HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 A 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE V. — LE GOUVERNEMENT DE JUILLET DEVANT L'EUROPE.

 

 

Louis-Philippe et la politique de la paix. — Dispositions des puissances du Nord. — L'Angleterre reconnaît la première le nouveau gouvernement. — L'Autriche et M. de Metternich le grand prévôt de l'Europe. Le czar Nicolas. — Attitude hostile du roi d'Espagne Ferdinand VII. Le duc de Modène. — Le prince de Talleyrand est envoyé à Londres : un praticien de la nécessité le pyrrhonisme politique. — La Belgique : son annexion à la Hollande en 1815. — Causes de la révolution de Belgique. — Le principe de non-intervention. Le comte Molé et le baron de Werther. — Irritation des cours du Nord. La Conférence de Londres. Premières décisions du congrès national belge. Les onzième et douzième protocoles. Les Belges offrent la couronne au duc de Nemours ; refus de Louis-Philippe. Régence de M. Surlet de Chokier. — La Pologne : le système de Darwin s'applique aux gouvernements comme aux individus. L'anarchie était la lèpre de la Pologne. La noblesse et les paysans polonais ; le Liberum Veto. Prophéties de Jean Casimir Wasa, de Jean Sobieski, de Stanislas Leczinski. — Les trois démembrements de 1772, 1793, 1795. — Le supplice de l'écartèlement politique. — Les Polonais et le czar Alexandre. — L'insurrection et la défaite de 1831. — Conseils inutiles du gouvernement français. Dieu est trop haut et la France est trop loin. — La politique de Louis-Philippe vis-à-vis de la Pologne a été conforme à la raison, à l'intérêt de la France. Le Piémont et l'Italie. Les Carbonari leur insurrection. M. de Metternich annonce qu'il interviendra en Italie.

 

Le nouveau roi que la Chambre des députés, venait avec le concours du peuple parisien, aux acclamations de la nation française, d'élever sur le pavois, se trouvait en présence d'un double et redoutable problème. Quel accueil son gouvernement recevrait-il des gouvernements européens ? Quelle attitude prendrait-il lui-même, comment parviendrait-il à contenir, à apaiser les passions révolutionnaires, à rassurer les intérêts menacés, à faire renaître le calme et la confiance ? De ces questions, de la manière dont elles seraient résolues tout d'abord, dépendait le sort de la nouvelle monarchie. Louis-Philippe le comprenait, et la plupart de ses ministres le sentaient comme lui. Il connaissait et redoutait l'entraînement fatal du peuple français pour la politique de conquêtes et d'aventures ; il avait vu passer, rapide et désastreux comme un ouragan des Tropiques, l'Empire, cette course au clocher vers la monarchie universelle et les maux qu'entraîne la guerre étaient ineffaçablement restés gravés dans son esprit. Il n'ignorait pas ce qu'il nous en avait coûté de nous poser comme les chevaliers errants de toutes les causes opprimées, ce qu'une politique toute contraire avait rapporté de puissance à l'Angleterre ; ses voyages, son rang de prince lui avaient permis d'entrer en relations intimes avec la plupart des souverains, des hommes d'État européens dont il démêlait les dispositions, le caractère avec une rare sagacité. Il appréciait avec profondeur l'immense révolution économique qui s'était accomplie sous l'influence de la Restauration à ses yeux, le cycle héroïque et militaire avait fait son temps ; une ère industrielle, toute pacifique, devait lui succéder. Il voulait donc être, hâtons-nous de le dire, il fut le roi de l'économie politique, car la paix dont il eut la passion bien comprise, est le règne du crédit, de la liberté, de la véritable civilisation, et il remplit cette tâche avec honneur, avec gloire.

Mais, pour assurer à la France de si grands avantages, il fallait donner des garanties à l'Europe, joindre à la dignité, à la fermeté une modération soutenue on avait accusé Louis XVIII de jouer en 1823 le rôle de gendarme de la Sainte-Alliance Louis-Philippe ne se souciait point de devenir le gendarme du libéralisme révolutionnaire et cosmopolite. Les puissances du Nord n'étaient déjà que trop disposées à considérer la France comme un foyer permanent d'anarchie, comme le club central de l'Europe, d'où partaient, pour corrompre les peuples, les missionnaires de la démagogie et de l'émeute elles se souvenaient de 1793 et doutaient que le nouveau gouvernement pût résister à la pression menaçante des ultralibéraux, des Jacobins parisiens, qui, peu soucieux de l'état de notre armée, de nos finances, demandaient follement la rupture des traités de 1815 et une croisade universelle. Elles se préparaient activement à la guerre ; toutefois, comme elles ne pouvaient s'empêcher de rendre hommage aux bonnes intentions du roi et de ses ministres, elles se résignèrent à reconnaître officiellement Louis-Philippe.

Seule parmi les grandes puissances, l'Angleterre avait reçu avec joie la nouvelle du succès de la révolution de 1830. On sait que cette nation se laisse uniquement diriger par la considération de son profit direct et personnel on sait combien le patriotisme de ses hommes d'État est égoïste, âpre, avide, dédaigneux des peuples, des théories et des principes ; selon son intérêt, dans divers pays, elle a successivement fomenté des révolutions ou soutenu le despotisme. Véritable Protée dans sa politique extérieure, cette race utilitaire par excellence n'a pas d'autre objectif que de maintenir sur toutes les mers la suprématie de son pavillon, et son hégémonie commerciale. Son gouvernement ne pardonnait pas à la Restauration son attitude décidée en Espagne et en Portugal, le concours que celle-ci avait prêté à la Russie pour imposer à la Porte le traité d'Andrinople ; il avait vu avec une jalousie profonde la prise d'Alger, appris avec terreur l'alliance secrète de Charles X avec le Czar pour le partage de la Turquie et la conquête des provinces du Rhin. Après les journées de Juillet, il se rassura, et, calculant que par son concours moral, il obtiendrait peut-être l'abandon de l'Algérie avec d'avantageux traités de commerce, il s'empressa de reconnaître officiellement Louis-Philippe, de lui promettre son bon vouloir. D'autre part, ce dernier se trouvait par la force des choses amené à rechercher une alliance avec les gouvernements constitutionnels : le sentiment public l'y poussait ; l'école libérale, aujourd'hui au pouvoir, avait avant 1830 combattu la politique de Louis XVIII et de Charles X qui reposait sur l'union intime avec les monarchies absolues ; celles-ci semblaient répudier le gouvernement de Juillet qu'elles obligeaient à se retourner d'un autre côté.

L'exemple de l'Angleterre entraîna bientôt l'Autriche et la Prusse celle-ci gravitait alors dans l'orbite de la Cour de Vienne elle se recueillait, attentive aux événements, inquiète, ambitieuse, paraissant pressentir les hautes destinées auxquelles l'avenir devait l'appeler et se préparant en silence. L'Autriche, cette puissance faite de pièces et de morceaux hétérogènes, taillée dans le territoire de l'Europe centrale comme un habit d'arlequin, cet empire de l'invraisemblance dont on a dit spirituellement qu'il était toujours en retard d'une idée, d'une armée, d'une année, cette fédération de peuples qui veulent conserver chacun leur individualité, leur autonomie, leurs traditions, et qui repoussent la centralisation, cette nation qui semble se maintenir en équilibre par un tour de force perpétuel, l'Autriche était alors gouvernée par le prince de Metternich, premier ministre de François II. Ce célèbre homme d'État, dont la longévité politique causait un étonnement général, exerçait dans son pays un despotisme doux, tranquille, insensible par lequel il essayait de faire oublier les bienfaits de la liberté politique véritable Circé de l'absolutisme, il se gardait bien d'opprimer, il préférait séduire, engourdir son peuple comme une torpille. Cette situation faisait dire à M. Saint-Marc Girardin en Autriche, beaucoup de parties de l'homme sont satisfaites et tranquilles ; les bras ont du travail, l'estomac y est bien repu si 'ce n'était la tête qui est mal à l'aise, quand elle s'avise de penser, tout serait à merveille. Madame de Staël écrivait de son côté Pauvre pays, où il n'y a que du bonheur ! Au dehors Je prince professait et pratiquait la politique du statu quo, de la Sainte-Alliance ; pour la faire réussir, il n'avait pas reculé devant les plus grands efforts. N'était-ce pas l'immuable chancelier qui avait fomenté l'alliance des rois contre la grande émeute de 89 lui qui s'était constitué le grand prévôt de l'Europe ; lui qui avait lutté avec une infatigable persistance contre le destructeur de l'équilibre européen, contre Napoléon Ier ? Malgré ses tendances et ses préventions, malgré l'extrême déplaisir qu'il avait ressenti de la révolution de Juillet, il accueillit gracieusement le général Belliard, envoyé de Louis-Philippe, insista sur la nécessité de réprimer la propagande révolutionnaire, promit en revanche d'empêcher dans l'empire d'Autriche les intrigues de Charles X et du jeune duc de Reichstadt et finit par dire à l'ambassadeur français : Général, il y a deux nobles entêtés dont nous devons nous défier. Ils sont gens d'honneur, nobles gentilshommes, auxquels je confierais ma fortune personnelle, mais également dangereux pour vous et pour nous. Je veux parler du roi Charles X et du marquis de Lafayette. Vos journées de Juillet ont abattu la folle dictature du vieux roi ; il vous faudra maintenant attaquer la royauté de M. de Lafayette, la souveraineté de la propagande. Il faudra bien aussi que votre roi arrive à ses journées contre celui qui s'intitule modestement le patriarche de la liberté des deux mondes. Alors seulement le prince lieutenant général sera véritablement roi de France.

L'empereur de Russie avait des motifs plus graves que l'Autriche et la Prusse pour manifester son ressentiment l'alliance défensive et offensive contractée avec Charles X, le changement complet qu'on entrevoyait déjà dans la politique extérieure de la France, la crainte de voir la Pologne ressentir le contre-coup de la révolution et se soulever, la rupture probable de la Sainte-Alliance, œuvre de son prédécesseur Alexandre, tout paraissait devoir pousser le Czar à déclarer la guerre. Il se contenta néanmoins d'exhaler sa fureur en paroles, en bruyantes menaces, mit beaucoup de mauvaise grâce à reconnaître le roi des Français et c'est le 18 septembre seulement qu'il lui adressa une lettre ainsi conçue : J'ai reçu des mains du général Atthalin la lettre dont il a été porteur. Des événements à jamais déplorables ont placé Votre Majesté dans une cruelle alternative. Elle a pris une détermination qui lui a paru la seule propre à sauver la France des plus grandes calamités. Je ne me prononcerai pas sur les considérations qui ont guidé Votre Majesté, mais je forme des vœux pour que la providence divine veuille bénir ses intentions et les efforts qu'elle va faire pour le bonheur du peuple français. De concert avec mes alliés, je me plais à accueillir le désir que Votre Majesté a exprimé d'entretenir des relations de paix et d'amitié avec tous les États de l'Europe. Tant qu'elles seront basées sur les traités existants, et sur la ferme volonté de respecter les droits et obligations, ainsi que l'état de possession territoriale qu'ils ont consacrés, l'Europe y trouvera une garantie de la paix si nécessaire au repos de la France elle-même. Appelé conjointement avec mes alliés à cultiver avec la France, sous son gouvernement, ces relations conservatrices, j'y apporterai pour ma part toute la sollicitude qu'elles réclament, et les dispositions dont j'aime à offrir à Votre Majesté l'assurance, en retour des sentiments qu'elle m'a exprimés. Je la prie en même temps, etc.

Le message était dédaigneux et sec le Czar traitait avec hauteur et dédain la révolution de Juillet ; il s'abstenait d'appeler Louis-Philippe Monsieur mon frère, selon la formule usitée entre souverains ; mais si la forme laissait à désirer, la reconnaissance formelle, authentique, absolue se trouvait au fond. Sans doute, Nicolas avait réfléchi qu'il serait seul, s'il se décidait à la guerre, qu'il ne s'agissait plus d'attaquer un pays épuisé par vingt ans de luttes gigantesques, et qu'il faudrait traverser l'Europe pour venir nous chercher. D'ailleurs, au moment même où il renforçait à tout hasard ses armements, où il ordonnait à la Pologne de se tenir prête, l'avant-garde se retourna contre le corps principal ; comme nous le verrons un peu plus loin, la Pologne tenta de secouer le joug. Le roi d'Espagne se montrait plus hostile encore à la France, et ses démonstrations, son mauvais vouloir avaient une importance toute particulière notre politique traditionnelle, nos intérêts les plus directs exigeaient que nos rapports fussent assurés avec ce pays. Cependant Ferdinand VII continuait de traiter l'ambassadeur de Charles X comme représentant officiel de la France, il secondait les menées des royalistes français réunis en Catalogne, leurs plans de soulèvement dans nos départements du Midi, et laissait son premier ministre Calomarde, adresser à la magistrature, à l'épiscopat de la Péninsule une circulaire où il déversait contre la révolution de 1830 le mensonge et l'invective. C'était se placer en dehors du droit des gens, et nous obliger à des représailles. Les réfugiés espagnols que le gouvernement impitoyable de Ferdinand VII avait exilés se trouvaient rassemblés en grand nombre à Paris parmi eux figuraient des hommes déjà célèbres ou qui devaient le devenir, tels que Martinez de la Rosa, Toreno, Mendizabal, Isturiz, Valdez, Mina. Le général Lafayette les aidait de sa bourse, les encourageait dans leur projet de rentrer en Espagne à main armée. Sans se compromettre avec eux, sans leur garantir une protection efficace, on laissa un libre cours à leurs approvisionnements d'armes et de munitions ; on leur délivra des passeports pour se rendre à la frontière, on leur accorda des secours de route, et bientôt ils se trouvèrent échelonnés au nombre de plusieurs centaines entre Bayonne et Perpignan. Cette menace défensive eut un succès immédiat et décisif : Ferdinand VII terrifié, redoutant une révolution qui le livrerait pieds et poings liés à ses ennemis comme en 1820, s'empressa d'écrire à Paris qu'il était prêt à reconnaître Louis-Philippe, et à observer toutes les règles du droit des gens, si on lui promettait le même concours. Le but se trouvait dès lors atteint, et la négociation eut lieu sur ces bases. La discorde avait d'ailleurs éclaté entre les réfugiés avant même qu'ils eussent franchi les Pyrénées ils furent battus, poursuivis par les troupes royales, et ceux qui échappèrent durent se sauver sur notre territoire, leur constant asile.

Seul parmi les souverains de l'Italie, le duc de Modène avait refusé de reconnaître le nouveau roi ce principicule qui était entré en relations étroites avec les carbonari, qui espérait les duper et se tailler un royaume italien par leurs mains, avait compté sur notre concours mais l'attitude calme et modérée du gouvernement français l'exaspéra, et le poussa à cette bravade inutile, à cette ridicule insolence. Plus tard, en 1831, il offrit de nouer des relations amicales avec Louis-Philippe celui-ci se vengea en ne lui répondant même pas, et de 1830 à 1848, la cour de Modène ne fut point représentée auprès du cabinet des Tuileries.

A la fin d'octobre, toutes les puissances européennes avaient reconnu le gouvernement français le choix d'ambassadeurs tels que les maréchaux Mortier et Maison, MM. de Barante, d'Harcourt, de Latour-Maubourg ne pouvait que rassurer celles-ci, et la nomination du prince de Talleyrand à l'ambassade de Londres était un nouveau gage de paix, de conciliation.

Ce célèbre diplomate a été l'objet d'appréciations si diverses, si passionnées, qu'il semble difficile de juger avec impartialité cette figure étrange, mobile comme l'onde, de la suivre dans ses nombreux déguisements, de faire sa photographie morale. Lisez M. Donoso Cortès, Talleyrand avec son coup d'œil d'aigle est supérieur à Napoléon Ier ; il est le Napoléon de la diplomatie. A entendre Louis Blanc et surtout M. de Chateaubriand, sa réputation, ses succès ont tenu à trois dépravations ôtez de lui, a dit Chateaubriand, le grand seigneur avili, le prêtre marié, l'évêque dégradé, que lui restera-t-il ? Il voit en lui un de ces personnages de lendemain et d'industrie qui assistent au défilé des générations, qui signent les événements et ne les font pas, qui ont trahi tous les gouvernements ; il va jusqu'à lui refuser toute clairvoyance politique l'abjuration de ses erreurs au moment de sa mort, apparaît à l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe comme une comédie pitoyable, une absurde palinodie. Ni cet excès d'honneur ni cette indignité, répondrons-nous avec des écrivains plus modérés. Talleyrand n'a pas été un génie de premier ordre, à l'instar du cardinal de Richelieu ; mais sa profonde expérience des choses et des hommes, son sang-froid historique, son impassibilité marmoréenne, la science de l'homme d'État, firent de lui un des premiers diplomates du siècle. En 1789, il se montre un des membres les plus éclairés, les plus pratiques de la Constituante tandis que Mirabeau parle à la tribune, que Sieyès formule ses axiomes mathématiques avec les droits généraux de la Révolution, Talleyrand conclut et agit. Sous la Terreur, il disparaît, s'exile, et revient en France sous le Directoire. Il est-un des complices les plus actifs du 18 Brumaire c'est lui qui prépare le terrain au conquérant de l'Italie ; il fit à Bonaparte les honneurs de la France, et à la France les honneurs de Bonaparte. Sous Napoléon, il devient le personnage le plus considérable de l'empire, le principal agent des traités diplomatiques mais, non content de renier ses principes libéraux de 1789, l'ancien évêque constitutionnel pousse la docilité jusqu'à tremper dans une odieuse affaire, le meurtre du duc d'Enghien. En 1807, il se brouille avec Napoléon Ier auquel il a prédit les conséquences de la guerre d'Espagne ; en 1814 et 1815, il représente la France au congrès de Vienne, et contribue au retour des Bourbons ceux-ci se débarrassent bientôt de lui, et il recommence son opposition de salon, que rendent redoutable son esprit caustique, méphistophélique, ses mots si incisifs. Il a prédit la chute de la Restauration comme il a deviné la ruine de l'Empire. En 1830, il accepte de Louis-Philippe le poste d'ambassadeur à Londres, et lui apporte l'appui de son prestige, de sa haute notoriété européenne il va, de concert avec lui, régler la question belge, signer le traité de la Quadruple-Alliance, fonder et maintenir la politique de la paix. Il mourra en 1838, âgé de 84 ans, ayant successivement servi la Révolution, l'Empire, la Restauration, la Monarchie de Juillet, et au milieu de ses fluctuations, de ses métamorphoses politiques, conservant presque toujours une unité relative de caractère, une quasi-dignité, qu'il savait admirablement relever par ses airs de grand seigneur, son tact tout aristocratique, sa tenue et ses manières d'autrefois. Sans doute la politique est un peu comme la cuisine, et il ne faut pas en voir les apprêts ; sans doute un homme de valeur, d'une intégrité reconnue, peut survivre à un gouvernement, ne pas s'attacher à lui comme le serf à la glèbe, rester l'homme des choses, de son pays, non l'homme des individus et des pouvoirs, éphémères sans doute il est difficile, dans notre France où les gouvernements vivent ce que vivent les roses, de se proposer un système exclusif et immuable, de se tracer un programme de fidélité dont on ne s'écartera jamais. Toutefois la pente est glissante, et nous n'admettons pas cette doctrine singulière des deux morales inventée par un universitaire du second empire, qui distinguait avec soin la morale des petites gens, du christianisme, de tout le monde, et la morale des diplomates, des hommes d'État. Il ne suffit pas de se proclamer un praticien de la nécessité, pour se croire au-dessus des lois de l'humanité la nécessité n'est que trop souvent un paravent commode derrière lequel Robespierre, Marat, les Communistes de 1871 ont voulu abriter leurs hideux forfaits ; c'est un dogme fataliste et matérialiste qui supprime la justice et la vertu, et nous ne saurions oublier que le prince de Talleyrand, complice éternel du succès, égoïste et sceptique, s'est servi de sa fortune politique pour refaire trois ou quatre fois sa fortune privée, qu'il est dangereux de présenter au public des exemples pareils, et surtout de prononcer le panégyrique des hommes dont le pyrrhonisme immoral se plie aux événements pour les exploiter au profit de leurs intérêts personnels. Il faut se garder de porter aux nues l'habileté quand même, de diviniser le talent sans la grandeur, de faire l'apothéose des partisans à tout prix du succès. Les admirateurs à outrance de Talleyrand nous ont présenté les circonstances atténuantes en faveur du fameux épicurien politique ; mais, comme l'a dit M. de Loménie, s'il suffisait de l'intention affirmée du bien pour justifier la participation au mal, l'histoire, comme l'enfer, serait pavée de bonnes intentions.

La politique de la paix allait subir de rudes épreuves le fracas des journées de Juillet avait retenti dans l'âme des nationalités opprimées et ranimé leurs courages ces journées furent sinon la cause, au moins l'occasion, le signal, le prétexte d'une prise d'armes. La Belgique se soulevait contre son souverain régulier, bientôt la Pologne et l'Italie marchaient sur ses traces. Toutes les trois regardaient la France comme leur protectrice naturelle, faisant appel aux instincts cosmopolites et humanitaires des radicaux parisiens, invoquant aussi notre intérêt, notre générosité, notre pitié. Il fallait prendre des décisions graves nous allons voir comment Louis-Philippe et ses ministres surent sauvegarder les intérêts, la dignité de la France, sans avoir recours à la guerre, désorganiser la Sainte-Alliance, et, par la création de la Belgique, déchirer une des pages les plus douloureuses des traités de 1815.

La constitution du royaume des Pays-Bas en 1814 avait eu le caractère d'un acte de défiance nous affaiblir de toutes les manières, nous contenir partout, tel fut le seul, le véritable but du congrès de Vienne la coalition victorieuse alla jusqu'à annexer quatre millions de Belges à deux millions de Hollandais, afin de placer ce royaume comme une énorme tête de pont qui tînt libre pour l'Allemagne et l'Angleterre la route de Paris. L'argent de la France avait servi à terminer ou à ériger une ligne de forteresses menaçantes qui formaient les avant-postes de nos ennemis. Mais il est tout aussi difficile de briser une nationalité que de faire vivre une Constitution qui ne répond pas aux mœurs d'un peuple le groupement d'une nationalité, comme ces insensibles cristallisations qu'opère la nature dans les entrailles du globe terrestre, est l'œuvre de l'histoire, des affinités morales et sociales, du temps. On ne détruit pas, d'un trait de plume, à l'aide d'un protocole diplomatique, cette agglomération d'hommes qu'a soudés ensemble une tradition plusieurs fois séculaire d'habitudes, de croyances, d'intérêts identiques, un faisceau commun de souvenirs, de gloires et de revers. Les puissances avaient méconnu en 1814 le sentiment belge ; en 1830 le parti révolutionnaire parisien, une fraction notable du public français ignoraient de même l'histoire de ce pays qui avait fait les deux révolutions de 1565 et de 1788 pour recouvrer son indépendance, qui jamais ne voulut rester ni Autrichien, ni Espagnol, ni Français, ni Hollandais, qui, en un mot, aspirait à être lui-même.

Depuis deux siècles, la Belgique était travaillée par le besoin de nationalité, principe vague, instinctif d'abord, qui va s'élargissant, se précisant d'année en année son annexion à la Hollande était à ses yeux un pur état de fait. Comme l'écrit M. Nothomb[1], il n'y a pas eu de coup d'État en 1830 et cependant il a éclaté une révolution. Il y avait un coup d'État permanent qui datait de 1814 ; depuis quinze ans, le peuple belge se trouvait moralement dans une situation violente d'où il a voulu sortir il n'attendait que l'occasion propice. Les conditions essentielles du gouvernement représentatif déniées ou dénaturées, un régime indéfinissable, manquant de la franchise de l'absolutisme et des garanties de la liberté, une incompatibilité radicale entre les deux races, chacune ayant et prétendant maintenir sa civilisation, sa religion, son autonomie, la Belgique réduite à une existence purement intérieure, provinciale et communale, une espèce de féodalité de peuple à peuple, de mainmise en faveur de la Hollande, affublée par les traités de Vienne du nom dérisoire d'accroissement de territoire, les intérêts, les croyances du vaincu sacrifiés et outragés, tels sont les motifs qui devaient fatalement amener, justifier, légitimer le conflit. Cependant la Belgique depuis 1814 grandissait en force et en intelligence comme le chien du fabuliste, elle prospérait sous le joug, se préparait à le secouer, puisant dans sa richesse, dans ses souvenirs, des armes, des moyens de combat ; sa révolution de 1565 lui avait restitué ses libertés intérieures, sans faire d'elle une nation ; celle de 1788, succombant sous le poids de ses propres excès, de ses erreurs, de ses crimes, l'avait jetée exténuée aux pieds de la France républicaine éclairée par son passé, pénétrée du sentiment de l'unité nationale, la Belgique va fonder son indépendance, une monarchie constitutionnelle, un gouvernement représentatif, le plus libre de toute l'Europe.

Ainsi la Belgique n'avait cessé de protester contre le despotisme du roi de Hollande ; ses deux grands partis, les catholiques et les libéraux, ajournant leurs dissentiments mutuels, se réunirent en 1828 et formèrent une ligue célèbre pour le renversement de la domination hollandaise. La révolution de 1830 fut pour eux l'occasion, le signal de la révolte elle les délivrait de la tutelle de la Sainte-Alliance et leur permettait d'espérer l'appui de la France. L'insurrection éclate le 25 août, après une représentation de la Muette de Portici ; un mois s'écoule en pourparlers, en négociations entre Bruxelles et la Haye ; toutes les villes, palpitantes de colère et d'enthousiasme, se soulèvent spontanément, se couvrent de barricades les notables de Bruxelles forment un gouvernement provisoire l'armée hollandaise est chassée du territoire, Anvers bombardé inutilement par elle ; en quelques semaines, la Belgique s'est affranchie quatre millions d'hommes ont déchiré la carte dressée à Vienne par les cinq grandes puissances. Guillaume Ier invoque leur intervention, la garantie réciproque des traités de 1815 qui a déjà reçu son application à Naples, en Piémont, en Espagne, et défère le conflit à l'Europe entière.

Le danger est immense, la situation d'une gravité formidable ; une parole, une démarche peuvent amener une conflagration générale Louis-Philippe n'est encore reconnu officiellement que par l'Angleterre seule. Sa résolution est rapide, sa décision ferme, digne et loyale ; il pose un de ces principes qui engagent l'avenir, les destinées d'une nation. M. le comte Molé déclare à la tribune que la France fait du principe de non-intervention la base de sa politique extérieure. Par là, il signifie qu'il ne reconnaît à aucune puissance le droit de s'ingérer dans les affaires intérieures d'une nation étrangère par là il met virtuellement à néant le principe même de la Sainte-Alliance qui a pour but unique de garantir la sûreté des souverains il faudra dès lors compter aussi avec la liberté des peuples. En même temps et pour désintéresser l'Angleterre, il lui promet que la France ne prétendra à rien de plus : point d'annexion, point de prince français sur le trône belge ; il se contentera de la substitution d'un état neutre et inoffensif au royaume des Pays-Bas élevé artificiellement contre nous.

L'irritation des cours du Nord devait être, fut profonde elles sentaient bien que le nouveau principe ne leur offrait aucune garantie, que cette arme à deux tranchants se retournerait un jour contre elles. M. de Metternich se récriait amèrement contre la prétention étrange du gouvernement français d'introduire pour sa convenance, un nouveau droit des gens dont on n'avait jusque là jamais entendu parler, et qui était purement et simplement le renversement de toutes les règles qui avaient jusqu'alors présidé à la politique des États européens. Mais il récriminait sans agir, à l'encontre du roi de Prusse, beau-frère de Guillaume Ier qui réunit un corps d'armée sur la frontière hollandaise, afin d'appuyer les tentatives de ce dernier contre Bruxelles. A cette nouvelle, le comte Molé fit prier M. de Werther, ministre de Prusse, de venir s'entretenir avec lui ; la conversation s'engagea de la manière suivante : Est-il vrai, s'écria tout d'abord le ministre français, que vous ayez un corps d'armée réuni sur la frontière hollandaise et que vous ayez l'intention d'intervenir dans les affaires de la Belgique ?Oui vraiment. — Mais c'est la guerre !Comment ? la guerre ! votre armée française est toute désorganisée, vous ne sauriez réunir quatre régiments. — N'en croyez rien, répondit M. Molé, vous risqueriez de vous tromper beaucoup. Nous avons de fort bons régiments qui s'acheminent en ce moment vers le Nord. Tenez pour certain que les soldats prussiens ne mettront pas le pied en Hollande sans rencontrer l'armée française entrant par la frontière de Belgique. La guerre, je vous le répète, est au bout de mes paroles ; sachez-le et mandez-le à votre cour. M. de Werther protesta avec véhémence, mais le comte Molé maintint énergiquement son dire, et à Berlin, le maréchal Maison, notre ambassadeur, ne se laissa pas davantage intimider. Le roi de Prusse fut persuadé sans doute, car son armée cessa d'avancer : l'initiative hardie de Louis-Philippe et de son ministre préserva la Belgique de l'invasion, au lieu de compromettre la paix européenne. Le nœud gordien de la question ne sera plus tranché par l'épée, la diplomatie aura à le dénouer ; dès le 10 novembre, la révolution belge a quitté la rue, le champ de bataille, et passe dans le cabinet. D'un commun accord, les puissances transforment en une médiation le droit d'intervention armée qui leur a été refusé ; les représentants de l'Autriche, de la Prusse, de la Russie, de l'Angleterre, de la France, déjà réunis en conférence à Londres pour vider les difficultés relatives à la Grèce, reçoivent les pouvoirs nécessaires afin de régler les affaires de Belgique.

La Conférence réussit d'abord à faire accepter à la Belgique et à la Hollande une suspension d'armes, en assignant aux deux peuples comme ligne de démarcation les limites que chacun d'eux occupait avant 1815 cette proposition est le premier anneau de cette chaîne indéfinie de 70 protocoles qui doivent, selon l'expression de*Nothomb, s'étendre autour de la révolution belge et l'envelopper pendant huit ans. L'armistice offrait d'ailleurs d'inappréciables avantages aux Belges, puisqu'il leur laissait la jouissance de leur territoire, le temps de s'organiser militairement, de voter une constitution. En politique comme en droit, la possession de fait demeure toujours un puissant argument pour obtenir gain de cause devant la justice ou devant un tribunal diplomatique. Aussi les Belges mettent ces délais à profit le Congrès national assemblé le 10 novembre s'occupe sur-le-champ de remplir son mandat ; il s'agit pour lui de tout refaire à nouveau, de créer une dynastie, une constitution, une nation, de faire accepter à l'Europe cette triple création, malgré les efforts de Guillaume Ier, soutenu par la Russie, l'Autriche et la Prusse. Après de solennels débats, le Congrès proclame trois principes qui seront la base de toutes ses délibérations ultérieures le 18 novembre, il affirme à l'unanimité de 197 membres présents, l'indépendance de la Belgique ; le 22, il adopte par 174 voix la monarchie constitutionnelle sous un chef héréditaire 13 voix seulement se prononcent pour la république le 24, 101 voix contre 18 votent la déchéance avec l'exclusion perpétuelle de la maison d'Orange-Nassau.

Cette troisième résolution pouvait gravement compromettre la situation des Belges le roi de Prusse, le czar se trouvaient du même coup frappés dans leurs intérêts, dans leurs alliances de famille ; ils songeaient à relever le gant et multipliaient leurs armements. Tout faisait présager une campagne imminente, une coalition, qui eût produit des conséquences incalculables, lorsque l'insurrection polonaise opéra une heureuse diversion en faveur des Belges, contraignit le czar à s'occuper de ses propres affaires, ajourna, mit à néant les projets belliqueux des cours du Nord. Leurs plénipotentiaires signèrent à Londres le protocole du 20 décembre par lequel la Conférence déclarait : l'amalgame parfait et complet que les puissances avaient voulu opérer entre la Belgique et la Hollande n'ayant pas été obtenu, et étant désormais impossible, il était devenu indispensable de recourir à d'autres arrangements pour accomplir les intentions à l'exécution desquelles cette union devait servir de moyen. C'était prononcer virtuellement la dissolution du royaume des Pays-Bas, et rendre à la Belgique son existence nationale ; mais enflés par leurs premiers succès, les Belges, se croyant protégés par les dissentiments que leur entreprise suscitait entre les grandes puissances, perdant toute mesure et toute retenue, répondirent à la Conférence qu'ils n'acceptaient pas les obligations résultant des traités qui avaient réglé l'équilibre européen ils réclamaient la possession de la rive gauche de l'Escaut, avec la libre navigation de ce fleuve, la province du Limbourg et le grand duché de Luxembourg, qui formait depuis 1815 un domaine séparé, possédé par les princes de Nassau à un titre différent des autres provinces belges, et comme tel, faisant partie de la Confédération Germanique.

De semblables prétentions étaient exorbitantes et la Conférence n'y répondit point dans ses Il et 12e protocoles du mois de janvier 1831, statuant comme arbitre et juge du conflit, elle détermina les bases de séparation entre les deux parties désormais les limites de la Hollande comprendraient tous les territoires, places, villes et lieux qui lui appartenaient en l'année 1790 ; la Belgique serait formée de tout le reste des territoires qui avaient reçu la dénomination de royaume des Pays-Bas dans les traités de 1815, sauf le grand duché de Luxembourg on lui refusait le Limbourg et la rive gauche de l'Escaut ; elle constituerait un État perpétuellement neutre, placé sous la garantie des cinq puissances enfin la Conférence proposait de la charger des ¹⁶/₃₁ de la dette générale, sans égard à la partie de cette dette contractée avant l'union entre les deux pays ; or en 1814 la dette hollandaise et la dette belge étaient dans la proportion de 43 à 2.

Le roi de Hollande s'empressa d'adhérer aux 11e et 12e protocoles ; au contraire, les Belges protestèrent contre ces arrangements défavorables et déclarèrent ne pas vouloir s'y soumettre. Le Congrès alla plus loin il résolut de braver la Conférence de Londres, et persistant à nier la compétence de l'Europe, discuta officiellement et décida qu'elle ne serait point consultée sur le choix d'un roi, qu'on s'abstiendrait aussi de prendre l'avis de l'Angleterre, tandis qu'il serait demandé conseil à Louis-Philippe sur certains points commerciaux et politiques ayant rapport au choix du chef de l'État.

Le choix d'un roi, telle était en effet la question fondamentale qui s'imposait aux Belges il ne suffisait pas d'avoir voté l'établissement de la monarchie, il fallait à tout prix sortir du provisoire, donner au principe la consécration du fait, trouver un prince qui convînt à l'Europe et à la Belgique. Deux candidatures semblaient devoir rallier le plus grand nombre des suffrages du Congrès, mais elles étaient affectées d'un vice radical qui les rendait toutes deux impossibles. Préoccupés avant tout de leurs propres convenances, les Belges songeaient en premier lieu au duc de Nemours, fils aîné de Louis-Philippe, dont la royauté aurait eu, à leurs yeux, l'avantage de conserver leur autonomie avec la protection de la France ; une fraction du Congrès appuyait la candidature du duc de Leuchtenberg, fils du prince Eugène Beauharnais.

Le gouvernement français avait déjà fait connaître ses intentions Louis-Philippe avait loyalement annoncé que, lié par des engagements antérieurs, il n'accorderait pas le duc de Nemours ce n'était pas la réunion pour nous, et cette acceptation considérée par les puissances comme une réunion pure et simple, eût mis la France en guerre avec toute l'Europe, non pour son accroissement réel et sa grandeur, mais pour un intérêt de famille. Il ne pouvait non plus tolérer qu'un représentant de la dynastie impériale vînt s'implanter à côté de nous ; fomenter des intrigues contre lui, donner un point d'appui aux prétentions napoléoniennes. Jamais la France ne reconnaîtrait le duc de Leuchtenberg, jamais surtout le roi ne lui accorderait en mariage une de ses filles. De son côté, la Conférence de Londres, loin de s'arrêter aux refus du Congrès de la consulter, rédigea deux nouveaux protocoles[2] par lesquels elle excluait de la candidature au trône de Belgique tout prince, membre des familles régnantes des cinq grandes puissances et stipulait qu'aucune de celles-ci ne reconnaîtrait le duc de Leuchtenberg, mis ainsi au ban de l'Europe.

Le Congrès avait fixé au 28 janvier la discussion pour l'élection d'un roi ; le 23 janvier, il reçut communication d'une lettre écrite par le général Sébastiani à notre ministre de Belgique, qui ne permettait aucun doute sur les intentions formelles, définitives de Louis-Philippe. Tout dans sa conduite dénotait son désintéressement, son absolue loyauté, tandis que fidèle aux habitudes de la diplomatie anglaise, diplomatie à deux visages, tortueuse, hérissée de réticences, de pièges, lord Palmerston laissait l'envoyé anglais, lord Ponsonby conduire de front une double intrigue secrète en faveur du duc de Leuchtenberg et du prince d'Orange, fils de Guillaume Ier. A défaut de ce dernier qu'il eût préféré à tout autre, le cabinet anglais se fût résigné au premier il ne doutait pas de la parole du roi de France, mais l'offre de la couronne au duc de Nemours était un hommage éclatant, consacrait notre prestige, et importunait l'Angleterre, toujours jalouse, toujours rivale de la France, même lorsqu'elle est son alliée.

Au sein du Congrès, la discussion dura cinq jours elle fut élevée, ardente, passionnée ; les hommes politiques, les orateurs les plus considérables y prirent part. MM. Nothomb, de Mérode, Charles Rogier, de Brouckère parlèrent en faveur du duc de Nemours ; lé duc de Leuchtenberg eut pour lui MM. de Stassart, de Gerlache, de Rhodes et Lebeau. Au premier tour de scrutin, aucun des candidats n'obtint la majorité nécessaire ; au second tour, le duc de Nemours réunit 97 suffrages, son concurrent 74 seulement. M. Surlet de Chokier, président du Congrès, proclama Louis-Charles Philippe d'Orléans, duc de Nemours, roi des Belges.

Cette décision fut accueillie avec le plus vif enthousiasme malgré les dénégations du gouvernement français, les Belges espéraient toujours lui forcer la main, le faire revenir de sa détermination. Mais la décision de Louis-Philippe était irrévocable ; de ce choix populaire en faveur d'un prince digne à tous égards de cette suprême distinction, il ne retint que le bénéfice moral, que l'honneur fait à sa famille, à la France le devoir comme la prudence, le patriotisme éclairé comme l'affection paternelle lui dictaient sa conduite. Le 17 février, entouré, de ses fils, de ses ministres, des grands dignitaires de l'État, il répondit en ces termes à la députation belge, chargée de lui offrir un trône : Si je n'écoutais que le penchant de mon cœur, et ma disposition bien sincère à déférer au vœu d'un peuple dont la paix et la prospérité sont également chères et importantes à la France, je m'y rendrais avec empressement. Mais quels que soient mes regrets, quelle que soit l'amertume que j'éprouve à vous refuser mon fils, la rigidité des devoirs que j'ai à remplir m'en impose la pénible obligation, et je dois déclarer que je n'accepte pas pour lui la couronne que vous êtes chargés de lui offrir. Mon premier devoir est de consulter avant tout les intérêts de la France, et par conséquent de ne point compromettre cette paix que j'espère conserver pour son bonheur, pour celui de la Belgique et pour celui de tous les États de l'Europe auxquels elle est si précieuse et si nécessaire. Exempt moi-même de toute ambition, mes vœux personnels s'accordent avec mes devoirs. Ce ne sera jamais la soif des conquêtes ou l'honneur de voir une couronne placée sur la tête de mes fils qui m'entraîneront à exposer mon pays au renouvellement des maux que la guerre amène à sa suite, et que les avantages que nous pourrions en retirer ne sauraient compenser, quelque grands qu'ils fussent d'ailleurs. Les exemples de Louis XIV et de Napoléon suffiraient pour me préserver de la funeste tentation d'ériger des trônes pour mes fils et pour me faire préférer le bonheur d'avoir maintenu la paix à tout l'éclat des victoires que dans la guerre, la valeur française ne manquerait pas d'assurer de nouveau à nos glorieux drapeaux. En terminant, le roi faisait des vœux pour le bonheur et la prospérité de la Belgique qui pouvait compter sur son concours afin de la préserver de toute attaque extérieure et de toute intervention étrangère.

Ce refus plongea les Belges dans une véritable consternation ils comprirent toutefois qu'on ne pouvait songer à élire le duc de Leuchtenberg sans se mettre en conflit avec l'Europe entière. Prolonger le statu quo offrait aussi de grands dangers, en présence de la propagande révolutionnaire qui travaillait les villes, des Orangistes qui essayaient de fomenter la guerre civile. Le Congrès se hâta de terminer, de déclarer exécutoire la constitution, et le 24 février 1831, il institua une régence à laquelle il appela M. Surlet de Chokier. Cependant la situation se compliquait de jour en jour entre la Belgique et la Hollande fort du protocole de la Conférence de Londres, Guillaume Ier lançait des proclamations pour affirmer ses droits et son autorité sur le grand duché de Luxembourg ; le 10 mars le régent répondait par un défi lancé non-seulement à la Hollande, mais à l'Europe. Nous avons, disait-il, commencé notre révolution malgré les traités de 1815, nous la finirons malgré les protocoles de Londres. Puis il engageait les Luxembourgeois à résister, leur promettant le secours de la nation belge. La Hollande acceptait l'arbitrage des puissances elle avait une excellente armée de 60.000 hommes, sa population brûlait du désir de prendre une éclatante revanche, son trésor public regorgeait d'argent. Le gouvernement belge semblait, par sa jactance et ses ridicules rodomontades, prendre à plaisir de s'aliéner les sympathies de d'Europe ; son armée n'existait guère que sur le papier ; son trésor était à sec, le commerce, le travail chômaient l'impôt ne rentrait pas, les emprunts ne se négociaient guère ; l'anarchie était partout, dans les lois et les intelligences, dans l'administration et dans l'armée. Cependant la réponse du régent rendait la guerre inévitable et imminente, et la Belgique succombait à coup sûr si la France ne lui venait en aide. C'est alors que Casimir Périer arrive à la présidence du conseil des ministres ; c'est ici que nous devons interrompre le récit de ce grand imbroglio diplomatique qui amena la fondation du royaume de Belgique.

Quand un homme, disaient les anciens, devient esclave, les dieux lui enlèvent la moitié de son âme ; quand, dirons-nous aussi, Dieu veut perdre un peuple, il lui enlève sa conscience, son âme nationale, sa dignité, le sentiment des conditions auxquelles il peut vivre. Il cesse alors de comprendre que l'ordre, un pouvoir fort et respecté, protecteur permanent de la civilisation, est son premier besoin, que la liberté vient seulement après. On a vu des empires se prolonger pendant des siècles à l'aide du despotisme ; on en a même vu qui atteignaient un haut degré de puissance, de prospérité, par la concentration de tous les pouvoirs entre les mains d'un seul l'empire romain, l'empire des Czars témoignent avec éloquence de cette vérité. L'histoire ne fournit pas un seul exemple d'un État qui ait pu durer par la seule force d'une liberté illimitée, sans contrôle et sans frein. Où sont aujourd'hui les nations qui au moyen âge avaient une royauté élective et viagère, où le gouvernement conservait en réalité la forme républicaine ? Les unes, comme la Suède et le Danemark, se sont converties en monarchies héréditaires ; les autres ont été démembrées par de puissants voisins. L'empire germanique n'est plus qu'un souvenir, la Bohême et la Hongrie font partie intégrante de l'Autriche. A vrai dire, cette ruine n'a pas été un effet sans cause ce qui l'a déterminée, c'est l'affaiblissement progressif et continu de l'autorité centrale en refusant à la royauté l'appui de l'hérédité, ces peuples se sont fait à eux-mêmes leurs propres destinées. Ne semble-t-il pas qu'on reconnaisse là une loi fatale, inexorable, que le système de Darwin, le droit à l'existence, la sélection, l'absorption des faibles par les forts, s'applique aux nations comme aux hommes, aux animaux, aux plantes ?

Mais de toutes ces agonies des peuples, la plus triste, la plus dramatique est celle de la Pologne, nation magnanime, dont l'histoire forme une légende, une épopée sublime, et ressemble à un roman de chevalerie, qui pendant plusieurs siècles a servi à l'Europe de rempart, de bouclier, qui fut l'avant-garde de l'Occident contre les invasions musulmanes nation toujours grande dans le malheur, mais indisciplinable dans la prospérité. L'anarchie, telle était la lèpre, tel était le ver rongeur de la Pologne. Il ne suffisait pas d'avoir créé une sorte de gouvernement idéal, tenant aux républiques par les prérogatives de ses citoyens. et par l'élection, aux royaumes par la couronne de son chef il fallait imiter les nations européennes qui marchaient à l'unité par l'absolutisme, par la fusion des classes, la formation du crédit, des armées régulières et permanentes ; il fallait conserver le patriotisme le plus pur, le plus constant, faire en un mot jaillir une nation de ce qui n'était qu'un camp de Slaves indociles et divisés. Mais semblable à la démagogie parisienne, semblable à certains demeurants d'un autre âge, ce peuple n'a rien appris, rien oublié. D'une part plusieurs millions de paysans, de serfs, réduits à une extrême servitude, à une profonde misère ; leur vie est estimée dix marcs ou quinze francs ; le seigneur dispose selon son bon plaisir de leurs personnes et de leurs biens ; ils tombent dans un état de pauvreté et d'abrutissement indicibles. D'autre part, cent mille gentilshommes, formant une grande et une petite noblesse, proscrivant l'industrie, ce ciment indestructible des autres nations, cette créatrice du tiers état, des villes d'où procèdent à leur tour le luxe et la richesse ; aristocratie guerrière, licencieuse, turbulente, faisant du prince l'exécuteur de ses volontés et de ses égoïstes ambitions. Cette démocratie nobiliaire jouissait de privilèges bien plus exorbitants que ceux de l'ancienne noblesse française au temps de la féodalité un droit étrange, inouï, le liberum veto perpétuait l'anarchie, entretenait la dissolution dans les finances, la justice et la législation. C'est aux diètes qu'il appartient de procéder à l'élection royale les cent mille nobles s'y rendent à cheval, le sabre au poing ; épris d'une folle et monstrueuse égalité, d'un individualisme effréné, les Polonais font consister la liberté dans le pouvoir de se perdre, et regardent comme leur plus beau privilège le droit qui appartient à un seul nonce, à un seul député, de dissoudre la diète, d'anéantir la volonté de tous ses collègues avec ces deux mots : sisto activitatem, ou nie pozalwam, je ne consens pas. Armé de ce veto insensé, un ivrogne, un fou, un factieux, vendu parfois à l'ennemi, pouvait frapper d'inertie l'activité de toute la nation. Ce seul mot plongeait et replongeait le pays comme une formule magique dans une léthargie pareille à la mort. Plutôt que de restreindre le liberum veto, ce singulier parlement équestre préférait, dans certaines élections, tuer à coups de sabre les nobles récalcitrants pour annuler leur suffrage, plutôt que de contester leur prérogative. Le désordre ainsi implanté comme un fer au cœur de l'État, eut bientôt sa stratégie, son code, sa tactique, et devint une institution légale. Sous le titre de confédération, le droit à la guerre civile fut inauguré. Au premier prétexte, des insurrections liées par un serment, se levaient sous la dictature d'un chef proclamé, arrêtaient les lois, et s'emparaient à main armée du pouvoir, Ces ligues furent quelquefois légitimes, et se dressèrent pour de justes causes mais souvent aussi elles ne furent que des émeutes enrégimentées. Leur soulèvement toujours possible tenait d'ailleurs l'État sous la menace incessante de la sédition. Comme le convive antique, la Pologne s'agitait sans trêve, sous trente mille épées, suspendues sur elle par un léger fil.

De grands esprits, de nobles intelligences ont prédit à cet infortuné pays les fatales conséquences d'une telle orgie de liberté ; dès 1661, Jean Casimir Wasa, avant de déposer sa couronne, a prophétisé le partage de la Pologne ; à son tour, Jean Sobieski est mort, désespérant du salut de sa patrie, et dans sa retraite, Stanislas Leczinski rappelait en 1749 à ses concitoyens, l'exemple de la Hongrie, de la Bohême. Mais ils sonnent en vain le glas funèbre l'anarchie ne cesse de gagner du terrain. Il est de l'essence du pouvoir absolu d'aveugler les corps qui en ont l'usage aussi bien que les individus la noblesse rendait des lois de plus en plus étroites pour attacher les paysans à la glèbe, arrêter la formation de la bourgeoisie, réduire l'armée à un effectif dérisoire, mettre la royauté à l'encan. Le suicide national ne faisait que précéder le meurtre, l'égorgement de l'étranger. La Pologne a de bonne heure connu l'intrusion étrangère ; frappée de cécité politique, c'est elle-même qui l'invoque les abus de la liberté lui font oublier le péril de la patrie. Charles XII a son protégé, son vassal, Stanislas le Czar a le sien, Auguste de Saxe. La Russie, la Prusse prennent l'habitude de violer son territoire de le traverser, d'y camper, de le ravager. Frédéric II va jusqu'à lui enlever 6 ou 7.000 jeunes filles de seize à vingt ans pour coloniser ses états la Russie intervient, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre. Fidèle à la politique de Pierre le Grand, Catherine II circonvient, investit la Pologne, lui impose pour roi un de ses anciens favoris qu'elle fait manœuvrer à son gré comme un automate. Lorsqu'enfin, la nation, ouvrant les yeux, veut réformer des abus intolérables, abolir le liberum veto, constituer un gouvernement, une armée, des finances, elle lève le masque, elle la cloue, elle l'enchaîne à son antique anarchie, lui interdit tout changement, écrase les patriotes, et fait voter le premier démembrement de la Pologne, par la diète dite d'enterrement qui délibère sous les canons russes braqués contre elle. Vingt ans après, en 1793, la Pologne tente un nouvel effort une nouvelle constitution est votée, l'hérédité substituée à l'élection, les bourgeois conviés aux droits politiques, le liberum veto aboli, les paysans admis à la vie civile mais l'Autriche, la Russie, la Prusse accourent, brisent ce suprême et tardif effort ; une seconde diète funèbre, décimée, terrifiée, prise par la famine, délibère comme la première sous la pression des baïonnettes russes, adhère au second partage. En 1795, la grande iniquité du dix-huitième siècle est définitivement consommée par le troisième démembrement la nation héroïque a porté cruellement la peine de ses fautes, de son incurable et endémique anarchie, de ses dissensions intestines mais la France, tout en respectant les arrêts, parfois impitoyables de l'histoire, ne peut s'empêcher de protester au fond de sa conscience contre ce supplice de l'écartèlement politique, que la Pologne a odieusement subi elle se souvient que celle-ci a souvent versé son sang pour elle sur les champs de bataille, que son insurrection de 1830 lui a rendu indirectement un dernier service, en détournant la guerre européenne qui allait fondre sur l'Occident ; elle garde le culte des morts et des martyrs. En songeant à la Pologne, elle se rappelle cette belle pensée de Lamennais : les peuples ont la vie dure ; pour eux la tombe n'est souvent qu'un berceau.

Cependant les Polonais devaient longtemps encore conserver une autonomie relative, un semblant d'existence nationale en 1815, le czar Alexandre leur assura des institutions, des droits individuels, des libertés étendues, une Charte. Comme la Belgique avec la Hollande, la Pologne prospérait sous le gouvernement impérial les finances, les travaux publics, l'agriculture, l'industrie prenaient des développements inconnus jusqu'alors. Mais sa haine semblait s'accroître avec sa nouvelle fortune Alexandre ne pouvait lui faire oublier ces trois dates fatidiques 1772, 1793, 1795 ; ses bienfaits réels, ses bonnes intentions n'effaçaient pas la sanglante histoire du passé. Les sociétés secrètes se formaient pour secouer le joug de la Russie. Le czar craignit de s'être trompé ; il supprima la liberté de la presse, interdit l'usage de la langue polonaise dans les actes administratifs, et substitua l'action rigoureuse des tribunaux militaires à la juridiction ordinaire. Malgré ces mesures restrictives, malgré les griefs des Polonais, nous croyons avec Guizot, que ceux-ci devaient tenir une conduite toute différente : Une grande partie de la nation polonaise avait une Charte, point de départ et d'appui dans ses essais de la vie publique et libre. Qu'elle s'y fût attachée comme à son ancre, qu'elle l'eût exploitée et défendue comme son champ qu'elle eût déployé, pour conserver, pratiquer, reprendre ou étendre ses droits légaux, l'énergie et le dévouement qu'elle a dépensés à tenter, dans les plus mauvaises conditions possibles, les succès révolutionnaires je ne sais quels efforts elle eût eu à faire, et quelles souffrances à subir, ni à combien d'années de luttes et d'attente elle eût dû se résigner ; mais, à coup sûr, elle eût exercé plus d'action sur son propre souverain, elle eût trouvé en Europe des sympathies, probablement même des appuis plus efficaces que les émeutes des rues de Paris, et elle eût eu infiniment plus de chances de ressaisir son rang parmi les nations.

Mais une pareille tactique eût exigé une vertu, une sagesse presque surhumaines, et la soif de la vengeance, un ardent patriotisme entraînaient les Polonais à préférer les moyens violents et révolutionnaires la franc-maçonnerie politique comptait de jour en jour des adhérents plus nombreux qu'elle recrutait dans la petite noblesse, la jeunesse des écoles, le menu peuple de Varsovie le clergé, maître absolu de l'esprit des paysans, voyait dans la Russie schismatique l'ennemie héréditaire de la Pologne catholique et se ralliait à la cause de l'indépendance. Il ne fallait plus qu'une étincelle pour faire éclater la mine la révolution de Juillet fut cette étincelle. Les Polonais s'imaginèrent que la France allait jeter le gant à l'Europe, recommencer les guerres de 1794 les clubs parisiens les entretinrent follement dans leurs espérances et la révolte fut décidée. Comment le 29 novembre 1830, une partie des élèves de l'École des porte-enseignes et de l'Université s'emparent du palais du grand-duc Constantin, massacrent une partie de ses serviteurs, soulèvent le peuple, les régiments polonais, chassent avec eux les Russes, remettent à des hommes influents la direction des affaires comment le général Chlopicki, proclamé dictateur, ferme les clubs, fait rentrer l'ordre dans Varsovie, la discipline dans l'armée, la règle dans l'administration, entame des négociations avec le czar pour obtenir la consécration de la Charte de 1815 ; avec quel dédain l'empereur roi de Pologne accueille ces ouvertures, avec quelle hauteur il exige une soumission sans réserve comment, après le renvoi de Chlopicki, la révolution perd son caractère de revendication des droits légaux de la nation, passe des mains des modérés aux violents, qui votent la déchéance de la dynastie des Romanow et refusent d'écouter les conseils du gouvernement français la lutte héroïque de la Pologne avec 40.000 soldats, quelques bandes de faucheurs, 100 pièces de canon et des munitions pour une bataille, contre les armées russes trois fois plus nombreuses les premières victoires des Polonais, puis leur défaite à Ostrolenka les clubs, les journaux de Varsovie prenant le dessus, la démagogie déshonorant la grande cause de l'indépendance par les massacres du 15 Août, parodie infâme de nos massacres de septembre 1792, accomplis en présence des Russes, allumant la guerre civile devant la guerre étrangère ; la diète désorganisant l'armée, les pouvoirs publics, quand l'ennemi est aux portes de Varsovie, le siège de cette ville, puis enfin, la reddition, la capitulation du 7 septembre 1831, la fin de la Pologne ce sont là des événements que nous n'avons pas mission de raconter ; il nous appartient seulement d'expliquer la conduite de la France dans cette crise douloureuse.

Les adversaires de Louis-Philippe prétendaient le pousser à la guerre avec la Russie au nom du principe d'intervention qu'il avait lui-même proclamé mais la Pologne, en vertu des traités de 1815, faisait partie intégrante de la Russie, et la France, intervenant à main armée, eût précisément fait ce qu'elle avait interdit au roi de Prusse d'entreprendre en faveur de la Hollande. D'ailleurs ce principe n'avait dans l'esprit du roi, de ses ministres qu'une valeur toute relative et concrète il signifiait à leurs yeux que la France ferait respecter l'indépendance des états limitrophes qui lui servaient de ceinture et d'avant-postes l'Espagne, le Piémont, la Belgique, la Suisse. L'absolu n'existe pas plus pour les gouvernements que pour les individus chercher à le réaliser, c'est vouloir usurper la place, prendre le rôle de la Providence, et le gouvernement de Juillet avait mille fois raison de se refuser à jouer son sort avec les destinées de la France, pour réaliser une chimère. En dépit des excitations des journaux et des émeutiers parisiens, de l'émotion du public français, des billevesées belliqueuses, des déclamations rêveuses et fantastiques de M. Mauguin et consorts, en dépit de ses propres sympathies, il obéit à la politique de la raison et du bon sens. Les conseils, les remontrances ne furent pas épargnés aux Polonais, qui s'étaient lancés en avant, sans interroger la France, sans attendre ses avis, et qui auraient pu s'arrêter sur le bord de l'abîme. Au mois de janvier 1831, le duc de Mortemart avait accepté la mission d'assurer le Czar des intentions pacifiques du gouvernement, de le prier de conserver aux Polonais leur nationalité avec leur Charte de 1815. En passant à Berlin, il apprit que la diète était saisie d'une proposition de déchéance de la dynastie des Romanow non loin de cette ville, il rencontra les envoyés du gouvernement provisoire de Varsovie et s'attacha à déconseiller toute mesure violente. Mes instructions, dit-il, ne m'autorisent à agir qu'en faveur du royaume de Pologne tel qu'il a été constitué par le Congrès de Vienne. Si les Polonais allaient au delà, ils n'auraient pas à compter sur la France. Mais ceux-ci, illusionnés par les discours, les lettres des chefs de l'opposition à Paris, aveuglément convaincus de la toute-puissance de Lafayette, ne savaient que répondre la démocratie française sera maîtresse des événements, et la démocratie française soutiendra la Pologne. Votre roi et vos Chambres seront forcés par l'opinion publique de nous venir en aide d'ailleurs le sort en est jeté ce sera tout ou rien. — Eh bien, reprit le duc de Mortemart, je vous le dis avec douleur, mais avec une profonde conviction, ce sera rien.

Lorsque l'ambassadeur français arriva à Saint-Pétersbourg, le vote de déchéance était un fait accompli les Polonais n'écoutaient plus que leur désespoir ; ils oubliaient cette populaire et poignante exclamation de leurs pères : Dieu est trop haut et la France est trop loin ! Pareil au verset magique de l'hymne indien qui consumait tout homme qui le récitait, leur chant de guerre allait donner le signal de leur anéantissement. Oui, la France était trop loin elle fit les plus nobles efforts pour interposer sa médiation et obtenir le concours des puissances en faveur de cette nationalité expirante. L'Angleterre, la Prusse et l'Autriche s'y refusèrent ; elle ne pouvait aller, elle n'alla pas plus loin, et sur ces entrefaites, Casimir Périer qui venait de succéder à Laffitte, eut l'occasion d'expliquer cette conduite à la tribune : Avant le 13 Mars, dit-il, aucune médiation n'avait encore été offerte pour la Pologne. Nous avons conseillé au roi d'offrir le premier la sienne. Ses alliés ont 'été pressés de s'unir à lui pour arrêter le combat, pour assurer à la Pologne des conditions de nationalité mieux garanties. Ces négociations se continuent ; nous les suivons avec anxiété, car le sang coule, le péril presse et la victoire n'est pas toujours fidèle. A quel autre moyen pouvions-nous recourir, messieurs ? Fallait-il, comme nous l'avons entendu dire, reconnaître la Pologne ? Même en supposant que la foi des traités, que le respect de nos relations nous eussent donné le droit de faire cette reconnaissance, elle eût été illusoire, si des effets ne l'eussent suivie, et alors c'était la guerre. J'en appelle à la raison de cette Chambre, car ici ce n'est pas l'émotion et l'enthousiasme qui doivent prononcer, c'est la raison ; la France doit-elle chercher la guerre ? Doit-elle recommencer la campagne gigantesque où se perdit la fortune de Napoléon ? Cette guerre qu'on nous demande, y pense-t-on ? C'est la guerre à travers toute la largeur du continent européen c'est la guerre universelle, objet de tant d'ambitions délirantes, de tant de chimériques passions. Si du moins on nous prouvait que cette croisade héroïque eût sauvé la Pologne Mais non, messieurs si la France fût sortie de la neutralité, c'en était fait de la neutralité qu'observent d'autres puissances et quatre jours de marche seulement séparent leur armée de cette capitale qui se défend à quatre cents lieues de nous. En présence de tels faits, qui donc ose demander la guerre, non pour sauver la Pologne, mais pour la perdre ?

Les événements, ces grands donneurs de leçons, ont depuis prouvé la justesse de ces observations. Ne pouvait-on pas ajouter que la Convention elle-même n'avait rien fait pour s'opposer au partage de la Pologne, ne pouvait-on invoquer comme un argument irrésistible Napoléon Ier ? Lorsqu'il est à l'apogée de sa gloire, lorsque l'Europe entière tremble devant lui, songe-t-il à relever ce malheureux pays ? Le 20 octobre 1809, il charge son ministre des affaires étrangères de mander ce qui suit au cabinet de Saint-Pétersbourg : Sa Majesté approuve que le nom de Pologne et de Polonais disparaisse non-seulement de toute transaction politique, mais même de l'histoire. Et il signe avec le Czar une convention secrète qui confirme ces paroles. La République de 1848 se conduisit d'une autre manière on exalta les Polonais par de vaines déclamations, on leur fit entrevoir l'appui de nos armées, puis on les abandonna à leur mauvaise fortune. L'histoire dira un jour quel procédé fut le plus humain, le plus généreux. A son tour, le second Empire ne devait pas manifester pour eux plus de tendresse que le premier Empire. La France, un moment séduite en 1830, n'aurait point pardonné à Louis-Philippe de l'avoir écoutée, d'avoir cédé à d'éphémères fantaisies, et préféré la popularité à une politique sérieuse fondée sur ses besoins réels, sur ses intérêts permanents.

Le gouvernement français avait, énergiquement maintenu le principe de non-intervention en Belgique r il réussit aussi à le faire respecter en Suisse, malgré les alarmes, les inquiétudes de l'Autriche, qui, en présence de l'agitation démocratique répandue dans les cantons, pouvait à bon droit redouter que ce pays ne devînt un foyer de propagande démagogique. En Piémont, en Italie, les cabinets de Vienne et de Paris se trouvèrent directement en présence pour la première fois. Le Piémont avait subi le contre-coup de la révolution de Juillet des réfugiés piémontais s'organisaient militairement sur la frontière française dans le but d'appeler leurs concitoyens à l'insurrection. M. de Metternich profita de la circonstance pour affirmer hautement la politique de l'Autriche ; il déclara solennellement qu'une révolution dans le Piémont, devant avoir pour suite inévitable un soulèvement dans la Lombardie, il se croirait obligé de prendre à tout prix les mesures nécessaires pour empêcher l'incendie révolutionnaire de se propager, et, le localiser ; il se constituait en un mot le protecteur-né des princes italiens contre la Révolution : La question du Piémont était pour lui celle de l'Italie tout entière si le principe de non-intervention à l'aide duquel la France venait de constituer la Belgique, lui était opposé, il protestait à l'avance de l'impossibilité de le reconnaître, quelles que pussent être d'ailleurs les conséquences de la détermination que lui dictait l'intérêt de la monarchie. Quant aux autres États de l'Italie, il n'admettait à son droit de tutelle d'autres limites que celles de l'intérêt autrichien il annonçait que pour établir le droit d'intervention des gouvernements, il était prêt à s'exposer à l'intervention des peuples, parce qu'alors la question nettement posée deviendrait une question de force ; qu'il aimait mieux périr par le fer que par le poison car, les armes à la main, il avait du moins une chance que le poison ne lui laissait pas ; qu'en un mot, si l'intervention de l'Autriche en Italie devait amener la guerre, il était prêt à l'accepter ; péril pour péril, il préférait un champ de bataille à une révolution.

Heureusement le roi de Piémont parvint à triompher du mouvement jacobin et carbonaro dans son royaume ; de son côté, le gouvernement français dispersa et fit rentrer dans l'intérieur les conspirateurs piémontais. Il n'en fut pas de même de l'Italie centrale, où les sociétés secrètes, encouragées par Lafayette et les démagogues parisiens, avaient fait de rapides progrès. L'insurrection y commença le 3 février 1831 en quelques jours, elle fut maîtresse d'une partie de l'Italie centrale, de Bologne, Ancône et Pérouse. La Papauté était menacée les carbonari lançaient des proclamations à leurs frères de Lombardie et les engageaient à se débarrasser de la domination de l'Autriche. Le prince de Metternich déclara à notre ambassadeur, le maréchal Maison, qu'il se proposait d'agir sans retard celui-ci, homme de guerre avant tout et diplomate médiocre, adressa au ministre des affaires étrangères une belliqueuse dépêche où il conseillait de tirer l'épée.

La situation de Louis-Philippe était très-tendue la raison disait de résister aux suggestions du parti révolutionnaire parisien, de faire fléchir ce principe de non-intervention qui devait être pour nous une sauvegarde, non un danger la raison commandait de subir l'entrée des Autrichiens en Italie, et, aussitôt qu'ils auraient accompli leur mission, réprimé le désordre, de les empêcher de prolonger leur occupation. Mais l'opinion publique était inquiète, nerveuse, surexcitée par les divagations, les badauderies diplomatiques des Lafayette, des Lamarque et autres inventeurs de la politique du mouvement perpétuel, par les prédications continuelles de la presse, par les récits des réfugiés victimes de l'arbitraire autrichien. Comme l'a dit avec esprit M. de Nouvion, les bourgeois de Paris qui, au premier symptôme de guerre, cachaient leur argent, se croyaient humiliés et se récriaient, si, suivant le mot de Frédéric II, il se tirait en Europe un coup de canon sans leur permission.

Le roi et son ministre des affaires étrangères résolurent de cacher au président du Conseil la dépêche de l'ambassadeur français, qui, trop tôt connue et divulguée, aurait pu mettre le feu aux poudres aussi bien, le ministère Laffitte semblait avoir quelques jours à peine à végéter, et ce n'est point, comme on l'a écrit, le dépit de n'avoir pas eu connaissance aussitôt de la lettre du maréchal Maison qui fit retirer M. Laffitte. Sa démission n'eut rien de volontaire ; elle lui fut imposée par la Chambre des députés. Ce mot de retraite, de démission nous ramène à l'histoire intérieure de la France, histoire que nous avons dû abandonner un instant pour retracer les rapports extérieurs du gouvernement français et ses premières difficultés avec l'Europe.

 

 

 



[1] Il ne saurait entrer dans le cadre de cet ouvrage de raconter en détail la fondation du royaume de Belgique les personnes qui voudraient obtenir des renseignements complets sur cette question consulteront avec fruit le très-remarquable ouvrage de M. Nothomb, intitulé Essai historique sur la Révolution belge. Voir aussi Histoire du Congrès national de la Belgique ; Léopold Ier roi des Belges, par M. Théodore Juste. — Histoire du Parlement belge de 1830 à 1848 par Ernest Van den Peereboom — La Belgique sous le règne de Léopold Ier par M. Thonissen, professeur à l'Université de Louvain, 1861. On peut encore lire dans la Revue des Deux-Mondes du 1er mai 1873 un excellent travail d'un écrivain de grand mérite, M. Saint-René Taillandier.

[2] Le mot de protocole dont la signification est celle d'un formulaire destiné, à régler la rédaction des actes publics, est d'un fréquent usage dans la langue diplomatique. Par une déviation de son sens primitif et naturel, on l'emploie à désigner les procès-verbaux des séances d'agents diplomatiques réunis pour délibérer sur une question spéciale, et même par extension, les arrêtés qui consacrent le résultat de ces délibérations.