HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 A 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IV. — PARIS RÉVOLUTIONNAIRE ET LA FRANCE CONSERVATRICE.

 

 

La querelle du quoique et du parce que. — Divergences de vues entre les partisans d'une nouvelle monarchie. La proposition Bérard. — La révolution à l'Hôtel de Ville. — La séance du 7 Août : l'inamovibilité de la magistrature et l'hérédité de la pairie. — Discours de M. de Chateaubriand à la Chambre des pairs. — L'élévation au trône du duc d'Orléans sous le nom de Louis-Philippe Ier. — Dangers et difficultés auxquels devait se heurter la nouvelle royauté. — Comparaison entre la révolution anglaise de 1688 et la révolution de 1830. — Aveux de M. Guizot. Une vérité politique fondamentale : Paris révolutionnaire a toujours été l'obstacle et non le moyen de la liberté. — Etienne Marcel, prévôt des Marchands. — Simon Caboche, 1412. — Les violents ont exigé ou dicté, les modérés ont écrit. — Paris et les guerres de religion. — Les deux Frondes. — Le 6 octobre 1789 substitue la tyrannie de la populace parisienne au grand mouvement réformateur de la Constituante. — Conseils de Saint-Priest, de Mirabeau. — La centralisation parisienne. — Le 20 juin, le 10 août 1792. — Les théoriciens de l'usurpation parisienne. — Les forçats de l'histoire. — Massacres du 2 Septembre. — Les Girondins sont les pédants et les casuistes de la Révolution ; ils reprennent trop tard le plan des Constitutionnels et de Mirabeau. — Le Régicide. — Le 31 Mai. — Un mot de Sieyès. — Ce que devinrent sous l'empire les régicides. — La Convention n'a pas sauvé l'indépendance de la France : la Terreur, œuvre de la démagogie parisienne, a créé la plupart des obstacles dont on lui attribue le renversement. — Le 9 Thermidor. — 12 Germinal et 1er Prairial. — 13 Vendémiaire, 18 Fructidor. — L'armée fait son apparition sur la scène politique. Le 18 Brumaire. Les 24 février, 16 mars, 17 avril 1848. — Les journées de Juin. — Le 16e bulletin de Ledru-Rollin. — Le 18 mars 1871 l'insurrection du matérialisme et du communisme. — La démagogie cosmopolite. — Le cobra-capel révolutionnaire. — Paris n'a jamais su défendre, non-seulement les droits et la vie de la France, mais même sa propre existence. — Le Parisien. — Le choléra social. — L'armée de la bêtise humaine. — Le Mont-Aventin et la ville sainte de la démagogie.

 

Tandis qu'une monarchie de mille ans s'écroulait à Rambouillet, tandis que la famille incontestée, comme l'avait autrefois appelée Benjamin Constant, s'acheminait vers l'exil, tandis que la légitimité emportait dans son deuil une partie de notre gloire, de nos saines traditions, de nos vertus politiques, la Chambre des députés élevait sur le pavois une nouvelle monarchie, aux acclamations de l'immense majorité du peuple parisien et de la France. Le 3 août, jour fixé pour l'ouverture de la session, deux cent quarante députés appartenant presque tous à l'opinion libérale, et un petit nombre de pairs se réunirent au Palais-Bourbon. Le lieutenant général s'y rendit, accompagné du duc de Nemours, et prit place sur un tabouret, à droite du trône au milieu des cris répétés de Vive le duc d'Orléans ! Il invita les pairs et les députés à s'asseoir et prononça le discours suivant qui avait été délibéré en conseil : Messieurs les Pairs, Messieurs les Députés, Paris, troublé dans son repos par une déplorable violation de la Charte et des lois, les défendait avec un courage héroïque. Au milieu de cette lutte sanglante, aucune des garanties de l'ordre social ne subsistait plus les personnes, les propriétés, les droits, tout ce qui est précieux et cher à des hommes et à des citoyens, courait les plus graves dangers. Dans cette absence de tout pouvoir public, le vœu de mes concitoyens s'est tourné vers moi ; ils m'ont jugé digne de concourir avec eux au salut de la patrie ; ils m'ont invité à exercer les fonctions de lieutenant général du royaume. Leur cause m'a paru juste ; le péril, immense la nécessité, impérieuse mon devoir, sacré. Je suis accouru au milieu de ce vaillant peuple, suivi de ma famille, et portant ces couleurs qui pour la première fois ont marqué parmi nous le triomphe de la liberté. Puis il indiquait les principales améliorations nécessaires pour assurer à jamais le pouvoir de cette Charte, dont le nom invoqué pendant le combat, l'était encore après la victoire ; il déclarait, qu'attaché de cœur et de conviction aux principes d'un gouvernement libre, il en acceptait d'avance toutes les conséquences ; il entrevoyait avec confiance l'avenir de la patrie, de la France ; celle-ci montrerait à l'Europe, qu'uniquement préoccupée de sa prospérité intérieure, elle chérit la paix avec la liberté, veut le bonheur et le repos de ses voisins. Il annonçait enfin, qu'aussitôt les Chambres constituées, il ferait porter à leur connaissance l'acte d'abdication du roi Charles X et du duc d'Angoulême.

Ainsi le duc d'Orléans voulait la Charte avec les tempéraments indiqués par lui-même, toute la Charte, rien que la Charte, et ses paroles renfermaient un nouveau et formel désaveu des prétentions de Lafayette, de son état-major révolutionnaire, de la Commission municipale qui avait tronqué sa première proclamation en substituant le mot une Charte au mot la Charte contenu dans le texte authentique. Une polémique digne du Bas-Empire s'éleva à propos de cet incident, et de même, lorsque le lieutenant général fut appelé au trône, il se trouva des jurisconsultes éminents comme Dupin pour prétendre gravement qu'il avait été couronné, quoiqu'il fût Bourbon, et non parce qu'il était Bourbon on ne peut, en songeant à ces stériles arguties, s'empêcher de se rappeler que, tandis qu'en 1453 les Turcs donnaient à Constantinople un dernier et suprême assaut, les courtisans, les rhéteurs Byzantins péroraient, discutaient à perte de vue, pour décider si la lumière qui parut sur le Thabor au moment de la Transfiguration était créée ou incréée.

Le 4 août, la Chambre des députés se déclara en permanence, procéda à la vérification des pouvoirs et se déclara constituée ; le 5 elle choisit pour candidats à la Présidence MM. Casimir Périer, Laffitte, Delessert, Dupin et Royer-Collard. Le lieutenant général nomma Casimir Périer qui avait obtenu le plus de voix et exprima le désir que la Chambre eût dorénavant le droit d'élire elle-même son Président. Les Députés comprenaient combien il devenait urgent d'arracher le peuple aux dangereuses excitations des démagogues, de frapper un grand coup, de devancer les objections, et, en prévenant à force de promptitude et de hardiesse toutes les résistances, de clore la Révolution. Car il fallait se hâter : la foule bivouaquait en armes sur la place publique, enivrée de son omnipotence subite, et des énergumènes cherchaient à l'enflammer, à la conduire au combat au profit de leurs ambitions détestables ; leurs passions se déchaînaient de nouveau ils se considéraient comme joués et trahis, récriminaient avec violence contre le duc d'Orléans, contre Lafayette lui-même les clubs se formaient et l'on y proposait de jeter la Chambre dans la Seine ; si la monarchie était inévitable, du moins la voulait-on dépouillée de toute force et de tout prestige.

En dehors du parti radical, réduit à une minorité bruyante et audacieuse, de quelques vieux soldats qui pensaient au fils de Napoléon Ier, des légitimistes qui s'abandonnaient eux-mêmes et s'inclinaient sans combattre devant le fait accompli, les partisans d'une nouvelle monarchie étaient divisés sur les voies et moyens de la constituer. Les uns, et parmi eux le duc de Broglie, Guizot, Casimir Périer, s'efforçant de ne pas devenir révolutionnaires, même en faisant une révolution, rappelaient que celle-ci avait été commencée, accomplie, pour l'ordre et non contre l'ordre, au cri de vive la Charte ! demandaient que la Charte fût maintenue tout entière à l'exception de l'article 14 et espéraient introniser une quasi-légitimité, une quasi-hérédité. La plupart réclamaient des modifications plus ou moins considérables à la Charte, mais voulaient aussi qu'on terminât immédiatement Lafayette a lui-même avoué depuis lors qu'on ne pouvait différer une solution, sans rompre en visière aux députés de la France, à l'immense majorité des citoyens qui, pressés de savoir à quoi s'en tenir, n'oubliaient pas que deux années seulement séparaient 1791 et 1793. Enfin, quelques membres de l'extrême gauche, souhaitaient que la Chambre, s'érigeant en Assemblée constituante, fît une charte toute nouvelle, et la soumît à la sanction des Assemblées primaires.

Dès le 4 août, M. Bérard, libéral avancé, présentait un premier projet, où, jetant l'injure à Charles X et à sa famille, il se bornait à faire une énumération vague et sommaire des conditions auxquelles le prince serait proclamé ; on le trouva très-imparfait dans la forme, beaucoup trop radical dans le fond, et le lieutenant général chargea le duc de Broglie avec M. Guizot de refaire en l'amendant, et en la complétant, cette proposition. Les journées des 4 et 5 août furent employées à ce grand travail pour lequel chacun apporta le tribut de son expérience. La principale difficulté s'éleva au sujet de l'hérédité de la pairie que le ministère tout entier était d'avis de respecter ; mais le duc d'Orléans, ému par les manifestations démagogiques de la rue, craignant sans doute l'indépendance d'une Chambre héréditaire, emporté peut-être par ce prurit d'innovations, par cette fièvre révolutionnaire qui envahissaient les esprits les plus fermes, s'y montrait peu favorable. Le duc de Broglie lui reprocha vivement quelques jours après cette grave faute : Vous avez, lui dit-il, admis que la pairie fût avilie et mutilée, ce sera le coup de grâce. L'hérédité n'y survivra pas, ni peut-être la Chambre elle-même. Toutefois, dans le travail de MM. Guizot et de Broglie, l'hérédité fut maintenue, sous réserve de l'annulation de toutes les nominations et créations nouvelles faites sous le règne de Sa Majesté le roi Charles X. Ce projet très-précis et complet s'écartait beaucoup de celui de M. Bérard, qui négligeait la filiation du duc d'Orléans pour ne considérer en lui que l'élu de la Révolution ; il prenait au contraire pour modèle le fameux bill de 1688, et supprimait autant que possible les faits révolutionnaires, se bornant à déclarer que vu l'abdication de Charles X et du Dauphin, vu en outre le départ de tous les membres de la branche aînée de la maison Royale, le trône était vacant, qu'il était indispensablement besoin d'y pourvoir, et que l'intérêt universel et pressant du peuple français appelait le duc d'Orléans au trône des Français. M. Bérard vint le 6 août faire à la Chambre des députés la lecture de ce nouveau projet, qu'il avait encore retouché. Une commission se trouvait déjà instituée pour rédiger l'adresse en réponse au discours du prince ; une seconde commission fut choisie pour examiner la proposition Bérard ; il fut décidé que les deux commissions se réuniraient pour n'en former qu'une, que la Chambre s'ajournerait à huit heures du soir pour délibérer sur son rapport. La commission travailla sans désemparer jusqu'à sept heures, et M. Dupin fut chargé de la rédaction du rapport.

Cependant un rassemblement de jeunes gens et d'ouvriers se formait à l'Odéon la veille, les clubistes ont résolu de se porter sur le Luxembourg, de l'envahir, d'en chasser les pairs, de déclarer la pairie abolie ; Lafayette qui a d'abord promis de seconder cette tentative, mieux inspiré depuis, a détourné les meneurs. Le 6 août, ils marchent sur la Chambre, afin de l'intimider, de l'empêcher d'agir comme pouvoir constituant, tout au moins de lui arracher l'abolition immédiate de la pairie leurs clameurs, leurs vociférations tumultueuses indignent les députés qui protestent avec vivacité contre l'espèce de pression qu'on veut exercer, et déclarent qu'ils ne subiront pas davantage le despotisme de la rue que celui de la cour. On nous avait annoncé cela hier, et cela se réalise aujourd'hui, s'écrie M. Augustin Périer en s'adressant au général Lafayette, qui connaissait le projet de ces jeunes gens, et n'avait pris aucune précaution militaire pour sauvegarder la Chambre. Celui-ci se présente à la foule, la conjure de se retirer, lui dit que son honneur est entre ses mains, lui donne l'assurance que son vœu sera pris en considération et obtient qu'elle permettra à la Chambre de délibérer tranquillement.

Aussitôt, et malgré l'opposition de l'extrême gauche, les députés votent le dépôt de l'acte d'abdication aux Archives, puis M. Dupin monte à la tribune et donne lecture de son rapport sur la proposition Bérard. Celle-ci a été sérieusement amendée la nécessité de proclamer la vacance du trône a été reconnue à l'unanimité, mais, d'après la commission, il ne suffisait plus de la constater comme un fait, et on la proclamait comme un droit né de la violation de la Charte, de la légitime résistance du peuple. Ici, ajoutait M. Dupin, la loi constitutionnelle n'est pas un octroi qui croit se dessaisir ; c'est tout au contraire une nation en pleine possession de ses droits, qui dit, avec autant de dignité que d'indépendance, au noble prince auquel il s'agit de décerner la couronne à ces conditions écrites dans la loi, voulez-vous régner sur nous ? Après avoir entendu le rapport, beaucoup voulaient qu'on passât à une discussion immédiate ; plusieurs membres réclamèrent, objectant qu'il y a un juste milieu entre trop de précipitation et trop de lenteur la majorité décida que le rapport serait imprimé, distribué pendant la nuit, et la discussion fut renvoyée au lendemain à dix heures du matin.

Le 7 août, la séance fut ouverte par les discours de plusieurs légitimistes qui venaient faire entendre la dernière protestation du désespoir. Il est triste de constater que sur deux cents membres appartenant à cette cause, trente à peine étaient venus, à l'heure suprême, à l'heure fatale de la royauté, lui donner un dernier témoignage de fidélité. M. de Sussy invoqua la foi des serments, avança cet axiome incontestable que la force prime le droit : mais Benjamin Constant lui répondit que ce n'était pas le parti qui voulait porter au trône un prince constitutionnel qu'on devait accuser d'avoir recours à la force. Était-ce lui qui avait mitraillé les citoyens, lui qui avait pris les armes pour détruire la Charte ? Non, d'autres invoquaient la force, quand ils invoquaient le droit. Y avait-il d'ailleurs une imagination qui pût se figurer Charles X rentrant dans cette ville dont les pavés étaient encore teints du sang qu'il avait fait répandre ? Par quels serments une réconciliation pouvait-elle être garantie, quand tous les serments avaient été violés ? — MM. Hyde de Neuville, de Lézardière et Pas de Baulieu furent mieux inspirés ils avaient par leurs conseils, lutté contre la politique du coup d'État, et on les écouta avec faveur. Ils eurent à l'adresse de M. de Polignac et de ses collègues de dures paroles. J'ai fait, dit M. de Neuville, tout ce qu'un homme d'honneur peut faire pour épargner à ma patrie d'effroyables calamités. J'ai été fidèle à mes serments comme à mes affections, et jamais je n'ai trompé cette royale famille que des amis insensés viennent de précipiter dans l'abîme. Je crois qu'il peut y avoir péril à vouloir fonder tout l'avenir d'un grand peuple sur les impressions et les préventions du moment. Mais je n'ai pas reçu le pouvoir d'arrêter la foudre ; je n'opposerai donc à ces actes que je ne puis seconder ni approuver que mon silence et ma douleur. M. Berryer prit à son tour la parole, et essaya de distinguer entre le droit de modifier la Charte et le droit de proclamer la vacance du trône ; il acceptait de concourir à modifier la Charte, mais ne pensait pas avoir le droit de voter sur le second point. La Chambre applaudit encore aux généreuses paroles de M. de Martignac qui vint laver son roi du reproche de férocité adressé par un député de la gauche, et qui trouva de nobles accents pour défendre celui dont il avait été le conseiller fidèle et clairvoyant.

Après la clôture de la discussion générale, le premier paragraphe du projet Bérard déclarant le trône vacant en fait et en droit, fut voté à une énorme majorité. L'article 6, instituant la religion catholique, apostolique et romaine religion de l'État fut supprimé sans opposition ; avec l'article 7 et afin d'éviter aux populations de la Bretagne, de, la Vendée, tout prétexte de mécontentement et d'une guerre de fanatisme, on reconnut que la religion catholique était celle de la majorité de la nation. Aucune difficulté au sujet de l'article 14 dont on avait si malheureusement abusé et que la Chambre modifia de manière à ne plus permettre aucune incertitude sur sa signification. Au lieu des anciens articles 38 et 40 qui mettaient pour condition à l'éligibilité l'âge de quarante ans, un cens de mille francs, exigeaient des électeurs trente ans d'âge et une contribution directe de cinq cents francs, on adopta l'avis de la commission qui proposait de réduire la limite d'âge à trente ans pour les députés, à vingt-cinq ans pour les électeurs, en renvoyant à une loi spéciale la fixation du cens et des autres conditions. On vota un article assez malencontreux, qui, confiant la Charte au patriotisme et au courage des gardes nationales et des citoyens, légalisait en quelque sorte ce droit de résistance et de salut par soi-même dont Fox a dit avec raison qu'il serait bon que les rois s'en souvinssent toujours, que les peuples ne s'en souvinssent jamais. Puis la Chambre adopta presque sans discussion une grande partie du travail de la commission au reste, quinze ans d'une opposition défiante, d'une critique pénétrante, impitoyable, avaient mis à nu les défauts de la Charte, fait ressortir les dispositions qui avaient besoin d'être rectifiées il ne s'agissait pas de bâtir à nouveau, mais bien de réparer, et nous ne comprenons guère les attaques spirituellement passionnées de Cormenin, à l'égard de cette Charte improvisée, bâclée, selon lui.

Il ne s'éleva de sérieux débats que sur deux questions : la constitution de la pairie et l'inamovibilité de la magistrature. MM. de Brigode, Salverte, Mauguin ayant proposé de soumettre les magistrats à une nouvelle investiture, Dupin sut défendre avec éloquence et faire triompher le grand principe de l'inamovibilité. Il s'agissait comme il le prouva, de fonder, non de détruire ; dès lors il serait étonnant qu'on voulût porter l'esprit de réforme sur ce qui demande le plus de stabilité il reconnut que sous la Restauration, il y avait eu de mauvais choix, que certains ministres auraient voulu, en matière criminelle, des juges pour opprimer et en matière civile des juges disposés à consommer la ruine du parti contraire ; mais sous l'ancien gouvernement, la magistrature avait souvent donné de nobles exemples ; dans le temple de la justice, il y a, dit-il, quelque chose de magique qui se communique à toutes les consciences. La publicité de l'audience, l'obligation d'opiner à haute voix, la vertu d'un colloque qui fait trembler le vice, voilà les éléments de la justice. En 1830, M. Dupin défendait l'inamovibilité comme Royer-Collard le fit en 1815, dans un discours qui reste un modèle de vérité, de grandeur et d'art oratoire, et dont il ne saurait être inutile de reproduire cet admirable passage : Lorsque le pouvoir chargé d'instituer le juge au nom de la société, appelle un citoyen à cette éminente fonction, il lui dit : organe de la loi, soyez impassible comme elle. Toutes les passions frémiront autour de vous, qu'elles ne troublent jamais votre âme. Si mes propres erreurs, si les influences qui m'assiègent, et dont il est si malaisé de me garantir entièrement, m'arrachent des commandements injustes, désobéissez à ces commandements ; résistez à mes séductions, résistez à mes menaces. Quand vous monterez au tribunal, qu'au fond de votre cœur il ne reste ni une crainte ni une espérance soyez impassible comme la loi. Le citoyen répond je ne suis qu'un homme et ce que vous me demandez est du-dessus de l'humanité. Vous êtes trop fort et je suis trop faible je succomberai dans cette lutte inégale. Vous méconnaîtrez les motifs de la résistance que vous me prescrivez aujourd'hui et vous la punirez. Je ne puis m'élever toujours au-dessus de moi-même si vous ne me protégez à la fois contre moi et contre vous. Secourez donc ma faiblesse ; affranchissez-moi de la crainte et de l'espérance ; promettez que je ne descendrai point du tribunal, à moins que je ne sois convaincu d'avoir trahi les devoirs que vous m'imposez. Le pouvoir hésite ; c'est la nature du pouvoir de se dessaisir lentement de sa volonté. Éclairé enfin par l'expérience sur ses véritables intérêts, subjugué par la force toujours croissante des choses, il dit au juge vous serez inamovible. Tels sont l'origine et les motifs, l'histoire et la théorie du principe de l'inamovibilité principe absolu qu'on ne modifie point sans le détruire, et qui périt tout entier dans la moindre restriction, principe qui consacre la Charte, bien plus que la Charte ne le consacre, parce qu'il est antérieur et supérieur à toutes les formes de gouvernement qu'il surpasse en importance ; principe auquel tend toute société qui ne l'a pas encore obtenu, et qu'aucune société ne perd, après l'avoir possédé, si elle n'est déjà tombée dans l'esclavage principe enfin qu'on a toujours vu, qu'on verra toujours menacé par la tyrannie naissante, et anéanti par la tyrannie toute-puissante.

L'hérédité de la pairie avait été maintenue par la commission qui se contentait de demander l'annulation des nominations de pairs faites sous le règne de Charles X et réservait à la session de 1831 l'examen de l'article 27 de la Charte qui donnait. au roi la faculté illimitée de nommer des pairs ; mais M. Bérard vint proposer un amendement d'après lequel l'article 27 serait tout entier soumis à un nouvel examen. Emporté par ses souvenirs de la constitution américaine, lié par ses engagements de la veille, Lafayette monta à la tribune et émit un vœu pour l'abolition de la pairie héréditaire. A son tour, le général Sébastiani, confident intime du duc d'Orléans, soutint l'amendement Bérard qui fut voté à une forte majorité. C'en était fait de l'hérédité elle succombait, condamnée en principe, sacrifiée aux rancunes jalouses et inintelligentes d'une partie de la bourgeoisie, sacrifiée surtout aux exigences des démagogues parisiens, qui, comme leurs devanciers de 1793, semblaient prendre cette unique devise détruire, détruire encore, détruire toujours.

L'ensemble du projet fut voté par 219 députés contre 33 opposants la Chambre décida qu'elle irait porter en masse sa résolution au lieutenant général, qu'il en serait envoyé une copie à la Chambre des pairs, et elle sortit à cinq heures, escortée par la garde nationale, accueillie avec enthousiasme par la foule. M. Laffitte donna lecture de la déclaration au prince qui lui répondit affectueusement et l'embrassa. Lorsqu'il parut avec Laffitte et Lafayette à son balcon, il fut salué par des acclamations mille fois répétées, et Lafayette dit à haute voix : Voilà le prince qu'il nous faut, c'est la meilleure des républiques. Le soir la ville de Paris fut illuminée et les rues pavoisées de drapeaux tricolores.

Cependant la Chambre des pairs mettait en délibération le message des députés elle avait vu avec douleur que ceux-ci procédaient sans attendre son concours, et son orgueil légitime avait été froissé par les votes qui excluaient les pairs nommés sous Charles X, la décimaient, laissaient indécise la question de l'hérédité ; mais elle s'inspira de la nécessité, .s'en remit au lieutenant général du soin de sauvegarder son indépendance avec sa dignité, et s'abstint, sous cette restriction, de passer à un examen de détail l'ensemble du projet fut voté par 89 pairs, contre dix opposants et 14 bulletins blancs. La délibération qui ne dura pas plus d'une heure, avait été précédée d'un discours de M. de Chateaubriand, contenant une protestation éloquente, mais platonique, en faveur du duc de Bordeaux, une emphatique apologie de lui-même, et un réquisitoire âpre, violent, un véritable anathème contre les derniers ministres de Charles X. Le brillant, mais inconséquent paladin de la légitimité qui prétendait maintenir la rectitude des grandes lignes de sa vie, oubliait que, de ces ministres sur lesquels il déversait à flots l'injure, les uns expiaient leurs fautes dans l'exil, les autres, prisonniers, menacés de mort, devaient bientôt disputer leurs têtes à l'échafaud. Comme Lamartine, il ne pouvait souffrir qu'on méconnût son génie politique, se croyait l'égal des hommes d'État les plus consommés, et ne pardonnait jamais les blessures faites à son amour-propre, aussi gigantesque que son talent d'écrivain. M. de Chateaubriand, a-t-on dit avec esprit et raison, voit si juste et si loin quand il ne se place pas devant lui ! Malheureusement il se plaçait trop souvent devant lui-même le 3 août il croyait encore de bonne foi qu'il lui suffirait d'une plume et de deux mois pour relever le trône, comme si l'on était revenu à 1814, à cette époque où sa brochure sur Bonaparte et les Bourbons valait une armée à Louis XVIII. Son discours du 7 août 1830 fut son testament politique, et s'il renferme l'outrage envers ses adversaires vaincus, promoteurs du coup d'État, s'il exalte outre mesure le courage du peuple de Paris, est aussi le seul plaidoyer qu'on entendit en faveur de la royauté du duc de Bordeaux. Le légitimiste, le preux chevalier du droit héréditaire, proclama de grandes vérités dans le langage le plus noble, le plus élevé. M. de Chateaubriand, examinant tout d'abord quelle forme de gouvernement offrirait à la France des garanties suffisantes d'ordre et de repos, écartait la république qui aurait contre elle les souvenirs de la république elle-même. On n'avait pas oublié le temps où la mort, entre la liberté et l'égalité, marchait appuyée sur leurs bras. Puis, invoquant l'exemple de Napoléon, il s'attachait à prouver qu'une monarchie élective et bâtarde serait tôt ou tard obligée de bâillonner la liberté. Jamais, s'écria-t-il, défense ne fut plus héroïque que celle du peuple de Paris. Il ne s'est point soulevé contre la loi, mais pour la loi. Tant qu'on a respecté le pacte social, le peuple est demeuré paisible, il a supporté sans se plaindre les insultes, les provocations, les menaces. Il devait son argent et son sang en échange de la Charte il a prodigué l'un et l'autre. Mais lorsque, après avoir menti jusqu'à la dernière heure, on a tout à coup sonné la servitude quand la conspiration de la bêtise et de l'hypocrisie a soudainement éclaté, quand une terreur de château, organisée par des eunuques, a cru pouvoir remplacer la terreur de la république et le joug de fer de l'empire, alors ce peuple s'est armé de son intelligence et de son courage, il s'est trouvé que ces boutiquiers respiraient assez facilement l'odeur de la poudre, et qu'il fallait plus de quatre soldats et un caporal pour les réduire. Un siècle n'aurait pas autant mûri les destinées d'un peuple que les trois derniers soleils qui viennent de briller sur la France... Charles X et son fils sont déchus ou ont abdiqué, comme il vous plaira de l'entendre mais le trône n'est pas vacant. Après eux venait un enfant, devait-on condamner l'innocence ?... Ici l'orateur faisait ressortir les avantages qu'aurait présentés pour la France la royauté du duc de Bordeaux, soutenue par la régence du duc d'Orléans ; c'était selon lui, un grand moyen de conciliation il se souvenait d'avoir un jour écrit qu'il était républicain de cœur et monarchiste par raison il reconnaissait d'ailleurs que la monarchie ne pouvait plus être aujourd'hui une religion, mais bien une forme politique préférable à toute autre, comme faisant mieux entendre l'ordre dans la liberté, que l'idolâtrie d'un nom était abolie, que quand même il remuerait la poussière des 35 Capets, il n'en tirerait pas un argument qu'on voulût seulement écouter. Ce n'est, continuait-il, ni par un dévouement sentimental, ni par un attendrissement de nourrice, transmis de maillot en maillot depuis le berceau de saint Louis jusqu'à celui du jeune Henri, que je plaide une cause où tout t se tournerait contre moi, si elle triomphait. Je ne vise ni au roman, ni à la chevalerie, ni au martyre je ne crois pas au droit divin de la royauté, et je crois à la puissance des révolutions et des faits. Je n'invoque pas même la Charte, je prends mes idées plus haut je les tire de la sphère philosophique, de l'époque où ma vie expire. Je propose le duc de Bordeaux, tout simplement comme une nécessité de meilleur aloi que celle dont on argumente. Je sais qu'en éloignant cet enfant, on veut rétablir le principe de la souveraineté du peuple, maxime de l'ancienne école qui prouve que sous le rapport politique, nos vieux démocrates n'ont pas fait plus de progrès que les vétérans de la royauté. Il n'y a de souveraineté absolue nulle part. La liberté ne découle pas des droits politiques, comme on le supposait au dix-huitième siècle, elle vient du droit naturel, ce qui fait qu'elle existe dans toutes les formes de gouvernement et qu'une monarchie peut être libre et beaucoup plus libre qu'une république... Vous proclamez la souveraineté de la force alors gardez soigneusement cette force, car si dans quelques mois elle vous échappe, vous serez mal venus à vous plaindre... Inutile Cassandre, j'ai assez fatigué le trône et la pairie de mes avertissements dédaignés, il ne me reste qu'à m'asseoir sur les débris d'un naufrage que j'ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissances, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité... Si j'avais le droit de disposer d'une couronne, je la mettrais volontiers aux pieds de M. le duc d'Orléans, mais je ne vois do vacant qu'un tombeau à Saint-Denis, et non pas un trône. Quelles que soient les destinées qui attendent M. le lieutenant général du royaume, je ne serai jamais son ennemi s'il fait le bonheur de ma patrie je ne demande à conserver que la liberté de ma conscience, et le droit d'aller mourir partout où je trouverai indépendance et repos. Je vote contre le projet de déclaration.

La journée du 8 août fut employée à régler certaines questions indécises : le 7, le duc d'Orléans avait fait donation à ses enfants de ses biens patrimoniaux, placés sous le régime du droit commun : Rien n'était plus naturel et plus légitime sous l'ancienne monarchie, les propriétés du nouveau roi devenaient propriétés de l'État mais en 1830 l'axe politique était déplacé l'idée féodale du roi maître et seigneur de la France entière disparut pour faire place au droit positif et conventionnel le droit divin ou traditionnel s'effaça devant le principe de la souveraineté nationale, et l'on se trouva en face d'un contrat synallagmatique dont les termes se débattaient librement de part et d'autre. La Chambre des députés dictait ses conditions, le lieutenant général réservait ses droits particuliers. D'ailleurs, le comte d'Artois n'avait-il pas en 1819 fait donation de ses biens personnels à son second fils le duc de Berry, et le duc d'Angoulême n'avait-il pas recouru aux mêmes précautions en prévision de son avènement ? Le 8 août, le duc d'Orléans reçut la précieuse adhésion du duc de Bourbon, dernier survivant de la branche royale des Condés il avait pris les couleurs nationales, souscrit pour les blessés de Juillet, et devenait premier prince du sang sous la nouvelle dynastie. Le conseil des ministres discuta pour savoir sous quel nom le duc d'Orléans serait appelé à régner ; MM. Guizot, de Broglie, Pasquier, s'appuyant sur l'exemple de l'Angleterre en 1688, sur celui de la Suède lors de l'expulsion de la branche aînée des Wasa, voulant montrer en un mot que la monarchie ne recommençait pas, mais continuait, demandèrent qu'il portât le nom de Philippe VII ; mais avec Lafayette, Dupin soutenait que la maison d'Orléans était appelée à fonder une dynastie nouvelle le différend fut vidé et la difficulté éludée en désignant le nouveau roi sous le nom de Louis-Philippe Ier. On retrancha de l'intitulé des actes royaux ces formules absolutistes par la grâce de Dieu, l'an de grâce, tel est notre bon plaisir ; le mot sujets fut effacé de la formule exécutoire adressée à la suite des lois aux agents du pouvoir exécutif et des tribunaux, afin de bien indiquer que l'obéissance, désormais toute légale et constitutionnelle, n'était plus comme autrefois exigée des Français à titre de vasselage, de sujétion et de servitude ; enfin on régla d'avance l'acceptation du roi, la formule de son serment et le procès-verbal de la cérémonie du lendemain. Le 9 août, le duc d'Orléans se rendit avec ses fils au Palais de la Chambre des députés où les pairs s'étaient aussi rassemblés. Une foule immense faisait retentir l'air de ses acclamations, entourant le prince de sa vive et chaleureuse sympathie. Seule, la tribune diplomatique restait inoccupée, les ambassadeurs ne pouvant sanctionner par leur présence un gouvernement nouveau, non reconnu par leurs cours. Lorsque le prince eut pris place, il se couvrit, engagea les membres des deux chambres à s'asseoir, et invita le président de la Chambre des députés, M. Casimir Périer, à lire le premier la déclaration du 7 Août cette lecture faite, M. Pasquier lui remit l'acte d'adhésion de la Chambre des pairs le prince répondit : Messieurs les Pairs, Messieurs les Députés, j'ai lu avec une grande attention la déclaration de la Chambre des députés et l'acte d'adhésion de la Chambre des pairs. J'en ai soigneusement pesé et médité toutes les expressions. J'accepte sans restriction ni réserve les clauses et engagements que renferme cette déclaration, le titre de roi des Français qu'elle me confère, et je suis prêt à en jurer l'observation. Puis il prononça d'une voix ferme le serment suivant En présence de Dieu, je jure d'observer fidèlement la Charte constitutionnelle avec les modifications exprimées dans la déclaration, de ne gouverner que par les lois et selon les lois, de faire rendre bonne et exacte justice à chacun selon son droit, et d'agir en toutes choses dans la seule vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. Alors au milieu d'un tonnerre d'applaudissements et d'un enthousiasme indicible, quatre maréchaux de France, Mortier, duc de Trévise, Macdonald, duc de Tarente, Oudinot, duc de Reggio et le comte Molitor offrent à Louis-Philippe les attributs, les insignes de la royauté, la couronne, le sceptre, le glaive et la main de justice. Le prince signe les actes dont il a été donné lecture, et adresse aux Chambres quelques paroles émues ; enfin il quitte aux cris de Vive le roi ! ce palais où il a été reçu aux cris de Vive le duc d'Orléans !

Sans doute, de toutes les parties du royaume, arrivèrent bientôt des députations spontanées des villes, des conseils municipaux, des gardes nationales qui apportaient leur adhésion la plus franche et la plus vive au nouvel ordre de choses ; sans doute, la France presque entière s'associa de cœur et d'esprit au grand acte des Chambres, ratifia librement le mandat que celles-ci recevaient des circonstances, de la nécessité, et le général Lafayette lui-même reconnut dans ses Mémoires et à la tribune qu'il avait reçu les témoignages les plus unanimes et les plus satisfaisants d'approbation complète de ce qu'on avait fait, du trône qu'on avait élevé, du monarque qu'on avait choisi. Sans doute, Charles X, après avoir provoqué la nation, n'avait pas su se défendre, et ses partisans l'avaient bien vite abandonné beaucoup de royalistes dévoués et sincères, parmi eux le duc de Mortemart, le duc de Fitz-James, M. de Martignac, prêtaient serment à la nouvelle dynastie. L'ordre conservait ses deux principales garanties la Charte, la royauté héréditaire et inviolable, du moins en principe ; on refusait de faire une révolution sociale, de rendre au droit national ce nom dangereux de souveraineté du peuple, dont se prévalurent t les Terroristes de 93 pour légitimer leurs forfaits ; la révolution eut le mérite de s'effrayer, de se modérer elle-même, et elle sembla presque en même temps préparée, exécutée, accomplie ; ses auteurs se souvinrent pour l'appliquer de cette belle pensée du cardinal de Retz que certains droits respectifs des peuples et des rois ne s'accordent jamais mieux que dans le silence. Mais il faut l'avouer, on porta une atteinte irréparable au principe de la légitimité on crut à tort que seule la Charte triomphait, et qu'il n'y avait que des libertés de plus ; on ne s'aperçut pas que cette élévation de la branche protestante des Bourbons, que ce changement de dynastie, de drapeau, de maximes, entraînaient après eux des modifications profondes dans la charpente sociale. Nos mœurs politiques s'altéraient on détruisait sans pitié le passé ; comment espérer dès lors que nous saurions respecter le présent ? Les hommes ne reconnaissent volontiers de supérieur à eux que ce qui leur est antérieur, et comment ne se rappellerait-on pas sans cesse le vice originel de cette royauté précaire qui paraissait surgir des pavés des barricades et de la volonté du peuple de Paris ! Ce dernier ne se croirait-il pas le droit de détruire, au gré de son caprice, ce qu'il avait édifié, et l'esprit radical exalté par sa victoire, amorcé et à la fois irrité par son succès, désarmerait-il ? On avait fait une cote mal taillée avec la révolution frémissante on fondait à la hâte une royauté toute nouvelle, à fleur de terre, en dehors du droit monarchique traditionnel pendant plusieurs années, il va régner dans la société un mystérieux malaise, un indicible ébranlement qui se traduira par des émeutes, par la crise du socialisme, et il ne faudra pas s'étonner si, de 1830 à 1836, Louis-Philippe avec ses ministres les plus éminents, semble se préoccuper surtout de vivre, de ne pas être renversé. En un mot, comme le dit Salvandy, tout le monde crut que la révolution était finie elle recommençait.

En 1830, les esprits les meilleurs, les plus pénétrants étaient dominés, séduits par l'exemple de l'Angleterre qui avait accompli en 1688 une révolution conservatrice, fondé un gouvernement libre, prospère et durable ils comparèrent Charles X à Jacques II, Louis-Philippe à Guillaume d'Orange, et furent saisis par les analogies superficielles qu'offraient ces deux situations. Ils voulurent marcher sur les traces de la nation anglaise, l'imitèrent sans mesure, sans réflexion, comme si les faits, les événements se présentaient jamais dans des circonstances identiques, comme si un abîme ne séparait pas la France de 1830 et l'Angleterre de 1688 ; celle-ci tout aristocratique, protestante zélée, pleine de fanatisme et d'intolérance à l'égard des catholiques, divisée en deux grands partis de gouvernement, respectueuse des souvenirs du passé, de la hiérarchie sociale, attachée à la royauté comme à un dogme auguste et sacré celle-là, peu soucieuse de liberté vraie, mais ivre d'égalité mal entendue, mal comprise, catholique et tolérante, mais sceptique et frondeuse, où, dès 1819, la démocratie coulait à pleins bords, où les partis se subdivisaient à l'infini, cherchant à se faire les uns aux autres de mortelles blessures. Louis XVIII et Charles X avaient relevé la grandeur de la France, que Napoléon Ier laissait envahie, ruinée, abaissée tandis que Charles II et Jacques II avaient diminué la fortune de l'Angleterre, que Cromwell avait élevée a son apogée, et subissaient le protectorat, le vasselage de Louis XIV. En outre, Jacques II avait pendant trois ans fait peser sur ses sujets le joug d'une tyrannie cruelle et variée, empiété sur le pouvoir de la législature, levé des taxes sans le concours du Parlement, maintenu une armée permanente en pleine paix, violé la liberté des élections, détourné le cours de la justice, opprimé l'Église au moyen d'un tribunal illégal, tenté de rétablir le catholicisme frappé ses partisans les plus fidèles, provoqué l'association de deux sentiments alors bien puissants aux yeux des Anglais l'amour de l'Église établie et l'amour de la liberté. Il força les Whigs et les Tories à se coaliser pour lui résister l'union de ces deux partis avait rétabli en 1660 la monarchie héréditaire ; leur rapprochement en 1688, sauva la liberté constitutionnelle. Charles X avait eu un moment d'égarement, mais jusqu'alors la France avait joui sous son règne, d'une prospérité réelle, de libertés très-suffisantes pour l'époque la punition excédait de beaucoup une faute soudaine et isolée. Lorsque la révolution anglaise éclate, les Chambres délibèrent avec calme, avec lenteur et méthode elles n'ont rien à redouter de la démagogie qui dicte aux députés de 1830 plusieurs résolutions désastreuses, qui traite avec eux de puissance à puissance. Les Lords conservent leur prestige leur autorité, leur prééminence demeurent intactes on a, il est vrai, renversé un roi, mais on emploie toutes sortes de subtilités pour déguiser et pallier la vérité. On finit par déclarer que Jacques II s'étant efforcé de renverser le pacte originel conclu entre le roi et le peuple, et s'étant enfui du royaume, a abdiqué, qu'en conséquence le trône est devenu vacant. Guillaume d'Orange, à son tour, intervient, et pose les conditions auxquelles il acceptera la couronne on répare un des étages de l'édifice social, mais on respecte les fondements. En France, l'hérédité de la pairie succombe, le régime constitutionnel est amoindri, la prérogative parlementaire devient dominante les députés faussent la machine si délicate du gouvernement représentatif, qu'ils discréditent, en s'attribuant le monopole du pouvoir. Ils ont méconnu et méconnaîtront souvent les nécessités de la royauté, ils ont fait en réalité et imposé leurs conditions le contrat n'a été synallagmatique qu'en apparence, il a été bien plutôt unilatéral, car Louis-Philippe a subi leurs stipulations. De même, jadis en Pologne, les nouveaux princes élus se hâtaient d'accepter toutes les modifications proposées aux pacta conventa, à l'ancienne constitution, afin de mettre un terme plus prompt aux vicissitudes, aux périls de l'interrègne ils étaient rois plutôt, ils l'étaient moins toute leur vie ils finirent par se laisser dépouiller tout à fait et par ne plus conserver qu'un fantôme d'autorité. Les Anglais se contentent de revendiquer d'anciens droits avec une stricte observation des anciennes formes ; ils délibèrent dans les vieilles salles et selon les vieilles règles ils se gardent bien de toucher à un seul des fleurons de la couronne, de donner au peuple un seul droit nouveau, de dire un mot de l'égalité naturelle des hommes, de la souveraineté inaliénable du peuple. Ils cherchent dans leurs antiques bills des motifs de se débarrasser de Jacques II, et s'autorisent d'un vieux rôle du Parlement, qui rappelle que les états du royaume ont déclaré vacant le trône d'un Plantagenet perfide et tyrannique ils proclament Guillaume III, d'après le rite sacramentel et selon l'antique cérémonial ; il leur suffit de rappeler les principes fondamentaux de leur gouvernement, qui depuis la grande Charte sont gravés dans leurs cœurs, qui forment leur héritage politique, leur patrimoine intellectuel, d'après lesquels le souverain ne pouvait passer aucun acte législatif, imposer aucune taxe, entretenir aucune armée régulière, emprisonner arbitrairement aucun homme, empêcher ses sujets de pétitionner, de choisir librement leurs représentants, violer leurs libertés historiques et séculaires. Enfin, et c'est le plus grand éloge qu'on en puisse faire, la révolution de 1688 a été la dernière depuis 200 ans, l'Angleterre ne souffre plus de ces tremblements de terre, de ces cataclysmes sociaux qui semblent être devenus le triste apanage de notre pays.

Ces réflexions, bien peu de constitutionnels les firent en 1830 ils étaient avant tout préoccupés par la crainte de l'anarchie et de la réaction sanglante qu'elle amènerait infailliblement. Plus tard, lorsqu'une douloureuse expérience vint leur démontrer l'inanité de leurs illusions, plusieurs et parmi eux, Casimir Périer, le duc de Broglie, de Salvandy, Sauzet, reconnurent leur erreur. Il est du devoir de l'historien d'enregistrer, de consigner ces nobles aveux, ces regrets tardifs, dont M. Guizot a été l'interprète le plus clairvoyant et le plus autorisé.

Je ne veux, écrit-il, en ce qui me touche, rien taire des vérités que le temps m'a apprises. En présence de cette nécessité certaine, impérieuse, nous fûmes bien prompts à y croire et à la saisir. C'est l'un des plus grands mérites des institutions libres, que les hommes fortement trempés par leur longue pratique, ne subissent que difficilement le joug de la nécessité, et luttent longtemps avant de s'y résigner, en sorte que les réformes ou les révolutions ne s'accomplissent que lorsqu'elles sont réellement nécessaires, et reconnues d'avance par le sentiment public bien éprouvé. Nous étions loin de cette ferme et obstinée sagesse ; nous avions l'esprit plein de la révolution de 1688 en Angleterre... nous ressentions l'ambition et l'espérance d'accomplir une œuvre semblable, d'assurer la grandeur avec la liberté de notre patrie, et de grandir nous-mêmes dans la poursuite de ce dessein. Nous avions dans notre prévoyance et dans notre force, trop de confiance ; nous étions trop préoccupés des vues de notre esprit et trop peu de l'état réel des faits autour de nous... C'eût été certainement un grand bien pour la France, et de sa part un grand acte d'intelligence comme de vertu politique, que sa résistance se renfermât dans les limites du droit monarchique, et qu'elle ressaisît ses libertés sans renverser son gouvernement. On ne garantit jamais mieux le respect de ses propres droits qu'en respectant soi-même les droits qui les balancent, et quand on a besoin de la monarchie, il est plus sûr de la maintenir que d'avoir à la fonder. Mais il y a des sagesses difficiles, qu'on n'impose pas à jour fixe aux nations, et que la pesante main de Dieu, qui dispose des événements et des années, peut seule leur inculquer. La royauté de M. le duc de Bordeaux, avec M. le duc d'Orléans pour régent, qui eût été, non-seulement la solution constitutionnelle, mais la plus politique, paraissait aux plus modérés, encore plus impossible que le raccommodement avec le roi lui-même. A cette époque, ni le parti libéral, ni le parti royaliste n'eussent été assez sages, ni le régent assez fort pour conduire et soutenir un gouvernement à ce point compliqué, divisé et agité. La résistance d'ailleurs se sentait légale dans son origine, et se croyait assurée du succès, si elle poussait jusqu'à une révolution. Les masses se livraient aux vieilles passions révolutionnaires, et les chefs cédaient à l'impulsion des masses.

Nous n'avions guère le sentiment du fardeau dont nous nous chargions, car nous prîmes plaisir à l'aggraver. Non contents d'avoir une royauté à fonder, nous voulûmes avoir aussi une constitution à faire, et changer la Charte comme la dynastie. Il n'y avait ici, à coup sûr, point de nécessité. La Charte venait de traverser avec puissance et honneur les plus rudes épreuves... elle avait suffi pendant seize ans à la défense des droits, des libertés, des intérêts du pays. Tour à tour invoquée, dans des vues diverses par les divers partis, elle les avait tous protégés et contenus tour à tour... dans les rues comme dans les Chambres, elle avait été le drapeau de la résistance et de la victoire. Nous eûmes la fantaisie d'abattre et de déchirer nous-mêmes ce drapeau.

A vrai dire, et pour la plupart de ceux qui y mirent la main, ce n'était point pure fantaisie, et des instincts profonds se cachaient sous ce mouvement. Le goût et le péché révolutionnaire par excellence, c'est le goût et le péché de la destruction pour se donner l'orgueilleux plaisir de la création. Dans les temps atteints de cette maladie, l'homme considère tout ce qui existe sous ses yeux, les personnes et les choses, les droits et les faits, le passé et le présent, comme une matière inerte dont il dispose librement, et qu'il peut manier et remanier pour la façonner à son gré. Il se figure qu'il a dans l'esprit des idées complètes et parfaites, qui lui donnent sur toutes choses le pouvoir absolu, et au nom desquelles, il peut, à tout risque et à tout prix, briser tout ce qui est pour le refaire à leur image. Telle avait été en 1789 la faute capitale de la France. En 1830 nous essayâmes d'y retomber. Entre les maux dont notre pays et notre temps sont atteints, voici l'un des plus graves. Aucun trouble sérieux ne peut éclater dans quelque partie de l'édifice social, que l'édifice entier ne soit près de crouler il y a comme une contagion de ruine qui se propage avec une effroyable rapidité... Autrefois, la résistance, l'insurrection même avaient, soit dans l'état social, soit dans la conscience et le bon sens des hommes, leur frein et leur limite on ne jouait pas, à tout propos, le sort de la société tout entière. Aujourd'hui et parmi nous, de toutes les grandes luttes politiques, on fait des questions de vie ou de mort ;'peuples et partis, dans leurs aveugles emportements, se précipitent tout à coup aux dernières extrémités la résistance se transforme soudain en insurrection et l'insurrection en révolution. Tout orage devient le déluge.

 

La royauté du duc de Bordeaux avec le duc d'Orléans pour régent, était sans contredit, pour se servir du mot de Chateaubriand, une nécessité de meilleur aloi mais qu'étaient la logique, le droit public, la raison, en face d'une multitude irritée, affolée, docile aux caprices, aux fureurs de quelques jeunes tribuns, en face d'une bourgeoisie hostile aux Bourbons ? Cette solution était désirable, mais était-elle pratique ? Le duc d'Orléans, s'il eût essayé de la' faire prévaloir, ne se serait-il pas heurté à des répugnances invincibles, et le décret qui aurait annoncé la royauté de Henri V, n'aurait-il pas sonné le tocsin d'une nouvelle guerre civile ? On peut demander aux gouvernements d'accomplir des choses difficiles, on ne saurait réclamer d'eux l'impossible. La France n'avait-elle pas toujours subi le joug de Paris, et les exemples de 1793, de 1848, de 1871 ne nous indiquent-ils pas ce qu'on devait attendre des conservateurs parisiens et français ? Il eût fallu au duc d'Orléans, à ses conseillers, une vertu, une abnégation surhumaines, pour tenter une entreprise si hasardeuse, qui pouvait les conduire à la mort, faire verser des flots de sang, plonger le pays dans l'anarchie. Aussi les paroles si éloquentes de M. Guizot ne suffisent pas encore pour expliquer la révolution de 1830, les transactions auxquelles on se crut obligé de se plier les grands parlementaires de la royauté de Juillet ont entrevu, côtoyé une vérité plus profonde qui a été mise en lumière par les événements et consacrée dans la pratique depuis quelques années. Ces hommes éminents n'ont pas su ou n'ont pas voulu la dégager, la reconnaître ; et cependant, si, s'élevant au-dessus des vaines clameurs delà foule, si guidés par les leçons du passé, et prévoyant les dangers de l'avenir, ils n'avaient pas craint de réagir contre les préjugés de l'ignorance et de la routine, d'arracher à Paris sa suprématie politique, nul doute que 1848 et les désastres postérieurs ne fussent point survenus. C'est l'Assemblée Nationale de 1871 qui a eu l'initiative de cet acte politique immense, compris qu'il fallait prendre la révolution corps à corps, l'attaquer dans son foyer, dans son repaire, se soustraire à ses mortelles étreintes. C'est son honneur, c'est sa gloire d'avoir établi cette idée dans l'opinion, de lui avoir imprimé la sanction des faits, de l'avoir implantée dans notre droit public, et n'eût-elle pas accompli autre chose, elle mériterait encore d'être considérée comme une de nos assemblées les plus grandes et les plus conservatrices.

Reconnaissons-le hautement, Paris depuis 1789, a été le mauvais génie politique de la France ; Paris a été l'obstacle, non le moyen de la liberté, l'incarnation, la citadelle de cette démagogie forcenée qui veut des révolutions, puis des révolutions, et encore des révolutions, qui ne sait que détruire sans jamais rien édifier, qui a pour instrument la plèbe, pour moyen la révolte, le nivellement pour but, dont le vandalisme tyrannique et les saturnales sanguinaires ont couvert de honte la France, et inspiré une invincible horreur aux autres nations. Paris a toujours été excessif et démesuré, dépassant le but, alors même que ses prétentions paraissaient légitimes. Il est devenu le mont Aventin et l'Acropole, le club central de cette populace cosmopolite qui supprime l'idée de patrie, de famille, de religion, qui n'a rien à perdre et tout à gagner avec l'anarchie Paris révolutionnaire est comme la Rome de Salluste : cette sentine, où tous les audacieux tous les coupables, après avoir perdu leurs foyers paternels, viennent se réfugier, comme dans le réceptacle impur de la terre entière. Paris a repris le mot de Louis XIV, dit à son tour la France, c'est moi, l'État, c'est moi, et traité cette France comme un pays taillable, corvéable à merci, comme une vile matière sur laquelle ses législateurs révolutionnaires pouvaient expérimenter leurs fantaisies désastreuses. Paris est suspendu, comme une menace incessante, comme une épée de Damoclès, sur la France, sur l'ordre, sur la liberté, et l'on peut appliquer aux gouvernements qui en font leur capitale, le fameux vers du Dante :

Lasciati ogni speranza, voich'intrate.

Bien avant 89, Paris a été le théâtre de plusieurs mouvements qui ont avorté, mais qui donnent déjà une idée de l'avenir ce sont comme les avant-coureurs, les indices, les présages de la tempête qui éclatera plus tard, et bouleversera la société de fond en comble. Au premier rang, on voit le peuple de Paris figurer dans toutes les crises sociales, en 1356, sous Charles VI, au temps de la Ligue, de la Fronde ; c'est lui qui alors imprime l'impulsion au progrès et au désordre fatalement mêlés ensemble aujourd'hui, il aspire au même rôle, mais le désordre domine dans son œuvre.

Dès 1356, Étienne Marcel, prévôt des marchands, chef de la municipalité de Paris, tend à réaliser des choses qui semblent être le fait des révolutions modernes il a pour programme, l'unité sociale et l'uniformité administrative, les états généraux changés sous l'influence du tiers état, en représentation nationale, et ce qui touche surtout notre sujet, Paris, agissant sur la France comme tête et centre d'une confédération de villes souveraines, à l'aide d'une dictature démocratique et de la terreur exercée au nom du bien commun. N'y a-t-il pas là un reflet anticipé des théories de Rousseau, et ce tribun aux convictions impitoyables, qui ne recule pas devant le meurtre, ne rappelle-t-il point par ces tristes aspects Robespierre et Saint-Just, auxquels il se montre supérieur par ses instincts organisateurs ?

Sous Charles VI, en 1412, pendant la folie du roi, au milieu des querelles des princes, de la guerre civile, de l'invasion étrangère, la haute bourgeoisie abdique ; le pouvoir municipal passe aux mains des gens de métiers. A leur tête, se trouve la corporation des bouchers, qui concluent une alliance avec le parti bourguignon, et qui, secondés par leur clientèle abjecte et violente de valets, d'écorcheurs, font peser sur Paris une véritable terreur démagogique. Bientôt même, sous la direction d'un de ces écorcheurs, Simon Caboche, l'autorité soutenue par les émeutes de la populace, passe des maîtres bouchers à leurs valets ; bientôt, ces démocrates de carrefour compromettent et déshonorent, par leurs actes ignobles et sauvages, l'esprit de réforme qui animait le tiers état. Suivant la remarque de Michelet, les violents ont exigé ou dicté, les modérés ont écrit cette paroi e ne résume que trop l'histoire politique de cette grand e ville. Les Cabochiens d'alors sont les pères naturels des Sans-Culottes de 1793, des Communards de 1871 les bouchers figurent assez bien les Jacobins, tandis que les Constitutionnels sont représentés par la haute bourgeoisie de cette époque, qui a reparu et brillé un instant en 1413, et n'a rien pu fonder parce qu'un parti extrême s'est constitué l'organe du progrès. On verra Paris, dans un accès de faiblesse, d'égarement, ouvrir ses portes aux Anglais et fêter leur triomphe.

C'est Paris qui jouera le rôle principal dans cette terrible crise des guerres de religion, de 1572 à 1594, jusqu'à l'avènement de Henri IV Paris dont le peuple intolérant et fanatique fut complice du grand crime du siècle, le massacre de la Saint-Barthélemy ; Paris où se recruta surtout l'association formidable de la Ligue, Paris qui se mit à la tête des corps municipaux associés sous son influence, non pour le grand intérêt de la patrie, non pour le salut commun, mais dans un esprit de secte et de division, pour l'extermination d'une partie des Français, des Calvinistes ; Paris qui résista par la force à son roi légitime Henri III ; puis après l'assassinat de ce dernier, lorsque Henri IV a entrepris la conquête de son propre royaume, c'est Paris qui soutient contre lui un siège prodigieux de quatre ans. Les classes inférieures se sont encore une fois saisies de la direction des affaires, font régner un régime de compression barbare et de terreur, conservent, comme l'a dit l'illustre Augustin Thierry, le sombre et sinistre fanatisme des premiers jours non contentes de s'insurger contre le roi, contre l'intérêt national, elles souillent leur tyrannie honteuse par l'alliance avec l'étranger, acceptent le protectorat ignominieux du roi d'Espagne ; leur exemple témoigne une fois de plus de cette vérité fondamentale qu'il n'y a de liberté sur la terre que par les classes éclairées.

C'est au peuple de Paris qu'André Maillard, conseiller du roi, adressait ces paroles mémorables : Peuple misérable ! qu'il faille toujours, ou qu'il serve bassement, ou qu'il soit sans mesure insolent dans la prospérité Vous faites comme le sot mouton si l'un entre dans un gouffre, les autres l'y suivent, et avec une sonnette, un sifflet, un bruit de nouveauté, on vous assemble comme on fait les mouches autour d'un bassin... Bref, il n'y a aujourd'hui boutique de factoureau, ouvroir d'artisan, ni comptoir de clergeau qui ne soit un cabinet de prince et un conseil ordinaire d'État. Il n'y a si chétif, et si misérable pédant, qui, comme un grenouillon au frais de la rosée, ne s'émeuve et ne s'ébranle sur cette connaissance.

En 1018, sous la Fronde, c'est encore Paris qui a l'initiative, presque le monopole de la révolte contre la royauté. L'art d'élever des barricades ne date pas de nos jours, et on lit les lignes suivantes dans les récits du temps : tout le monde sans exception prit les armes ; l'on voyait des enfants de cinq et de six ans avec des poignards à la main. On voyait les mères qui les leur apportaient elles-mêmes. Il y eut dans Paris plus de douze cents barricades en moins de deux heures, bordées de drapeaux et de toutes les armes que la Ligue avait laissées entières. Dans la rue Neuve-Notre-Dame, je vis entre autres une lance traînée plutôt que portée par un petit garçon de huit ou dix ans, qui était assurément de l'ancienne guerre des Anglais. Et comme pour nous remémorer d'une façon plus saisissante nos modernes révolutions les soldats disaient tout haut qu'ils ne combattraient point les bourgeois, et qu'ils mettraient plutôt les armes bas. En 1648, c'est le Parlement, ayant pour auxiliaires les magistrats municipaux, qui usurpa l'autorité ; mais il sut s'arrêter à temps, eut l'honneur de refuser de donner à la cause populaire l'appui des ennemis de la France, de traiter avec la cour, plutôt que de pactiser avec l'Espagne. La seconde Fronde de 1649 à 1652, qui eut aussi Paris pour centre de direction, fut moins pure ; dans cette période, la haute bourgeoisie, le Parlement s'effacèrent devant la multitude et la noblesse. Ces trois années de guerre civile, marquées par des complots aristocratiques et des émeutes populaires, par la trahison envers la France des frondeurs ligués avec l'étranger, furent naturellement suivies d'une réaction qui établit l'unité, l'indépendance absolue du pouvoir, consacra le principe de la monarchie sans limites et l'œuvre de Richelieu ; comme toujours l'absolutisme procédait de l'anarchie et !a liberté dénaturée, travestie, périssait par la licence et se trouvait indéfiniment ajournée.

Tels sont les préliminaires du drame parisien qui commence le 6 octobre 1789 et dont nous croyons utile de retracer en peu de mots les principales phases. Déjà la liberté civile et politique est fondée ; déjà les vœux des Cahiers Généraux ont reçu satisfaction ; il ne reste plus qu'à tirer les heureuses conséquences des prémisses posées par la Constituante, et la fameuse nuit du 4 Août a vu disparaître les derniers vestiges de la féodalité. Mais, tandis qu'à Versailles l'Assemblée inaugure sa grande œuvre, la révolution veille à Paris la populace s'est emparée sans combat de la Bastille avec le concours de la garde nationale, a préludé à ses exploits par le massacre de Delaunay et de Flesselles. Exaltée par ce premier succès, la démagogie parisienne projette de tenir le roi et l'Assemblée sous son pouvoir ; elle se rue sur Versailles, et après avoir abreuvé d'insultes et d'outrages Louis XVI, la Constituante, après avoir failli égorger la reine, elle ramène la famille royale à Paris. M. de Chateaubriand qui assistait à ce retour, a peint d'une manière saisissante ce hideux spectacle, ces harpies, ces larronnesses, ces filles de joie, ces sales bacchantes, tenant les propos les plus obscènes, et faisant les gestes les plus immondes ; puis au milieu de ces Ménades, de ces ignobles Euménides, des chiffonniers en lambeaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus à la ceinture, manches de chemises retroussées ; cette foule en délire qui criait nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron ; ces têtes des deux gardes du corps massacrés durant la nuit, qu'on porte comme un trophée au bout de piques ; cette mer roulante de guenilles et de têtes humaines comme dit Carlyle. A la suite, la garde nationale qui devait empêcher le peuple d'aller à Versailles, mais qui a voulu le suivre, et obligé Lafayette à l'y conduire puis les Suisses, les gardes du corps désarmés, marchant comme des captifs. C'est un véritable chaos que cette marche processionnelle et lugubre de la monarchie française s'acheminant vers son lit de mort, et rejointe bientôt par l'Assemblée Nationale qui s'est suicidée en déclarant qu'elle était inséparable du roi.

Le 6 Octobre est la première grande journée parisienne elle consacre le règne éphémère de la garde nationale, la souveraineté des individus sans mandat, la mise en pratique de la théorie des droits de l'homme et du droit d'insurrection, l'abdication de vingt-cinq millions de Français entre les mains de quelques milliers d'énergumènes au grand mouvement réformateur de 1789, à la volonté du pays librement exprimée, elle substitue la tyrannie de la populace parisienne. Paris est toute la France, toute la révolution. Désormais le roi et l'Assemblée ne sont plus que les prisonniers, les otages de la multitude ; son organe, le club des Jacobins s'élève comme une puissance suprême et supérieure à la Constituante. Cette néfaste journée du 6 Octobre a causé la ruine de la royauté et de la liberté politique, découragé, déconcerté le parti constitutionnel modéré dont la plupart des membres éminents désespèrent et se retirent ; elle a engendré tous les autres forfaits de la Révolution le 20 Juin procède du 6 Octobre, et donne naissance au 10 Août qui amène le 31 Mai ; dans le 31 Mai, on voit poindre la Terreur ; dans la Terreur qui réduit en poussière les âmes les mieux trempées, produit des miracles de lâcheté, et prépare la nation à la servitude, l'avènement du despotisme, c'est-à-dire le 18 Brumaire. Les héros du jour, devenus les victimes du lendemain, expient tour à tour leurs fautes ou leurs crimes, et les Jacobins, poussant les Royalistes, les Feuillants, les Girondins, les Dantonistes à l'échafaud, en montent les premiers degrés.

Les plus clairvoyants ont sondé la profondeur de l'abîme entr'ouvert Saint-Priest suppliait le 5 Octobre Louis XVI de partir pour Rambouillet, lui disant : Si l'on vous conduit demain à Paris, votre couronne est perdue. Madame de Staël écrivait quelques années après : L'Assemblée Nationale transportée à Paris par la force armée, se trouvait à quelques égards dans la situation du roi lui-même ; elle ne jouit plus de sa liberté. Elle avait été maîtresse du sort de la France depuis le 14 juillet jusqu'au 5 octobre 1789 ; mais à dater de cette dernière époque, c'est la force populaire qui l'a dominée. Mirabeau, l'homme politique le plus remarquable qu'ait produit la Révolution, est persuadé que la France, le roi et la reine sont perdus si la famille royale ne sort pas de Paris. Les démagogues triomphent, et Camille Desmoulins s'écrie que le peuple parisien a pris le 6 Octobre des Bastilles vivantes dans la personne du roi et des ministres. De la France, de son adhésion, de ses sentiments, personne n'a cure ; d'ailleurs l'ancien régime a depuis deux siècles facilité la tâche de la démagogie parisienne, en détruisant toutes les libertés locales, toutes les institutions susceptibles de présenter un point d'appui ou une force de résistance ; Paris, qui a dévoré les provinces, est devenu le siège exclusif de la seule puissance qui ait grandi l'opinion publique. Déjà la centralisation parisienne, ce Minotaure politique, absorbe, attire tout à elle. Les Parisiens et les auteurs, écrit Mallet du Pan avant 1789, ne s'occupent nullement des provinces ; à les entendre, on croirait que le gouvernement ne s'étend pas au delà des barrières de Paris. Les provinces se sont résignées à ce rôle inerte et passif, et le célèbre voyageur anglais, Arthur Young, constate avec stupéfaction qu'il entendait partout la même réponse nous ne sommes qu'une ville de province, il faut voir ce qu'on fera à Paris. Ces gens là, ajoutait-il, n'osent même pas avoir une opinion jusqu'à ce qu'ils sachent ce qu'on pense à Paris. Avec de semblables dispositions, que pouvait-on attendre de la France ? Rien les Constitutionnels, le roi, Lafayette, les Girondins, en feront tour à tour la triste expérience comme le dit M. Thureau-Dangin, désormais Paris, tenant dans ses murs l'Assemblée et le gouvernement, va régner sans conteste, et l'histoire de la révolution n'est plus que la suite des déviations chaque jour plus funestes et plus avilissantes que les passions d'une grande ville font subir au grand essor national de 1789. Le roi veut-il se rendre à Saint-Cloud, la populace l'en empêche avec brutalité. La Constituante veut-elle délibérer, les tribunes publiques remplies de femmes de la Halle et de Jacobins cherchent à la violenter, menacent d'envoyer à la lanterne les députés qui protestent au nom de la dignité de l'Assemblée, trouvent parmi les autres des flatteurs ou des complices qui répondent : ce sont nos maîtres qui siègent là dans les tribunes, nous ne sommes que leurs ouvriers ; ils ont le droit de nous censurer et de nous applaudir. A mesure que le danger grandit, Mirabeau redouble ses avertissements ; il reprend le plan de Malouet, de Mounier, de Saint-Priest, des Constitutionnels ; dans les mémoires secrets qu'il adresse à la Cour, il revient sans cesse à cette idée que ni le roi ni l'Assemblée ne sont libres à Paris, qu'ils doivent se retirer à Rouen il trace de Paris ce portrait terrible : jamais autant d'éléments combustibles et de matières inflammables ne furent rassemblés dans un seul foyer cent folliculaires, dont la seule ressource est le désordre une multitude d'étrangers indépendants qui soufflent la discorde dans tous les lieux publics ; tous les ennemis de l'ancienne Cour, une immense population accoutumée depuis une année à des excès et à des crimes ; une foule de grands propriétaires qui n'osent pas se montrer parce qu'ils ont trop à perdre ; la réunion de tous les auteurs de la révolution et de ses principaux agents ; dans les basses classes, la lie de la nation ; dans les classes élevées, ce qu'elle a de plus corrompu, voilà ce qu'est Paris. Cette ville connaît toute sa force ; elle l'a exercée tour à tour sur l'armée, sur le roi, sur les ministres, sur l'Assemblée ; elle l'exerce sur chaque député individuellement ; elle ôte aux uns le pouvoir d'agir, aux autres le pouvoir de se rétracter, et une foule de décrets n'ont été que le résultat de son influence. Il est certain que Paris sera la dernière ville du royaume où l'on remettra la paix ; il faut donc faire décider que la seconde législature soit placée dans une ville où son indépendance et la liberté du roi soient mieux assurées. Mais le faible Louis XVI ne sait pas suivre ces conseils ; Mirabeau qui parfois a pu contenir le peuple de Paris, prévoit qu'après lui, personne n'exécutera son projet, et s'écrie en mourant, le 2 avril 1791 : J'emporte avec moi le deuil de la monarchie ; après ma mort, les factieux s'en disputeront les lambeaux. Il emporte aussi avec lui le deuil de la Constituante, qui, composée au début de douze cents membres et réduite à 200, ne lui survit que d'un mois, et s'empresse de se dissoudre, lassée, découragée par tant d'efforts inutiles. La Législative qui lui succède, est dominée par la minorité girondine : elle délibérait au milieu des huées, des vociférations, et se trouvait désarmée en face de la municipalité livrée aux révolutionnaires. Déjà se manifeste ce phénomène si souvent renouvelé de la mollesse, de l'indifférence des honnêtes gens, des bourgeois ; sur 80.000 électeurs parisiens inscrits, 10.000 à peine sont allés au scrutin ; en 92 et 93, le douzième seulement des électeurs prendra part aux votes. C'est ainsi que 50.000 démagogues vont dicter leurs sinistres volontés à une ville de 800.000 habitants, qui s'abstient et laisse tout faire, presque aussi dangereuse par son inertie badaude et sa lâche apathie que les sans-culottes par leurs fureurs. Le club des Feuillants est dissous par la violence ; les clubs démagogiques se donnent libre carrière les Girondins s'empressent d'armer de piques la populace, obtiennent qu'on licencie la garde constitutionnelle, dernière sauvegarde du roi. Les anciens adversaires de Mirabeau, les Lameth, Barnave, Lafayette, ceux qui ont déchaîné la révolution, qui maintenant voudraient l'arrêter, reprennent son plan un député propose de transporter la législature à Rouen ; le projet a l'assentiment secret de la majorité, mais les Girondins, la populace, le club des Jacobins le font échouer. Paris répond à ces aspirations par le 20 Juin et le 10 Août qui consomment la déchéance de la royauté, l'abdication définitive de l'Assemblée, transformée en instrument servile de la commune de Paris.

Le 20 Juin n'est encore qu'un immense scandale, qu'une immonde comédie la municipalité, Pétion, les Girondins d'accord avec les clubs pour détruire la royauté, lancent leurs sans-culottes sur le palais des Tuileries, et tandis que l'Assemblée permet aux bandes de Legendre et de Santerre de déshonorer son enceinte, de défiler dans la salle des séances, de lui lire des adresses menaçantes, de la coiffer du bonnet rouge, de danser devant la tribune aux chants du Cà ira !, le roi Louis XVI demeure inébranlable, impassible, déploie un courage moral admirable en face de ces furieux qui le torturent, le menacent pendant plusieurs heures. Et Quinet a pu le dire avec raison, jamais Louis XVI n'a été plus roi que ce jour là ; il se montra plus grand que ce monde déchaîné contre lui, qui ne put lui arracher un désaveu ; le vaincu fut le peuple parisien, incapable de dompter une volonté royale, et reculant devant l'assassinat. Toutefois, c'est pour Louis XVI le commencement de l'agonie ; il a compris que les révolutionnaires ne lui pardonneraient pas d'avoir manqué leur coup. Le 10 Août éclate ; cette fois, ils ont mieux pris leurs mesures et ne laisseront pas échapper leur auguste victime. Dans la nuit du 9 au 10 août, des inconnus se présentent à l'Hôtel de Ville ils disent qu'ils sont élus par les sections parisiennes, donnent l'ordre de sonner le tocsin, se mettent au lieu et place de la municipalité et proclament la commune insurrectionnelle. Le matin, la multitude se précipite sur les Tuileries, contraint Louis XVI à venir demander protection à l'Assemblée, massacre une partie des Suisses et des défenseurs du Château. C'en est fait de la royauté, c'en est fait de l'Assemblée, c'en est fait aussi de la liberté la révolution parisienne siège victorieuse h l'Hôtel de Ville ; l'Assemblée avilie n'existe plus que de nom ; aucun membre de la majorité n'ose se présenter sur 750 députés, il n'yen a plus que 284 présents, tous font partie de la gauche. Ils enregistrent avec soumission les ordres de la démagogie, décrètent la suspension du roi, la reconnaissance de la Commune, la convocation d'une Convention. Je retrouvai là Milton, dit Malouet, et sa description d'une assemblée délibérante dans les enfers. Il n'y a plus d'esprit public, plus de caractère national, tous les courages se taisent en se voyant isolés la tribune reste silencieuse, la place publique parle, accuse, commande, règne. Elle daigne prolonger les pouvoirs des députés, et l'un des commissaires des sections leur tient ce langage humiliant : Législateurs, le peuple qui nous envoie vers vous, nous a chargés de vous déclarer qu'il vous investissait de nouveau de sa confiance mais il nous a chargés en même temps de vous déclarer qu'il ne pouvait reconnaître pour juge des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et l'oppression l'ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires. Bientôt Robespierre et les théoriciens de l'usurpation parisienne tiendront un langage plus net encore, et n'admettront même pas la ratification de la nation. Le peuple, disent-ils, a le droit d'insurrection, et une fois en insurrection, il exerce directement sa souveraineté en dehors et au-dessus de tous les pouvoirs constitués, de toutes les assemblées élues. Garat, ministre de la justice, reconnaîtra dans un rapport officiel que les habitants de la ville où siège le gouvernement ont le droit et le devoir de s'insurger, toutes les fois qu'ils jugent la souveraineté nationale en danger, que Paris a la représentation du droit insurrectionnel de la nation, et que dans les grandes journées révolutionnaires, cette ville est une assemblée constituante.

Danton, Robespierre et Marat, ces forçats de l'histoire, veulent à tout prix s'assurer la victoire dans les prochaines élections ; ils veulent faire peur aux royalistes, aux modérés qu'ils savent cent fois plus nombreux. Le régime des suspects, les arrestations arbitraires, le tribunal révolutionnaire, l'échafaud politique en permanence ne leur suffisent plus ; ils organisent les massacres du 2 Septembre. Contre leur plan d'extermination, contre cette effroyable manœuvre électorale, contre ce forfait plus atroce que les massacres de la Saint-Barthélemy, ni Paris ; ni l'Assemblée ne font entendre aucune protestation ils contemplent avec stupeur, pendant quatre jours, cette infamie éternelle, restent sourds aux cris de mort des victimes, aux hurlements des meurtriers la peur étouffe la pitié. Vingt-quatre terroristes furent élus membres de la Convention. Le coup d'État parisien ne provoqua point de résistance ouverte, mais manqua son effet principal en province l'immense majorité des députés était girondine et hostile à la Commune. A cette nouvelle, les Jacobins éclatent ; Robespierre le jeune s'élance à la tribune du club. Tout ce peuple de France est contre nous, dit-il, notre unique espoir repose sur les citoyens de Paris ; d'autres émettent le regret qu'on n'ait pas plus de temps, et qu'on ne puisse pas faire réviser tous les choix par le peuple. Marat, ce tigre doué de parole, poussé par une sorte de délire sibyllin, voit dans la Convention l'écume des deux assemblées précédentes, et conseille aux sans-culottes d'entourer les députés d'un nombreux auditoire, de les contraindre à terminer en huit jours la nouvelle constitution, de les livrer au glaive de la justice à la première violation de leur mission révolutionnaire il importe, ajoute-t-il, que la Convention Nationale soit sans cesse sous les yeux du peuple, afin qu'il puisse la lapider, si elle oublie ses devoirs. Tel est le cas que les pontifes de la démagogie ont fait, font et feront toujours de la volonté nationale ; leur plan est fort simple susciter de nouvelles révolutions jusqu'à ce que tous les Français soient, comme le roi, comme Paris, courbés sous leur joug.

Les élections donnent le signal qu'ne lutte suprême, d'un duel à mort entre les Girondins et les Montagnards, ou plutôt entre les représentants de la nation et les Jacobins. Paris révolutionnaire et la France sont encore une fois en présence. Mais les Girondins s'élèvent contre les conséquences de leurs propres principes, et ceux-ci vont se retourner contre eux pour les accabler ; ce sont de beaux esprits, des rhéteurs, des hommes d'État, comme Marat les a appelés ; ce sont les casuistes, les pédants, les jésuites de la Révolution. Au contraire leurs adversaires ont pour eux l'audace et la logique du crime, la Commune, la populace armée et stipendiée cela suffit pour exécuter le plan de Marat. Danton nous livre avec cynisme le secret de sa confiance : je sais bien, disait-il, que nous sommes en minorité dans l'Assemblée nous n'avons pour nous qu'un tas de gueux qui ne sont patriotes que quand ils sont soûls ; nous sommes un tas d'ignorants. Marat n'est qu'un aboyeur, Legendre n'est bon qu'à dépecer sa viande. Nous sommes bien inférieurs aux Girondins... il faut marcher sur eux. Ce sont de beaux parleurs qui délibèrent et qui tâtonnent ; nous avons plus d'audace qu'eux et la canaille est à nos ordres. Les Girondins ne tardent pas à subir un premier échec s'ils veulent bien proclamer la République, avec la France entière ils répugnent à l'assassinat parlementaire de Louis XVI. Mais Paris, les Jacobins le veule nt sous la pression des cris des tribunes, des menaces des pétitionnaires et de l'émeute, les Girondins faiblissent. Vergniaud lui-même, qui la veille du 16 Janvier a parlé avec éloquence en faveur du roi, se trouble au moment décisif et vote la mort, avec plus de vingt membres de son parti le régicide obtient une majorité dérisoire de cinq voix. Plus tard, Robespierre fait cet aveu sinistre qui restera comme une condamnation éternelle de la populace de Paris démagogique : de quoi a dépendu la mort du tyran ? du courage du peuple. La plupart des Conventionnels se virent en effet dans la situation d'hommes qui se trouveraient sans défense en face d'une troupe d'animaux sauvages et affamés ; ils leur jetèrent en pâture la tête de Louis XVI, afin de se sauver eux-mêmes.

Le sang du roi martyr va retomber sur les Girondins, qui seront soumis à cette grande loi de l'histoire : patere legem quam ipse fecisti. Ce meurtre qu'ils n'ont pas su empêcher, dont ils ont été les lâches complices, apprend aux Jacobins qu'ils peuvent tout oser. Marat, mis en accusation, est acquitté par le tribunal révolutionnaire, et rapporté en triomphe par la foule la Convention tous les jours insultée, menacée ; l'émeute en permanence, officiellement organisée, a ses canons, ses généraux, ses Janissaires, son budget, et Danton fait voter la solde de quarante sous par jour pour les patriotes qui fréquentent les sections ; la garde nationale qu'on a désorganisée, est remplacée par une armée de sans-culottes dont les frais sont supportés par les riches. A ces mesures décisives, les Girondins ne savent opposer que des discours, de vaines déclamations ils ont compris trop tard que le seul remède efficace serait de transférer le siège du gouvernement hors de Paris. Après les massacres de Septembre, madame Roland écrivait : Washington fit bien de déplacer le congrès, et ce n'était pas par peur. Quelques mois après, Lassource s'exprime de la sorte : Je ne veux pas que Paris, dirigé par des intrigants, devienne dans l'empire français ce que fut Rome dans l'empire romain. Il faut que Paris soit réduit à un quatre-vingt troisième d'influence comme chacun des autres départements jamais je ne ploierai sous son joug. Un peu avant le 31 Mai, Guadet prononce ces paroles, au milieu du tumulte, des clameurs des tribunes : Citoyens, il est temps de faire cesser cette lutte entre la nation entière, et une poignée de contre-révolutionnaires déguisés sous le nom de patriotes. eh bien, je vais faire une proposition qui révoltera sans doute tous ceux qui n'ont pas dans le cœur l'amour de la République et de la liberté je demande que la Convention décrète qu'elle tiendra lundi ses séances à Versailles. Et Buzot ajoute : Il est impossible que Paris, s'il demeure organisé ainsi qu'il l'est aujourd'hui, soit longtemps le séjour du Corps législatif souvenez-vous qu'un État qui nous sert d'exemple en matière de liberté, a fait bâtir une ville exprès pour être dépositaire de la représentation nationale. Le président Max Isnard répond le 24 mai aux délégués des sections : si par un sort fatal, dans une de ces émeutes qui depuis le 10 mars reparaissent sans cesse, Paris levait une main sacrilège contre la représentation nationale, la France se lèverait comme un seul homme, pleine d'une soif implacable de vengeance, et bientôt le voyageur demanderait de quel côté de la Seine se trouvait Paris.

Mais les Girondins oublient que le gouvernement, l'Assemblée sont à la discrétion de la canaille. Danton, Robespierre lancent contre eux leurs bandes ; le 31 mai, la Convention est investie, violée, sommée de livrer les principaux députés accusés. Elle veut sortir du palais pour essayer d'émouvoir les émeutiers, partout elle est brutalement repoussée. A madame Roland qui demande qu'on consulte au moins les départements, un sans-culotte répond est-ce qu'il a fallu les consulter le 10 Août, et les départements n'ont-ils pas approuvé Paris ? Ils feront de même cette fois. Parole profonde et terrible Celui qui la prononçait avait, mieux que les Girondins, le génie de la Révolution elle leur rappelait comme une expiation, ce 10 Août, dont naguère encore, ils se vantaient d'avoir été les héros. La Convention rentre enfin dans la salle terrifiée par les canons qui sont pointés sur elle, par les épées, les fusils qui remplissent les tribunes, elle délibère, et décrète l'accusation des Girondins elle a donné sa démission morale, elle de vient une machine à voter. Désormais la question unique est de savoir combien de bras armés peuvent se lever pour appuyer une pétition, combien de bandes disposées au combat les divers partis peuvent opposer à leurs adversaires. Un mot de Sieyès résume l'histoire de la Convention depuis le 31 Mai. Qu'avez-vous fait alors, lui demandait-on sous l'Empire ? — J'ai vécu. — En effet, la plupart des Conventionnels, voulant vivre à tout prix, s'inclinèrent devant la force, et leur lâcheté n'eut d'égale que la férocité des Montagnards. Plus tard, les uns et les autres acclameront Napoléon Ier et témoigneront envers lui d'une merveilleuse docilité. Ils ont perdu la République et la liberté, poussé la France au Césarisme parmi les 361 régicides, 74 ont péri sur l'échafaud ou autrement avant le 18 Brumaire ; 121 occupent des fonctions hautes ou basses sous l'Empire. Quelle statistique et quelle éloquence dans ces chiffres ! Un montagnard, ancien collègue de Saint-Just, devenu fonctionnaire de Napoléon Ier, se justifiait de la sorte d'autres hommes ont la fièvre pendant vingt-quatre heures ; moi, je l'ai eue pendant dix ans. Un autre régicide avouait qu'il regardait Louis XVI comme innocent, mais qu'il n'avait pas osé s'exposer à être maltraité comme traître à la patrie.

L'histoire de Paris n'est plus, après le 31 Mai, que l'histoire de la Terreur elle-même, de ce régime d'extermination, de cette dictature monstrueuse, pendant laquelle tuer pour ne pas être tué est le fond de la science politique, pendant laquelle une horde de démagogues dépouille, décime, ensanglante la France. Quelques villes, Toulon, Lyon, s'insurgent en vain elles sont écrasées ; on décrète qu'elles seront détruites, rasées, que les habitants seront égorgés, et le temps seul fait défaut pour achever cette œuvre de Vandales. Partout le club central des Jacobins de Paris a établi des clubs armés, recrutés de la même manière, qui asservissent, réquisitionnent les villes et les simples villages, deviennent les instruments des atroces proconsuls de la Convention. Paris est transformé en un véritable Pandœmonium, comparable au Pandœmonium des fous furieux de Milton, et le cannibalisme politique des Saint-Just, des Fouquier-Tinville, des Carrier, des Lebon, ne connait plus de bornes, ne rencontre plus aucune résistance. La religion, le commerce, la presse, la tribune demeurent frappés d'ostracisme. Le soupçon, la peur, la confiscation, la guillotine sont à l'ordre du jour et deviennent les seules institutions sociales. Par le meurtre du roi, par des mesures draconiennes contre le clergé, Paris, la Convention, ont soulevé la Vendée catholique et monarchique ils ont jeté le défi à tous les rois de l'Europe, et leur ont déclaré la guerre. Certes M. Berryer a eu tort de s'écrier un jour à la tribune que la Convention avait sauvé l'indépendance de la France, et sur ce thème absurde, la verve des historiens démocrates a pu s'exercer à loisir, et créer une légende révolutionnaire qu'on a trop souvent acceptée sans contrôle. Il est temps de faire rentrer la conscience humaine, la morale dans l'histoire, il faut répéter, proclamer sans cesse que la République de 1793 a été sauvée provisoirement, malgré Paris et la Terreur. La Terreur a créé la plupart des obstacles dont on lui attribue le renversement, légué à la République tous les dangers sous lesquels celle-ci a succombé, et qui la menacent de nouveau, le régime militaire, le Césarisme, le fanatisme intolérant et ignorant, l'esprit jacobin, adorateur plat et servile du passé. C'est la France qui s'est levée comme un seul homme, et qui a vaincu l'Europe coalisée, la France animée de l'esprit libéral et conservateur de 1789, qui croyait à la patrie, à l'honneur, à la gloire, la France des Cahiers des États-Généraux, de la Constituante, qui a réparé les crimes de la Convention, et qui s'est ainsi rachetée d'avoir subi le joug honteux de la démagogie parisienne. Si, dans une ville assiégée, tandis que la partie vaillante de la population se précipite hors des remparts pour repousser l'ennemi, des brigands profitent de l'absence des soldats pour piller, mettre à feu et à sang les maisons des particuliers, s'emparer de l'Hôtel de Ville, massacrer les femmes et les enfants, les citoyens sans défense, dira-t-on que ces misérables ont préservé la ville des horreurs de l'assaut ? De même, tandis que la France court à la frontière, Paris, la Convention, une infime minorité spéculent sur son patriotisme, l'exploitent et semblent vouloir accaparer tout l'honneur de la victoire.

Le peuple de Paris lui-même reste en dehors du drame politique qui se joue au-dessus de lui ; il suffit à la populace d'être nourrie aux frais de la France qui paye pour cela un million par semaine ; elle accueille avec indifférence, avec une sorte d'hébétement, et comme des révolutions de sérail, les triomphes de Robespierre. Peu lui importe que Danton, que les Hébertistes succombent, et au premier abord, la chute de Robespierre lui-même ne produit pas d'impression ; on n'y voit qu'une brouillerie de famille, une querelle intestine entre les maîtres de la France. Comme le dit Mallet du Pan, les Thermidoriens sont des valets qui ont pris le sceptre de leurs maîtres après les avoir assassinés.

Mais le 9 Thermidor est le signal d'une réaction nationale il se produit une immense explosion de pitié, de clémence un grand courant de joie et d'espérance traverse la nation qui veut se débarrasser de son intolérable tyrannie. Les Thermidoriens sentent qu'il est impossible de continuer l'œuvre sans nom de Robespierre, et la populace parisienne commence à comprendre que sa royauté s'écroule ; cependant elle s'agite encore dans deux convulsions suprêmes. Le douze Germinal, elle sort de ses tanières, s'élance sur la Convention, l'insulte, la foule aux pieds, massacre le député Féraud ; mais les émeutiers, sans chefs reconnus, sans plans arrêtés, s'agitent dans le vide et ne savent que faire de leur victoire d'une heure ; le V prairial, il suffira d'un bataillon de la garde nationale pour faire fuir cette multitude. Sans doute ce peuple n'a pas changé au fond du cœur, il caresse toujours le rêve Babouvien d'un paradis démocratique et communiste où il n'aura rien à faire, où il pourra piller, se nourrir, satisfaire ses appétits. immondes aux frais de la France. N'écoutez pas, écrit un observateur clairvoyant, ceux qui vous disent que le peuple est revenu il n'est pas revenu de son hydrophobie. C'est toujours un animal enragé, malgré sa misère profonde. Mais il a renié tous ses coryphées, tous ses généraux, et les a vus périr sur l'échafaud ; il est las de cette orgie épouvantable de cinq ans car toute anarchie est non-seulement destructive de sa nature, mais elle se détruit elle-même ; un malaise indicible, un sombre désenchantement ont succédé à l'ivresse, aux visions exaltées, à l'extase de férocité des premiers jours ; lui, le grand insulteur public, il est à son tour insulté par la bourgeoisie, par la jeunesse dorée ; il abdique, il se sent vaincu, et pour longtemps disparaît de la scène politique.

Désormais la tragédie parisienne se trouve concentrée entre trois acteurs la Convention ou le Directoire, la bourgeoisie, l'armée qui fait son apparition et à laquelle restera le dernier mot. La bourgeoisie, la jeunesse dorée retournent contre les Jacobins les armes, les moyens, les sophismes dont ceux-ci se sont servis ; ce sont elles maintenant qui remplissent les tribunes de la Convention, les sections, les cafés ; elles maltraitent les bonnets rouges, fouettent les tricoteuses, emportent d'assaut les clubs, se défendent de conspirer, puisque le peuple ne saurait conspirer contre lui-même, et insinuent que c'est au contraire la Convention qui conspire contre le peuple. Celle-ci se voit débordée ; elle va se séparer, non toutefois sans avoir accompli un dernier et immoral coup de force ; elle décide que les deux tiers de ses membres feront de droit partie des prochaines assemblées, et la province ratifie cette scandaleuse iniquité. Mais les orateurs des sections parisiennes prêchent l'insurrection, et le 13 Vendémiaire, 40.000 gardes nationaux se précipitent contre l'Assemblée, qui fait appel aux soldats. L'armée triomphe aisément, et se substitue au peuple ; la bourgeoisie écrasée en Vendémiaire disparaît à son tour ; de même que, dans certains drames de Shakespeare, tous les personnages, sauf deux ou trois, finissent par succomber, de même le drame n'offre plus que deux acteurs l'armée et les pouvoirs publics. Comme autrefois les légions romaines faisaient leurs généraux Césars, ainsi les soldats, invoqués par les Conventionnels, par les membres du Directoire, se lasseront de les servir, et élèveront sur le pavois leur général victorieux les coups d'État militaires procèdent en droite ligne des révolutions de la populace, et des coups d'État des assemblées.

Cette Convention, successivement girondine, dantoniste, robespierriste, antijacobine, thermidorienne, jouet des factions, et décapitée de son honneur, finit par sentir, à l'exemple de la Constituante, de la Législative, que Paris a été sa perte et son fléau ; déjà le régicide La Réveillère-Lépeaux a dénoncé à la tribune les meneurs des sections, qu'ils soient parés d'habits élégants, ou couverts de haillons et de sales bonnets, ils ne perdent jamais de vue leur éternel projet de concentrer la souveraineté dans Paris ; vous les voyez constamment avilir, maîtriser, opprimer, abreuver d'amertume, mutiler atrocement la représentation nationale. Thibaudeau avait proposé d'établir la législature hors de Paris ; car disait-il, cette ville privée de la présence d'un gouvernement sans faste, ne perdrait pas grand'chose ; elle avait bien prospéré sous le gouvernement royal qui n'y résidait pas ; dût-on établir la législature seulement à Versailles et laisser le pouvoir exécutif à Paris, c'en serait assez pour que la représentation nationale ne fût pas surprise, envahie, et dissoute de fait comme cela était arrivé plusieurs fois à la Convention. Malgré cette argumentation irréfutable, on se contenta de donner au conseil des Anciens le droit de transférer le siège de la législature.

Au 18 Fructidor, le Directoire viole la Constitution, décime, proscrit, déporte ses adversaires, exile les journalistes, tandis que le peuple de Paris demeure apathique, inerte, terrifié ; mais l'armée prend possession de la place publique, et c'est le parti prétendu républicain qui l'installe et lui fait les honneurs du pouvoir c'est cette néfaste journée du 18 Fructidor qui ouvre la porte toute grande, et fournit de précieux modèles au 18 Brumaire, à l'empire. Augereau résume d'un mot la nouvelle incarnation révolutionnaire la loi, dit-il, c'est le sabre cette réponse va devenir pour longtemps notre code politique et notre credo. La violence sera payée par la violence en proportion géométrique ; abyssus abyssum vocat. Aux avocats, qui plus tard invoquent la légalité, le général Bonaparte saura bien rappeler leur attentat du 18 Fructidor, et démontrer qu'il se contente de les imiter. Paris ne s'oppose pas plus au 18 Brumaire qu'il ne s'est opposé au 18 Fructidor au contraire, Bonaparte lui apparaît comme un sauveur, et il l'acclame. Cette ville, écrit Thureau-Dangin, devait étonner par sa docilité et son inertie, après avoir effrayé par sa turbulence ; aussi facile dans ses jours de fatigue à laisser violer la représentation nationale qui lui est confiée, que prompte à la violer elle-même en ses jours d'exaltation double caractère, assemblage de défauts contraires qui se retrouvera à d'autres époques. La liberté ne rencontre au milieu de cette population aucune compensation aux dangers qu'elle court. Ne semble-t-il pas que Paris, du moment où il est le siège du gouvernement, soit condamné comme l'a été autrefois Rome et comme le serait toute grande cité démocratique, à être tantôt l'artisan coupable, tantôt le témoin complaisant des triomphes de la force sur le droit ?

C'est au bout de trente-cinq ans seulement que le peuple de Paris a osé se montrer de nouveau ; nous avons raconté la révolution de 1830 ; en 1848, nous verrons la royauté de Juillet elle-aussi s'écrouler comme par enchantement au souffle dévastateur de ce même peuple. A peine a-t-il créé le gouvernement provisoire, et déjà les clubs, la populace songent à renverser leurs idoles éphémères ; peu s'en faut que le 16 mars, le 17 avril, les Néo-Terroristes s'emparent des affaires, soient libres de réaliser leur programme de destruction. Plusieurs membres du gouvernement ressuscitent la théorie jacobine de l'usurpation parisienne on n'a pas oublié le fameux seizième bulletin où Ledru-Rollin menaçait la France du courroux de Paris, et entreprenait de justifier d'avance le coup d'État qu'on, méditait au nom de ce dernier. Paris, écrivait-il, se regarde avec raison comme le mandataire de toute la population du territoire national ; Paris est le poste avancé de l'armée républicaine ; Paris est à certaines heures le rendez-vous de toutes les volontés généreuses, de toutes les forces morales de la France. Si les élections ne font pas triompher la vérité sociale. il n'y aurait alors qu'une voie de salut pour le peuple quia fait les barricades ; ce serait de manifester une seconde fois sa volonté, d'ajourner la décision d'une fausse représentation nationale. Ce remède extrême, la France voudra-t-elle forcer Paris à y recourir ?... Citoyens, il ne faut pas que vous en veniez à être forcés de violer vous-mêmes le principe de votre souveraineté. Robespierre, la Commune de 1793, et les sections ne tenaient pas un autre langage pour légitimer leurs atrocités. Après que l'Assemblée Nationale s'est réunie le 4 Mai, et a proclamé la République, la populace renouvelle les tentatives du 1er Prairial et du 12 Germinal ; le 15 mai avorte, et bientôt les journées de Juin viennent démontrer quel cas l'armée de la paresse, de la débauche et du crime fait de la France, de ses représentants. Cette effroyable insurrection est réprimée ; mais les radicaux d'alors ont frappé la République au cœur, ils l'ont tuée dans l'estime, et la confiance de la nation. Paris subit le Deux-Décembre, comme il a accepté le 18 Brumaire, aussi impuissant à protéger les représentants de la France qu'il a été prompt à les outrager.

Au 4 septembre 1870, l'empire s'effondre sous le poids de ses fautes, de ses désastres ; ici encore se produit l'intervention malfaisante du peuple de Paris, qui envahit le Corps législatif, et imprime au nouveau gouvernement une allure révolutionnaire. Si les députés avaient pu délibérer tranquillement, l'Empire ne serait pas moins tombé, et ceux-ci auraient improvisé un pouvoir légal, légitime, qui eût réparé dans la mesure du possible les blessures faites à la patrie, préservé celle-ci de cette dictature de l'incapacité qui a aggravé les infortunes, et envenimé les plaies de la France. A peine l'Assemblée Nationale de 1871 a-t-elle liquidé le triste passé, et conclu une paix douloureuse, soudain surgit l'insurrection parisienne d u 18 Mars, la plus monstrueuse, la plus exécrable de toutes ; elle éclate, comme un coup de foudre, en pleine république, en pleine liberté, sous les yeux des armées prussiennes, contre le suffrage universel, contre la religion, contre la civilisation, contre la société. C'est l'insurrection du prolétariat armé, du matérialisme et du communisme le plus abject, du pillage et de l'assassinat, la contrefaçon de 1793, qu'elle parodie, dont elle égale et dépasse les forfaits. Pendant deux mois, soixante mille démagogues cosmopolites, une populace qui est au peuple, ce que la lie est au vin,. la gangrène à la chair, le corsaire, le forban au marin classé, font peser sur Paris une odieuse terreur, le pillent, le réquisitionnent, hurlent leurs infâmes décrets ils préludent par l'assassinat de deux généraux, ils finissent par le massacre des otages, des gendarmes, des prêtres, des magistrats, par l'incendie de la capitale. Comme toujours, Paris, pris de stupeur, s'est laissé faire L'Internationale, cette franc-maçonnerie du crime, a fait de cette ville le caravansérail des condottieri, l'égout collecteur de l'écume de l'Europe entière ; elle leur a donné, comme jadis les Césars à la plèbe romaine, du pain, du vin, a remplacé les jeux antiques par le pétrole et l'assassinat ; elle a pour idéal une immense cité soi-disant ouvrière, consommant sans produire, rançonnant pour vivre, soldée par le capital et par l'épargne du reste de la nation, une sorte de paradis de Mahomet où l'on pourrait boire et manger, se souiller sans fin de débauches aux frais des riches, de la France entière. C'est la ronde du sabbat, la nuit de Walpurgis de la démagogie triomphante. Les légendes, dit un admirable écrivain, M. Paul de Saint Victor, racontent que le démon, pour tenter les hommes, leur apparaissait d'abord sous la figure d'un ange de lumière, ou d'une femme resplendissante de beauté, mais qu'à bout de métamorphoses, il reprenait sa forme véritable, celle d'un chien immonde. La révolution démagogique, elle aussi, s'est présentée à la France, tantôt comme un tribun sublime, tantôt comme une divinité bienfaisante, ou sous les traits d'un enchanteur merveilleux prêt à changer le monde en Eden. Une dernière évocation l'a fait apparaître sous sa nature cynique et féroce. Elle est apparue dégouttante de sang, et la torche au poing. L'épreuve est consommée, le charme est rompu. Les peuples ne se laisseront plus tenter ni séduire par la faction des incendiaires et des assassins.

Oui, nous voulons l'espérer, ce dernier crime parisien a comblé la mesure, et l'Assemblée Nationale de 1871, comprenant la terrible leçon, a pour toujours fixé la résidence des Chambres à Versailles. Le parti révolutionnaire s'agite de nouveau ; il espère amener à composition les pouvoirs publics ; il sent bien que ses efforts sont paralysés, que pour lui le nœud gordien de la victoire est à Paris. Ce désir obstiné n'est-il pas un indice certain pour les conservateurs ; n'ont-ils pas le droit, le devoir de se méfier, de répondre aux radicaux : Timeo Danaos et dona ferentes ? Récapitulons un instant ces journées révolutionnaires et parisiennes qui se pressent les unes sur les autres comme les vagues de l'Océan en fureur ; rappelons-nous le 6 octobre 1789, le 17 juillet 1791, le 20 juin, le 10 août, le 2 septembre 1792, le 21 janvier, le 31 mai J793, le 9 thermidor 1794, le 12 germinal, le 1er prairial, le 13 vendémiaire 1795, le 18 fructidor 1797, le 24 février 1848, le 15 Mai, les journées de Juin et le 18 mars 1871 demandons-nous de bonne foi si la violence eût été maîtresse, la souveraineté nationale violée, si des maux, des pertes incalculables n'eussent pas été évités avec un gouvernement et des assemblées siégeant à Versailles ou dans une autre ville de province. N'oublions pas que les hommes les plus distingués de la Constituante, de la Législative, de la Convention elle-même et du Directoire ont fini par demander que les pouvoirs publics fussent avant tout éloignés de Paris ; ne nous laissons pas attendrir par de vaines considérations sentimentales ou par des arguments de commodité privée rappelons-nous que les précautions les plus minutieuses, les armées les mieux disciplinées, les plus fidèles n'ont servi de rien contre le peuple de Paris, que les gouvernements les plus solides, les plus sages, ont eux-mêmes des moments de vertige de défaillance, comme en 1830 et ou 1848, qu'il faut au nom de la France, les protéger, les sauvegarder contre ces crises fatales et ces funestes découragements. Et qu'on ne vienne pas objecter que la place du chef de l'État est au danger : rien de plus faux ; un généralissime doit se mettre à l'abri afin de surveiller, de diriger les opérations de son armée, et d'ailleurs un roi, un président n'est pas le roi, le président de Paris, mais celui, de la nation tout entière.

Les gouvernements qui s'établissent à Paris nous rappellent ce charmeur indien qui avait dans son panier une quantité de cobra-capels, de trygonocéphales, les serpents les plus dangereux de l'Asie, ceux dont la morsure donne la mort en quelques minutes. Il les magnétisait à volonté, les laissait s'enlacer autour de son corps, exécutait les tours les plus hardis avec une merveilleuse dextérité. Un original paria que tôt ou tard, le Robert Houdin asiatique périrait par le fait de ces terribles reptiles, et partout où celui-ci allait donner ses séances de prestidigitation, le parieur le suivait, s'attachant à ses pas, persuadé que sa prophétie se réaliserait. Cela dura plusieurs années, et le charmeur semblait défier le mauvais sort jeté sur lui, car son expérience et son habileté opéraient de véritables prodiges. Un jour cependant, soit qu'il eût oublié ses précautions habituelles, soit qu'un de ses serpents fût revenu subitement à son naturel sauvage, il fut mordu par lui et expira sur-le-champ. Ainsi du cobra-capel révolutionnaire parisien ; on peut le dompter une fois, dix fois, cent fois, mais il vient toujours un moment où la vigilance du dompteur s'endort, où celui-ci expie cruellement un instant de négligence.

L'air parisien est saturé d'émanations révolutionnaires et les Assemblées qui y siègent respirent comme -un parfum de révolte qui les enivre et les livre en proie aux suggestions les plus fatales. Paris n'a jamais su défendre non-seulement les droits, la vie de la France, mais sa propre existence il a toujours fallu que la France laborieuse et conservatrice vînt à son secours, l'empêchât de se perdre complètement et réparât ses folies. La France vis-à-vis de Paris nous représente assez bien un honnête homme, faible de cœur, animé d'excellentes intentions, qui entretient une splendide maîtresse, belle de tous les rayonnements de la matière et de l'esprit, mais capricieuse, frivole et cynique ; elle se livre souvent à d'indignes amants, comme une Messaline de bas étage, le trompe et le ruine ; l'honnête homme gémit et souffre longtemps en silence, mais voyant que sa Manon Lescaut est incorrigible, et qu'il y a en elle un fond de perversion innée, il finit par prendre un parti décisif, s'éloigne et l'abandonne à ses coups de tête.

Cette ville, toujours dans la bassesse ou dans l'oppression, également travaillée par sa liberté et par sa servitude, recevant toujours l'une et l'autre comme une tempête, avait dans son sein un peuple immense qui n'eut jamais que cette cruelle alternative de se donner des tyrans ou de l'être lui-même. Ce portrait de la Syracuse antique tracé par Montesquieu n'est-il pas celui du Paris de la révolution ? Ajoutons que le Parisien, véritable centaure moral, est pétri de contrastes, et sujet à des enthousiasmes foudroyants, à des retours subits ; il est ivre d'égalité et amoureux de distinctions ; il demande des lois pour les autres et n'en veut point pour lui ; sans cesse occupé à battre en brèche le pouvoir qu'il regrette aussitôt qu'il l'a renversé, très-superficiel, oublieux, badaud et ignorant, malgré ses prétentions d'esprit fort, sceptique et blasé, il se paye de mots et d'apparences, se grise de prétendus principes, se nourrit de chimères, et ne sait pas mesurer la distance qui sépare ses conceptions de la réalité. Il voit l'univers dans la France, la France dans Paris, Paris tout entier dans le salon, le club qu'il fréquente, dans l'atelier où il travaille. Inconséquent, fantasque, illogique, héroïque et faible, fanatique et indifférent, généreux et cruel, spirituel et sot, il est avant tout dénué absolument de sens politique il n'a pas de principes mais des sensations, et réalise le type du caméléon politique ; son esprit est comme un kaléidoscope où les images et les impressions se succèdent avec une étrange mobilité il est, en un mot, l'esclave de ses nerfs, de la passion et de l'instinct. C'est en pensant à lui que Laurent-Jan a écrit cette spirituelle et mordante définition : En supposant un vase qui, se jetant de lui-même d'un cinquième étage, s'étonnerait de se briser ; puis une fois raccommodé, se rejetterait de nouveau pour se rebriser, se rétonner, et recommencer toujours ainsi avec la même stupidité suivie de la même stupéfaction ;on peut se faire une idée à peu près exacte du bourgeois sous la face politique.

Au-dessous du Parisien, dans les bas-fonds et les cloaques de l'édifice social, se rencontre l'armée du mal, recrutée parmi les bohèmes, les journalistes déclassés, les membres de l'Internationale, les repris de justice, les assassins, les aventuriers et les malandrins de l'Europe entière. Cette armée, de 50 à 60.000 hommes environ, vouée fatalement à la violence et au crime, prête à tout pourvu qu'il s'agisse d'une mauvaise action, forme selon le mot d'un éminent publiciste, M. Maxime du Camp, une sorte de choléra social, qui fermente sans cesse à l'état latent, et qui en certains cas, envahit le reste de la population. Elle est l'instrument assuré des démagogues et des énergumènes ; c'est l'armée ignoble des Marat, des Robespierre, et c'est elle qu'on a vue à l'œuvre pendant la Commune de 1871 trop souvent, hélas ! elle a eu pour paravent, pour complice volontaire ou inconscient, le peuple de Paris, la garde nationale, qui formaient alors l'armée de la bêtise humaine.

Le commerce et l'industrie parisienne, ne sont, aucunement compromis, malgré que les chambres siègent hors de Paris ils sont au contraire garantis, car ils ont avant tout besoin d'ordre et de sécurité. Pour ne citer qu'un exemple, combien de faillites, de désastres financiers la Révolution de 1848 n'a-t-elle pas entraînés, et le commerce ne les aurait-il pas évités si le gouvernement avait eu sa résidence hors de Paris ? Cette ville restera la capitale du luxe, des arts, des sciences et des lettres, à condition qu'elle ne soit plus la capitale politique de la France. Il faut nous sauver et la sauver d'elle-même et de ses aberrations ; il faut qu'elle ne soit plus à nos yeux une sorte de Ville Sainte de la Révolution, une espèce de Mecque radicale que la nation en face d'elle ne soit pas comme ces fanatiques hindous qui se font écraser sous les roues du char qui porte l'idole de Jagrenat. Il faut que Paris ne nous fasse plus passer du Césarisme à l'anarchie, ces deux formes honteuses des décadences païennes, que la France ne soit plus soumise, comme une épave abandonnée, au flux et au reflux des révolutions, que l'imprévu, ce dieu démagogique, cesse d'être le dictateur de ce pays ; que notre société ne soit plus sans cesse haletante entre le despotisme d'un seul et le despotisme de tous. Il faut se rappeler que 1789 a depuis longtemps produit toutes ses conséquences légitimes, que Paris, c'est la démagogie, et que nous devons combattre celle-ci sans trêve et sans relâche. Il faut répudier le fatal héritage du jacobinisme, opter entre la liberté et la révolution, reconnaître qu'il ne suffit pas de proclamer des droits si on ne les garantit point, que jusqu'ici on a fait fausse route, qu'il y a eu souvent incompatibilité absolue entre les moyens et le but, entre la forme et le fond, entre l'instrument et l'idée qu'en un mot, l'Assemblée Nationale, en transférant le Parlement à Versailles, a la première rendu possible la fondation de la République elle-même, donné au pouvoir une base solide, assuré à la France le triomphe permanent de l'ordre avec le règne de la loi.