître tenir une autre conduite que la leur ; il n'ignorait pas de quelle influence, de quelle considération ceux-ci jouissaient dans le pays, dans le Parlement, en Europe il savait que l'adhésion toujours équivoque et précaire du tiers-parti ne compenserait pas le concours loyal et toujours efficace du centre doctrinaire. Mais il était las du ministère de l'intérieur et aspirait à diriger les affaires étrangères ; il était l'objet d'instances vives et multipliées de la part du roi, qui espérait maintenir avec lui l'ancienne politique, tout en faisant légèrement fléchir les apparences, de la part du tiers-parti qui ne 'pouvait entrer au ministère que sous sa bannière, de la part des chefs de la gauche dynastique qui promettaient de désarmer devant lui. M. de Talleyrand, dont l'opinion et les mots étaient reçus comme des oracles, l'encourageait hautement et lui garantissait sa bienvenue dans le monde diplomatique il avait dit de lui : M. Thiers n'est point parvenu, il est arrivé. Des propos de salon, de dédaigneux défis des jeunes doctrinaires de la Chambre, piquèrent sa susceptibilité. Il céda, et le 22 février 1836, il fut appelé à la présidence du conseil et au ministère des affaires étrangères. M. de Montalivet entrait au ministère de l'intérieur, trois chefs du tiers-parti, MM. Sauzet, Passy, Pelet de la Lozère devenaient ministres de la justice, du commerce, de l'instruction publique trois ministres, le maréchal Maison, l'amiral Duperré, le comte d'Argout gardaient leurs portefeuilles.

Il y a, dans toute entreprise humaine, une idée supérieure, souveraine, qui doit être le point fixe, l'étoile dirigeante des hommes appelés à y jouer un rôle. En 1832, et à travers bien des difficultés de situation, de relations, d'habitudes, de caractère, c'était une idée de cet ordre qui avait présidé à la formation du cabinet du 11 octobre. Acteurs, conseillers ou spectateurs, tous ceux qui avaient pris part à l'événement, avaient senti que l'union et l'action commune des hommes déjà éprouvés dans le travail du gouvernement monarchique et libre étaient l'impérieuse condition de son succès. Ce sentiment avait surmonté toutes les hésitations, tous les obstacles, et déterminé toutes les conduites. Sentiment parfaitement sensé et clairvoyant, car les grandes œuvres et les bonnes causes n'ont jamais échoué que par la désunion des hommes et des partis qui, au fond, formaient les mêmes vœux et avaient pour mission de concourir aux mêmes desseins. Cette idée dominante, cette grande lumière de 1832 disparut en 1836, et elle disparut dans une bien petite circonstance, devant une question très-secondaire et par des motifs bien légers ou bien personnels. La conversion plus ou moins prompte des rentes, était, à coup sûr, fort loin de valoir l'abandon de l'union des personnes et des politiques qui, depuis 1830, travaillaient ensemble à fonder le gouvernement. Ce fut la faute de cette époque. La révolution de 1830 avait déjà fort rétréci le cercle et désuni les rangs des conseillers efficaces de la royauté sous le régime constitutionnel la crise ministérielle de 1836 rompit le faisceau que, sous l'influence d'une pensée haute et prévoyante, celle de 1832 avait formé.

M. Thiers, l'âme, la force, la pensée dirigeante du cabinet du 22 février 1836, est peut-être l'homme de France sur lequel on a émis les appréciations les plus diverses, dont la conduite a rencontré les admirateurs et les détracteurs les plus passionnés. Phénomène bizarre et presque unique, les mêmes hommes l'ont tour à tour porté aux nues ou traîné aux gémonies. Les uns l'ont proclamé l'homme d'État modèle, le Napoléon du régime représentatif, le Gœthe de la politique d'autres n'ont vu en lui qu'un jongleur parlementaire, un roué gouvernemental sans foi ni loi on lui a reproché d'être le Danton en miniature d'un régime pacifique, de personnifier la fantaisie de la domination et le sensualisme du pouvoir, du n'avoir que l'habileté des petites choses, de manquer du sentiment des grandes. Avant de le prendre sous son patronage, le prince de Talleyrand avait dit un jour de lui : Ce jeune homme a bien de l'esprit, il perdra la France. Sans doute la vie de M. Thiers ne présente ni l'unité, ni la fermeté, ni la grandeur qui caractérisent celle de M. Guizot, et son aimable scepticisme s'est accommodé des actes les plus opposés. Il y avait en lui une quantité d'hommes et de caractères, et personne n'a excellé de la sorte à revêtir différents costumes politiques, à s'identifier avec chaque nouveau rôle. Il y a en lui l'homme de la révolution et l'homme des conservateurs, l'homme de l'opposition et l'homme du pouvoir, le factotum de M. Laffitte et l'intrépide champion de Casimir Périer, le rédacteur du National et le défenseur des lois de Septembre, le fondateur du régime parlementaire et le chantre bourgeois du premier empire, etc.

Amoureux de la science, de l'histoire, où il cherchait avant tout des armes et des moyens de succès, doué d'une nature de vif-argent, d'une incomparable mémoire, il savait s'assimiler les idées des autres, les retourner, les servir au public sous leur forme la plus agréable. Il fait plus qu'émouvoir, écrit Cormenin, il fait plus que convaincre, il intéresse, il amuse celui de tous les peuples qui aime le plus qu'on l'amuse, qu'on l'amuse encore, qu'on l'amuse toujours... Il médite sans effort, il produit sans épuisement, il marche sans fatigue, et c'est le voyageur d'idées le plus rapide que je connaisse... Thiers est en état de discourir trois heures durant sur l'architecture, la poésie, le droit, la marine, la stratégie, quoiqu'il ne soit ni poète, ni architecte, ni jurisconsulte, ni marin, ni militaire, pourvu qu'on lui donne une après-dînée de préparation. Il a dû étonner les plus vieux chefs de division lorsqu'il dissertait d'administration avec eux. A l'entendre parler de courbes, d'assises, de déchets, de mortier hydraulique, vous l'auriez cru maçon, sinon architecte. Il disputerait de chimie avec Gay-Lussac et il apprendrait à Arago à braquer un télescope sur Vénus ou sur Jupiter. Son discours sur l'état de la Belgique est un chef-d'œuvre d'exposition historique. Dans l'affaire d'Ancône, il expliqua des positions stratégiques, des bastions, des polygones, des points d'attaque, des retours, à l'émerveillement des officiers du génie. On l'eût pris pour un homme du métier, pour un savant homme[3].

Et comment ne pas admirer ce talent merveilleux d'improvisateur, cette richesse, cette fécondité inépuisable d'arguments, cette intelligence encyclopédique qui rappelle Voltaire et Diderot ? M. Thiers était le Périclès et l'Alcibiade du régime constitutionnel cette sirène parlementaire, ce Paganini de la tribune savait y moduler les accords les plus harmonieux, et, dans les morceaux les plus difficiles, se faire applaudir de ses adversaires eux-mêmes il semblait armé de la baguette magique des enchanteurs du moyen âge, ou de la puissance magnétique des fakirs charmeurs, lorsqu'il entraînait la Chambre éblouie, fascinée, à travers les méandres de sa causerie oratoire, et l'amenait insensiblement à son but. Sa parole, transparente comme le cristal, rapide comme la pensée, substantielle et serrée comme la méditation, manquait rarement d'efficacité ; il était avant tout un grand vulgarisateur, l'Arago du régime représentatif, et par là, cet Athénien de Paris exerçait un immense empire sur les classes moyennes. C'est, dit Henri Heine, en flattant le penchant naturel des Français pour le bonapartisme, que Thiers a gagné parmi eux la popularité la plus extraordinaire. Ou bien est-il devenu populaire parce qu'il est lui-même un petit Napoléon ? Un petit Napoléon. Une petite cathédrale gothique. C'est justement parce qu'elle est si colossale, si grande, qu'une cathédrale gothique excite notre étonnement. Réduite à des proportions minimes, elle ne signifierait plus rien. M. Thiers est certainement plus qu'une telle cathédrale gothique en miniature. Son esprit surpasse toutes les intelligences qui l'environnent. Aucun autre ne saurait se mesurer avec lui, et dans une lutte contre lui, la finesse même est forcée de s'avouer vaincue. Il est la meilleure tête de France quoiqu'il le dise lui-même, à ce qu'on prétend. On rapporte, en effet, qu'avec sa volubilité méridionale, il a dit au roi, l'an dernier, pendant la crise ministérielle : Votre Majesté croit être l'homme le plus fin de ce pays, mais je connais ici quelqu'un de bien plus fin, c'est moi ! A quoi le rusé Louis-Philippe aurait répondu : vous vous trompez, monsieur Thiers, si vous l'étiez, vous ne le diriez pas. Quoi qu'il en soit, M. Thiers se promène à cette heure à travers les appartements des Tuileries, avec la conscience de sa grandeur, en maire de palais de la dynastie des d'Orléans. Heine se trompe et prend quelque peu l'effet pour la cause lorsqu'il attribue la popularité de M. Thiers à ses flatteries pour le bonapartisme. M. Thiers, et c'est là son tort le plus grave, a fait naître ou infiniment contribué à répandre cette funeste tendance des Français pour l'impérialisme, à leur infuser l'amour de la guerre pour la guerre, de la conquête à outrance, sans raison ni motifs. Dans son histoire de la Révolution, il n'a pas vu ce grand phare spiritualiste, cette lumière morale et chrétienne qui guident les Thierry, les Guizot au travers de leurs glorieux travaux ; il est parti d'un point de vue purement fataliste, accordant tour-à-tour ses louanges au héros, au vainqueur du jour, à Pétion, à Vergniaud, à Danton, à Camille Desmoulins. Il a fait l'apologie de tous les ambitieux révoltés contre la société, il a fondé l'école admirative de la Terreur, le système de l'indifférence historique absolue ; il a divinisé le succès et la force, avec la tyrannie de la multitude. Dans son ouvrage sur le Consulat et l'Empire, cette épopée guerrière, cette apothéose de Napoléon Ier, il a ressuscité le culte de ce dernier. On peut dire que Béranger dans les rangs du peuple, M. Thiers, auprès de la bourgeoisie, ont rendu possible un second empire, et popularisé la légende de Napoléon ; M. Thiers, nous n'en doutons pas, a dû être désagréablement surpris, le jour où l'auteur du Deux Décembre lui infligeait solennellement l'épithète d'historien national.

Le ministère du 22 février s'efforça de ne pas prendre couleur, de manœuvrer habilement entre le centre droit et le centre gauche sa situation rappelait celle du tombeau de Mahomet, qu'une légende orientale place entre ciel et terre, et par l'ordre suprême d'Allah, ne pouvant ni remonter ni redescendre. Aussi bien tous les partis faisaient des avances à M. Thiers, les uns voulant l'attacher, l'inféoder à la politique de résistance, les autres spéculant sur ses anciennes affinités ultralibérales et comptant petit à petit l'entraîner du côté de la politique du laisser aller. Il obtint ainsi de réels-succès la loi sur le budget des fonds secrets fut votée à une majorité considérable, et la Chambre lui accorda l'ajournement de la conversion des rentes. On put s'étonner à bon droit de voir les chefs du tiers-parti repousser le lendemain la mesure qu'ils avaient énergiquement prônée la veille, et pratiquer, comme ministres, la politique qu'ils répudiaient huit jours auparavant comme députés s'ils ne devaient pas faire mieux ou autrement que leurs prédécesseurs, n'étaient-ils pas au pouvoir un effet sans cause ?

Le cabinet aurait pu croire à une lune de miel universelle sauf quelques escarmouches avec les jeunes doctrinaires de l'Assemblée, avec les membres de la gauche, tout lui avait réussi, et la session s'était terminée le 12 juillet 1836 sans encombre ni graves péripéties ; seule la discussion sur les fonds secrets, en amenant les représentants des divers partis à la tribune, avait montré leurs divergences d'opinion et leurs espérances contraires. M. Thiers avait hautement déclaré qu'il n'abandonnerait pas la politique de résistance, qu'il restait fidèle à lui-même et ne sacrifiait rien, du passé le 22 février il s'exprimait de la sorte dans son maiden speach à la tribune de la Chambre : Les hommes qui sont placés sur ce banc ministériel ont tous produit leurs actes au grand jour. Vous n'oublierez pas, je l'espère, que, pour la plupart, nous avons administré le pays au milieu des plus grands périls, et que, dans ces périls, nous avons combattu le désordre de toutes nos forces. Ceux qui n'administraient pas avec nous secondaient nos efforts dans le sein de cette Chambre. Ce que nous étions, il y a un an, il y a deux ans, nous le sommes encore aujourd'hui. Pour moi, j'ai besoin de le dire tout de suite et tout haut, car je ne veux rester obscur pour personne ; je suis ce que j'étais, ami fidèle et dévoué de la révolution de Juillet, mais convaincu aussi de cette vieille vérité que pour sauver une révolution, il faut la sauver de ses excès. Et le président du conseil reprit, corrobora ses déclarations devant la Chambre des Pairs.

On comptait beaucoup sur les ministres du tiers-parti pour entrer dans la voie des réformes libérales afin de ne pas laisser d'incertitudes se produire au sujet de ces expressions élastiques, pour bien préciser le caractère, la nécessité pratique et la légitimité morale de la politique de résistance, objet de tant d'attaques contenues ou ouvertes, M. Guizot monta à la tribune pendant la discussion sur le vote des fonds secrets, et y prononça un de ses plus éloquents discours. On parle de progrès, dit-il, le progrès ne consiste pas à marcher aveuglément et toujours dans le même sens, dans la même voie ; le véritable progrès pour la société, c'est d'obtenir ce qui lui manque quand la société est tombée dans la licence, le progrès c'est de retourner vers l'ordre quand on abuse de certaines idées, le progrès c'est de revenir de l'abus qu'on en a fait. Le progrès c'est toujours de rentrer dans la vérité, dans les conditions éternelles de la société, de satisfaire à ses besoins réels et actuels. Je ne médis point de notre passé oui, nous avons fait des révolutions, des révolutions inévitables, nécessaires, glorieuses, mais, après quarante ans de révolutions, après tant et de telles explosions des principes, des habitudes, des pratiques révolutionnaires, ce dont notre France a besoin, c'est de s'établir, de s'affermir sur le terrain qu'elle a conquis, de s'éclairer, de s'organiser, de retrouver les principes d'ordre et de conservation qu'elle a longtemps perdus... Je ne crois pas que ce soit faire injure à nos illustres devanciers, à nos pères de 1789 et de 1791 que de ne pas suivre aujourd'hui la même route qu'eux. Je vais plus loin je ne doute pas que, dans leur séjour inconnu, ces nobles âmes qui ont voulu tant de bien à l'humanité, ne ressentent une joie profonde en nous voyant éviter les écueils contre lesquels sont venues se briser tant de leurs belles espérances... Je repousse absolument cette accusation de rétrograde in tentée contre notre politique. C'est là un anachronisme, une vieille routine. Ce sont nos adversaires qui se traînent dans une ornière. Ce sont eux qui répètent ce qu'on disait dans d'autres temps, sans s'apercevoir que tout est changé autour d'eux, que la société est changée, que les besoins sont changés. C'est nous qui avons l'intelligence des temps nouveaux... Quand le pouvoir a été ébranlé et abaissé, ce qui importe par-dessus tout à la société, à ses libertés comme à son repos, à son avenir comme à son présent, c'est de raffermir et de relever le pouvoir, de lui rendre de la stabilité et de la dignité, de la tenue et de la considération. Voilà ce qu'a fait la Chambre depuis 1830, voilà ce qu'elle a commencé, car Dieu me garde de dire que tout soit fait Non, tout est commencé parmi nous rien n'est fini, tout est à continuer. Si vous ne persévériez pas dans la politique que vous avez adoptée si cette majorité qui s'est si glorieusement formée et maintenue ne se maintenait pas encore, intimement, énergiquement, en accueillant toutes les conquêtes, en s'ouvrant à toutes les réconciliations, mais en ne se laissant jamais diviser, vous verriez en quelques mois, peut-être en quelques jours, s'évanouir cette œuvre salutaire que vous avez accomplie. Gouvernement ou Chambres, ministres, députés, citoyens, nous n'avons qu'une chose à faire, c'est d'être fidèles à nous-mêmes, d'avancer au lieu de reculer dans la voie dans laquelle nous nous sommes engagés ; ce seront là les progrès véritables, les véritables services rendus à la révolution de Juillet, que j'aime et que j'honore autant que qui que ce soit, mais que je veux voir ferme, digne, sage, pour son salut, et pour notre honneur à tous.

Les partis avaient résolu de faire au ministère un crédit de six mois, de suspendre contre lui leurs attaques, de lui laisser le temps de se fixer, de prendre son assiette, de s'orienter c'était comme une trêve de Dieu que le Parlement établissait au sortir des rudes combats du ministère du 11 octobre ; toutefois ils n'abdiquaient pas leurs prétentions, le centre conservateur espérant toujours retenir M. Thiers, l'opposition essayant de lé circonvenir, pensant que le changement dans les personnes était le signe, le prélude d'un changement dans les principes. Le cabinet avait triomphé des épreuves de la session, il devait se heurter à des obstacles d'un autre genre.

La presse ultralibérale et la gauche ne cessaient de réclamer l'amnistie, soutenant que le parti révolutionnaire désarmait et ne songeait plus à rentrer dans l'arène l'attentat d'Alibaud répondit d'une façon sinistre à ces déclarations sentimentales. Onze mois après le crime de Fieschi, le 25 juin 1836, un misérable fanatique tirait sur Louis-Philippe qui, accompagné de la reine et de madame Adélaïde, sortait en voiture des Tuileries pour retourner à Neuilly. Un hasard providentiel sauva le roi : il baissait la tête pour saluer la garde nationale qui lui rendait les honneurs militaires, et ce mouvement fit son salut ; les deux balles qui lui étaient destinées se perdirent dans la voiture. On saisit le meurtrier on l'interroge, il se contente de répondre : J'ai voulu tuer le roi, parce qu'il est l'ennemi du peuple, parce qu'il gouvernait au lieu de régner.

Ce misérable est un produit direct des doctrines que depuis six ans les sociétés secrètes sèment et propagent dans l'esprit de la foule. C'est un déclassé, un bachelier ès lettres ; comme Fieschi il a entrepris beaucoup de métiers dont aucun ne lui a réussi dévoré d'ambition malsaine, il rend la monarchie responsable de sa paresse, voit dans la république le régime qui satisfera ses instincts sybarites et matérialistes. C'est le disciple de Mazzini, ce péripatéticien du poignard, l'admirateur de Marat, de Babeuf. Devant la Cour des Pairs, l'énergumène renouvelle ses déclarations. J'avais à l'égard de Philippe Ier le droit dont Brutus usa contre César, et il ajoute, le régicide est le droit de l'homme qui ne peut obtenir justice que par ses mains. Il monte à l'échafaud sans faiblesse, sûr de trouver des apologistes qui lui décerneront les palmes du martyre.

En effet, l'attitude de la presse radicale au sujet de ce forfait fut un véritable scandale elle affecta de flétrir le parricide politique, mais elle exalta sa foi républicaine, ses nobles qualités, elle déguisa à peine ses sympathies pour celui que le National appelait la jeune victime. L'historien L. Blanc ne manque pas de renchérir, de vanter l'extrême aménité des mœurs d'Alibaud, sa profonde sensibilité, sa probité courageuse. Pour la forme, il blâme platoniquement le crime en lui-même, puis il réserve toutes ses tendresses, toutes les délicatesses de sa plume pour l'assassin, qu'il couvre de fleurs de rhétorique empoisonnées, auquel il tresse une couronne d'immortelles révolutionnaires.

L'émotion fut générale et profonde à la nouvelle du crime d'Alibaud on se demanda à quoi servaient les paroles de conciliation et d'amnistie on comprit la vanité, l'inanité de l'optimisme du tiers-parti. A l'étranger notre considération fut de nouveau mise en quarantaine et cette défiance au sujet de la stabilité de la dynastie, sans cesse menacée par les attentats démagogiques, eut un fâcheux contre-coup sur le mariage du duc d'Orléans qu'on négociait officieusement depuis plusieurs mois.

Le roi et ses fils avaient eu l'idée de protester contre cette petite guerre de sarcasmes, d'épigrammes, qu'à défaut de mieux, leur décochaient les légitimistes et l'empereur Nicolas ils voulurent faire justice de ces malignes anecdotes qu'on répandait sur leur caractère, de ces propos de salon qui les représentaient comme exclus de la grande famille des souverains, comme victimes d'un ostracisme dédaigneux, décoré du titre de blocus matrimonial. Louis-Philippe désirait montrer ses fils aux cours étrangères, certain qu'à l'aspect de princes aussi accomplis, toutes les préventions injustes se dissiperaient, espérant aussi, que dans son voyage, le duc d'Orléans trouverait l'occasion de fixer son choix sur une princesse allemande. Le roi de Prusse et l'empereur d'Autriche répondirent à ses avances avec le plus gracieux empressement le duc d'Orléans et le duc de Nemours se présentèrent à Berlin et à Vienne, le cordon bleu de l'ordre de Saint-Esprit sur la poitrine, les fleurs de lis rétablies sur leur écusson. Leurs manières pleines de distinction, leur intelligence, leur esprit captivèrent le vieux roi de Prusse, qui, supérieur aux préjugés gothiques de son entourage, s'affranchissant chaque jour des préoccupations de son passé, s'était le premier détaché de la coalition européenne, et qui s'éprit pour les jeunes princes d'une affection toute paternelle. Peuples et gouvernements accueillirent admirablement les fils de France à Vienne la foule se portait avec enthousiasme à leur rencontre. On rapporte même qu'un jour, le prince de Metternich, un peu impatienté des clameurs et des vivats qui retentissaient en leur honneur, laissa échapper cette parole : Vous voyez, Monseigneur, ces gens-là, ce sont des révolutionnaires niais, tandis que vous avez chez vous des révolutionnaires scélérats.

Des négociations furent officieusement entamées par le comte de Saint-Aulaire pour le mariage du duc d'Orléans avec l'archiduchesse Marie-Thérèse, fille aînée de l'archiduc Charles, le vaillant adversaire des armées françaises sous l'Empire. Ceux-ci se montraient favorables à cette union, et notre ambassadeur s'y employa avec autant de tact que de zèle mais l'empereur d'Autriche subissait l'ascendant de sa belle-sœur, l'archiduchesse Sophie, princesse d'un caractère impérieux, qui partageait les rancunes du czar contre la révolution de 1830. Au même instant, on apprit en Europe le crime d'Alibaud qui fit définitivement échouer le mariage. Tout en protestant de sa bonne volonté, M. de Metternich répondit qu'après la double épreuve de Marie-Antoinette mourant sur l'échafaud, de l'impératrice Marie-Louise vivant en exil, la cour d'Autriche ne pouvait exposer une autre princesse à monter dans les voitures que traversaient les balles des régicides. Le duc d'Orléans rendit de lui-même et spontanément sa parole à l'archiduc. Malgré la réserve gardée de part et d'autre, cet insuccès ne manqua point de s'ébruiter il diminua l'autorité et la bonne apparence du ministère de M. Thiers.

Le voyage des princes n'avait pas eu pour but direct l'établissement du duc d'Orléans ; mais, si ceux-ci avaient produit la meilleure impression, et rallié bien des suffrages naguère hostiles, les ennemis de la dynastie affectaient de ne s'attacher qu'à ce dernier échec, amplifié, enrichi de broderies, de commentaires malveillants. La campagne du blocus matrimonial reprenant de plus belle, Louis-Philippe et M. Thiers résolurent d'y mettre un terme. Dans ce but, le président du conseil adressa à tous ses agents diplomatiques en Allemagne une circulaire pseudo-confidentielle, les autorisant à déclarer qu'aucune négociation officielle n'avait été engagée à Vienne en vue du mariage du duc d'Orléans, mais que si ce dernier se sentait attiré vers une princesse allemande de sang royal, il ne serait tenu compte que de ses mérites, et que, ni l'exigüité de ses états, ni ses croyances religieuses ne deviendraient un obstacle. Le roi de Prusse eut connaissance de la circulaire, et fit aussitôt mander M. Bresson : Ce que vous écrit votre ministre est-il vrai, lui dit-il ? — Vous n'en pouvez douter, Sire, répondit l'ambassadeur. — En ce cas, je marie votre prince royal. De toutes les princesses allemandes, il n'en est qu'une digne de lui et je la lui donne. Elle est ma parente et celle de l'empereur de Russie ; vous voyez qu'elle est de bonne maison. Elle n'a pas de fortune, mais je suis prêts la doter : c'est la princesse de Mecklembourg-Schwerin, et il ajouta : ce n'est pas que cette union ne doive rencontrer aucune opposition. J'en prévois, au contraire, une fort décidée de la part de la famille ; mais vous n'aurez pas à vous en occuper ; j'en fais mon affaire. Transmettez seulement ma proposition à votre cour, et si elle est agréée, le reste me regarde. Ces jeunes gens sont faits l'un pour l'autre ; je les aime d'une égale affection le mariage se fera, dussé-je enlever la future pour l'envoyer à Paris.

La réponse de la cour des Tuileries fut retardée jusqu'au jour où le duc d'Orléans, présenté à la princesse à Ems, put apprécier lui-même ses nobles et grandes qualités ; alors seulement M. Bresson reçut l'ordre de déclarer que la demande officielle serait faite aussitôt que le roi de Prusse le croirait opportun.

Les préliminaires du mariage en étaient là, lorsque tomba le ministère du 22 février. Nous raconterons à quel propos, dans quelle circonstance, M. Thiers désirant, contre la volonté de Louis-Philippe, l'intervention française en Espagne, donna sa démission.

 

 

 



[1] Il n'y a de vraiment durables et solides, disait plus tard Louis-Philippe, que les réformes qui ont pénétré dans les esprits par la discussion avant d'être inscrites dans les lois ; les autres peuvent réussir, mais elles sont plus sujettes que les premières aux réactions exagérées et aux brusques retours de l'opinion publique, surtout chez une nation aussi impressionnable que la nôtre. Voyez ce qui s'est passé en Angleterre au sujet de l'émancipation des catholiques ; que d'années écoulées dans la lutte, que de défaites pour achever la victoire !... Dans la question de la liberté commerciale, nous ne nous trouvons pas en face des passions politiques et religieuses qui s'agitaient autour des aspirations des catholiques en Angleterre ; mais nous avons affaire à des intérêts considérables, constitués avec l'appui des gouvernements qui nous ont précédés, intérêts qui touchent à la fois à de grandes situations industrielles, forces vives de la France, et au pain quotidien d'une foule d'ouvriers. Soyons donc pilotes prudents sur cette mer pleine d'écueils, et louvoyons le long des côtes sans perdre de vue l'entrée du port, empressés d'y aborder chaque fois que nous pourrons le faire sans mettre en périt ces intérêts qui sont toujours ceux de la France. Les traités de 1880 n'ont pas été, comme on l'a prétendu, le Waterloo commercial de la France ; mais, s'ils ont contribué à enrichir les départements vinicoles, ils ont gravement compromis plusieurs de nos industries les plus importantes, et l'on se demande si notre libre échange n'a pas été le protectionnisme au profit de l'étranger. En ce moment, les Etats-Unis, la plupart des peuples de l'Europe reviennent au système de la protection et semblent justifier la politique économique de la monarchie parlementaire.

[2] Voir sur l'attentat de Fieschi le remarquable ouvrage de M. Maxime du Camp.

[3] Il n'est pas sans intérêt de connaître l'opinion de M. Guizot sur M. Thiers, rapportée par M. Senior : M. Thiers fut pour le roi un mauvais conseiller dans des circonstances graves. Je ne crois pas qu'il manque de courage, mais son imagination trouble son jugement. Dans la rue, il perd sa présence d'esprit ; pendant ses ministères, il a toujours préféré une politique de vanité à une politique de raison. J'ai été forcé de revenir en France, en 1840, afin d'empêcher qu'il ne déclarât la guerre pour donner la Syrie à Méhémet-Ali, chose juste et utile sans doute, mais qui n'était pas spécialement nécessaire à la France, et qui ne méritait pas plus une guerre que la restitution de la Lombardie au Piémont. Même à la tribune, bien qu'il fût un debater de premier ordre, clair, simple, ingénieux et persuasif, M. Thiers avait deux grands défauts. D'abord, il était trop long et se répétait trop souvent. Chaque orateur doit se répéter car, dans une assemblée, un membre est attentif à tel moment, un autre à tel autre moment mais M. Thiers abusait de ce privilège ou plutôt de cette nécessité. Son second défaut comme orateur est l'absence d'ordre. Aucune règle ne préside à la distribution des différentes parties de ses discours la fin pourrait être placée au commencement, et le commencement à la fin. Aussi était-il difficile de lui répondre, parce qu'il était difficile de se rappeler ce qu'il avait dit. Pour se souvenir de son discours, il était nécessaire de le reconstruire en entier. Conversations with MM. Thiers, Guizot, and other persons distinguished during the second Empire by the late Nassau-William Senior, 2 v. in-8°, London, 1878. Voir un excellent résumé de cet ouvrage par M. Anatole Langlois, dans le Correspondant du 25 novembre et du 10 décembre 1878. Toutes les pages du journal de M. Senior peuvent être considérées comme de véritables fragments de mémoires sortis de la plume ou plutôt de la bouche de personnages dignes de confiance.