HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME TROISIÈME. — HISTOIRE DES SUCCESSEURS D'ALEXANDRE (ÉPIGONES)

LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE DEUXIÈME. — (227-221).

 

 

Cléomène roi à Sparte. — La première lutte contre les Achéens. — Bataille du Lycée. — Bataille de Leuctres (Ladocia). — Plan de Cléomène. — Réforme de Cléomène. — Discordes intérieures de la confédération. — Aratos négocie avec Antigone. — Bataille de l'Hécatombæon. — Les Achéens partisans de Cléomène. — Efforts contraires d'Aratos. — La guerre recommence. — Défection des villes achéennes. — Puissance dictatoriale d'Aratos. — Première campagne d'Antigone. — Alliance de Cléomène avec l'Égypte. — Séleucos contre l'Asie-Mineure. — Deuxième campagne d'Antigone. — Prise de Mégalopolis. — Soulèvement en Médie et en Perse. — Guerre en Cœlé-Syrie. — Antigone cède la Carie. — Troisième campagne d'Antigone. — Bataille de Sellasie. — La restauration à Sparte. — L'unité de la Grèce. — Cléomène en Égypte. — Conclusion.

Ce furent deux belles années pour Sparte, lorsque la jeunesse laconienne, le roi Agis à sa tête, entreprit avec une joyeuse confiance de rétablir l'antique splendeur de la patrie. C'est à cette époque d'enthousiasme qu'appartiennent les premières années de la jeunesse de Cléomène, et toute sa vie témoigne que les impressions au milieu desquelles il avait grandi restèrent profondément gravées dans son âme. C'était son père Léonidas qui avait, étouffé le mouvement et fait subir à Agis le sort le plus terrible ; il avait forcé la jeune veuve d'Agis, Agiatis, qui ne put l'émouvoir par ses supplications, à épouser son fils, et c'est ainsi que le petit garçon qu'elle avait donné à Agis et qui portait peut-être le nom royal de la maison des Proclides vint s'asseoir au foyer du jeune homme. Le souvenir du mort, de ses desseins et de ses espérances, fut le premier lien qui unit par le cœur ceux qu'avait rassemblés la violence ; avec Agiatis et avec sa noble mère Cratésiclée, Cléomène déplora le nouvel abaissement de Sparte, plus profond encore qu'auparavant, et qui était l'œuvre de son père. Sous le gouvernement de Léonidas et de ses amis, les anciens abus se multipliaient en toute sécurité ; la débauche, la licence, la rapacité des riches, la domination des femmes étaient pires que jamais ; l'égalité constitutionnelle des citoyens, l'ancienne communauté des exercices et des repas, l'époque héroïque de Sparte, c'étaient là des souvenirs qu'on n'avait pas le droit de rappeler, même d'un mot. Mais ces souvenirs vivaient dans l'âme de Cléomène ; si la masse de la population avait été d'autant plus profondément abaissée par la vaine tentative d'Agis et avait cessé d'espérer, l'enthousiasme de ces années-là n'avait pas cessé d'animer la jeunesse. A Sparte vivait alors un ancien disciple de Zénon, Sphæros, né sur les rives du Borysthène ; les titres de ses écrits : Lycurgue et Socrate, sur la Royauté, sur la constitution de Sparte[1], témoignent de la direction qu'avaient prise ses études : c'est autour du viril enseignement de ce stoïcien que se groupaient les éphèbes de Sparte, et celui qu'il s'attacha avant tous les autres fut le magnanime fils du roi. Sphæros enflamma encore davantage en lui le désir de faire de grandes choses.

Les sentiments intimes de Cléomène offraient donc le plus frappant contraste avec les actions et les vues de ce père que les devoirs les plus sacrés lui commandaient d'honorer ; on comprend comment put se développer en lui cette espèce d'amertume concentrée que plus tard même le sourire de la fortune n'a pu effacer. C'est par l'effet d'une violente tension des forces morales que le caractère de Cléomène devint ce qu'il fut : on vit rarement un tempérament plus vif et plus passionné gouverné par une volonté plus puissante, des aspirations plus hardies dirigées par une réflexion plus froide. Ce fut sa force morale qui justifia la hardiesse de ses efforts.

Léonidas mourut. Avec quelle ardeur Cléomène, désormais roi de Sparte, brûlait de commencer la grande œuvre qu'il avait depuis longtemps méditée ! Il eut assez de force sur lui-même pour refouler ce désir pendant des années encore ; avec circonspection, peu à peu, avec la plus grande prudence, il prépara l'exécution de ses plans. Il avait dû reconnaître qu'on ne pouvait plus sauver Sparte par les moyens dont Agis avait fait l'essai : c'est en vain qu'Agis avait compté sur la puissante sympathie de la masse qu'il avait affranchie et élevée ; elle avait vu sa chute avec indifférence. Pour atteindre le but, il fallait briser l'autorité des éphores, en qui l'oligarchie trouvait constamment un appui. S'il parvenait à régénérer Sparte, Sparte à son tour était appelée, comme au temps passé, à se mettre à la tête de la race grecque et serait assez forte pour la représenter envers et contre toute puissance étrangère. La restauration intérieure de Sparte, l'union de la Grèce sous l'hégémonie spartiate, tels étaient les buts élevés auxquels aspirait Cléomène. Pour y arriver, il devait chercher à conquérir dans Sparte une situation personnelle telle que la royauté ne la donnait plus. Il pouvait compter sur le dévouement des pauvres et de tous ceux qui étaient privés des droits politiques, mais ils ne lui donneraient pas ce qui lui était nécessaire ; il devait se créer, contre le pouvoir de fait que possédait l'oligarchie, une puissance qui serait enchaînée à sa personne, à sa volonté ; il fallait qu'une autorité militaire devînt le fondement de sa réforme, et d'ailleurs l'établissement et la constitution de l'État dorien à l'origine n'avait pas eu d'autre base. Les pouvoirs oligarchiques existants devaient eux-mêmes lui donner le droit et les moyens de se créer cette autorité : il fallait les tromper sur ses intentions, jusqu'au moment où il serait certain de la posséder. Aussi Cléomène commença prudemment, pas à pas, à engager l'État dans des complications qui rendirent nécessaire une longue suite de combats.

L'adversaire le plus immédiat ne pouvait être que la confédération achéenne. C'est à bon droit que le Mégalopolitain Lydiade avait, en sa qualité de stratège, réclamé la guerre contre Sparte ; il devinait l'avenir qui se préparait déjà dans cette ville. Mais il ne put l'emporter sur Aratos ; Aratos aima mieux laisser tranquillement passer aux Étoliens Mantinée qu'on venait à peine de gagner, et les Tégéates et les Orchoméniens entrer dans leur Ligue. On ne comprend pas que les mesures prises dans le sud de la Thessalie n'aient pas ouvert les yeux à Aratos ; il ne voulait sans doute pas s'avouer la transformation qui s'opérait dans les dispositions de la Ligue rivale et dans la situation des partis en Étolie, et il croyait avoir entièrement gagné de nouveau les Étoliens à ses intérêts en leur faisant en Arcadie une grande concession. Mais la faiblesse, la timidité que montrait alors si évidemment la politique d'Aratos étaient tout ce qu'il y avait de plus propre à affaiblir le parti qui lui était favorable dans la Ligue étolienne. Pourquoi Aratos n'avait-il pas fait entrer Athènes dans la confédération ? Pourquoi ne s'était-il pas jeté sur Thèbes pendant que les Étoliens s'établissaient en Thessalie ? Quand on vit qu'il laissait les villes situées à l'est de l'Arcadie se détacher de l'Achaïe et se tourner vers les Étoliens, son crédit déjà ébranlé ne put que s'amoindrir encore. Ainsi naquit un plan que Polybe expose dans sa brutale simplicité, en laissant de côté les facteurs intermédiaires. Les Étoliens, dit-il, virent avec quelle rapidité Antigone avait pourvu à la sécurité de la Macédoine[2] ; ils supposèrent comme certain que la Macédoine n'avait pas oublié la prise de l'Acrocorinthe par les Achéens ; ils espérèrent, en s'unissant avec Antigone et Cléomène, vaincre facilement les Achéens et procéder ensuite au partage de leur territoire. On peut admettre d'une façon certaine qu'Antigone rejeta ce projet comme inexécutable, du moins pour le moment, non seulement parce qu'il entreprenait alors son expédition de Carie, mais plutôt parce qu'il ne voulait pas se lier les mains et devancer les complications qu'il entrevoyait déjà dans le Péloponnèse, complications qui devaient lui donner de tout autres avantages. Cependant, à cet instant même, à ce que dit Polybe, Sparte s'emparait soudain et par violence des trois villes arcadiennes, sans que les Étoliens, toujours prêts à saisir le moindre prétexte de représailles, élevassent même une protestation ; bien plus, ils reconnurent formellement cette prise de possession et furent satisfaits de voir Sparte se fortifier davantage pour la lutte contre les Achéens. On est en droit de supposer que cette occupation n'eut pas lieu sans un arrangement préalable avec les villes elles-mêmes : elle dut être inattendue pour les Étoliens, malgré leur approbation ultérieure ; s'il en était autrement, Polybe n'aurait pas manqué de le faire entendre. Cette acquisition étendait le domaine de Sparte et le poussait soudain en avant, fort avant dans le territoire de la Ligue achéenne ; celle-ci dut s'apercevoir qu'elle était menacée de la façon la plus inquiétante. Le péril fut reconnu dans une délibération des chefs de la Ligue, et on décida, non pas de commencer la guerre, mais de s'opposer désormais à toute extension de Sparte[3].

Sur la frontière de la Laconie et du territoire de Mégalopolis, au pied de la montagne et dominant la route qui unit les deux pays, est située la petite ville de Belmina, dont la possession avait été longtemps un sujet de querelle entre les Mégalopolitains et les Spartiates[4]. Il devait être facile de persuader aux éphores que la délibération d'Ægion serait suivie d'un mouvement quelconque contre les trois villes arcadiennes, et qu'il était nécessaire de s'assurer du point qui commande la route de Laconie avant l'ouverture des hostilités. Les éphores donnèrent donc au roi Cléomène l'ordre de prendre la ville, qui avait autrefois et incontestablement appartenu à la Laconie. Cléomène prit la ville et fortifia l'Athénæon, qui en est voisin. C'était au commencement de l'année 228, avant que la neuvième stratégie d'Aratos ne fût terminée[5]. Aratos se tut. Il avait noué de secrètes négociations avec Tégée et Orchomène ; il s'approcha de ces deux villes pendant la nuit, pour les recevoir l'une et l'autre des mains des traîtres ; mais ceux-ci perdirent courage et le stratège se retira sans avoir rien fait. II pensait que cette opération resterait inaperçue, mais Cléomène demanda des explications sur cette marche nocturne des Achéens. Aratos répondit qu'il marchait contre Belmina pour empêcher les travaux de fortification, explication dont Cléomène découvrit suffisamment l'ambiguïté en répliquant : A quoi bon, en ce cas, les échelles d'assaut et les torches ? Aratos semblait vouloir éviter la guerre, et les éphores, contents d'avoir pris cette place frontière, donnèrent à Cléomène, qui campait en Arcadie avec 300 hommes et quelques cavaliers, l'ordre de revenir. Mais à peine le roi était-il parti qu'Aratos s'emparait de Caphyæ, à l'extrémité occidentale du marais d'Orchomène. Les éphores firent rebrousser chemin à Cléomène, qui prit Méthydrion, au sud de Caphyæ, et fit une incursion sur le territoire de l'Argolide ; on ne pouvait conserver plus longtemps une paix apparente[6].

La nouvelle élection qui eut lieu au printemps de 228 avait mis à la tête de la Ligue l'ancien tyran d'Argos, Aristomachos. Il semble qu'à la nouvelle de ;l'attaque de Cléomène, on ait, après les délibérations préliminaires d'usage, convoqué en conseil fédéral la communauté achéenne et résolu la guerre contre Sparte[7]. Aratos se trouvait à Athènes : Aristomachos l'invita à revenir pour entreprendre avec lui l'invasion de la Laconie, qui devait avoir lieu immédiatement. Aratos s'efforça de toutes façons de l'en détourner ; il n'y réussit pas. Il revint donc pour entrer avec lui en campagne, et les Achéens, forts de 20.000 hommes d'infanterie et de 1.000 cavaliers, s'avancèrent contre Pallantion, tout près de la frontière de Laconie, plus près encore de celle de Tégée. Cléomène y courut ; il n'avait avec lui que 5.000 hommes, mais son armée et lui brûlaient du désir de se mesurer avec l'ennemi, même supérieur en nombre. En présence d'un pareil ennemi, Aratos crut qu'il ne fallait pas en venir à une bataille ; il fit donner l'ordre de la retraite. Les Achéens manifestèrent tout haut leur mécontentement : Cléomène avait, sans combat, remporté plus qu'une victoire[8].

Nous n'avons aucun renseignement sur ce qui se passa jusqu'à l'élection du stratège suivant, mais il dut régner dans la confédération une émotion assez vive ; elle renfermait des éléments excellents, mais une pareille direction était faite pour la démoraliser, et sa constitution ne permettait même pas à l'opinion, qui devait être, dans les grandes villes surtout, tout à fait hostile à Aratos, de se soulever efficacement contre lui. Lydiade l'accusa, mais vainement, et, aux élections du printemps de 227, les intrigues électorales d'Aratos firent échouer le noble Mégalopolitain c'est Aratos qui fut élu[9].

Nous voyons, très peu de temps après, Aratos revenir avec l'armée achéenne d'une expédition contre Élis. Les Étoliens n'ont prêté aucun appui à leurs vieux alliés. Aratos n'avait-il voulu que faire du butin ? Ou avait-il essayé de forcer les habitants d'Élis à entrer dans la Ligue ? Cléomène accourut au secours de la ville menacée ; il atteignit les Achéens qui revenaient déjà au pied du Lycée, sur le territoire de Mégalopolis. Il les dispersa sans trop de peine ; un grand nombre d'entre eux furent tués ou faits prisonniers, et l'on répandit le bruit qu'Aratos était resté parmi les morts[10]. Il s'était enfui ; il erra durant toute la nuit ; puis les fugitifs se rallièrent autour de lui, et il courut avec eux tenter sur Mantinée un coup de main qui réussit complètement et qui fit l'étonnement de la Grèce. La ville ne fut pas pillée, elle fut de nouveau admise dans la Ligue ; mais un changement intérieur de grande importance se produisit avant son admission. Les métèques de la ville furent reconnus citoyens ; ce fut ainsi qu'on forma dans la ville un parti dévoué à la confédération ; on y mit une garnison d'Achéens et de mercenaires pour en assurer la défense[11].

L'oligarchie spartiate avait déjà montré l'année précédente, par le rappel de Cléomène, qu'elle se tenait sur ses gardes vis-à-vis de lui. Avait-elle jamais pu croire que le fils de Léonidas lui serait dévoué, à elle et à ses intérêts ? Toute sa vie extérieure, qui faisait le plus frappant contraste avec le luxe des oligarques, ses liaisons avec Sphæros, avec la jeunesse qui pratiquait ainsi que lui les vieux :usages spartiates, tout cela ne pouvait guère passer pour un engouement sans conséquence. Une force militaire, composée d'indigènes et de mercenaires, se formait déjà autour de Cléomène et lui était complètement dévouée ; c'est vers lui que devaient se tourner les espérances des opprimés ; le souvenir d'Agis n'était pas encore effacé et rappelait aux gens appauvris, déchus de leurs droits, couverts de dettes, comme aux périèques et aux hilotes, qu'un changement soudain de toutes choses était encore possible. Plus Cléomène, déjà l'homme du peuple, se couvrait de gloire dans les combats, plus ce mouvement de la masse, qu'il dominait avec une énergie à la fois si ferme et si calme, devenait menaçant. L'oligarchie ne pouvait avoir aucune confiance dans le jeune roi. Pourquoi ne s'est-elle pas débarrassée de lui ? C'est qu'il était indispensable : qui aurait conduit la guerre contre les Achéens ? On recrutait contre eux des troupes nombreuses de mercenaires, mais la foule qui s'agitait à Sparte même faisait craindre aussi les dernières extrémités ; sans Cléomène, la ville devenait la proie de la démocratie fédérale. La politique de l'oligarchie devait donc consister à se servir du roi, mais à l'entraver constamment. La chute de Mantinée fournit pour cela une occasion des plus opportunes : on déclara la perte plus grande qu'elle ne l'était réellement ; les éphores, à ce qu'il semble, conclurent un armistice avec les Achéens[12] et rappelèrent Cléomène à Sparte. Le jeune Eurydamidas, fils d'Agis, venait de mourir, empoisonné, disait-on, par les éphores ; un bruit absurde attribue cette mort à Cléomène[13]. Celui-ci invita le frère d'Agis, Archidamos, qui vivait en exil dans la Messénie, à revenir à Sparte et à prendre la royauté qui lui revenait. Phylarque, l'admirateur passionné du roi, prétend que Cléomène espérait ainsi, avec une royauté replacée sur ses bases constitutionnelles, combattre avec d'autant plus d'énergie la puissance des éphores. Mais s'il est vrai, comme dit Polybe, qu'Archidamos n'accepta l'offre de Cléomène qu'après une convention formelle[14], on peut en conclure que la situation de Cléomène n'était pas encore dégagée de toute équivoque. Cependant le retour d'Archidamos était extrêmement menaçant pour l'oligarchie : elle avait assassiné son frère ; elle l'avait contraint lui-même à prendre la fuite[15], elle avait des motifs de craindre sa vengeance ; aussi, à peine fut-il rentré à Sparte qu'il fut assassiné à son tour. Selon le témoignage de Phylarque, Cléomène n'eut aucune part au meurtre ; selon Polybe, c'est lui qui l'a provoqué ; selon d'autres, il a, sur le conseil de ses amis, abandonné et livré Archidamos[16]. Il n'est plus possible de déterminer la vérité avec certitude ; mais le rappel d'Archidamos jette sur la conduite de Cléomène un jour équivoque, et on se sera volontiers servi de cet argument contre lui parmi ses adversaires, surtout dans la confédération. Pourtant, s'il avait voulu se débarrasser d'Archidamos, il n'aurait pas employé cette ruse misérable ; et même, s'il avait voulu faire exécuter le meurtre par les oligarques, il aurait pu tout aussi bien les décider à envoyer leurs assassins en Messénie. On voit très bien que le meurtre d'Archidamos n'était désirable à aucun égard pour Cléomène : ce prince ne pouvait devenir un péril, tant que la lutte serait engagée contre les oligarques ; Cléomène était même sûr de son appui le plus actif dans ce conflit. Peut-être se crut-il assez influent pour faire prévaloir le bon droit d'Archidamos ; en le rappelant, il prenait ouvertement l'offensive et portait un premier coup à l'oligarchie. Mais elle possédait encore l'autorité ; si elle avait résolu de s'en servir contre Archidamos, Cléomène n'avait qu'un moyen de le sauver, la Révolution. Mais avait-il chance de faire aboutir cette Révolution ? Devait-il appeler aux armes la masse de la population qui dépendait à tant d'égards des riches, ses patrons et ses créanciers ? Devait-il, sous les yeux des éphores qui n'avaient besoin que de faire un signe pour le mettre à mort, lui aussi, devait-il exciter un mouvement dont le résultat ne ferait, même en cas de succès, qu'amener un désordre incalculable et déranger précisément ce qu'il avait reconnu comme son but ? Certes, pour atteindre ce but, il aurait lui-même et de sang-froid enfoncé le poignard dans le cœur d'Archidamos, s'il avait reconnu la nécessité d'une pareille action ; il ne pouvait donc pas, pour sauver ou venger Archidamos, abandonner le but auquel il tendait. Son heure n'était pas encore venue : les oligarques exigèrent le meurtre ; Cléomène fit ce sacrifice, quoi qu'il lui en coûtât ; il laissa même croire qu'il avait trempé dans la trahison ; il consentit à paraître complice du crime de l'oligarchie. Elle, de son côté, crut sans doute s'assurer entièrement de lui en le laissant régner seul, par suite de l'extinction de la maison royale des Proclides. Mais Cléomène n'entendait profiter de sa situation que pour hâter l'acte décisif. Le meurtre d'Archidamos et les concessions qu'avaient faites les oligarques avaient montré à nu leur faiblesse ; le roi réussit encore par la corruption à les diviser entre eux. Sa mère Cratésiclée, confidente de ses plans, se servit de son influence personnelle et de ses richesses pour tranquilliser les timides et gagner les indécis ; sur le désir de son fils, elle se remaria avec un Spartiate qui était par son crédit et sa fortune un personnage important, Mégistonus, et qui devint entièrement dévoué aux intérêts de Cléomène. Enfin, grâce à l'argent semé à profusion parmi les éphores, le jeune roi reçut l'ordre de continuer la guerre. On était à peu près dans l'automne de 227.

Le roi se tourna contre le territoire de Mégalopolis et s'empara de Leuctres[17], localité autrefois spartiate et située à deux lieues au sud de la ville. Cependant le stratège Aratos était accouru avec l'armée achéenne pour défendre Mégalopolis. Cléomène marcha à sa rencontre jusqu'à quelques stades au sud de la ville ; il semblait chercher une rencontre décisive. Aratos, au contraire, paraissait l'éviter : il n'avait plus une masse de troupes trois ou quatre fois plus considérable à mener contre l'ennemi ; il craignait la fougue irrésistible du téméraire Spartiate ; c'est en vain que les Mégalopolitains demandèrent la bataille. Cependant les Achéens brûlaient du désir de sauver l'honneur de leurs armes. Une attaque des troupes légères eut un complet succès ; elles refoulèrent les bataillons ennemis qui leur furent opposés et les poursuivirent jusque dans leur camp ; un mouvement en avant de toutes les forces achéennes avait toutes les chances d'aboutir à une victoire. La phalange &ébranla, mais à peine avait-elle atteint la ligne ennemie.'qu'Aratos commanda de s'arrêter devant une dépression de terrain ; il avait maintenant une position solide. Lydiade était hors de lui ; ses prières, sa colère furent inutiles. Il se résolut alors à conquérir, à ses risques et périls, la victoire déjà à demi gagnée. Il rassembla promptement la cavalerie autour de lui, et, après lui avoir fait une petite allocution pleine d'enthousiasme, il se jeta sur l'aile droite de l'ennemi qu'il refoula. Il gagnait de plus en plus de terrain, mais, entraîné par la poursuite, il arriva à un endroit planté de vignes et clos de murs ; un fossé qui se trouvait là donna l'occasion à l'ennemi de repousser à son tour, avec une vivacité sans cesse croissante, la cavalerie achéenne dispersée et arrêtée par cet obstacle. Cléomène envoya ses Tarentins, ses Crétois[18] ; une lutte violente s'engagea, et Aratos restait toujours tranquillement à l'abri de sa position. Enfin Lydiade tomba blessé à mort ; ses cavaliers tournèrent bride ; les ennemis les poursuivirent en poussant des cris de joie ; les fuyards jetèrent le désordre dans les lignes de l'infanterie ; bientôt la-confusion fut générale et la défaite complète. Un grand nombre de morts couvraient ce lugubre champ de bataille, qui s'étendait jusqu'aux portes de la ville. Mégalopolis avait perdu son meilleur guerrier ; mais Cléomène honora Lydiade et s'honora lui-même en se faisant amener le cadavre de son adversaire, qu'il couvrit de pourpre, para d'une couronne et renvoya ainsi, en une procession solennelle, aux portes de sa ville natale[19].

Cette défaite, cette mort arrachèrent enfin la confédération à son aveuglement. L'exaspération contre Aratos éclata partout ; on répéta qu'il avait, de dessein prémédité, abandonné Lydiade ; que son envie avait changé en un honteux désastre un combat où l'on était sûr de la victoire. Oh n'écouta plus ses ordres ; on le força à retourner dans sa patrie ; une assemblée de la Ligue, tenue à Ægion, résolut de lui enlever les subsides nécessaires à la continuation de la guerre. Que lui restait-il, après de pareils incidents, sinon à déposer le sceau de la confédération, à abdiquer la stratégie ? Il le voulait aussi, puis il réfléchit ; enfin il trouva qu'il valait mieux rester stratège[20], résolution qui n'aurait pas été possible, s'il n'y avait pas eu dans la Ligue un grand parti prépondérant en vertu de la constitution et qui permettait à Aratos de braver l'opinion publique, ou même qui l'y conviait. Quelles dissensions intérieures ne durent pas alors se propager dans la Ligue ! A ce moment si difficile, et alors qu'elle aurait eu besoin de la plus inébranlable union, elle était comme paralysée ; on devait ressentir avec la plus vive amertume l'insuffisance lamentable de sa constitution ; elle n'offrait plus ni protection ni égalité de droits ; son prestige n'était plus. Et elle devait tomber plus bas encore ; elle devait courir de plus douloureux périls ; elle devait enfin être comme trahie par Aratos[21].

La situation était bien différente à Sparte. Il est vrai que l'opposition des partis on des intérêts n'y était pas moins vive : d'une part, la masse des gens tombés dans l'indigence, privés de leurs droits, dépossédés ; d'autre part, l'oligarchie qui tenait en son pouvoir la Gérousie, l'éphorat, bref, une autorité absolue, de laquelle la royauté même dépendait entièrement. Mais Cléomène avait résolu de délivrer cette royauté des chaînes de l'oligarchie ; il était sûr de l'armée, et assez hardi pour mener à bonne fin et achever avec vigueur ce qu'il avait déjà commencé. C'est après la victoire de Mégalopolis qu'il se mit à l'œuvre. Il s'entretint avec Mégistonus, et tous deux convinrent qu'il fallait abolir l'éphorat, faire une distribution de terres, régénérer Sparte et la fonder pour ainsi dire à nouveau, lui rendre l'hégémonie de la Grèce. Deux ou trois amis furent admis dans le secret[22]. Nous ne pouvons plus, il est vrai, reconnaître dans les documents ce qui détermina Cléomène à choisir précisément ce moment. Ce n'était pas, à coup sûr, par égard pour certaines alliances politiques, que Cléomène ne recherchait pas et qui ne furent elles-mêmes que le résultat des complications ultérieures. Peut-être fut-il décidé par la situation intérieure. L'oligarchie avait-elle pu voir sans soupçon, sans prendre aucune mesure, la transformation manifeste de l'opinion publique ? Chaque nouvelle victoire de Cléomène ne devait-elle pas augmenter la méfiance qu'il excitait ? Les promesses qu'il avait obtenues des uns et des autres. à force de présents, pouvaient-elles le tranquilliser autrement que pour un instant ? Mais ici les textes nous abandonnent entièrement ; ils ne font que rapporter des détails insignifiants et en partie faux. Selon l'ancien usage, un des éphores aurait dormi dans le sanctuaire de Pasiphaé ; il avait vu en songe quatre des cinq sièges des éphores renversés et entendu une voix qui disait qu'ainsi tout irait mieux à Sparte ; il avait ensuite raconté son rêve au roi. Cléomène, craignant que son plan ne fût trahi, qu'on ne le mît lui-même à l'épreuve, aurait sondé l'éphore et se serait persuadé de sa véracité. Aussitôt il se serait mis de nouveau en campagne ; il aurait emmené avec lui surtout ceux qu'il supposait contraires à ses desseins ; il aurait enlevé aux Achéens Héra sur les frontières de l'Élide, puis Asea sur celle de l'Argolide ; il aurait mis des approvisionnements dans Orchomène, alors en danger ; il aurait assiégé Mantinée ; bref, par tant de marches et de contre-marches, il aurait mis les Spartiates sur les dents, puis, comme ils le priaient de leur accorder enfin du repos, il leur aurait permis de rester en Arcadie, pour retourner lui-même à Sparte et entreprendre avec les mercenaires l'acte décisif[23]. L'étrangeté de ce récit est manifeste ; et, si enthousiasmé pour Cléomène que soit l'auteur d'où il provient incontestablement, on reconnaît néanmoins ici encore son incapacité à mettre en relief l'enchaînement réel des faits, ou en tout cas sa manière, qui consiste à parler à l'imagination en ne donnant que des motifs superficiels et tout en dehors. La partie da récit relative à Orchomène contient probablement une allusion au fait essentiel. Aratos et ses partisans devaient employer ;tous les moyens pour laver à tout prix la honte de Mégalopolis. Le stratège avait réussi à surprendre un détachement de Spartiates dans le voisinage d'Orchomène ; à ce qu'il semble, c'est aux Mémoires d'Aratos qu'aurait été empruntée la mention des trois cents ennemis tués dans cette rencontre et de la captivité de Mégistonus[24]. Si Orchomène a été approvisionnée, c'est que cette ville courait un péril sérieux ; le combat dont parle Plutarque a pu anéantir la troupe de Spartiates qui couvrait le pays, ou du moins cette troupe a pu être refoulée dans la ville, et Mantinée, une fois au pouvoir des Achéens, lui coupait ses communications directes avec la cité. Cléomène, en s'emparant de-villes appartenant à la confédération, cherchait donc peut-être à attirer Aratos loin d'Orchomène. Mais l'éloignement du roi et la captivité de Mégistonus doivent avoir hâté chez les oligarques de Sparte l'éclosion de résolutions dangereuses, et, pour les mettre à exécution, ils auront décidé les éphores à user de leurs pouvoirs officiels. C'est la seule façon de s'expliquer l'acte de violence accompli par Cléomène.

Il s'était, avec ses mercenaires, séparé du reste de l'armée ; il marcha sur Sparte. Près de la ville, il envoya en avant Euryclidas porter aux éphores réunis dans le Syssition des nouvelles de l'armée. Théricion, Phœbis, et deux mothaques (fils d'hilotes) qui avaient été élevés avec le roi, le suivaient avec une petite troupe. Ils pénétrèrent dans le Syssition, se précipitèrent sur les éphores et les abattirent sur place ; un seul, qui gisait comme mort, recueillit ses forces, se releva et se réfugia dans le temple de la Crainte. Parmi ceux qui coururent au secours des éphores, dix environ trouvèrent la mort ; les autres, qui prirent la fuite et quittèrent la ville, ne furent pas poursuivis. La nuit se passa ainsi ; le lendemain matin, Cléomène proscrivit quatre-vingts membres de l'oligarchie, renversa les sièges des éphores, excepté un seul, celui qu'il réservait pour lui-même en qualité de roi, et convoqua une assemblée du peuple pour se justifier de ses actes, démontrer l'usurpation des éphores et annoncer un nouveau partage des biens, l'extinction des dettes, une nouvelle organisation de la bourgeoisie[25].

Le pas décisif était donc fait. Polybe, qui, bien que défavorable à Cléomène, en sa qualité d'Achéen, ne peut cependant refuser sa plus haute estime aux qualités élevées du prince, le désigne sous le nom de tyran[26]. Et en effet, ce fut par des moyens absolument violents que Cléomène commença et poursuivit cette révolution. Il ne pouvait faire autrement. Agis avait cru pouvoir opérer la réforme de Sparte par l'éphorat ; ce fut sa ruine. Cléomène renversa l'éphorat par la force militaire dont il disposait ; il détruisit l'oligarchie ; il rendit à la royauté une puissance absolue, qui devait lui sembler antique et vraiment spartiate et qui pourtant ne faisait que reproduire, sous une forme, il est vrai très pure et très noble, les principes de la royauté tels que les avait développés l'époque récente. Il est extrêmement significatif que le stoïcien Sphæros, d'après les historiens, l'ait assisté dans ses efforts. La prédominance étroite de l'idée de l'État, qui absorbait tous les autres aspects de la vie, était sans doute depuis longtemps un trait caractéristique de l'État spartiate : mais, depuis Philippe et Alexandre, les monarchies avaient cherché aussi à réaliser dans leur évolution — en l'altérant, il est vrai, de bien des façons — cette idée de l'État que les théoriciens mettaient de plus en plus en évidence. A Sparte, elle se présenta sous le nom d'un rétablissement du bon vieux droit, incarnée dans une personnalité extraordinaire et sous sa forme la plus complète, on pourrait dire, avec la pureté du cristal. L'État fut renouvelé d'une façon rationnelle ; tous les éléments individualistes qui s'étaient attachés à lui dans le cours des temps et qui avaient déjà été ébranlés par la tentative d'Agis furent éliminés : une forme fut créée qui devait exprimer l'idée de l'État, et uniquement, :celle-là Seulement, ce que cette forme recouvrait, la culture, les préoccupations, les privilèges de la nouvelle bourgeoisie, tout cela était entièrement nouveau.

Telle est du moins l'opinion qu'il faut tirer des documents malheureusement si rares relatifs à la constitution de Cléomène. Il y a surtout deux points qui se présentent comme essentiels et qui recommandent cette vue générale. Cléomène laissa subsister un des sièges des éphores, pour l'occuper lui-même ; par là il revendiquait pour la royauté le pouvoir absolu qu'avaient exercé ces magistrats, le droit de punir qui ils voulaient, comme dit un ancien écrivain, une autorité pleine et entière sur tous les fonctionnaires, la faculté de décider de la paix ou de la guerre, le pouvoir exécutif dans la mesure la plus étendue[27]. Puis, nous dit-on, il abolit l'autorité de la Gérousie et convoqua à sa place des patronomes[28]. Ce fait a paru douteux, Cléomène, qui a cherché partout à rétablir l'ancienne constitution, n'aurait pas, ce semble, abandonné cette antique institution véritablement spartiate. Mais dans l'époque suivante il y a des patronomes à Sparte, et un témoignage formel rapporte leur fondation à Cléomène. On ne peut exactement déterminer leurs pouvoirs, mais, s'ils ont remplacé nominalement la puissance bridée de la Gérousie, il s'ensuit que leurs pouvoirs étaient infiniment moindres ; il semble que Cléomène ait cherché à effacer tout degré intermédiaire entre la royauté et le peuple, et l'on peut penser que cette idée était, elle aussi, empruntée à l'esprit de l'ancienne constitution spartiate, telle qu'on la concevait à cette époque. Sparte, en effet, était originairement une royauté militaire, telle que l'époque récente l'avait de nouveau montrée dans tant de royaumes si merveilleusement improvisés. Un conseil de vieillards, et, pour ainsi dire, un conseil de' guerre entourant la royauté pouvait paraître chose logique, mais il ne fallait pas lui concéder une puissance absolue ; il fallait que la souveraineté fût représentée par la réunion de la royauté avec la communauté des citoyens obligés au service militaire. On retrouve là une vieille forme hellénique qui se répétait sous ses traits essentiels en Macédoine et dans tous les États fondés par les Macédoniens.

Les autres renseignements que nous possédons sont tout à fait insuffisants. Il est clair qu'il y eut, sous une forme quelconque, un amortissement des dettes. Tous les biens furent de nouveau partagés ; des lots furent assignés même aux proscrits ; lorsque le nouvel ordre de choses serait assuré, ils pourraient revenir dans la ville ; mais on ne dit pas si, et dans quelles limites, il fut pourvu au sort des périèques. Ensuite, Cléomène compléta la bourgeoisie par des périèques, de sorte que l'armée spartiate se composa désormais de 4.000 hoplites[29] ; il les arma, selon la mode macédonienne, de la longue sarisse, et non plus de la pique. Ainsi disparut le dernier reste de la vieille mora spartiate devant la masse puissante de la phalange. Il n'est guère douteux que, parallèlement à la réorganisation de la bourgeoisie, il n'ait été fait une nouvelle division du peuple, une division topographique. La Laconie se trouve après cette époque divisée en cinq cercles ; au lieu des trois races de l'ancienne Sparte, ce fut la division territoriale du pays qui devint le fondement de tous les rapports politiques[30]. Partout, on le voit, cette royauté s'entoure de formes qui ont quelque chose de démocratique ; mais cette démocratie n'est pas celle de l'ancien temps, c'est une autre démocratie assise sur des bases rationnelles.

Ensuite on s'occupa spécialement de l'éducation de la jeunesse : on la remit, avec l'aide de Sphæros, sur le pied antique ; les exercices et les repas en commun furent rétablis. Enfin, pour ne pas blesser les esprits par ce nom de pouvoir unique et absolu, Cléomène aurait, dit-on, nommé son frère Euclidas deuxième roi. C'était ou une inconséquence commise par égard pour une habitude déjà existante, ou une adaptation apparente du nouveau régime à l'ancien, ou l'indice d'une conception particulière et pour ainsi dire abstraite de la royauté. Il faut ajouter, pour la caractériser encore, que Cléomène, bien éloigné de la brillante représentation et de la majesté affectée et solennelle qui étaient de règle dans les empires des successeurs d'Alexandre, n'avait ni cabinet ni cour et paraissait dans sa simplicité de soldat, comme s'il n'était pour ainsi dire que le gérant de la fonction royale[31]. Il recevait tout le monde dans son accoutrement ordinaire, libre dans ses allures, ouvert dans sa conversation ; lorsqu'il voyait auprès de lui des étrangers ou des ambassadeurs, il faisait ajouter au repas habituel des Spartiates quelques plats un peu meilleurs ; il ne fallait pas trop laconiser, disait-il, devant les étrangers[32]. Polybe dit même qu'il a été le plus aimable et le plus séduisant des particuliers[33] ; que la grâce un peu âpre de son entretien, la sincérité libre et hardie de toute sa personne étaient irrésistibles. Si jamais un roi parut digne d'être à la tête de la race grecque affranchie, éclairée, bourgeoise, ce fut certainement Cléomène ; et lui-même se préparait à fonder cette unité nationale qui était l'aspiration de tous les patriotes.

Il avait pour antagoniste Aratos. Ce dernier avait bien des motifs de craindre pour lui-même le roi de Sparte et l'admiration grandissante qu'il inspirait aux Grecs. Partout où il l'avait rencontré, il avait éprouvé les plus honteuses défaites ; c'est en combattant Sparte qu'il avait montré au grand jour les faiblesses irrémédiables de la confédération. Aratos lui-même avait perdu la meilleure partie de sa popularité ; il devait sentir que l'appui des classes aisées, qui voyaient en lui lé défenseur de leurs intérêts, ne le protégerait pas finalement contre le mécontentement croissant de la multitude. A quoi avait servi l'attaque contre Orchomène en 228 ? Pendant que Cléomène transformait avec une rapide énergie la situation intérieure de sa patrie, Aratos semble avoir supposé que Sparte, ébranlée au dedans, serait incapable d'agir au dehors, et avoir tenté de nouvelles attaques. Mais une soudaine invasion du territoire de Mégalopolis par Cléomène, dans le printemps de, 226, put lui montrer combien Sparte était plus hardie et plus forte qu'auparavant. Le pays fut entièrement pillé ; les Spartiates se retirèrent avec un riche butin, et, pour montrer à l'ennemi le peu de crainte qu'il inspirait, Cléomène ordonna un jour de repos, afin de faire représenter des pièces de théâtre à ses guerriers par des artistes dramatiques de Messénie qui passaient. C'est alors que Mantinée se souleva et se sépara de la Ligue achéenne. La garnison avait été renforcée de 300 Achéens et de 200 mercenaires, afin de protéger la nouvelle bourgeoisie et sur sa propre proposition. Ce sont les anciens citoyens de la ville qui auront offert et leurs personnes et leur ville à Cléomène. Il arriva la nuit, et, s'unissant à eux, massacra ou chassa les Achéens, rétablit l'ancienne constitution, rendit aux citoyens leur vieille municipalité autonome, et, revint aussitôt sur Tégée[34]. Il montrait par là que la nouvelle Sparte voulait, non pas conquérir et soumettre, mais grouper sous son hégémonie des États libres 'et indépendants. C'était un principe d'association qui s'opposait au principe de la fédération, lequel absorbait l'autonomie libre et immédiate des cités. L'opposition de ce nouveau principe était d'autant plus dangereuse que la protection accordée par cette confédération d'États s'était montrée impuissante, et que l'influence des classes aisées qui maintenait seule l'État fédéral avait comprimé dans chaque commune les besoins, les prétentions et les sentiments hautement exprimés de la multitude. Aratos ne pouvait se dissimuler les difficultés de sa position ; il ne se sera pas avoué que la faute on était à lui-même et à la direction qu'il avait donnée aux affaires de la Ligue. Il y avait eu dans la confédération des éléments belliqueux de grande valeur, il les avait refoulés ; il avait comprimé l'enthousiasme toutes les fois qu'il voulait s'élever ; il avait brisé et comme émietté tout ce qui pouvait développer au sein de la Ligue la liberté des mouvements politiques ; il avait laissé l'influence à ceux-là seuls qui possédaient et ;su, grâce à leur appui, tantôt avec, tantôt contre la constitution, garder dans sa main la direction de la Ligue. Mais tout ce que Cléomène, avec sa rapide et brillante hardiesse, créait pour ses Spartiates, propriété et libération des dettes pour les pauvres, émulation pour l'établissement d'un régime intérieur fortement constitué, enthousiasme pour le combat et la victoire, gloire brillante des armes, tout cela manquait à la populace des villes, tout cela lui manquait par la faute d'Aratos et de son parti, et elle le sentait de la façon la plus douloureuse. Mais elle et l'opinion publique pouvaient bien peu contre ce chef et tuteur de la Ligue ; l'insuccès de l'indignation générale causée par la bataille de Leuctres l'avait bien montré. Quelle exaspération devait s'emparer des esprits à la nouvelle qu'Aratos, au lieu d'abdiquer après l'humiliante déclaration d'Ægion, était resté stratège ; qu'il n'avait même pas pu défendre Mégalopolis ; que Mantinée était perdue pour la Ligue ! Un fardeau, une honte, voilà ce que devait sembler cette confédération qui exigeait des cités des tributs et des prestations de guerre sans accorder d'appui ou venir en aide au citoyen pauvre, qui convoquait deux fois l'an durant trois jours une assemblée, pour ne présenter en toute hâte que des questions déjà résolues à l'avance on pour faire des élections, élections et questions où la décision suprême était toujours dans les mains des classes aisées ! Enfin, cette confédération n'intervenait-elle pas souverainement dans les affaires communales de chaque ville, et n'ordonnait-elle pas, n'exigeait-elle pas ce qu'avait consenti, non pas la ville elle-même, mais l'inaccessible Conseil fédéral, mais la voix toujours décisive des riches ! Vraiment, l'espérance de s'unir librement sous l'hégémonie brillante et protectrice de Cléomène, un prince admiré de tous, ne pouvait que devenir plus tentante à chaque victoire qu'il remportait au dedans et au dehors. Qu'arriverait-il, si le Macédonien profitait de l'occasion pour rétablir l'ancien et horrible régime des tyrannies et des garnisons ? Plus on devait remarquer avec amertume, au milieu de pertes et de défaites toujours réitérées, la faiblesse croissante de la Ligue, plus on était exposé à cette effroyable calamité. Que faire et où se tourner, en qui espérer ? Cléomène, et lui seul, avec ses Spartiates fiers de leurs victoires, pouvait protéger la liberté ; que dis-je ? lui seul pouvait, à proprement parler, créer la liberté.

Un autre motif agissait encore sur les esprits, motif latent, caché dans ces dispositions de la foule. Je n'ose l'indiquer qu'avec hésitation, mais il ne manque jamais dans les États où la culture sociale en vient, après la destruction des anciens usages et de l'autorité, après la reconnaissance de principes conformes au droit rationnel, à accorder à tous la faculté de participer aux biens sociaux, sans pouvoir en même temps fournir les moyens d'exercer les aptitudes qu'elle confère. La pauvreté était depuis longtemps dans le monde ; elle était partout ; mais ce n'est que dans les constitutions helléniques, là où on reconnaissait la liberté du citoyen, qu'elle pouvait se montrer sous la forme du paupérisme. Déjà lorsqu'Agis avait aboli les dettes, le paupérisme avait levé la tête ; l'exemple de Cléomène, qui abolit aussi les dettes et partagea les terres, éveilla en tous lieux de semblables désirs ; il provoqua des agitations au sein de ces masses profondes et irritées, que la liberté proclamée par le droit fédéral avait si parcimonieusement traitées[35].

Aratos devait voir qu'il n'était pas moins menacé à l'intérieur qu'à l'extérieur, et que le soulèvement qui avait rendu Sparte tout à coup si forte provoquait des mouvements au sein des villes achéennes. Il n'y avait pour lui que deux partis possibles : ou bien de conclure la paix avec les Spartiates, ou de poursuivre la guerre qu'il avait commencée contre eux en cherchant un secours étranger. Mais Cléomène n'accorderait jamais la paix si l'on ne reconnaissait sa propre hégémonie, peut-être même si l'on n'amoindrissait considérablement le territoire de la confédération, si l'on n'en détachait Corinthe et Mégalopolis ; et quels changements dans la Ligue auraient inévitablement résulté du contact avec Sparte ! Aratos avait déjà pu reconnaître, lorsqu'il avait rencontré Agis à Corinthe, le poison que contenaient ces proches relations avec la nouvelle Sparte ; toutes ces idées exagérées qu'Aratos avait combattues toute sa vie, à cause desquelles il avait mis à l'écart ses amis, les philosophes de Mégalopolis, et contenu l'enthousiaste Lydiade, elles seraient venues alors dans sa Ligue sous la forme la plus irritante. Le partage des biens et l'extinction des dettes, tel aurait été le premier cri : dès lors, c'en était fait de la juste supériorité des classes aisées ; elles (levaient même craindre de perdre une partie de leurs biens ou de leurs créances ; la vie calme et bourgeoise, la légalité, la régularité, tout cela était perdu sans retour. Alors ce roi qui mettait son orgueil à rivaliser de privations avec l'homme pauvre et d'endurance avec le guerrier illettré, qui enthousiasmait la jeunesse pour la grossière vertu spartiate des tempe passés, qui avait foulé aux pieds dans sa patrie le droit des riches, il deviendrait alors le soleil vers qui se tournerait tout le monde et l'exemple qu'on s'efforcerait d'imiter à l'envi, lui qui était prêt à sacrifier aux vides théories des idéologues et des stoïciens l'heureux confort d'une société où régnaient la culture de l'esprit et les jouissances, et tout cela pour ne satisfaire, en somme, que son ambition ! Voilà ce que devait penser Aratos ; mais ses pensées ne faisaient que parer de belles raisons les secrets sentiments qui le tourmentaient. Ainsi donc, vingt ans après avoir dirigé glorieusement — il en était du moins persuadé — la confédération, il devait céder la place à un plus grand que lui, à un jeune homme qui arrivait à peine à l'âge mûr, et dont il ressentait si amèrement la supériorité en fait d'énergie de volonté, de talent militaire, de capacité politique, à un roi qui d'un revers de main renversait ses finasseries de diplomate et foulait sous sa semelle ses galeries de fourmi laborieuse, à ce Cléomène qui le chassait, le poursuivait, le déconcertait, lui, le vieux maître de l'art diplomatique, et qui finalement l'abandonnait comme un écolier à la pitié ou à la colère de ses confédérés, autrefois si loyaux et si patients ! On comprend fort bien qu'Aratos se soit laissé désormais déterminer par des motifs qui doivent rester à tout jamais étrangers à l'âme d'un homme d'État ; il regardait la Ligue comme son œuvre, et il n'eut aucun scrupule à la sacrifier à ses dépits personnels.

Il était 'résolu à poursuivre la guerre contre Cléomène, mais où trouver du secours ? Le roi d'Égypte payait toujours sa pension annuelle, mais l'occupation de la Carie par Antigone lui liait en quelque sorte les mains. Du reste, il n'était aucunement de son intérêt que Sparte et Aratos se fissent la guerre. En tout cas, la politique égyptienne n'avait pas besoin d'un succès immédiat des confédérés ; il lui suffisait de soutenir une puissance ennemie des Macédoniens, et déjà les Achéens étaient trop impuissants pour servir efficacement à cet égard les intérêts. de l'Égypte. Il n'y avait en Grèce aucune puissance qui pût leur porter secours, sinon les Étoliens ; mais ceux-ci n'avaient-ils pas cédé à Cléomène les trois villes d'Arcadie ? N'avaient-ils pas proposé en Macédoine comme à Sparte de partager formellement le territoire de la Ligue ? Il faut dire que depuis, à ce qu'il semblait du moins, ils ne s'intéressaient plus directement à ce qui se passait dans le Péloponnèse. Si Cléomène avait secouru leurs amis de l'Élide, on devait reconnaître qu'il ne l'avait pas fait pour être agréable aux Étoliens. Aratos ne pouvait se dissimuler que les Étoliens devenaient plus réservés envers Cléomène à mesure que grandissait sa puissance, et que le secours prêté par le roi aux habitants de l'Élide devait plutôt les éloigner que les rapprocher. Mais quel profit en retirait-il ? Lors même qu'il aurait gagné l'appui des Étoliens, il fallait compter que la Macédoine se déclarerait aussitôt pour Sparte et se jetterait avec toutes ses forces sur la Thessalie étolienne et les Thermopyles ; les Étoliens auraient donc été occupés à la guerre contre la Macédoine, et les Achéens auraient succombé sous les coups des Spartiates[36]. Il n'y avait qu'une alliance qui donnât ce qu'Aratos désirait. Sans doute, il devait s'attendre qu'on ne l'obtiendrait pas sans sacrifices considérables, qu'elle surprendrait les confédérés, qu'elle offenserait la cour d'Alexandrie, qu'elle l'exposerait lui-même à des jugements sévères, qu'elle compromettrait sa liberté et l'indépendance de la Ligue, et même qu'elle pourrait bien la dissoudre ; mais on obtenait par là ce à quoi Aratos tenait le plus, la certitude de voir le fier Spartiate terrassé. Et c'est ainsi qu'Aratos chercha à conclure une alliance avec la Macédoine !

Il y a de soudains dangers ou des complications inattendues qui troublent même un homme d'honneur et peuvent l'entraîner à une résolution précipitée ; la grande trahison qu'Aratos commençait à préparer — il est vrai, avec sa prévoyance diplomatique habituelle — n'était pas le résultat d'une avalanche de dangers soudaine, étourdissante, précipitée. Il voyait nettement à l'avance que de maux il allait causer ; ce fut par un calcul à froid qu'il prit la résolution qui livrait la confédération, abandonnait la Grèce déjà libre aux mains de l'ennemi et faisait de lui-même, du fondateur de l'indépendance fédérale, le serviteur de la monarchie macédonienne.

C'est dans l'automne de l'année 226, lorsque la réforme constitutionnelle était déjà accomplie à Sparte et que Cléomène continuait la guerre avec un redoublement d'énergie, qu'Aratos commença à nouer les négociations. Mégalopolis servit d'intermédiaire. Depuis le temps de Philippe et d'Alexandre, Mégalopolis avait entretenu des relations de toute sorte avec la Macédoine. Son entrée dans la confédération n'avait pas rompu ses rapports avec les Macédoniens ; les hommes qui la représentaient avaient pu reconquérir d'autant plus d'influence qu'au milieu des attaques sans cesse renouvelées des Spartiates, leurs voisins, contre qui la confédération ne fournissait déjà plus d'appui, la sympathie pour les Achéens devenait de moins en moins vive. La pensée de se tourner vers la Macédoine et de demander son secours s'imposait presque. Aratos avait dans la ville deux amis, deux hôtes de son père, Nicophane et Cercidas, ce dernier peut-être le descendant de ce Cercidas qui, cent ans auparavant, s'était montré fidèlement dévoué aux intérêts de la Macédoine et avait réglé la constitution de la ville. C'est avec ces deux personnages qu'Aratos s'entendit dans le plus grand secret ; il les détermina à faire dans leur commune la proposition suivante : à savoir, que Mégalopolis demanderait à la confédération l'autorisation d'implorer le secours de la Macédoine. La ville accepta la proposition et envoya les deux personnages susdits à la Ligue, en les chargeant de se rendre aussitôt en Macédoine, si leur demande était approuvée. Sans doute, ces négociations particulières d'une seule ville ne compromettaient pas l'existence de la Ligue et sa constitution ; du reste, Aratos conseillait d'accorder la permission ; on autorisa l'ambassade. Les envoyés se rendirent en toute hâte en Macédoine ; ils exposèrent au roi que l'association de Cléomène et des Étoliens n'était pas seulement dangereuse pour les Achéens ; que ces deux États ainsi alliés étaient trop forts pour que la confédération pût leur résister ; que, celle-ci une fois anéantie, les Étoliens, toujours avides et rapaces, s'en prendraient bientôt à d'autres voisins ; que Cléomène, de son côté, aspirait à l'hégémonie de la race grecque et ne pouvait l'obtenir qu'aux dépens de la Macédoine. Le roi devait comprendre qu'il n'aurait bientôt plus d'autre alternative, ou de s'unir aux Achéens et aux Béotiens et de vaincre Cléomène dans le Péloponnèse, ou d'attendre en Thessalie une lutte douteuse contre les Étoliens et Cléomène, auxquels les Béotiens et les Achéens seraient, eux aussi, forcés de se joindre. Les Étoliens — qui se rappelaient encore le secours récemment prêté par les Achéens dans la guerre de Démétrios et qui devaient conserver au moins un semblant de reconnaissance — n'avaient pas encore engagé ouvertement les hostilités ; la confédération espérait encore pouvoir se défendre elle-même contre les Spartiates seuls ; mais, si elle était impuissante, si les Étoliens intervenaient ensuite ouvertement, il serait temps que la Macédoine prit en main la cause des peuples menacés. Antigone ne devait pas mettre en doute la parfaite droiture de la politique fédérale ; Aratos lui-même ne manquerait pas, si la situation devenait à ce point périlleuse, d'offrir et de donner les garanties nécessaires à la Macédoine ; il espérait d'ailleurs, par des ouvertures faites à propos, pouvoir indiquer le moment où le secours de la Macédoine deviendrait nécessaire[37].

Ces ouvertures montraient la justesse des calculs d'Antigone. Les complications sur lesquelles il avait fondé ses combinaisons étaient proches. En admettant que les vives craintes exprimées à l'endroit des Étoliens dans les instructions qu'avait données Aratos fussent autre chose qu'une phrase diplomatique, néanmoins Antigone jugeait trop clairement la situation pour pouvoir se tromper sur le motif réel de ces avances d'Aratos : plus il éviterait avec soin d'avoir l'air empressé et préoccupé de ses intérêts, plus il pouvait compter sur le succès. Il répondit donc aux envoyés de la façon la plus obligeante et leur donna une réponse par écrit pour Mégalopolis : il était prêt à la secourir, si la confédération le trouvait bon. Le rapport des envoyés excita à Mégalopolis la plus grande joie et donna aux habitants une assurance nouvelle ; ils se décidèrent à proposer aussitôt dans l'assemblée fédérale d'appeler les Macédoniens. Aratos reçut en outre de secrètes communications qui le persuadèrent que le roi ne lui était pas personnellement hostile, et il se réjouit d'autant plus d'avoir si bien réussi dans sa campagne diplomatique, que le zèle des Mégalopolitains lui enlevait désormais la tâche importune de proposer à la Ligue l'alliance de la Macédoine et d'en être finalement responsable. En effet, ce furent les Mégalopolitains qui, dans le Conseil fédéral, firent la proposition de demander au roi de venir aussitôt dans le Péloponnèse ; ils montraient en même temps sa lettre bienveillante et vantaient la noblesse de ses sentiments. La question devait être, après une délibération préalable dans le Conseil, soumise à l'assemblée fédérale. Les Mégalopolitains déclarèrent que la multitude était favorable à la proposition ; Aratos s'exprima en termes approbateurs sur cette preuve de bon sens 'et de sagesse que donnait la foule ; il loua la bonne volonté du roi ; il exhorta la Ligue à tenter d'abord tous ses efforts pour défendre les villes et le pays entier par ses propres forces, et à n'accepter qu'en cas de défaite le secours offert avec tant de grandeur d'âme par Antigone. Sa proposition fut transmise à l'assemblée, qui résolut de ne pas donner suite provisoirement à l'offre des Mégalopolitains et de soutenir encore avec ses propres forces la guerre qui menaçait d'éclater[38].

Ces négociations avaient évidemment modifié la situation politique, non seulement de la Ligue, mais en même temps de toutes les puissances grecques et de celles qui étaient en rapports avec la Grèce. Depuis qu'il y avait une politique macédonienne, elle avait eu constamment en face d'elle en Grèce une opposition où les forces morales de la race grecque s'unissaient contre les forces matérielles du royaume, ou, pour mieux dire, une opposition qui triomphait lorsqu'elle savait unir ses moyens d'action. Si l'amphictyonie de Delphes avait pu se transformer en une constitution nationale, Philippe n'aurait pas combattu à Chéronée ; mais cette ébauche unique d'une Union nationale régulièrement constituée était si faible et si misérable que Philippe lui-même avait essayé de fonder une nouvelle confédération à, Corinthe, afin d'unifier la nation, ou du moins ses principaux membres. Cette confédération finit par se dissoudre, et la lutte contre la Macédoine recommença. Les Étoliens en furent les premiers champions, mais ils comprirent fort mal leur devoir. Ils s'emparèrent de l'amphictyonie, mais ils en chassèrent les représentants des autres tribus ; la nation grecque s'effraya de leur brutalité, de leur grossièreté, non moins que de la puissance royale. C'est ainsi que les Achéens purent s'élever, se mettre avec rapidité et décision à la tête de la Grèce, prendre à leur compte les idées dominantes. Depuis lors, la politique étolienne désorientée ne fit plus que tâtonner de côté et d'autre, mais la constitution achéenne n'offrit pas aux idées du temps l'asile qu'elles réclamaient ; elle perdit ou plutôt elle ne trouva pas son principe : elle commença à fonder l'unité non pas sur la force, mais sur la faiblesse de la Grèce. Alors se leva Sparte. Celle-ci grandit rapidement et dépassa bientôt la confédération ; déjà elle se trouvait à la tête d'une nouvelle opposition plus énergique, façonnée, il est vrai, à un régime résolument monarchique, mais armée précisément de tous les moyens qui étaient alors nécessaires à la fondation d'une unité nationale sincère. Mais, au lieu de se rallier à l'opposition spartiate, la Ligue, complètement aveuglée, se tourna vers la Macédoine. La puissance de la Macédoine en fut singulièrement accrue. Souvenons-nous qu'Antigone avait repris avec un succès sérieux la politique asiatique qu'il avait à peu près abandonnée depuis plus de dix ans ; l'Égypte était intéressée au plus haut point à donner tout l'appui possible à l'opposition hellénique. En se rapprochant de la Macédoine, Aratos avait donc compromis ses anciennes relations avec Alexandrie. Le Lagide entra aussitôt en rapports avec Cléomène, le poussa à continuer la guerre, lui fit espérer des subsides[39].

Cléomène lui-même était plein d'ardeur à poursuivre la guerre. Il devait savoir qu'il n'aurait pas du tout à lutter contre toutes les forces de la confédération ; il comptait à bon droit sur les dispositions de la foule dans la plupart des villes ; certainement Aratos n'appellerait pas les Macédoniens tant qu'il aurait encore quelque influence, et cette certitude donnait les meilleures espérances de succès. Cléomène envahit tout à coup le territoire de l'ancienne Achaïe, du côté de Phare ; s'il y battait Aratos, comme il l'espérait bien, l'effet moral serait d'autant plus grand que le parti d'Aratos avait précisément dans ces vieilles localités son véritable point d'appui. Aratos n'était pas alors stratège, c'était Hyperbatas ; mais la direction de la Ligue était absolument dans sa main. Il avait, avec toutes les milices de la confédération, marché sur Dymæ, peut-être à cause des Étoliens, de la part desquels il redoutait ou voulait paraître redouter une attaque simultanée. Cléomène y courut hardiment, établit son camp entre la ville ennemie et la position des Achéens, les attaqua et fut complètement victorieux. Ce fut la victoire de l'Hécatombæon, qui eut lieu à peu près au printemps de l'année 225[40]. Le nombre des prisonniers et des morts que perdirent les Achéens fut considérable. Si Cléomène avait voulu pousser plus avant, il n'aurait pas trouvé une vive résistance ; il préféra se tourner vers l'Arcadie. Il se contenta de chasser de Lasion la garnison confédérée et de rendre la ville aux Éléens[41]. Son dessein était de laisser le mouvement qui existait déjà dans les cités se développer davantage et se manifester par des avances aux Spartiates.

Les documents relatifs à ce qui se passa au sein de la Ligue après cette malheureuse bataille ne sont pas suffisamment clairs. On est en droit d'admettre que la colère de la multitude contre Aratos s'exprima peut-être avec plus de force encore qu'après la bataille de Ladocia. L'époque de l'élection du stratège était proche ; Aratos déclara qu'il ne voulait pas être nommé. Ce n'est pas qu'il craignît d'échouer ; ceux qui faisaient l'élection étaient les censitaires et il était sûr de leurs suffrages ; eux-mêmes le priaient de ne pas refuser, mais en vain[42]. Ce n'était pas non plus la colère de la foule qui l'effrayait ; il l'avait déjà bravée autrefois dans des temps aussi mauvais. Ce qui le détermina, ce furent les difficultés inattendues des négociations avec la Macédoine. Aussitôt après la bataille de l'Hécatombæon, il avait envoyé son fils Aratos à Antigone[43], pour mener à bonne fin les négociations nouées dans l'automne précédent et relatives à un envoi de secours. Le roi exigeait qu'on lui remit l'Acrocorinthe comme point d'appui pour la guerre dans le Péloponnèse ; mais il semblait absolument impossible de remettre les Corinthiens contre leur volonté à la discrétion des Macédoniens. Les négociations furent provisoirement suspendues, afin qu'on pût trouver, avant de les reprendre, d'autres gages pour la Macédoine. Cet insuccès de sa diplomatie en ce moment mettait Aratos hors d'état d'entreprendre quoi que ce fût contre Cléomène, et il préféra abandonner à un autre, à Timoxénos, la responsabilité de la stratégie.

Dans une semblable situation, le parti opposé à Aratos devait gagner du terrain. Après la défaite et certainement à l'instigation d'Aratos, qui devait chercher à gagner du temps pour ses négociations de Macédoine, on avait envoyé des ambassadeurs à Cléomène. Les exigences du roi de Sparte étaient dures, telles qu'elles devaient l'être s'il y avait à craindre une intervention macédonienne. Mais Aratos et son parti étaient désormais sans espoir de secours ; ces négociations infructueuses étaient pour lui une nouvelle défaite plus sensible. Cléomène n'avait plus à le redouter. Aussi, il envoya le message suivant : il ne demandait maintenant aux Achéens que de lui conférer l'hégémonie ; il ne serait plus question des bases de la paix antérieurement posées ; au contraire, dès que ses conditions seraient acceptées, il s'empresserait de rendre les prisonniers de guerre et les places enlevées aux Achéens. Naturellement, ces ouvertures répandirent la plus grande allégresse ; vainement Aratos parla contre ; il ne put empêcher qu'on n'en décrétât l'acceptation. On invita le magnanime roi de Sparte à Lerne, où l'assemblée fédérale avait été convoquée pour lui conférer solennellement l'hégémonie. Déjà Cléomène renvoyait à l'avance dans leur patrie les plus considérables de ses prisonniers de guerre, afin de donner, de son côté, une marque de son entière confiance. Il était sur le point d'obtenir le résultat décisif ; il courut à Lerne avec un joyeux empressement. Malheureusement, un peu d'eau bue mal à propos en route lui valut un coup de sang : il fallut le rapporter à Sparte[44].

Il guérit enfin ; une nouvelle assemblée fut convoquée à Argos, pour remettre au roi l'hégémonie. Cléomène arrivait cette fois par Tégée. Mais Aratos avait mis le temps à profit et osait déjà se présenter devant les siens avec plus de décision[45]. Il envoya au-devant de Cléomène, qui était déjà arrivé à Lerne, des messagers qui lui dirent qu'il devait, puisqu'il venait trouver des amis et des alliés, laisser ses troupes en arrière et entrer seul à Argos ; s'il le désirait, on pouvait lui donner 300 otages pour sa sûreté personnelle, mais, s'il paraissait avec ses troupes, il devrait s'arrêter auprès du gymnase de Cyllarabion devant la ville, et c'est là qu'on s'aboucherait avec lui. Cléomène fut extrêmement irrité : il échangea avec Aratos des lettres fort aigres sans aucun résultat ; il exposa dans un message à la confédération, sur un ton indigné et sans le moindre ménagement, la conduite déloyale d'Aratos, qui violait la bonne foi. Puis il quitta Lerne et envoya un héraut dénoncer de nouveau la guerre aux Achéens, à Ægion, comme l'a dit Aratos dans ses Mémoires, et non pas à Argos, où on aurait pu prendre aussitôt des résolutions en vue de la défense[46].

La nouvelle déclaration de guerre fit éclater le mécontentement qui fermentait dans la Ligue. Si la constitution fédérale rendait possible un abus aussi criant de l'influence personnelle, tel qu'Aratos se l'était permis, qui voudrait lui appartenir plus longtemps ? Il est expressément dit que même les principaux personnages se détournèrent en grande partie d'Aratos. Ce qu'on lui reprochait, ce n'était pas seulement ce mépris éhonté des résolutions décrétées par la Ligue et des traités déjà conclus ; il avait bravé et défié l'opinion publique, qui s'exprimait hautement en faveur de Cléomène, et si ses négociations antérieures avec Antigone semblaient déjà équivoques au plus haut point, on voyait maintenant en lui un traître manifeste, puisqu'il avait empêché, de son propre chef, la conclusion d'une paix qui semblait garantir le Péloponnèse contre toute intervention macédonienne. Les communes, dit-on, furent surtout exaspérées de se voir arracher toute espérance de proclamer l'extinction des dettes et le partage des biens ; elles auraient pu compter sur une réforme de la constitution fédérale dès que l'hégémonie spartiate aurait brisé l'influence d'Aratos et du parti des censitaires. Maintenant, elles n'avaient plus d'espoir ; elles étaient prêtes à faire défection ; il suffisait que le Spartiate s'approchât, et les villes se détachaient, l'une après l'autre, de la malheureuse Ligue[47].

Dès les premiers jours de cette fermentation des esprits, Cléomène marcha en toute hâte sur Sicyone. Cette fois, il fut joué, et la ville lui échappa. Il se jeta alors sur Pellène ; les bourgeois se soulevèrent en sa faveur, et se réunirent à lui pour chasser la garnison[48]. Phénéos, Pentélion, Caphyæ tombèrent de même au pouvoir des Spartiates[49]. Déjà les territoires de l'est de la confédération se trouvaient ainsi tout à fait séparés de ceux de l'ouest ; on craignait la défection de Corinthe et de Sicyone. La Ligue y envoya d'Argos des cavaliers et des mercenaires, pour tenir les villes dans l'obéissance. On craignait même pour Argos, attendu qu'Aristomachos, élu une fois stratège, puis visiblement mis de côté, était à même d'intriguer dans une ville dont il avait été le tyran. On transféra à Argos la célébration des Jeux Néméens. La ville se remplit d'étrangers. Pendant la fête, Cléomène accourut, occupa de nuit les hauteurs de l'Aspis, au-dessus du théâtre. Il n'en fallut pas davantage : personne ne prit les armes ; la ville accepta volontiers une garnison spartiate. Cléomène évita toute espèce de poursuites pour motifs politiques ; Argos dut seulement lui donner 20 otages et entrer, comme ville libre, dans la fédération qui reconnaissait l'hégémonie de Sparte[50]. Cette conquête n'était pas seulement d'une extrême importance au point de vue politique, elle rappelait le souvenir de Pyrrhos, qui avait trouvé la mort en luttant vainement contre la cité, et des vaines tentatives que Sparte avait faites autrefois, et l'on comprenait, en faisant la comparaison, quelle était maintenant la puissance de cette royauté spartiate qui savait représenter les idées vivantes de l'époque[51]. Après la prise d'Argos, Phlionte et Cléonæ ouvrirent leurs portes avec joie. A Corinthe, à Sicyone, partout régnaient les mêmes dispositions. Des dix vieilles villes de l'Achaïe, Pellène, la plus importante, avait déjà fait défection : c'était une situation absolument désespérée.

Aratos s'était rendu à Sicyone, pour empêcher la défection formelle de sa patrie. U prit, de sa propre autorité, les allures d'un dictateur[52] ; il fit arrêter et exécuter ceux qu'il soupçonnait d'intelligences avec Cléomène, puis il courut à Corinthe pour y découvrir et punir de la même façon les laconisants ; mais là il n'imposait déjà plus, et, dans la population de cette riche cité commerçante, les esprits étaient en proie à une surexcitation extrême. C'est alors qu'arriva la nouvelle de la défection de Cléonæ et de Phlionte ; le peuple se réunit dans le sanctuaire d'Apollon, près du Bouleutérion, en demandant à grands cris Aratos. Évidemment, on avait l'intention de s'emparer de sa personne. Aratos ne pouvait plus fuir. Il vint, tenant son cheval par la bride, calmer la multitude par un semblant de confiance absolue. On le reçut avec des-cris et des injures ; on voyait des gens bondir de leur place et courir pêle-mêle ; mais Aratos leur parla avec un visage aimable et de douces paroles ; il les pria de s'asseoir et de demeurer tranquilles, de faire moins de bruit et de laisser ceux qui étaient dehors entrer aussi dans la salle ; puis il sortit d'un pas tranquille, comme pour remettre son cheval, et invita tous ceux qu'il rencontrait dans la rue à se rendre au sanctuaire, où les pourparlers devaient bientôt commencer. Il quitta ainsi le quartier le plus animé : une fois dans le voisinage de l'Acropole, il s'élança sur son cheval, monta au galop, et, prenant avec lui pour escorte trente soldats de la garnison, il arriva heureusement à Sicyone. Cependant les Corinthiens envoyèrent dire en toute hâte à Cléomène qu'ils se rendaient à lui, eux et leur ville. Le roi eut raison de se plaindre qu'ils eussent laissé échapper Aratos ; sans cela on eût été hors d'inquiétude et l'Acrocorinthe ne serait pas restée plus longtemps dans les mains de la garnison fédérale. Cléomène tenta vainement de s'emparer de la forteresse ; d'Argos même il envoya Mégistonus à Aratos avec des offres très brillantes pour négocier la reddition de l'Acropole ; il s'engageait à lui payer douze talents de pension annuelle, au lieu des six qu'il recevait d'Alexandrie. Aratos fit une réponse pitoyable, disant qu'il ne dominait pas la situation, mais que la situation le dominait. L'assemblée fédérale fut convoquée à Sicyone ; elle conféra à Aratos la stratégie avec un pouvoir absolu et dictatorial, tel qu'il se l'était déjà attribué de son propre chef ; il se forma une garde du corps avec les bourgeois qui lui étaient dévoués[53].

Cependant Cléomène avait quitté Argos ; sur son chemin, Trœzène, Épidaure, Hermione se rendirent volontairement ; c'est ainsi qu'il arriva à Corinthe. II commença aussitôt à investir la citadelle, que la garnison achéenne refusait de livrer. Aratos avait des biens dans la ville ; Cléomène commanda de les épargner, et invita les amis du stratège à en prendre la gestion. De nouveau il envoya un message à Aratos : il offrait la paix encore une fois, si la confédération reconnaissait son hégémonie et accordait que la garnison de l'Acrocorinthe fût composée par moitié de Spartiates. Aratos refusa tout. La défection de Corinthe l'avait débarrassé de son plus grand souci ; ses Achéens tenaient encore la forteresse, et il ne s'agissait que d'elle entre Aratos et Antigone ; un mot seulement, et les secours de la Macédoine se mettaient en marche[54].

Et pourtant, Aratos hésitait à prendre son parti. Sentait-il enfin qu'appeler la Macédoine à son secours, c'était commettre un suicide politique ? Mais plus il temporisait, plus était grande l'impuissance de ce misérable débris de la confédération qui entrait dans l'alliance macédonienne, plus complète était la nullité politique de son avenir. Et cependant, Aratos tergiversa encore durant des mois. Espérait-il peut-être que l'Acrocorinthe allait succomber, et que lui-même serait ainsi contraint de ne pas exécuter ce qui devait ternir la plus belle gloire de sa vie ? Mais, s'il sentait en lui le tourment intime d'une fatale erreur, il n'avait pas l'âme assez courageuse pour en convenir. Il était vaniteux, mais non pas un traître ; il était jaloux de Cléomène, mais il était Hellène pourtant ; il ne pouvait songer qu'avec effroi aux images de sa jeunesse, aux tyrans et à leurs garnisons, et il flottait, il hésitait dans une douloureuse alternative, obligé de choisir entre un fier et audacieux rival et le despotisme macédonien. Il tardait donc à prendre une résolution ; il laissait au hasard le soin de décider, selon que l'Acrocorinthe se rendrait ou non ; il cherchait de nouveaux tours et détours pour laisser toujours ouverte une chance de capitulation, et la Fortune lui refusa la légère faveur qu'il attendait d'elle : elle ne voulut pas lui dicter le mot décisif qu'il n'avait pas le courage de prononcer. Au milieu des péripéties les plus rapides, tout s'arrêta soudain ; ce fut le dernier silence avant le terrible orage.

Aratos avait tourné ses regards de tous les côtés, comme s'il était possible encore d'éviter le Macédonien. Il demanda du secours en Étolie et fut repoussé ; à Athènes, où il rappelait qu'il avait délivré la cité, mais on y soutenait les intérêts de Sparte ; il aurait même cherché un appui en Béotie, si Mégare, en se détachant de la confédération, n'était pas entrée dans la Ligue béotienne[55]. Il avait rejeté les propositions de Cléomène ; le roi de Sparte parut alors avec toute son armée devant Sicyone, ravagea la contrée, assiégea la ville : durant trois mois, Sicyone fut investie, et Aratos hésitait toujours à remettre l'Acrocorinthe au Macédonien. Lui-même a ainsi décrit la situation à cette époque[56] : il a voulu présenter sous un jour plus doux sa coupable action ; mais il ne fait qu'amasser de nouveaux reproches contre lui. Tout ce qu'il y avait eu dans la confédération de villes favorables aux Spartiates était maintenant du côté de Cléomène, mais Stymphale[57], Mégalopolis, les anciennes localités achéennes ou le parti qui y dominait encore, à l'exception de Pellène, restaient toujours unies ; comment le stratège pouvait-il les sacrifier à son irrésolution ? comment osait-il prendre cette responsabilité ? L'Acrocorinthe n'était plus maintenant pour la Ligue qu'un poste perdu ; il n'y avait aucune raison de tarder à le livrer à Antigone ; de plus longs délais pouvaient faire tomber la forteresse aux mains de Cléomène, et alors Mégalopolis et les vieilles cités achéennes tombaient sans retour sous la domination de Sparte. Les intéressés se rassemblèrent donc à Ægion et invitèrent Aratos à quitter Sicyone pour venir délibérer avec eux. C'est en vain, comme il le racontait lui-même dans ses Mémoires, que les citoyens de la ville assiégée le prièrent et le conjurèrent de ne pas partir, lui montrèrent les dangers qui de toutes parts menaçaient son voyage : les femmes, les enfants vinrent le trouver ; ils touchaient ses vêtements ; ils embrassaient ses genoux ; ils cherchaient, tout en larmes, à le retenir, comme leur père et l'unique sauveur de tous. Il leur donna des encouragements, puis s'arrachant à eux, avec son fils et dix amis pour compagnons, il courut à cheval jusqu'au rivage ; là, il monta sur un vaisseau qui le conduisit heureusement à l'assemblée d'Ægion. C'est là que fut prise la résolution d'invoquer le secours d'Antigone et de lui livrer l'Acrocorinthe[58]. Aratos eut cette consolation que ce fut l'assemblée, et non lui, qui prononça le mot décisif ; c'était la sentence de mort pour les espérances de ceux qui rêvaient une Grèce libre.

Aussitôt la résolution prise, les otages convenus furent envoyés à Antigone. Aratos y joignit son fils. Le sort en étant une fois jeté, il ne pouvait plus avoir d'autre intérêt que de s'assurer par tous les moyens la faveur royale. Il faut se rappeler combien la situation était tendue pour comprendre l'exaspération que cette résolution dut provoquer chez tous les partisans de Sparte. A Corinthe surtout, la fureur du peuple fut si grande qu'on détruisit tout dans la propriété d'Aratos ; sa maison même fut, par décret public, donnée à Cléomène. Ce dernier avait, à la nouvelle de la négociation, abandonné aussitôt le siège de Sicyone pour courir à Corinthe ; il établit son camp sur l'isthme, qu'il barra, du côté des monts Onéens, par une suite de retranchements en apparence complètement suffisants pour rendre le passage impossible aux Macédoniens.

Antigone depuis longtemps déjà était en Thessalie, prêt à marcher, lorsqu'arriva l'ambassade des Achéens. Les nouvelles ultérieures qu'il reçut lui firent supposer que Cléomène chercherait à pénétrer dans l'Hellade et peut-être jusqu'en Thessalie. Ceci pouvait aisément décider les Étoliens, qui ne possédaient que depuis peu le sud de la Thessalie, à sortir de l'inaction factice où les avait réduits la politique macédonienne et à attaquer de concert avec Cléomène. En outre, le roi avait un intérêt majeur à s'emparer le plus tôt possible de l'Acrocorinthe. Les Étoliens lui ayant refusé la permission de traverser, dans sa marche par l'Othrys et les Thermopyles, leur propre territoire, Antigone courut par l'Eubée vers l'isthme[59] ; il avait avec lui une armée de 20.000 fantassins et 1.400 cavaliers[60]. Aratos et les damiorges de la confédération allèrent par mer jusqu'à Pagæ, sur le territoire de Mégare, pour saluer le roi ; Antigone se montra extrêmement prévenant et ouvert, surtout à l'égard d'Aratos. On convint de toutes les dispositions ultérieures, et les hostilités commencèrent[61].

C'était à peu près dans l'été de 223. La position de Cléomène était assez forte, et la valeur de son armée, le zèle des Corinthiens assez sûrs pour qu'il pût repousser toutes les tentatives que feraient les Macédoniens pour rompre sa ligne. La garnison de l'Acrocorinthe ne lui inspirait pas d'inquiétude pour le moment. Mais, comme il ne s'était pas emparé de Sicyone et ne possédait pas de flotte, Antigone pouvait aborder et le prendre en flanc de ce côté ; dans ce cas, l'Acrocorinthe devenait très redoutable. La position de Cléomène était donc, au fond, intenable ; mais l'honneur et les égards qu'il devait aux Corinthiens lui commandaient de la défendre aussi longtemps que possible. Antigone ne s'était pas attendu à une résistance aussi sérieuse : les provisions commençaient à lui manquer ; il échoua dans une nouvelle tentative pour s'avancer de nuit par le Léchæon. Il lui parut impossible de franchir l'isthme par la voie de terre, et déjà il s'était résolu à faire passer ses troupes à Sicyone, en lès embarquant au promontoire Héræon, lorsque, contre toute attente, s'ouvrit un autre chemin extrêmement commode.

Les intelligences secrètes avec les Achéens et Aratos n'avaient pas cessé à Argos. Cléomène, surtout par le conseil de Mégistonus, n'avait pris, à son entrée dans la ville, aucune mesure contre les suspects ; il s'était contenté de vingt otages. Mais aussitôt les partisans de la Ligue avaient commencé leurs intrigues occultes. La foule, elle aussi, était mécontente ; ; elle attendait de Cléomène l'abolition des dettes et le partage des biens, et rien de semblable ne s'était produit ; elle avait donc facilement abandonné la cause des Spartiates. Un des amis d'Aratos, Aristote, dirigea l'entreprise avec grand succès : il envoya par mer des messagers à Antigone ; il annonçait que l'arrivée de quelques troupes suffirait pour tout décider. Aratos partit aussitôt par mer avec 1.500 hommes pour Épidaure, afin de courir de là à Argos. Il n'y était pas encore arrivé quand l'émeute éclata contre les partisans de Cléomène. Aristote, à la tête du peuple, attaqua la faible garnison de la forteresse ; Timoxénos était déjà venu de Sicyone avec une troupe d'Achéens pour soutenir son assaut. La garnison courait le plus grand danger ; elle dépêcha sur-le-champ des courriers à Corinthe, et Cléomène reçut la nouvelle de l'insurrection à la deuxième veille de la nuit. En toute hâte, Mégistonus avec 2.000 hommes marcha sur Argos, pendant que Cléomène redoublait de prudence et observait les mouvements des Macédoniens. Mais bientôt de plus mauvaises nouvelles arrivèrent d'Argos. Mégistonus était entré dans la ville ; il avait succombé dans la lutte, et la citadelle, dans le plus grand péril, ne tiendrait plus longtemps. Si Argos tombait, Cléomène était coupé, menacé sur ses derrières ; car Stymphale, qui défendait résolument la cause achéenne, touchait aux territoires de Sicyone et d'Argos, et la marche de Timoxénos avait montré que cette ligne de communication était complètement aux mains de l'ennemi. Antigone pouvait donc, par Sicyone ou par Épidaure, tourner les retranchements de l'isthme, et la route de Sparte lui était ouverte. Cléomène dut abandonner Corinthe. Il courut avec toutes ses forces sur Argos. Dès son arrivée, il attaqua, fit heureusement sa jonction avec la garnison qui résistait encore, repoussa des rues les plus voisines les Achéens et la foule tumultueuse. Mais déjà Aratos s'approchait ; Antigone, après le départ de Cléomène, avait franchi l'isthme, s'était fait livrer l'Acrocorinthe, et il marchait avec toutes ses troupes sur Argos. Déjà quelques-uns de ses cavaliers arrivaient au galop dans la ville ; sur les hauteurs du voisinage paraissaient les phalanges. Cléomène reconnut qu'il était impossible de tenir longtemps dans Argos : il se retira, dans le meilleur ordre, par Mantinée, tandis que les alliés nouvellement gagnés à la cause de Sparte s'empressaient de se soumettre aux forces supérieures de la Macédoine. Ainsi, tout ce que Cléomène avait élevé s'écroulait derrière lui ; à Tégée, il reçut la nouvelle que sa chère femme était morte. Il recevait coup sur coup ; tout son bonheur, toutes ses espérances tombaient en ruines dans ce revirement précipité des choses. Mais ses Spartiates lui restaient encore[62].

Aussitôt après le départ de Cléomène, la ville d'Argos, devenue libre, avait élu Aratos pour son stratège ; mais, dit Polybe, ce fut Antigone qui régla la situation de la cité. Sur la proposition du nouveau stratège, il fut décrété que les biens des tyrans et des traitres seraient donnés au roi en présent et comme marque de reconnaissance ; Aristomachos fut mis à la torture, sous prétexte de certains incidents survenus à Cenchrées, puis jeté à la mer. Il n'est que trop vraisemblable que ce fut Aratos qui causa la mort de cet ancien stratège des Achéens ; du moins, c'est sur lui seul que tomba le reproche hautement formulé par la nation grecque tout entière[63]

Cependant le roi montrait déjà sans ménagement l'attitude qu'il pensait prendre désormais dans le Péloponnèse : il faisait relever à Argos les statues renversées des tyrans et renverser celles des Achéens qui avaient pris l'Acrocorinthe ; seule, celle d'Aratos resta ; les représentations qu'il avait faites avaient été inutiles. Ensuite, Antigone partit pour Mégalopolis à travers l'Arcadie ; les forteresses que Cléomène avait élevées sur le territoire de Belmina et d'Ægys furent détruites et ces territoires eux-mêmes rendus aux Mégalopolitains. Ce furent les dernières opérations de cette campagne. Antigone se rendit à l'assemblée achéenne qui se tenait à Ægion, pour exposer aux confédérés ce qui s'était déjà fait et ce qu'il fallait encore faire. On n'avait plus à délibérer beaucoup ; on avait à obéir : de là un décret qui lui décernait l'hégémonie de la Ligue[64], et un autre, portant que celle-ci ne pourrait envoyer de messages ou de députés à un autre roi sans le consentement d'Antigone. ; ce fut encore la confédération qui dut se charger du soin de nourrir et de payer les troupes macédoniennes qui prenaient leurs quartiers d'hiver à Sicyone et à Corinthe. Qu'était devenu ce beau soulèvement des Hellènes qui, trente ans auparavant, avait paru inaugurer pour la Grèce une ère nouvelle ! Quelle chute humiliante ! On est écœuré de voir les honneurs que ces conférés autrefois libres rendaient à un roi qui, ferme et clair en ses actes, ne daignait même pas les leurrer par des promesses de liberté, lorsqu'ils lui faisaient présent de Corinthe, comme si c'était le premier village venu, quand ils décrétaient en son honneur, comme s'il était dieu, des processions, des jeux, des sacrifices[65]. Et c'était Aratos qui les menait ainsi !

Mais Cléomène était encore à la tête de ses Spartiates. N'y avait-il pas pour lui quelque part un appui, un espoir de secours ?

Souvenons-nous de la situation de l'Asie. En 225, Séleucos Callinicos, qui avait passé le Taurus pour réunir de nouveau à l'empire l'Asie-Mineure autrefois syrienne, avait succombé ; son armée avait été mise en déroute ; tout l'intérieur du pays jusqu'au Taurus était tombé au pouvoir du roi de Pergame, Attale, tandis que la côte de l'ouest-et du sud, de même que Séleucie aux bouches de l'Oronte, demeurait sous la domination égyptienne. Il est vrai que Ptolémée Évergète ne possédait plus cette rapidité et cette vigueur des premières années de son règne, sans quoi, comment aurait-il permis, lui dont les flottes dominaient les mers, que le Macédonien se maintînt dans la Carie qu'il avait audacieusement occupée ; comment aurait-il laissé les troubles de la Grèce en arriver à ce point que le Macédonien se chargeait de trancher le débat ? On semble, dans le cabinet d'Alexandrie, avoir entièrement perdu de vue les Achéens, les Étoliens, les Spartiates, les Épirotes : soudain Aratos, qu'on croyait le représentant de tous les intérêts contraires à la Macédoine en Grèce, et qui touchait une pension annuelle de l'Égypte, avait entamé avec le roide Macédoine des négociations secrètes ; c'était dans l'automne et l'hiver de la même année 225. Il fallait dès lors chercher à regagner le plus tôt possible la position qu'on avait perdue dans la politique hellénique ; on se mit en rapport avec Cléomène. On devait voir avec plaisir ses succès rapides et brillants ; 'du reste, la Macédoine elle-même, à ce qu'il semblait, restait indifférente à la prise de Corinthe. Quels avantages Cléomène aurait pu remporter, si, au printemps de 223, une flotte égyptienne avait couvert ses mouvements, ou si seulement elle avait stationné dans les ports amis des Athéniens ! Il fallut le revirement complet de toute la situation en Grèce, après la chute d'Argos, pour ouvrir, ce semble, les yeux au Lagide. Non seulement Antigone avait occupé l'Acrocorinthe, pris Corinthe à titre de cadeau, acquis dans Argus de grands domaines ; non seulement il disposait de la confédération, mais à Ægion, à ce qu'il semble, il s'était tenu un congrès officiel de peuples helléniques ; on y avait institué une fédération qui comprenait, outre les Achéens, les Béotiens avec Mégare, les Épirotes, les Acarnaniens, les Phocidiens, les Thessaliens, et dont Antigone avait la présidence[66]. Les Étoliens n'appartenaient pas sans doute à cette Ligue, mais ils étaient tellement circonvenus ; tellement liés dans leur politique, qu'ils devaient s'estimer heureux de pouvoir rester neutres. Si l'Égypte ne portait pas un prompt secours aux Spartiates, tout le Péloponnèse allait tomber en peu de temps au pouvoir des Macédoniens, et alors la domination égyptienne sur la côte de Thrace courait le plus grand danger, l'occupation de la Carie commencerait à manifester son importance.

Aussi le Lagide fit-il au roi Cléomène des ouvertures et des offres, nous ne savons de quelle sorte. Il semble avoir stipulé en échange que Cléomène ne ferait pas la paix sans son consentement[67] ; il exigeait comme otages la mère du roi, Cratésiclée, et le petit garçon qu'Agiatis avait donné à Cléomène. Le récit de Phylarque est fort croyable ; d'après lui, le Spartiate rougissait de faire connaître à sa mère d'aussi indignes propositions ; poussé par la nécessité de trouver du secours, il vint la trouver à diverses reprises, mais jamais il n'osait se résoudre à lui parler. Elle pressentit la cause de son inquiétude et essaya de la connaître en sondant ses amis ; enfin, il se décida à parler, et sa noble mère ne répondit qu'en le blâmant d'avoir hésité si longtemps. Bientôt tout fut prêt pour le départ : la mère et le fils descendirent au Ténare ; toute l'armée spartiate en armes les accompagnait. Là, dans le temple de Poséidon, Cléomène fit ses adieux à Cratésiclée et à son enfant ; la foule ne devait pas voir leurs larmes. Cratésiclée, tenant l'enfant par la main, courut au vaisseau et partit[68].

Antigone devait présumer que l'Égypte projetait pour la prochaine campagne une entreprise considérable en Grèce. Athènes serait alors certainement à la disposition du Lagide, puisque les deux orateurs Euryclide et Micion, qui décidaient de tout par leur influence, étaient très favorablement disposés pour le riche souverain de l'Égypte[69]. Athènes, comme puissance, ne comptait pas ; mais les ports et la situation militaire du pays offraient à une intervention égyptienne des avantages décisifs. Plus délicate encore était la situation d'Antigone vis-à-vis des Étoliens. Ils I s'étaient éloignés de Cléomène en voyant ses conquêtes hardies, mais ils n'avaient pas vu avec moins d'inquiétude l'intervention macédonienne ; ils étaient restés neutres au moment décisif, mais si l'armée des Lagides, avec lesquels ils étaient constamment en relations directes par leurs volontaires, se présentait dans l'Hellade, ils avaient l'espoir d'enlever avec son appui l'hégémonie à la Macédoine, sans voir pourtant Cléomène trop puissant, et ils étaient sûrs d'avoir pour récompense l'Acarnanie ainsi que l'Épire, toutes deux jusque-là sous l'hégémonie macédonienne. Antigone dut comprendre qu'il serait extrêmement menacé, si l'audacieux roi de Sparte était soutenu dans sa lutte par des attaques qui viendraient de l'Attique et d'Étolie. Il fallait à tout prix détourner ces dangers. Mais par quels moyens ? Il était nécessaire de menacer la puissance égyptienne au loin, sur un point quelconque, et de la forcer à tourner de ce côté des efforts considérables ; elle serait obligée de faire de nombreux enrôlements, et l'Étolie était toujours un : des pays où elle recrutait le plus de soldats ; sûrement, les Étoliens répondraient en masse à l'appel de l'Égypte, qui leur promettrait une forte solde et les attirerait par l'appât d'un riche butin à faire dans une guerre en Orient, tandis que, chez eux, les Étoliens n'avaient peut-être pas de guerre à attendre, et certainement, pas de guerre où chacun d'eux pût espérer un butin considérable.

Ce qui prouve que la politique d'Antigone faisait de ces calculs à longue portée, c'est qu'une nouvelle grande guerre éclata en Orient précisément à l'époque où lui-même quittait ses quartiers d'hiver pour marcher contre Tégée. Comment pourrait-on expliquer d'autre manière que Séleucos Soter[70] se soit décidé seulement alors, dans la troisième année de son règne, à prendre les armes ? Les avant-postes du roi de Pergame étaient au Taurus, les garnisons égyptiennes au pied du Liban et même à Séleucie, sur l'Oronte ; si Séleucos, sans se soucier de la position menaçante des Égyptiens aux embouchures de ce fleuve, jeta tout le poids de son attaque sur l'Asie-Mineure, ce mouvement ne peut s'expliquer que par une entente avec la politique macédonienne. S'il réussissait à refouler les soldats de Pergame, ne fût-ce qu'au delà de la Phrygie, la garnison macédonienne de la Carie lui offrait un point d'appui et les troupes égyptiennes qui occupaient le sud et l'ouest de l'Asie-Mineure étaient menacées de l'intérieur ; l'Égypte avait besoin de tous ses efforts si elle ne voulait pas se laisser expulser complètement de cette région ; elle devait évidemment renoncer à intervenir d'une façon immédiate en Grèce, et Sparte ne pouvait être sauvée à la longue par de simples envois d'argent.

Sans doute, ces considérations n'épuisent pas tout le cercle des hypothèses possibles, mais les documents que nous avons sous les yeux ne nous permettent pas d'aller plus loin. Polybe, qui se borne à résumer sous forme : d'introduction les faits de guerre les plus importants jusqu'à la lutte d'Hannibal, écarte à dessein ces vastes combinaisons ; il ne veut que mettre en lumière la situation de chaque puissance à l'époque où commence sa tâche d'historien. C'est ainsi qu'il passe également sous silence l'histoire de la guerre qui commençait alors en Asie-Mineure, et qu'il se contente d'en indiquer le résultat essentiel. Essayons donc de rassembler ici le peu d'informations que nous avons sur cette guerre, jusqu'au début de laquelle allait notre exposé de la situation en Syrie.

Le roi Séleucos Soter franchit le Taurus au commencement de l'année 222 avec des forces très considérables ; le frère de sa mère, l'audacieux Achæos, le même dont le père était prisonnier à Alexandrie, l'accompagnait. L'armée des Pergaméniens fut repoussée ; déjà les troupes de Séleucos étaient en Phrygie. Il est peut-être vrai que le jeune roi n'ait pas su les conduire ; ce qui est certain, c'est qu'il fut assassiné par Nicanor et le Galate Apaturios[71]. Un texte fait supposer que le meurtre eut lieu à l'instigation de son entourage[72]. En tout cas, Achæos n'y eut aucune part ; il fit aussitôt arrêter et exécuter les assassins ; il refusa le diadème que lui offrait l'armée, absolument dévouée à sa personne ; il poursuivit la guerre avec rapidité et décision. Il y avait un fils de Séleucos, mais c'était encore un enfant[73] ; les troupes restées en Syrie appelèrent donc au trône le frère du roi, qui résidait à Babylone et qui avait eu jusqu'ici sous sa surveillance les satrapies orientales[74]. Antiochos, qu'on regarde ordinairement comme le troisième roi de ce nom et à qui de brillants succès devaient bientôt faire donner le surnom de Grand, accourut de Séleucie sur le Tigre en Syrie et confia deux hommes, qu'il croyait sûrs et fidèles, les deux frères Molon et Alexandre, les satrapies de la Médie et de la Perse ; Achæos fut chargé d'administrer les pays au delà du Taurus qu'il venait de reconquérir à l'empire[75]. En réalité, les succès rapides d'Achæos dépassèrent toute attente : le château-fort de Sardes tomba même en son pouvoir ; Attale fut rejeté dans le petit domaine dynastique de ses prédécesseurs et même enfermé dans Pergame[76]. Les villes libres d'Ionie et d'Éolide jusque dans le voisinage de l'Hellespont, reconnurent le vainqueur, les unes volontairement, les autres par contrainte ; Smyrne même ne put se défendre[77] ; la domination égyptienne ne se maintint qu'à Éphèse et à Samos. Nous ne savons pas ce que fit Ptolémée pour résister au danger qui menaçait le reste de ses possessions en Asie-Mineure. Bientôt Antiochos célébra à Séleucie près de Zeugma sur l'Euphrate son mariage avec Laodice, fille de Mithradate du Pont, union qui donnait à la puissance syrienne un nouvel et sérieux appui[78] ; une attaque contre la Syrie égyptienne fut préparée avec ardeur[79].

Dans une semblable situation, Ptolémée Évergète semble avoir tourné toute son activité vers l'Orient. Du moins, rien ne nous fait présumer qu'une flotte égyptienne ait paru sur les côtes de Grèce ou ait entrepris quoi que ce soit en faveur de Cléomène ; le péril en Orient était pressant, et les préparatifs que faisait Antiochos contre la Cœlé-Syrie étaient menés activement. Si je ne me trompe, c'est la situation de l'Orient qui a dicté à Antigone sa conduite dans sa campagne de cette année. On est surpris de la lenteur de ses opérations ; il semble traîner à dessein la guerre en longueur, non seulement pour fonder d'autant plus complètement sa nouvelle suprématie dans le Péloponnèse, mais pour fatiguer le Lagide et le dégoûter de ses paiements de subsides, pour le voir entièrement absorbé par les nouvelles attaques qui se produisaient en Asie, pour accabler ensuite Cléomène complètement épuisé et délaissé.

Antigone avait commencé la campagne de 222 de bonne heure et avant le commencement du printemps. Il marchait sur Tégée ; les troupes des Achéens avaient, elles aussi, reçu l'ordre de s'y rendre. Il entreprit aussitôt le siège de la ville. Les Tégéates désespèrent de pouvoir résister aux masses des assiégeants ; ils se rendirent. Antigone fortifia cette place importante, qui avait surtout l'avantage d'isoler Orchomène et Mantinée ; il y mit une garnison macédonienne, puis il s'avança vers la frontière de Laconie. Cléomène l'y attendait ; les deux adversaires se trouvèrent en face l'un de l'autre. Il y eut çà et là de petits combats ; Antigone évita une bataille décisive. La nouvelle que la garnison spartiate d'Orchomène s'approchait pour faire sa jonction avec Cléomène lui fournit un prétexte pour décamper : il se jeta sur la ville et l'emporta au premier assaut ; puis il se tourna contre Mantinée et la força à une prompte reddition.

On a reproché à Aratos et aux Achéens le traitement effroyable que subit la malheureuse ville[80] ; il est vraisemblable qu'Antigone, s'il n'abandonna pas aux confédérés le soin de châtier cette ville pour ses deux défections, céda du moins aux exigences d'Aratos et des Achéens, et voua Mantinée au sort que Thèbes avait subi autrefois, lorsqu'Alexandre l'eut vaincue. Phylarque avait décrit avec les plus vives couleurs l'exécution des principaux citoyens de la ville, et montré le reste des habitants soit vendus, soit chargés de chaînes et emmenés en Macédoine, les femmes et les enfants arrachés à leurs maris et à leurs pères et condamnés à l'esclavage. Polybe essaie bien de défendre les Achéens contre de semblables reproches et de démontrer que l'horreur qui remplit toute la Grèce l'empêcha de reconnaître la justice d'un châtiment exemplaire, mais il ne peut nier lui-même qu'on exerça contre Mantinée beaucoup plus que le droit de la guerre. Après l'anéantissement de la population, la ville fut pillée, le reste des biens meubles vendu, un tiers du produit de la vente donné aux Achéens, et les deux autres tiers à la caisse militaire des Macédoniens. Le pillage et le sac de la ville furent horribles ; ce qui le prouve, c'est que la vente tout entière, y compris celle des habitants devenus esclaves, ne produisit que 300 talents[81]. Antigone donna le territoire de Mantinée à Argos, et cette cité décréta qu'on y fonderait une nouvelle colonie ; elle déféra à son stratège Aratos l'honneur d'être le fondateur de la nouvelle ville. Aratos lui donna, en l'honneur du roi de Macédoine, le nom d'Antigonia[82].

Polybe néglige de raconter ce que Cléomène essaya d'entreprendre contre les mouvements de l'ennemi ; il ne fait que mentionner superficiellement un fait isolé. Cléomène a-t-il fait des tentatives pour dégager Tégée et Mantinée ? s'est-il senti trop faible ? a-t-il été empêché par l'alliance égyptienne ? Tout cela est entièrement obscur. Il dut, après la perte de Tégée, si cet effort lui était possible, chercher à pousser en avant sur la seconde route qui mène d'Arcadie en Laconie. Mégalopolis avait plusieurs fois tenté de hardies incursions sur le territoire spartiate, surtout depuis qu'Antigone l'avait remise en possession des places limitrophes qui commandaient les routes de la Laconie ; le jeune Philopœmen commença à montrer dans ses expéditions ses brillants talents et sa hardiesse[83]. Nulle part la haine contre les Spartiates et le gouvernement de Cléomène n'était plus vive que parmi les hommes très instruits et éprouvés de cette ville de Mégalopolis, et, quoiqu'une partie considérable de la population valide eût succombé dans les combats du Lycée et de Ladocia, la cité se sentait toujours assez forte pour jouer son rôle à côté d'Antigone et des autres confédérés et inquiéter l'ennemi de sa propre initiative. Tous les habitants ne partageaient pas, il est vrai, ces dispositions belliqueuses ; les plus prévoyants ne pouvaient se dissimuler que de nouveaux succès d'Antigone enlèveraient à la ville la forte et indépendante position qu'elle avait eue jusque-là, comme boulevard de la Ligue contre la Laconie ; beaucoup penchaient pour les Spartiates, et entretenaient avec eux de secrètes intelligences[84]. Cléomène crut qu'une attaque directe contre la ville promettait un succès favorable, attendu que la bourgeoisie, affaiblie comme elle l'était par ses pertes antérieures, ne pourrait jamais suffire à défendre une longue enceinte qui avait une étendue de quatre milles et demi[85]. Les gens qui lui étaient dévoués à Mégalopolis s'engageaient à le faire entrer une nuit déterminée, lorsqu'ils auraient la troisième garde au Colæon. C'était à l'époque du lever des Pléiades, au mois de mai. Cléomène partit au coucher du soleil ; il arriva trop tard à cause de la brièveté de la nuit ; il pénétra, il est vrai, dans la ville, mais bientôt la bourgeoisie fut sous les armes. Une lutte très vive s'engagea ; Cléomène dut se retirer, après avoir fait des pertes graves[86].

Il est surprenant qu'après cet événement Antigone n'ait pas envoyé à Mégalopolis une forte garnison ; il prit Héra a et Telphousa, qui se rendirent toutes deux à son approche, termina dès le mois d'août la campagne de cette année, fit retourner ses soldats chez eux en Macédoine, et, ne gardant avec lui que les mercenaires, se rendit à Ægion, pour y négocier et délibérer, dit Polybe, avec les Achéens[87]. Il est impossible d'analyser à fond tous les motifs de cette conduite ; surtout, on ne connaît pas assez dans le détail les événements d'Orient pour reconnaître quelle a pu être leur influence ; niais on est involontairement amené à supposer que d'autres raisons plus immédiates déterminèrent le roi. La politique macédonienne ne pouvait fonder et assurer de nouveau sa domination en Grèce qu'en brisant toutes les forces politiques qui tentaient de se concentrer ; elle devait abaisser la puissance morale et matérielle des républiques grecques. Déjà Corinthe avait été détachée de la confédération ; il en était de même de la cité d'Argos, démoralisée jusque dans ses fibres les plus intimes, et qui, par l'annexion de Mantinée, étendait sur un important district de l'Arcadie la langueur et l'impuissance politiques. La confédération elle-même était déjà dans une complète dépendance d'Antigone ; Aratos en était le garant, et jamais la Macédoine n'a eu en Grèce un partisan qui défendit ses intérêts avec plus de zèle. Est-ce lui ou Antigone qui laissa Mégalopolis sans protection sérieuse, sous prétexte qu'elle était naturellement assez forte pour se défendre elle-même contre l'audacieux Spartiate et, en cas de nécessité, assez proche d'Ægion pour en recevoir du secours ? Ce même esprit de noble indépendance, d'énergie et d'initiative personnelle qu'y avaient réveillé Ecdémos et Lydiade et que représentait actuellement Philopœmen, ce sentiment qui animait une population considérable encore et qui devait exciter les craintes du Macédonien, était depuis longtemps déjà un scandale aux yeux d'Aratos. On pouvait se croire, en somme, certain de vaincre Cléomène ; qu'arriverait-il, si ces hommes incommodes de Mégalopolis demandaient des comptes à Aratos ou si, faisant opposition à la suzeraineté des Macédoniens, ils formaient comme un point de ralliement pour les mécontents, comme il y en aurait infailliblement ? On n'aura pas dit tout haut qu'on voulait livrer quelque peu Mégalopolis aux ennemis ; mais il est parfaitement clair que ce fut la conséquence de tout ce que l'on fit et négligea de faire.

Les pertes que Cléomène avait essuyées au mois de mai devant Mégalopolis avaient été très considérables. On raconte qu'il permit aux hilotes d'acheter leur liberté au prix de cinq mines attiques, et qu'il recueillit ainsi 500 talents. Il est presque inimaginable qu'il y ait eu à cette époque en Laconie une si grande somme d'argent comptant, et qu'elle se soit trouvée précisément dans les mains des hilotes. Au reste, le but principal de cette mesure ne devait guère être de faire une opération financière ; il est plus probable que ces 6.000 hilotes furent incorporés à l'armée, et c'est ce que semble confirmer le texte précité, car nous y lisons que Cléomène avait encore armé 2.000 hommes à la macédonienne[88]. Si l'assertion qui nous préoccupe était exacte — et, en réalité, nos doutes ne se fondent que sur des inductions générales concernant l'état probable de la Laconie — nous en tirerions des éclaircissements précieux sur la situation intérieure de cette contrée. En effet, si des serfs possédaient des sommes aussi considérables d'argent comptant, il était doublement important d'accommoder leurs droits civiques à leur fortune. Pour qu'il y eût parmi eux 6.000 individus aussi à leur aise, il faut que le nombre total en ait été fort grand : s'ils pouvaient payer des sommes aussi élevées, leur émancipation ne devait avoir pour eux qu'une valeur relative. Je ne pousse pas plus loin ces conclusions ; on voit déjà se confirmer l'idée générale que nous avons donnée de l'époque et de l'état de l'opinion publique dans le cours de notre récit.

A peine les milices macédoniennes étaient-elles congédiées et Antigone parti avec ses mercenaires pour Ægion, que Cléomène renouvela son attaque contre Mégalopolis. Il s'avança avec son armée par Sellasie, comme s'il projetait d'envahir l'Argolide : puis, il tourna brusquement à l'ouest, et dans la nuit il était devant Mégalopolis. La trahison lui ouvrit-elle les portes ? La négligence de la garnison, qui avait à garder une ligne de remparts trop étendue, lui permit-elle de pénétrer aisément dans la ville[89] ? Quoi qu'il en soit, il occupa sans obstacle une partie des murailles, et pénétra jusqu'à l'agora sans rencontrer de résistance sérieuse. Là enfin, pendant que la masse de la population fuyait avec ce qu'elle avait de plus Précieux, s'engagea un combat violent, dans lequel Philopœmen se distingua particulièrement. Cléomène courut un instant le danger (l'être anéanti avec son armée : enfin il réussit à forcer à la retraite ces bourgeois intrépides. Ils se retirèrent lentement et en ne cessant de combattre, sous les ordres de Philopœmen, vers les portes de l'ouest ; ils quittèrent la ville, se dirigeant vers la Messénie, qui était un pays ami, avec les femmes et les enfants qui avaient pris les devants et tout ce qu'ils avaient sauvé de leur avoir. Près de mille personnes seulement restèrent, dit-on, dans la ville ; parmi ceux qui portaient des armes, très peu furent faits prisonniers[90] ; d'autres disent que les deux tiers de la population armée s'enfuirent heureusement en Messénie[91]. En tout cas, Cléomène avait remporté un avantage d'une extrême importance ; il tenta d'en tirer tout le profit possible en prenant une résolution aussi sage que magnanime. Deux nobles Mégalopolitains, Lysandridas et Théaridas, qui lui furent amenés prisonniers, lui suggérèrent, dit-on, ce dessein. Il les envoya aussitôt en Messénie, vers les réfugiés, avec le message suivant : la ville était complètement intacte ; Cléomène les invitait à revenir, sans aucun risque, reprendre libre et entière possession de leur ville et de leur territoire, sous l'unique condition qu'ils seraient désormais les amis et les alliés de Sparte.

En réalité, les réfugiés, qui ne pouvaient attendre des Spartiates que le pillage et la destruction de leur ville, justes représailles de la ruine de Mantinée, durent trouver les propositions du roi fort acceptables[92], mais Philopœmen combattit la résolution qu'on allait prendre. Le Spartiate, disait-il, savait bien qu'il ne pourrait défendre une ville aussi grande ; voilà pourquoi il voulait ravoir les citoyens à tout prix ; c'était pour qu'ils lui assurassent la possession de la ville ; mais on ne devait rentrer dans Mégalopolis que les armes à la main, et non sous condition. Il sut si bien émouvoir la foule que les messagers faillirent être lapidés comme des traîtres. II avait raison : Cléomène ne pouvait garnir d'un nombre suffisant de défenseurs les murs si étendus de la ville ; il devait s'attendre à une attaque des Achéens ; il ne lui restait plus qu'à mettre hors d'état de lui nuire la ville qu'Épaminondas avait autrefois fondée pour tenir en bride les Spartiates. Il fit transporter à Sparte tout ce que Mégalopolis renfermait encore de précieux, meubles et ustensiles, œuvres d'art, marchandises ; puis il en détruisit les murailles et les édifices publics. Il agit si durement envers la ville, dit Polybe, qu'il semblait impossible de la relever jamais[93]. L'Arcadie était maintenant ouverte aux Spartiates, et il est vraisemblable que Cléomène se porta rapidement dans ce pays pour y rallier ses partisans[94].

Quand à Antigone et aux Achéens, ils restèrent dans l'inaction. Sans doute, lorsque Aratos reçut à Ægion la nouvelle de la destruction de la ville et qu'il vint dans l'assemblée, il se tint longtemps debout, versant des larmes et se cachant le visage ; lorsqu'il eut prononcé le mot terrible, l'assemblée se dispersa épouvantée. Antigone fit aussitôt réunir ses bandes de mercenaires ; il semblait qu'on voulût tenter quelque entreprise : mais bientôt l'ordre parvint aux soldats de rester dans leurs quartiers. Antigone lui-même se rendit, avec une faible escorte, à Argos ; tout ce grand pays de Mégalopolis resta au pouvoir du Spartiate, ou du moins ouvert à ses pillages désormais justifiés.

Durant l'automne et l'hiver, des négociations diverses et importantes doivent avoir été nouées de près et de loin entre les puissances. Le bruit courut une fois à Alexandrie que Cléomène avait fait faire aux Achéens des propositions de paix, et on raconte que Cratésiclée, craignant que son fils, par égard pour la sécurité de sa mère, n'osât terminer la guerre sans l'assentiment du roi d'Égypte, écrivit à Cléomène pour le prier instamment de ne se laisser déterminer par aucun autre motif que le bien et l'honneur de Sparte. Puis ce sont des ambassades macédoniennes qui arrivent à la cour des Lagides[95]. Un coup d'œil jeté sur les affaires de Syrie nous révélera encore d'autres agissements.

Ce n'était pas l'ordre immédiat de succession qui avait, après le meurtre du roi Séleucos III dans sa campagne en Asie-Mineure, appelé au trône son frère Antiochos ; c'était l'appel des troupes restées en Syrie. Séleucos avait, lors de son départ, confié à Hermias la direction des affaires intérieures. Il n'est peut-être pas sans importance de remarquer que cet Hermias était Carien, c'est-à-dire du pays que le roi de Macédoine avait depuis quelques années arraché aux Égyptiens ; on peut croire qu'Hermias avait particulièrement facilité l'avènement d'Antiochos. Polybe le représente comme un homme cruel, méfiant, jaloux de son influence, plein de ruse et d'intrigues, ennemi acharné de tous ceux dont il pouvait craindre une rivalité quelconque et principalement du vaillant Épigène, un capitaine très aimé dans l'armée et qui ramena précisément alors les troupes qui avaient été en Asie-Mineure avec Séleucos[96].

Déjà les deux frères Molon et Alexandre, que le jeune roi avait nommés satrapes de Médie et de Perse, s'étaient révoltés. Ils méprisaient, dit Polybe, la jeunesse du nouveau roi ; ils comptaient sur la coopération d'Achæos en Asie-Mineure ; avant tout, ils redoutaient la cruauté de l'exécrable Hermias[97]. Mais comment pouvaient-ils compter sur l'assistance d'Achæos ? Pourquoi, puisqu'ils venaient d'avoir les plus brillants succès, ne prenaient-ils pas le diadème ? La seule explication qu'on puisse trouver, c'est que le fils de Séleucos, l'héritier du trône mis à l'écart par Antiochos, dut être le prétexte de leur rébellion. A la nouvelle de leur défection, le roi Antiochos demanda dans le synédrion l'avis de ses conseillers : que fallait-il entreprendre contre ces rebelles ? Épigène déclara qu'il fallait recourir aussitôt à une action décisive ; si le roi lui-même paraissait dans le pays avec des forces suffisantes, les deux satrapes cesseraient sur-le-champ d'exciter des troubles, ou bien, s'ils tentaient de résister, ils seraient abandonnés par leurs sujets et livrés à un juste châtiment. Hermias parla avec vivacité contre cette proposition. Épigène, disait-il, avait su assez longtemps tromper les gens sur ses desseins perfides ; il fallait lui savoir gré de déchirer enfin le voile, en ouvrant un pareil avis : que voulait-il, sinon remettre ainsi entre les mains des rebelles la personne du roi ? De telles paroles, prononcées par un homme si puissant, décidèrent l'avis du synédrion ; Xénon et Théodotos Hémiolios furent envoyés dans l'Est avec une armée, pour y rétablir le calme[98]. Hermias employait toute son influence à provoquer une guerre contre l'Égypte ; la raison qu'en donne Polybe, c'est que Hermias n'avait pas d'autre moyen de conserver son crédit et de se soustraire aux responsabilités de tout genre qui pesaient sur lui que de susciter au jeune roi des guerres de tous côtés. Il ne cessait d'avertir le roi que le moment favorable était venu de reconquérir la Cœlé-Syrie ; il présenta même au souverain des lettres — que Polybe regarde comme apocryphes — dans lesquelles Achæos disait qu'on l'avait invité d'Alexandrie à s'emparer du pouvoir, et qu'on lui promettait tous les secours possibles en argent, en troupes et en vaisseaux, s'il acceptait le diadème royal. Il était trop naturel de la part de l'Égypte de chercher à gagner Achæos à tout prix pour qu'Antiochos ne crût pas aux allégations contenues dans ces lettres. C'est ainsi que Hermias parvint à faire décider une campagne en Cœlé-Syrie pour le printemps suivant. La situation, il est vrai — abstraction faite du soulèvement de l'Est — était telle qu'on pouvait se promettre un résultat d'une attaque contre l'Égypte. Il n'y avait pas la moindre raison de douter de la fidélité d'Achæos, quelque brillantes que fussent les offres venues d'Alexandrie ; c'étaient ses succès en Asie-Mineure qui avaient enlevé à l'Égypte toutes ses possessions de la côte occidentale à l'exception d'Éphèse et de Samos, qui avaient refoulé Attale dans sa capitale et rendu les villes naguère indépendantes à la domination syrienne.

Cependant, les événements avaient pris dans l'Est, avant la fin de l'année 222, une tournure défavorable. Molon de Médie, fidèlement soutenu par son frère Alexandre, bientôt assuré également de l'appui des commandants des régions voisines par d'anciennes relations ou de riches présents, avait marché à la tête d'une armée considérable au-devant des généraux envoyés de Syrie ; il les avait forcés à reculer devant lui jusque dans les places fortes du Tigre et à lui abandonner le pays d'Apolloniatide[99]. Déjà il poussait jusqu'au Tigre, et il était sur le point de franchir le fleuve pour assiéger Séleucie. La ville ne fut sauvée que par la prévoyance de Zeuxis, qui avait fait retirer les embarcations. Mais Molon campait avec ses troupes en face de la ville, à Ctésiphon, où il voulait établir ses quartiers d'hiver ; avec les forces dont il disposait, avec la confiance et l'audace qui animaient ses troupes, l'issue de la prochaine campagne ne semblait pas douteuse.

A la nouvelle de cette marche offensive des rebelles, le roi Antiochos voulut abandonner l'expédition qu'il avait déjà résolue contre la Cœlé-Syrie, afin de se rendre en personne sur les bords du Tigre, comme Épigène le lui avait conseillé dès le début. Mais Hermias sut lui persuader qu'un roi ne doit combattre que des rois et pour remporter de grands succès ; il obtint que l'Achéen Xénœtas serait mis à la tête de nouvelles troupes avec des pouvoirs illimités et envoyé contre les rebelles, pendant que les troupes destinées à la campagne de la Cœlé-Syrie sous lé propre commandement du roi se rassemblaient déjà à Apamée sur l'Oronte[100].

Polybe doit avoir dépeint très exactement le caractère d'Hermias[101]. Mais le reproche qu'il lui fait, d'avoir voulu entourer le roi de périls toujours nouveaux et de guerres incessantes, semble vraiment très bizarre. Antiochos n'était pas assez inintelligent pour ne pas pénétrer les desseins de son ministre. On ne peut imaginer que deux partis : ou bien ce Carien, investi par le roi précédent de la plus haute autorité au moment où il avait fait au delà du Taurus cette expédition que nous avons supposée concertée avec la politique macédonienne, ou bien, dis-je, Hermias était entièrement dévoué aux intérêts d'Antigone, et il insistait toujours :sur cette agression contre l'Égypte parce qu'elle devait être extrêmement utile à la Macédoine, qui, dans cette même année, allait frapper dans le Péloponnèse le coup décisif, ou bien il connaissait les négociations nouées par la Macédoine à Alexandrie, négociations qui devaient dès le milieu de cette année produire un résultat inattendu ; il voyait que la Syrie avait, à l'heure actuelle, une occasion favorable, et qui peut-être ne reviendrait pas, de reprendre encore la région du Liban ; il sentait qu'il fallait se hâter de la saisir, avant que la conclusion d'un traité entre la Macédoine et l'Égypte rendit impossibles de nouvelles entreprises. Polybe, il est vrai, qui ne parle de tout cela — et il est le seul à en parler — qu'à titre d'introduction à son récit, ne s'occupe pas des combinaisons de la politique générale ; il ne nous offre pas davantage de matériaux assez complets pour nous mettre en état de pouvoir ici encore suivre les agissements de la diplomatie raffinée de cette époque ; mais on l'a déjà vue çà et là intervenir d'une façon assez évidente pour nous faire supposer cette diplomatie à l'œuvre partout, et pour la considérer comme l'élément essentiel et le facteur caractéristique de la politique de ce siècle.

Au printemps de 221, les armées syriennes, partant d'Apamée, se dirigèrent vers Laodicée du Liban. Le désert qui s'étend entre cette ville et la vallée de Marsyas à l'ouest semble avoir formé la limite entre le territoire de l'Égypte et celui de la Syrie. Antiochos le franchit, pénétra dans la vallée de Marsyas et arriva, en soumettant l'une après l'autre les villes de cette vallée[102], jusqu'à l'endroit où le Liban et l'Antiliban, entre lesquels monte la plaine, s'approchent si près l'un de l'autre que les deux forteresses de Gerrha et de Brochi barrent entièrement le chemin. Elles étaient occupées par des troupes égyptiennes que commandait l'Étolien Théodotos. Le roi essaya de forcer le passage ; il trouva une résistance opiniâtre et se retira après avoir éprouvé de grandes pertes.

A ce moment même arrivaient des nouvelles de la Babylonie. Le stratège Xénœtas avait rallié à lui l'éparque de la Susiane, Diogène, et le gouverneur du pays situé sur les côtes du golfe Persique ; puis, averti par des transfuges de l'armée de Molon que les troupes du rebelle étaient mécontentes et feraient défection en masse dès la première attaque, il avait résolu de traverser le fleuve. Il laissa quelques troupes sous le commandement de Zeuxis et de Pythiade, et avec le reste, qui se composait de troupes d'élite, il opéra de nuit son passage à peu près à deux milles au-dessous du camp ennemi ; il campa, couvert d'un côté par le fleuve, de l'autre par des marais et des étangs. Les troupes de cavalerie que Molon envoya pour. empêcher le passage ne purent s'orienter sur ce terrain difficile ; beaucoup de cavaliers s'égarèrent au milieu des roseaux, s'embourbèrent ; le reste se retira. Dès qu'il fit jour, Xénœtas s'avança, comptant sur les dispositions de l'armée ennemie. Molon ne s'attendait pas à une attaque : il battit en retraite par la route de la Médie ; son camp fut pris par les troupes royales. Xénœtas courut au camp qu'il avait laissé de l'autre côté du fleuve pour faire marcher avec lui le reste de la cavalerie ; il laissa à ses troupes un jour pour se reposer et se restaurer, comptant poursuivre le lendemain l'ennemi qui fuyait ; la riche Séleucie était assez près pour fournir au camp le nécessaire et le superflu, et c'est ainsi que jusque dans la nuit on but et festins selon la vraie mode babylonienne.

Cependant Molon, qui avait fait semblant de fuir, était revenu à marche forcée ; au point du jour, il assaillit le camp de Xénœtas. Il ne trouva pas la moindre résistance : ceux qui eurent le temps de s'éveiller prirent la fuite ; un très grand nombre furent massacrés sur leur couche de paille, les fugitifs se précipitaient vers le fleuve et cherchaient à atteindre l'autre bord à la nage. Bientôt cette rivière rapide fut remplie d'hommes, de chevaux, d'armes, de bagages, de soldats qui nageaient ou se noyaient, de cadavres ; tout cela flottait pêle-mêle et dans la plus affreuse confusion. Personne ne s'opposait plus au passage de Molon : le camp situé sur l'autre rive, et que Zeuxis avait cru nécessaire d'abandonner, tomba en son pouvoir ; il se jeta sur Séleucie, et, à la première attaque, cette ville puissante se rendit. Dès lors, le sort des contrées avoisinantes était décidé ; la Babylonie se soumit, ainsi que le pays riverain du golfe Persique. Puis Molon se tourna vers la Susiane ; le stratège Diogène ne put s'y maintenir que dans la forteresse. Molon laissa quelques troupes pour bloquer la citadelle et courut de nouveau à Séleucie, pour occuper, en remontant le fleuve, la région d'alentour ; la Parapotamie jusqu'à Europos et la Mésopotamie jusqu'à Doura durent faire leur soumission[103].

La nouvelle des succès des rebelles parvint au roi Antiochos lorsqu'il avait déjà abandonné en rétrogradant le défilé de Gerrha. Il convoqua le synédrion, pour demander l'avis des grands de sa cour. Épigène répéta qu'il fallait renoncer à cette malheureuse guerre contre l'Égypte et marcher aussitôt vers le Tigre. Hermias le contredit avec vivacité et déclara suspectes les vues d'Épigène ; il conjura le roi de ne pas abandonner la Cœlé-Syrie, et de ne pas se laisser effrayer par une première tentative sans succès. Le roi s'efforça de calmer la querelle de ses deux conseillers, et, avec la plupart des assistants, il se rangea à l'avis d'Épigène. Hermias lui-même donna aussitôt son assentiment et déclara que, quoiqu'il déplorât la résolution qu'on venait de prendre, il la soutiendrait de toutes ses forces.

Les troupes furent rassemblées à Apamée ; elles commençaient à se mutiner parce qu'on tardait à leur payer la solde. Bientôt les désordres prirent un caractère fort alarmant ; le jeune roi se trouvait dans un embarras extrême. Alors Hermias s'offrit à payer aux troupes tout leur dû, mais à condition qu'Épigène ne se joindrait pas à l'expédition ; après ce qui s'était passé, disait-il, il lui était impossible d'agir de concert avec Épigène sans le plus grand dommage pour le bien public. Le roi connaissait les qualités militaires d'Épigène ; il aurait voulu l'avoir à tout prix à ses côtés dans cette difficile expédition ; mais il était absolument obligé d'accepter l'offre d'Hermias à propos de la solde des troupes, et d'ailleurs il se voyait encore tellement sous la main d'un homme qui disposait des gardes, des fonctionnaires et de toutes les ressources de l'administration, qu'il crut devoir céder. Épigène reçut l'ordre de rester à Apamée, au grand effroi du synédrion qui s'imagina que la toute-puissance du Carien était désormais établie pleinement et pour toujours. Les troupes furent apaisées ; Hermias semblait pouvoir compter sur leur dévouement ; seuls les Cyrrhestiens, au nombre de 6.000 environ, persistèrent dans la révolte, et il se passa bien une année avant qu'on pût venir à bout d'eux. Bientôt Hermias fit sentir son pouvoir à Épigène ; il trouva moyen de glisser parmi ses papiers une lettre confidentielle de Molon. Le commandant de la forteresse d'Apamée reçut ordre de faire des recherches, sous prétexte qu'on avait eu vent de ces intelligences ; la lettre fut trouvée et Épigène exécuté aussitôt comme coupable de haute trahison. Le roi était persuadé de l'innocence du stratège, mais il n'osait rien entreprendre contre son puissant vizir ; toute la cour devina le crime qui s'était accompli, mais la terreur qu'inspirait Hermias réprima toute manifestation. C'est dans cette situation qu'Antiochos entreprit l'expédition contre les rebelles. Il ne franchit l'Euphrate qu'au commencement de l'hiver et prit ses cantonnements dans Antioche de Mygdonie ; la dangereuse lutte devait commencer au printemps prochain, l'année 220.

J'interromps ici le récit des événements de Syrie, parce qu'une nouvelle phase commence avec la lutte couronnée de succès contre Molon et Alexandre. Antiochos se délivre bientôt de la dépendance où le tenait ce Carien ; il saisit lui-même et avec une heureuse résolution les rênes du gouvernement ; en peu de temps, la puissance des Séleucides s'élève et recouvre une énergie toute nouvelle ; d'ailleurs elle n'est pas moins favorisée par les changements qui se font à la cour et dans l'empire des Lagides.

Il ne sera pas possible de suivre à tout moment les coïncidences et les rapports réciproques des événements de Grèce et de Syrie, mais les points décisifs ne peuvent échapper à une observation attentive.

Nous avons vu qu'Antigone avait, dès le mois d'août de l'année précédente (222), renvoyé ses milices. La chute de Mégalopolis avait montré combien l'impuissance de la confédération était complète sans l'appui de la Macédoine. Sans doute, Cléomène avait de nouveau réussi à avoir ses coudées un peu franches ; le butin fait à Mégalopolis et dans le pays environnant, et plus encore les subsides et les ravitaillements envoyés d'Alexandrie, le mettaient en état de faire toujours de nouveaux efforts ; il lui fut possible, au printemps de l'année suivante, après avoir occupé les divers défilés de la Laconie, de conduire encore à la bataille décisive 20.000 soldats, dont 6.000 environ étaient des mercenaires, et l'on est en droit de supposer que la Laconie n'a fourni en tout pour cette guerre que 14.000 hommes environ[104]. Si l'on veut apprécier de tels efforts et leurs résultats, il faut se souvenir que le territoire de la Laconie n'embrassait pas alors tout à fait 90 milles carrés (4.950 kil. carrés), et que de pertes avait causées au pays l'invasion étolienne, que de pertes aussi une guerre de plusieurs années, et surtout la première et malheureuse tentative contre Mégalopolis ! La France avait, dans les guerres de la Révolution, à la première levée en masse, près de 1/25 de la population entière sous les armes ; pour la guerre de 1813, la Prusse orientale jusqu'à la Vistule arma 38.000 hommes sur près de 900.000 âmes, soit un homme environ par 24 âmes, et Gneisenau écrit dans une lettre au comte Münster : C'est un chiffre énorme pour une province sans fabriques, où l'on ne fait que cultiver la terre. Sans doute, on ne peut pas comparer de prime abord cette situation avec celle de la Laconie ; Cléomène aura certainement exigé de son pays de bien plus grands sacrifices[105]. Mais de tels efforts devaient causer au pays de cruelles souffrances ; l'admission des périèques et des hilotes dans l'armée active devait enlever à l'agriculture un grand nombre de bras, et déjà cette invasion des Étoliens avait décimé les forces laborieuses, agissantes de la contrée. On arrive à cette conviction que, dans une situation semblable, la Laconie ne pouvait recevoir les subsistances nécessaires que du dehors, et cette raison nous explique pourquoi la guerre, dès qu'elle fut refoulée en Laconie et réduite à cette seule contrée, ne put être continuée que par l'alliance de l'Égypte[106].

Antigone, qui, de l'été de 222 jusqu'au commencement de l'été de 221, était resté avec ses mercenaires à Argos dans une complète inaction, négociait à Alexandrie ; il s'efforçait de dissoudre cette alliance. Peu lui importait que Cléomène, dans les premiers jours de ce printemps, fît une soudaine irruption sur le territoire d'Argos ; que la population de la ville éclatât en murmures à la vue de ses champs ravagés, sans que lui, Antigone, osât même tenter avec ses mercenaires une simple sortie. Il était déjà assuré probablement du résultat de sa négociation lorsque ses troupes et celles des confédérés se réunirent pour une nouvelle campagne[107].

Polybe ne dit qu'un mot en passant de ces négociations ; il parle du chiffre exagéré donné par Phylarque à propos du butin fait à Mégalopolis, et il ajoute que pourtant, d'après le même Phylarque, dix jours avant la bataille décisive, Cléomène reçut d'Égypte un message : ce message portait que le roi ne lui enverrait plus désormais de secours, mais qu'il l'engageait à s'entendre avec Antigone. Par suite, Cléomène se serait résolu à risquer une bataille avant que cette nouvelle ne se répandit parmi ses troupes ; car, avec ses propres ressources, il lui était impossible de continuer la guerre, et il avait toujours fondé son espoir sur l'appui de l'Égypte[108]. Polybe ne contredit pas cette assertion de Phylarque ; c'est au sujet du butin fait à Mégalopolis qu'il est d'un autre avis : par conséquent, on peut considérer ce message, c'est-à-dire, à mon sens, le résultat des négociations engagées par la Macédoine, comme des faits certains, confirmés par l'autorité de Polybe.

Mais par quels moyens Antigone avait-il pu décider le cabinet égyptien à sacrifier Cléomène ? Nous avons vu que, l'année précédente, la puissance des Séleucides en Asie-Mineure avait été rétablie avec le plus grand éclat par Achæos ; qu'Attale, l'allié de l'Égypte, avait été repoussé ; que l'Égypte elle-même avait été réduite à la possession d'Éphèse et de Samos : nous avons dû admettre, par conséquent, que la Carie, conquise six ans auparavant par Antigone, était encore au pouvoir des Macédoniens. Au printemps de l'année 221 s'exécuta l'expédition de Cœlé-Syrie, que réclamait instamment Hermias. Achæos victorieux menaça peut-être les dernières possessions des Lagides en Asie-Mineure, Éphèse, la Lycie, la Pamphylie. Comment, parmi de tels dangers, pouvait-on espérer à Alexandrie de pouvoir protéger les côtes de Thrace, si Antigone les attaquait de la Macédoine ? Dans cette situation, les offres du Macédonien, si elles facilitaient singulièrement la tâche à l'Égypte, pouvaient bien amener en retour une concession aussi importante pour les affaires de Grèce que l'était l'abandon de Cléomène. Or, les événements ultérieurs démontrent que la Carie a été de nouveau rattachée à l'Égypte. Il est dès lors naturel de supposer qu'Antigone restitua la Carie lice moment même, à la condition que Ptolémée Évergète cesserait de soutenir les Spartiates. Est-ce la nouvelle des succès de plus en plus menaçants des rebelles sur le Tigre, succès qui devaient nécessairement empêcher la Syrie de menacer l'Égypte d'une façon énergique et durable ; est-ce la perspective de voir Achæos établir tôt ou tard sa puissance en Asie-Mineure et y fonder un État indépendant qui ferait certainement de lui l'allié de l'Égypte et rendrait par suite la Carie intenable aux Macédoniens ; est-ce cette suite de considérations qui amena Antigone à abandonner la Carie, ou bien est-ce cette idée clairement perçue, que la puissance de la Macédoine ne pouvait être fondée que sur l'assujettissement complet de la Grèce, et que cette considération devait primer toutes les autres, on ne peut le dire. Mais on a droit d'affirmer avec pleine certitude qu'Antigone, qui avait le coup d'œil large, suivait du regard les complications de l'Occident aussi bien qu'il calculait celles de l'Orient. Il ne pouvait échapper à personne qu'une lutte entre Rome et Carthage était imminente, et il est absolument hors de doute que la Macédoine était déjà engagée pour sa part dans les affaires de la politique romaine, si l'on songe à Corcyre, à Apollonie, à Dyrrhachion, la situation de toute la côte d'Illyrie, telle qu'elle s'était modifiée depuis huit ans. Antigone tournait déjà les regards de ce côté ; on en pourra trouver la preuve dans une alliance qu'il venait alors de conclure. Démétrios de Pharos avait, comme on l'a dit, été institué par les Romains dynaste de la plupart des peuplades illyriennes, tandis que la reine Tenta, au nom de son beau-fils et pupille Pinnès, n'avait conservé qu'une faible partie de son ancienne domination. Démétrios avait déjà, pendant la guerre des Romains contre les Gaulois (225-223), pris en face d'eux une attitude plus indépendante ; c'est avec lui qu'Antigone conclut une alliance, et, dans la guerre de 221, on vit environ 1.600 Illyriens, commandés par Démétrios, marcher sur le Péloponnèse.

Outre les troupes macédoniennes et les mercenaires — 10.000 hommes de la phalange, 3.000 peltastes, 300 cavaliers, 1.000 Agrianes et 1.000 Galates, 3.000 fantassins et 300 cavaliers de troupes mercenaires —, vinrent les contingents des confédérés ; les Achéens envoyèrent 3.000 fantassins, et 300 cavaliers, tous hommes d'élite ; les Mégalopolitains, 1.000 soldats commandés par Cercidas et qu'Antigone arma à la macédonienne[109] ; les Béotiens, 2.000 hommes de pied et 200 cavaliers ; les Épirotes, 1.000 fantassins et 200 cavaliers ; les Acarnaniens autant : à cette armée s'ajoutaient les Illyriens de Démétrios[110]. C'est avec ces forces qu'Antigone s'avança par Tégée vers les frontières de Laconie.

A la nouvelle de la marche des ennemis sur Tégée, Cléomène doit avoir fait encore une pointe hardie sur Argos ; il aurait poussé jusqu'aux murs de la ville, en ravageant tout sur son passage ; il aurait marché ensuite par Phlionte sur le château-fort d'Oligyrton, chassé la garnison ennemie de la forteresse, enfin regagné la Laconie en passant devant Orchomène. Il est possible que, par ces marches audacieuses, il ait essayé d'arrêter les renforts des Achéens ; mais il est certain que l'entreprise, si elle a été tentée si peu de temps avant l'invasion des Macédoniens, ne pouvait avoir de succès décisif. Il courut alors aux défilés du pays, pour y attendre l'ennemi. Pendant qu'il fortifiait tous les autres passages de la Laconie par des retranchements et des fossés, des abattis d'arbres et des garnisons suffisantes, il concentrait ses principales forces, au nombre d'environ 20.000 hommes, dans les défilés de Sellasie.

Les routes de Tégée et de la Thyréatide à Sparte se réunissent dans le voisinage de l'Œnonte, à un endroit où les montagnes, à l'ouest de ce torrent, s'écartent un peu ; il se forme là, sur la rive droite de l'Œnonte, une petite plaine, large à peu près de 1000 pas et un peu plus longue, plaine au sud de laquelle coule un ruisseau, le Gorgylos, qui va se jeter dans l'Œnonte. Cette petite vallée est dominée à l'ouest par l'Euas, dont l'escarpement est inaccessible, du moins pour les chevaux, lorsqu'on vient du Gorgylos, et à l'est, par une large hauteur dont la montée rapide part des bords de l'Œnonte et, après s'être déroulée pendant près d'une demi-lieue le long du torrent, va rejoindre là les sommets de l'Olympe. Au sud de la plaine s'élève la crête qui s'étend vers le sud et sur les hauteurs de laquelle, à une demi-lieue du Gorgylos, est située la forteresse de Sellasie. Entre l'Euas et l'Olympe, à droite de l'Œnonte, passe, dans toute la largeur de cette petite vallée et en traversant le Gorgylos, la route qui conduit à Sparte ; cette route, après avoir dépassé le Gorgylos, suit, en formant un grand arc de cercle sur le versant oriental de la montagne de Sellasie, le cours de l'Œnonte, tandis qu'un chemin plus rapproché et plus difficile monte lentement entre cette crête et l'Euas, jusqu'à ce qu'il atteigne le sommet de la hauteur qu'il doit franchir et descende de là vers l'Eurotas, en passant au pied et à l'ouest des hauts rochers de Sellasie[111].

C'est dans cette position que Cléomène résolut d'attendre l'attaque. Il fit occuper l'Euas par les périèques et les alliés, sous les ordres de son frère Euclidas : lui-même, formant l'aile droite avec les Spartiates et les mercenaires, occupa l'Olympe. Les deux positions furent couvertes par des retranchements et des fossés. Au bas, dans la plaine, sur les deux côtés de la route, il porta sa cavalerie avec les troupes des mercenaires armées à la légère. Lorsqu'Antigone s'approcha, il trouva la position des ennemis tellement forte et menaçante qu'il n'osa immédiatement commencer l'attaque. Il mit son camp en face de l'adversaire, en se couvrant par le Gorgylos, et, durant quelques jours, il se borna à observer les ennemis, à se rendre un compte plus exact de ses propres forces, dont la moitié environ se composait de troupes fédérales. Nulle part l'ennemi ne laissait voir de point faible ou d'inattention dans le service. Enfin Antigone se résolut à l'attaque. Son dessein ne pouvait être naturellement de rompre le centre de la ligne ennemie, puisqu'il était couvert de la façon la plus forte par les deux montagnes ; il fallait plutôt chercher à forcer l'une ou l'autre de ces hauteurs et finalement menacer en même temps l'ensemble des positions de l'adversaire. Il plaça à son aile droite, en face de l'Euas, les peltastes et les Illyriens par groupes alternés, puis les Acarnaniens et les Épirotes, et derrière cette masse d'assaillants, en réserve, 2.000 Achéens : il destina à l'attaque du centre toute sa cavalerie, avec 1.000 Achéens et autant de Mégalopolitains. Enfin le roi lui-même se mit à la tête du gros de l'armée, formé par 15.000 Macédoniens, mercenaires et troupes légères, en face de l'Olympe, dont les pentes tournées vers l'Œnonte offraient assez de place à l'attaque[112].

Dès la nuit qui précéda la bataille, sur l'aile droite des Macédoniens, le Gorgylos et le pied de l'Euas avaient été occupés par les Illyriens. Ils devaient, de même que la cavalerie du centre, attendre le lendemain matin le signal de l'attaque qui serait donné par Antigone, c'est-à-dire du côté de l'Olympe. Dès que ce signal eut été donné aux Illyriens et à toute l'aile droite, ils commencèrent à gravir la montagne. Euclidas resta sur la hauteur ; mais les troupes légères du centre, dès qu'elles virent les assaillants s'écarter si loin des réserves fédérales, coururent se jeter sur leur flanc et sur leurs derrières : un mouvement opéré des hauteurs de l'Euas aurait en cet endroit décidé la bataille. Le signal de l'attaque n'avait pas encore été donné au centre des Macédoniens, mais Philopœmen reconnut que le moment était urgent. Il somma les généraux de marcher en avant : sur leur refus, il se mit à la tête des cavaliers confédérés et, à ses risques et périls, se jeta sur le centre des Spartiates, déjà affaibli sur la gauche par ce mouvement en avant. Le combat qui s'engagea à cet endroit força les troupes légères à abandonner l'Euas et à regagner en hâte leur position. Les Illyriens et les peltastes, dégagés sur leurs derrières, purent marcher en avant. Euclidas les attendait sur la hauteur, afin de profiter de leur désordre et de les anéantir d'autant plus complètement que, sur toute la pente de la montagne, ils ne pouvaient recevoir de secours. Mais, dès qu'ils eurent gagné le sommet, la première impétuosité de leur attaque le refoula lui-même ; il perdit avec ses retranchements sa position dominante, qui passa à l'ennemi ; serré de près avec une vigueur croissante, bientôt entièrement culbuté, il fut rejeté au pied des hauteurs : l'aile gauche des Spartiates fut détruite, et Euclidas lui-même trouva la mort. Cependant le fort de la bataille était au centre, et Philopœmen surtout, avec les cavaliers des confédérés, y luttait avec la plus vigoureuse énergie. Sur l'Olympe, le combat n'avait été engagé jusqu'alors que par les troupes légères et les mercenaires, c'est-à-dire à peu près par 5.000 hommes de part et d'autre ; mais ils étaient aux prises sous les yeux des deux rois et déployaient les plus grands efforts. Dès que Cléomène vit que son frère avait été repoussé de l'Euas, que son centre ne résistait plus qu'avec peine, que lui-même courait risque d'être tourné de sa position et attaqué en même temps de tous les côtés, il résolut de risquer le tout pour le tout et d'attaquer l'ennemi. Il ouvre ses retranchements, fait avancer en ligne ses hoplites ; des signaux rappellent du combat ses troupes légères ; la pente de l'Olympe est dégagée et les phalanges peuvent y manœuvrer. Poussant le cri de guerre, elles commencent à s'entrechoquer avec force de part et d'autre ; tantôt les Macédoniens reculent sous les hardis assauts des Spartiates, tantôt ceux-ci se replient devant la masse puissante de la double phalange ennemie. Enfin Antigone dirige une attaque décisive ; toute la masse des soldats pesamment armés, compacte et formant un quadrilatère d'épais bataillons, près de 300 hommes de front, les sarisses des cinq premiers rangs tendues en avant, celles des rangs qui suivent appuyées sur les épaules des files antérieures, pénètre de tout le poids de 10.000 hommes lancés au pas de charge et s'enfonce dans la ligne ennemie, qui ne peut soutenir ce choc redoutable et se disloque entièrement : la bataille est perdue[113].

Tel est le récit de Polybe. Phylarque avait prétendu que l'Euas avait été tourné et enlevé par trahison, mais on n'a pas besoin de tels commentaires pour expliquer la défaite de l'Euas. Cette position était de beaucoup la plus forte, et l'ennemi n'aurait jamais pu la forcer, si Euclidas ne s'était pas tenu trop minutieusement à l'ordre général de ne pas quitter la défensive. La réunion des forces les plus considérables sous le propre commandement de Cléomène montre qu'il regardait l'Olympe comme la position la plus difficile ; c'était là qu'il fallait s'attendre à l'attaque décisive, d'autant plus que l'ennemi concentrait là ses principales forces. Les retranchements que Cléomène avait élevés en avant de sa ligne devaient lui faire espérer une heureuse résistance ; et, même en cas d'échec ; si son frère tenait toujours l'Euas, il pouvait opérer sa retraite sur la hauteur que franchit la route partie de la plaine ; là, l'Euas à son aile gauche, l'aile droite appuyée à Sellasie, il aurait encore été assez fort pour arrêter l'ennemi une fois de plus dans une position non moins solide. Mais c'est précisément pour cette raison qu'Antigone attaqua tout d'abord cette montagne. Si cette opération ne lui avait pas réussi, il n'aurait certainement pas osé combattre Cléomène plus longtemps ; il aurait peut-être abandonné tout à fait ces défilés difficiles et trouvé d'autres voies pour assaillir ou fatiguer l'ennemi. Mais, dès qu'Euclidas eut été battu — et ce succès ne fut obtenu que par l'attaque audacieuse de Philopœmen, — tout était perdu. On a blâmé Cléomène de ne s'être pas tenu sur la défensive après la défaite de son frère et de n'avoir pas battu en retraite, mais ni l'un ni l'autre de ces deux partis n'était plus possible : la route de Sparte était aux mains de l'ennemi ; Cléomène ne savait plus où il pourrait se retirer. Il lui était également impossible de laisser l'ennemi monter à l'assaut de ses retranchements ; il courait le danger d'être tourné. Devait-il se laisser enfermer là, sur ce plateau de rochers où il n'avait ni vivres suffisants ni espoir d'être dégagé ? Il ne lui restait plus qu'à tenter la téméraire entreprise, à se précipiter sur les forces supérieures de l'ennemi ; si par impossible il réussissait, c'était le seul moyen qui lui restât de couper l'aile droite victorieuse de l'ennemi et de lui arracher encore la victoire. Encore n'aurait-il eu là qu'un avantage momentané ; c'étaient les derniers et extrêmes efforts qu'avait faits la Laconie, tandis que des ressources toujours nouvelles en argent et en troupes s'ouvraient aux ennemis. Au pis aller, Antigone se serait retiré sur Tégée, et en peu de temps, avec des troupes fraîches, il aurait recommencé la guerre contre les restes de l'armée spartiate[114].

Les résultats de la bataille démontrèrent l'épuisement complet de Sparte. On exagère évidemment lorsqu'on prétend que 200 Spartiates sur 6.000, et 4.000 hommes seulement sur toute l'armée, échappèrent au désastre[115] ; il est possible qu'à Sparte, après la défaite, on ait vu se manifester cette fermeté, cette volonté résolue de faire de nouveaux efforts, que Phylarque retrace avec enthousiasme[116]. Mais Cléomène, qui arriva à Sparte en fugitif, avec une escorte de quelques cavaliers, exhorta les citoyens à se soumettre sans délai à Antigone. Il ne mangea ni ne but ; il ne s'assit même pas : après s'être appuyé un instant à une colonne pour se reposer et se recueillir, il courut avec Inn petit nombre d'amis à Gytheion, où depuis longtemps déjà les navires étaient préparés pour sa fuite. On voit que Cléomène avait pleine conscience de sa situation désespérée. Dans un moment où un parti grec avait appelé les Macédoniens dans le Péloponnèse, où il ne pouvait plus asseoir ses chances sur le rôle de représentant de la liberté grecque, il devait s'appuyer sur les subsides de l'Égypte ; l'Égypte l'abandonnant, il ne lui restait plus qu'à soutenir et son honneur et celui de Sparte jusqu'à la dernière extrémité. Polybe lui-même n'a pas négligé de montrer que, peu de jours après la bataille, Antigone reçut la nouvelle d'une invasion des Illyriens en Macédoine et que Cléomène n'avait besoin que de retarder la bataille ou de rester en Laconie durant ces quelques jours pour sauver son royaume et changer du tout au tout la situation[117]. Cette opinion est bien superficielle. Cléomène était absolument vaincu, non seulement au point de vue tactique et stratégique, mais au point de vue politique. Étant donné la sûreté de vues et la circonspection que le roi de Macédoine a partout déployées, on peut affirmer avec une pleine certitude que cette invasion illyrienne ne l'aurait jamais déterminé à renoncer à des opérations qui devaient décider définitivement de la situation de la Grèce, car, la bataille eût-elle tourné autrement, il était certain de la solution. Il eût été absurde de céder à la menace d'une irruption des Illyriens, qui ne pouvait tout au plus qu'amener le ravage de quelques districts de Macédoine, et d'abandonner un grand résultat, fruit de longs efforts, et qui devait fixer d'une façon définitive la situation politique de la Macédoine.

Après la bataille, Antigone marcha sur Sparte ; la ville fut prise à la première attaque. Il est certain qu'il la traita avec modération et prévoyance ; il n'y eut ni pillage, ni destruction ou acte de violence. Il avait fait la guerre à Cléomène, et non à Sparte ; ce serait pour lui une aussi grande gloire d'avoir seul sauvé Sparte que de l'avoir seul conquise ; il épargnait le sol du pays et les maisons de la ville, puisqu'il ne restait plus d'hommes qui pourraient éprouver sa clémence[118] : telles furent sans doute les expressions de la langue diplomatique de l'époque. L'essentiel, c'est qu'il rétablit la constitution spartiate, ou, comme on dit alors, qu'il délivra Sparte[119]. En d'autres termes, il abolit le gouvernement militaire qu'avait fondé Cléomène et ramena l'oligarchie, telle qu'elle avait existé avant les réformes de Cléomène. Avant tout, on rappela ces quatre-vingts personnages de l'oligarchie bannis par le roi, et avec eux revint la prétention de rétablir l'ancienne propriété : il est vrai que les pertes énormes que la ville avait faites en hommes pouvaient en donner l'occasion. Le rétablissement de l'éphorat est certain, celui de la Gérousie, vraisemblable[120] ; les patronomes, de même que les divisions topographiques du pays, peuvent avoir été laissés en l'état. La royauté était vacante par la fuite et, comme on peut le supposer, par la condamnation consécutive de Cléomène et la mort de son frère, son collègue à la royauté. Elle ne fut pas rétablie, peut-être sur l'ordre exprès d'Antigone, car Sparte entra dans la symmachie générale hellénique[121], et le roi de Macédoine établit comme épistate de la ville le Béotien Brachylle[122]. On voit que véritablement l'oligarchie restaurée de Sparte a bien pu exalter solennellement Antigone comme le libérateur et le sauveur de Sparte[123].

Antigone demeura trois jours à Sparte — c'est là qu'il reçut la nouvelle de l'invasion illyrienne — et revint à Tégée ; là encore il rétablit l'ancienne constitution et retira sa garnison. Mégalopolis devait être relevée de ses ruines : le roi chargea Prytanis, le péripatéticien si estimé, de réformer la législation de la ville[124]. Mais on devait voir bientôt les difficultés surgir et la discorde s'allumer, surtout à propos de la législation édictée par Prytanis et du partage de la propriété foncière. Il est à remarquer que Philopœmen, à qui Antigone reconnaissait devoir la victoire de Sellasie, refusa l'offre que lui fit le roi de l'accompagner en Macédoine. Déçu dans les espérances qu'il nourrissait au sujet de la liberté hellénique, il partit pour la Crète[125]. La ville d'Orchomène, qui avait été conquise par Antigone, ne fut pas rendue à elle-même ; elle resta au pouvoir des Macédoniens[126]. De même, Mantinée, ou, comme s'appelait alors cette cité, Antigonia, fut laissée sous la domination d'Argos. Taurion[127] fut laissé par le roi dans le Péloponnèse pour veiller aux intérêts de la Macédoine. Antigone célébra à Argos les jeux Néméens ; il y reçut de la confédération comme de chacune des villes les honneurs les plus exagérés, les actions de grâces les plus emphatiques : on lui décerna à l'envi tous les honneurs humains et divins.

Le roi partit ensuite pour la Macédoine à marches forcées ; il envoya dans le Péloponnèse son neveu Philippe, le futur héritier du trône, qui devait s'y faire connaître des confédérés de la péninsule ; il le recommanda surtout à Aratos. Puis il alla lui-même chasser l'ennemi des frontières : il trouva les Illyriens encore sur son territoire[128] ; déjà malade, il les attaqua et les défit complètement. Ce fut le dernier acte de sa vie. Les efforts de la bataille, ses cris et les ordres qu'il donna à haute voix durant le combat, lui causèrent un épanchement de sang ; il mourut peu de temps après sa victoire[129].

 

C'est jusqu'à ce moment précis, c'est-à-dire jusqu'à la CXLe olympiade[130], que j'ai voulu poursuivre l'histoire générale de la Grèce et de la Macédoine et celle du système des États hellénistiques, et je n'anticiperai un peu qu'à propos de Cléomène. Il ne me reste plus qu'à marquer dans ses traits généraux la situation telle qu'elle était à cette époque.

Commençons par la Macédoine et la Grèce. La fortune du roi alexandrise, lui avait dit un flatteur à Sparte. Il est vrai, Antigone, le prometteur, comme on le nommait[131], avait acquis en Grèce et vis-à-vis de la Grèce une situation comme aucun roi de la Macédoine depuis Alexandre, comme Alexandre lui-même n'en avait jamais eu de semblable. Nous avons cru reconnaître comment, après les terribles agitations de la période des Diadoques, après les invasions des Celtes et les conquêtes de Pyrrhos, la Macédoine avait été, pour ainsi dire, fondée à nouveau par Antigone Gonatas et transformée en une monarchie telle qu'on l'entendait à l'époque hellénistique. Les souvenirs d'un passé glorieux, l'étendue du pays et sa situation dans le monde, appelaient la Macédoine à devenir une grande puissance dans le système des États hellénistiques ; mais elle ne pouvait acquérir cette situation prépondérante qu'autant qu'elle disposait de la Grèce. Jusque-là, elle avait été continuellement entravée par l'intervention incessante des Lagides, et toute opposition faite à la Macédoine avait trouvé un appui à Alexandrie. Mais alors commença à se découvrir, pour qui savait regarder au loin, un péril nouveau et menaçant. Rome s'était déjà établie de ce côté de la mer Adriatique ; déjà elle possédait les points d'attaque le long de la côte, d'Issa à Corcyre. Un conflit avec la politique romaine était inévitable, et cette prévision faisait à la Macédoine- un devoir impérieux de s'attacher aussi fortement que possible tous les instruments de puissance qui étaient à sa disposition et d'étouffer toutes les oppositions, sous quelque forme qu'elles pussent se présenter. Ce n'est que par l'unification aussi complète que possible de la Grèce en deçà de l'Adriatique et avec le concours de la nation grecque qu'elle pouvait parer à ce danger menaçant[132].

Mais comment unifier cette race divisée et fractionnée ? Ce résultat ne pouvait être atteint que par sa faiblesse, et dans la mesure de sa faiblesse ; mais le temps approchait où des forces puissantes et puissamment unies auraient seules pu donner le salut. C'eût été un bonheur pour la Grèce, si Philippe et Alexandre avaient pu la fondre entièrement avec la Macédoine pour en former un seul État. Sans doute, Démosthène appelait Philippe et ses Macédoniens des Barbares, de même que, dans les petits États de l'Allemagne, on appelle encore le peuple de Frédéric le Grand un peuple non-allemand, parce que la plus grande partie des populations qui le constituent ont abandonné, il y a des siècles, leur langue et leurs coutumes wendes pour les coutumes et la langue de l'Allemagne, laquelle, en définitive, n'a jamais eu depuis de champion plus fidèle. La race grecque, fractionnée en menus atomes, était au temps d'Antigone, entre l'Égypte et Rome, ce qu'était l'Allemagne, également fractionnée, entre la France et la Russie. Antigone pressentit ce même danger devant lequel notre patrie se sent impuissante et désarmée tant que d'une union purement internationale elle n'aura point passé à une union véritablement nationale.

Les fruits merveilleusement abondants que la vie intellectuelle de la Grèce aussi bien que celle de l'Allemagne a recueillis de cette division peuvent, à vrai dire, être regardés comme un dédommagement des résultats politiques qu'a eus ce déchirement intérieur ; seulement, nous, nous nous consolons encore par l'espérance d'avoir dans les œuvres de l'esprit un indestructible appui contre les malheurs politiques, un trésor de biens de nature idéale communs à notre race tout entière. La Grèce, elle aussi, avait un trésor semblable, un trésor infiniment riche en joyaux de l'art et de la science, entretenu avec un juste orgueil, gardé avec une ingénieuse vigilance, et ce trésor ne la sauva pas ! Il n'y a qu'à regarder ce qui allait arriver. Rome, qui avait déjà absorbé l'Italie grecque et la Sicile, ces provinces Baltiques de la Grèce, foula bientôt sous ses pieds la vieille gloire militaire de la Macédoine et l'impuissance d'une liberté désunie ; elle traîna dans de grossiers triomphes les dépouilles des villes helléniques sur les rives du Tibre, se para des colonnes de leurs temples et des statues de leurs dieux, se donna le vernis de leur civilisation, cette conquête la plus noble du plus noble des peuples, et désormais les meilleurs des Grecs n'eurent plus que l'enviable profession de servir dans les maisons des orgueilleux optimates, comme affranchis, comme précepteurs, bibliothécaires et hommes de compagnie, d'assaisonner par des entretiens esthétiques et littéraires leurs loisirs blasés et le repos qu'ils goûtaient après les affaires politiques, ou bien encore de fournir aux vieux et aux jeunes une pâture encyclopédique, de quoi défrayer la conversation à la mode.

Antigone parvint, il est vrai, par la guerre contre Cléomène à opérer une unification de la race grecque, autant qu'elle pouvait être opérée dans de telles circonstances. Déjà Philippe et Alexandre avaient cherché à fonder une confédération grecque qui, pendant la durée de la guerre d'Asie, leur garantirait le calme et la paix dans leur pays. Depuis, la vie intellectuelle de la Grèce avait subi des transformations essentielles : des idées de constitution, des genres les plus divers, avaient donné à l'esprit public de nouvelles excitations ; aux débris laissés par les évolutions historiques antérieures s'étaient ajoutées les conceptions que la science avait trouvées et qu'elle recommandait, les principes et les germes d'organismes nouveaux. A mesure que, d'une part, les situations de fait, les bases matérielles des choses, les croyances, les mœurs, les usages, et, d'autre part, ces principes et ces aspirations générales eurent conscience de leur écart irréductible, on sentit la nécessité de donner à l'État et au droit de nouveaux fondements. Cet intérêt élevé qu'inspirent les questions constitutionnelles est la manifestation la plus remarquable du génie grec à cette époque : seulement, là où la constitution n'est plus l'expression vivante de ce qui est et exprime ce qui devrait être, là où elle apparaît non pas comme le résultat immédiat de la vie collective, mais comme une sorte de postulat qui invite à perfectionner cette existence commune, là, il n'est pas de forme sociale qui satisfasse toutes les prétentions et tous les intérêts ; aucune ne mène à une situation définitive et calme, mais chacune, n'exerçant qu'une action médiatrice, agissant pour ainsi dire suivant la diagonale du parallélogramme des forces, s'éloigne avec le temps de son point de départ, et par suite, des sources de son énergie, des raisons de son efficacité. Puis ont lieu ces oscillations désordonnées de la vie publique, qui ouvrent la voie aux plus grands dangers lorsque l'unité nationale n'est pas fortement représentée au dehors ; alors paraissent au premier plan les intérêts matériels d'une part, les idées de progrès de l'autre, deux forces fatalement rivales, tantôt partiellement unies, tantôt en lutte l'une contre l'autre, toujours appliquées à décomposer ce qui existe, à le ramener à ses éléments artificiellement associés. Ce n'est qu'en poussant les choses à l'extrême, soit d'un côté, soit de l'autre, qu'on a quelque chance de rajeunissement énergique : si la rénovation échoue, on voit durant quelque temps encore l'intérêt particulier et la théorie multiplier leurs pousses pullulantes sur le tronc déjà mourant qu'elles enserrent, puis finalement tomber avec lui, au premier choc, lorsqu'il s'affaisse vermoulu et pourri.

On reconnaîtra dans ces traits généraux l'image de la Grèce de ce temps-là et de la période suivante. C'est ainsi qu'Athènes avait fait ses derniers efforts dans la guerre de Chrémonide ; ainsi que, depuis longtemps déjà, la Béotie, la Thessalie s'affaissaient sur elles-mêmes ; que les Épirotes terminaient leur courte et brillante histoire en fondant une liberté qui n'avait pas la force de se développer et de s'organiser. Que de promesses avait données la Ligue achéenne à ses débuts ! Mais, malgré les efforts sérieux et passionnés de quelques libéraux, elle ne put se dégager de ses premières formes ; elle laissa toutes ses villes, l'une après l'autre, passer à ce Cléomène qui, pourrait-on dire, essayait de fonder une puissance conforme aux idées doctrinaires du temps avec des formes empruntées à un passé admiré. Mais Cléomène, à son tour, perdait tout en cherchant à faire triompher, non pas la constitution qu'il avait créée, mais seulement l'hégémonie de Sparte, et en éloignant de lui l'appui de ces forces qu'il avait su éveiller avec tant de succès dans son pays. On sentait évidemment un instinct, une impulsion qui poussait aux œuvres collectives. Ce qui fit la force des Achéens, c'est qu'ils associèrent les républiques sur le pied d'égalité ; ce qui fit la faiblesse de Sparte, c'est qu'elle voulut transporter la vieille idée de l'hégémonie dans le mouvement nouveau. C'est ainsi qu'Antigone créa une forme nouvelle, une confédération d'États qui pouvait s'appeler, au même titre que l'Allemagne, un État fédéral, et dire aussi d'elle-même que son but était le maintien de la sécurité à l'intérieur et à l'extérieur, de l'indépendance et de l'inviolabilité de chacun des États. On institua une trêve fédérale ; on établit un régime de paix qui remplit les Péloponnésiens surtout de joie et d'admiration pour le magnanime monarque ; on crut marcher vers un heureux avenir ; on renvoya les troupes, on mit les armes de côté, on tourna toute son activité vers le commerce, l'industrie, l'agriculture ; on voulait maintenant jouir d'une paix durable et la savourer à longs traits.

La mort d'Antigone et les nouvelles complications qui la suivirent n'ont pas laissé se développer entièrement la forme de gouvernement qu'il avait rêvée, mais le principe fédératif qu'il avait apporté se montre encore dans les événements ultérieurs. Son système se distinguait de l'ancienne Diète de Corinthe, surtout par les traits suivants : ce n'était pas une confédération formée avec et sous la Macédoine ; la Macédoine n'était pas appelée à l'hégémonie, mais elle-même était un des États confédérés et n'entrait dans cette association d'États souverains qu'avec un droit formellement égal à celui des plus petits territoires. La Thessalie est citée comme membre autonome de la confédération, et Sparte également, quoique pourtant le roi de Macédoine commande en Thessalie, et un épistate macédonien à Sparte. Il en est de même de la Ligue achéenne, de la fédération des Épirotes, des Acarnaniens, des Béotiens, des Phocidiens. Déjà la Messénie elle-même demande à y être admise. On ne nous dit pas, mais on comprend de soi-même qu'Argos, elle aussi, avec l'ancienne Mantinée, et Tégée, et Épidaure, et les petites localités qui ne faisaient plus partie de l' Achaïe, entrèrent dans la confédération, représentées peut-être dans leurs obligations concernant la dépense commune par la Macédoine, que la possession de l'Acrocorinthe et d'Orchomène intéressait d'assez près à leurs affaires. Athènes, les Étoliens et les Éléens, qui étaient à la remorque des Étoliens, manquaient encore : mais Athènes ne comptait plus guère ; les Étoliens étaient toujours tenus en bride par la sage politique d'Antigone, et il est très vraisemblable que le roi lui-même avait déjà formé le plan de les faire entrer de gré ou de force dans l'Union, plan que son successeur poursuivit, mais sans y réussir complètement. Voilà pourquoi fut entreprise plus tard la guerre fédérale. Au moment où le jeune vainqueur de Trasimène serrait Rome de plus en plus près, cette guerre se terminait par une paix générale entre les États de l'Union et les Étoliens ; le but avoué de cette paix, c'était d'unir les forces nationales pour la grande lutte contré Rome[133].

Tournons-nous maintenant vers l'Égypte. Je ne veux pas récapituler les actes de la politique égyptienne depuis l'avènement du deuxième Lagide ; ce fut sous le troisième qu'elle atteignit son apogée. Polybe témoigne de l'ardeur et de la prévoyance que montraient dans leur politique extérieure ces rois. Sûrs de leur pays du Nil, entièrement ordonné et florissant, maîtres de Cypre et de la Cœlé-Syrie, — il aurait pu ajouter :possesseurs des bouches de l'Oronte — ils menaçaient la Syrie par terre et par mer ; ils dominaient les dynastes de l'Asie-Mineure et les îles, tenant sous leur pouvoir les villes, les pays, les ports les plus importants, depuis la Pamphylie jusqu'à l'Hellespont et à Lysimachia ; ils observaient la Thrace et. la Macédoine par Lysimachia, Ænos, Maronée et les autres villes qu'ils occupaient sur les côtes. De cette façon, ils avaient étendu la main au loin, et ces possessions étaient comme des ouvrages avancés, poussés à grande distance[134]. Mais, en même temps que s'étendait leur domaine, s'augmentait la difficulté de le protéger. Polybe oublie de faire observer que déjà, dans les dix dernières années de Ptolémée Évergète, la puissance des Lagides commençait à expier la disproportion de son étendue et de ses fondements naturels. Pour tenir les Séleucides en échec, elle dut favoriser les entreprises du roi de Pergame et le laisser attirer à lui les villes grecques, du Caystros à l'Hellespont ; elle n'avait pu empêcher Antigone de s'emparer de la Carie ; les victoires d'Achæos firent retomber au pouvoir des Séleucides toute la côte occidentale de l'Asie-Mineure, à l'exception d'Éphèse, et, comme nous avons tenté de le démontrer, Ptolémée, déjà attaqué par ces Séleucides dans la Cœlé-Syrie, acheta au prix de ce qui lui restait d'influence en Grèce la possession de la Carie, sans laquelle il n'aurait pu conserver plus longtemps ni la Syrie ni la Pamphylie.

Il est clair que l'Égypte n'aurait pu garder cette possession difficile et excentrique qu'en imposant à ses forces de terre et de mer un effort énorme et constant ; or, Ptolémée Évergète laissa déchoir et dépérir avec le temps et son armée et sa flotte, pour les remplacer par la diplomatie, qui cependant ne pouvait agir vigoureusement qu'avec leur appui. Ce relâchement qui s'empara peu à peu de la puissance égyptienne doit être attribué au caractère même du roi. Jamais l'empire n'avait été identifié avec la personne du monarque comme il l'avait été en Égypte sous Ptolémée Soter et Philadelphe. C'est précisément à l'époque de la guerre de Cléomène que les deux rivales de l'Égypte, la Macédoine et la Syrie, prirent un nouvel essor, et aux dépens de l'Égypte : si le roi vieillissant n'était pas complètement affolé, il devait reconnaître qu'il était grand temps de se redresser et de barrer le chemin à ses ambitieux adversaires.

C'est ce qu'il fit en effet, comme le montrent les événements survenus à Alexandrie après la bataille de Sellasie. Cléomène était arrivé en Égypte après son désastre ; il était complètement vaincu, mais son âme forte n'était occupée que d'une seule pensée, celle de savoir comment il pourrait reprendre la lutte contre Antigone. Le premier accueil que lui fit le roi d'Égypte ne fut guère qu'indifférent ; mais bientôt la hauteur, la volonté énergique, la prévoyance hardie du Spartiate imposèrent au monarque : il le combla, lui et ses compagnons, de distinctions de toute sorte ; il entra dans ses plans. Cléomène devait, avec de puissants armements, retourner en Grèce pour combattre Antigone. Il est certain que la cour d'Alexandrie était entrée en négociations avec les Achéens ; si elle réussissait à les gagner, la Syrie allait être de nouveau menacée sur le point le plus vulnérable. Déjà l'attaque d'Antiochos sur la Cœlé-Syrie avait échoué ; la révolte de Molon s'étendait sur les bords du Tigre ; Séleucie, les bouches de l'Oronte, étaient encore au pouvoir des Égyptiens. Vraiment, Ptolémée pouvait se flatter de l'espoir d'entreprendre une guerre non moins brillante que l'avait été celle de ses jeunes années, alors qu'il s'arrachait aux bras de sa hardie Bérénice pour marcher sur l'Assyrie.

Il mourut avant l'automne de la même année[135] ; le royaume passa à son fils aîné Ptolémée, qui prit le nom de Philopator. Le nouveau roi eut à craindre dès le début l'attachement des mercenaires à son frère Magas et le caractère résolu de sa mère Bérénice ; on peut conclure de là qu'il avait déjà passé sa jeunesse dans cette licence spirituelle et effrénée qui florissait à Alexandrie plus que dans tout autre ville. On voit par une foule de détails qu'il n'aimait pas le plaisir brutal et grossier ; il composa une tragédie d'Adonis, et Agathoclès, qui plus tard avec sa sœur, la Pompadour de cette cour, acquit la plus grande influence, écrivit un commentaire du poème[136]. Dans son dilettantisme de lettré, il bâtit le superbe temple d'Homère, orné des statues des villes qui se glorifiaient d'être la patrie du poète[137] ; il chercha à attirer à sa cour le stoïcien Cléanthe, et Sphæros, que Cléanthe lui envoya, reçut le plus bienveillant accueil[138]. Ce Sphæros dit. un jour, en sa qualité de stoïcien, que le sage était roi. Mais, lui répondit-on, Ptolémée, à ce compte, n'est pas roi. C'est précisément parce qu'il est sage, répliqua Sphæros, que Ptolémée est roi[139]. On reconnaît là les goûts du roi : il fallait jouir de la vie et savourer tous les plaisirs, ceux de l'esprit comme ceux de la matière, et les festins des gais compagnons ne sont qu'un trait isolé de l'existence voluptueuse à l'excès du roi et de sa cour[140]. Pourquoi se serait-il soucié du sérieux et de l'ennui des affaires ? Il les abandonnait à ses bons amis Sosibios et Agathoclès, qui avaient bien soin de ne pas troubler les divertissements du jeune roi. Ils craignaient la reine-mère ; celle-ci, qui avait reproché à son époux cette signature frivolement apposée au bas d'une condamnation à mort, ne pouvait voir sans indifférence la vie débauchée de son fils et le pouvoir croissant de ses confidents ; elle fondait un plan sur l'attachement des mercenaires pour son second fils. Mais Sosibios vit le danger qui le menaçait. Il fallait se débarrasser de Bérénice ; mais Magas était sûr des troupes. C'est alors que Sosibios se tourna vers Cléomène ; il lui promit les plus brillants armements pour son retour en échange de son appui. Cléomène s'y refusa ; mais tant que Magas vivrait, disait Sosibios, on n'était pas sûr des mercenaires. Cléomène se porta garant pour eux : il y avait là 3.000 Péloponnésiens et 1.000 Crétois ; ceux-là, il les aurait en tous cas à sa disposition. Dans ces conditions, Cléomène paraissait cependant une ressource. Magas fut tué ; Bérénice aussi ; enfin Lysimaque, l'oncle du roi, reçut la mort sur l'ordre de Sosibios[141].

C'est alors qu'arriva la nouvelle de la mort d'Antigone et des troubles qui venaient d'éclater en Grèce ; un roi, à peine sorti de l'enfance, gouvernait la Macédoine, et de Sparte Cléomène recevait de pressants avis qui l'exhortaient au retour. Toutes les espérances s'éveillèrent avec une force nouvelle dans l'âme de l'exilé ; il ne pensait plus qu'à la patrie. Lorsque dans un banquet on récitait de beaux poèmes et qu'on lui demandait ce qu'il en pensait, il répondait : Faites cette question aux autres ; pour moi, toutes mes pensées sont à Sparte[142]. Il tenta de gagner à son plan le roi et les seigneurs de la cour ; il montrait combien le moment était favorable, et que de grands avantages on remporterait ; il demandait qu'on lui donnât une armée, puis, qu'on lui permît au moins de retourner dans sa patrie avec ses serviteurs. Mais qu'importait au roi ? Il laissa Sosibios trancher la question. Celui-ci exposa son avis dans le synédrion : la mort d'Antigone, disait-il, avait écarté tout danger en Grèce ; il était maintenant moins nécessaire que jamais de faire de grandes dépenses en armements ; il était même dangereux de fournir un appui à un homme si hardi et si admiré pour une entreprise dont l'issue ne pouvait que faire de la Grèce, réorganisée par Cléomène, une nouvelle rivale plus dangereuse pour l'Égypte que n'avait été la Macédoine, et même d'autant plus dangereuse que le roi de Sparte avait vu de trop près la situation de la cour et du royaume. D'autre part, se borner à congédier Cléomène, c'était risquer davantage encore, attendu que ses succès certains lui offriraient l'occasion de se venger d'un traitement si humiliant ; le retenir contre sa volonté était le seul parti possible. Mais tous s'élevèrent aussitôt contre cette résolution : comment garder le lion dans le bercail ? Sosibios lui-même rappela ce qu'avait dit Cléomène de ses relations avec les mercenaires ; le seul moyen de se garantir, c'était de se saisir de cet homme dangereux, avant qu'il pût s'échapper, et de le traiter en prisonnier.

Une parole imprudente de Cléomène fournit le prétexte. Un Messénien, Nicagoras, vint à Alexandrie. Cléomène le connaissait depuis longtemps : c'était Nicagoras qui avait mené les négociations relatives au retour d'Archidamos à Sparte ; il avait été témoin du meurtre de ce prince ; il était convaincu que Cléomène avait été l'instigateur de l'assassinat[143]. Cléomène se promenait sur le port avec Panteus et Hippotas, an moment même où Nicagoras abordait. Il le salua et lui demanda ce qu'il amenait avec lui : des chevaux pour les vendre, dit le Messénien. Tu aurais dû amener de jeunes garçons et des joueuses de lyre, répondit Cléomène, car le roi actuel ne s'occupe pas d'autre chose. Nicagoras se mit à rire ; les jours suivants, il fit des affaires avec Sosibios, le connut plus intimement, lui raconta le propos du Spartiate. On le combla de présents et de faveurs ; on lui témoigna grande confiance, et l'on convint avec lui qu'à son départ il laisserait à Sosibios une lettre où il était dit que Cléomène avait le dessein de provoquer un soulèvement, dans le cas où on ne lui accorderait pas les armements qu'il demandait pour son retour. Sosibios présenta cette dénonciation au synédrion et au roi, qui se convainquirent de la nécessité des mesures à prendre ; on résolut de mettre Cléomène en état d'arrestation ; on lui réserva pour son séjour ultérieur un palais qui serait pourvu d'une garde suffisante. Le lion sentit qu'il était en cage ; tout espoir était désormais perdu ; mais, pour risquer encore une dernière tentative, pour ne pas souiller dans l'opprobre d'une captivité subie en Égypte la gloire d'une digne et fière existence, Cléomène se résolut à une entreprise téméraire.

Le roi était allé à Canope. On répandit la nouvelle dans le palais qu'un des jours suivants arriverait l'ordre de mettre les prisonniers en liberté. La cour avait coutume, dans de semblables occasions, d'envoyer des présents et de faire donner un grand repas aux prisonniers d'État. Les Spartiates qui étaient venus avec Cléomène firent faire ces envois, qui inspirèrent aux gardes une confiance suffisante ; on leur donna abondante ration de vin et d'aliments. Puis, lorsqu'ils furent ivres, vers midi, Cléomène, avec ses amis — ils étaient au nombre de treize — s'élance hors de la prison ; tous étaient armés de poignards. Le premier qui se présente à eux, Ptolémée, fils de Chrysermos, tombe frappé de coups : dans la rue venait à leur rencontre le commandant de la ville, Ptolémée, monté sur son char, entouré de serviteurs et de porte-lances ; sa suite est dispersée, et lui-même, arraché de son char, est jeté dans la rue. Au cri de liberté ! les Spartiates parcourent la ville ; la population s'étonne et personne ne se joint à ces téméraires. Ils tournent du côté de l'Acropole ; ils veulent y ouvrir de force les prisons, mais les portes sont déjà suffisamment gardées et leur attaque est repoussée. Que faire ? Il n'est plus possible de se sauver ; des Spartiates doivent-ils attendre la mort de la main du bourreau ? Ils se décident à mourir de leur propre main ; le roi prie seulement le jeune Panteus de mourir le dernier ; ses yeux, en se fermant, veulent voir encore une fois son favori. Chacun tourne contre son propre cœur le poignard avec le même calme, la même sûreté ; puis Panteus va rendre à ses compagnons le dernier service de l'amitié ; il les frappe l'un après l'autre de son poignard pour s'assurer qu'ils sont bien morts. Sous le coup de son fidèle serviteur, Cléomène, tressaille une fois encore, puis expire ; alors Panteus baise le corps de son roi, et se transperce à ses côtés. Le roi Ptolémée et ses conseillers apprennent l'événement ; la mère et les enfants de Cléomène sont encore là ; on peut se venger sur eux. L'ordre est donné de les exécuter, ainsi que les femmes de ces Spartiates. Parmi elles est la belle veuve de Panteus, qu'il avait épousée très peu de temps avant la malheureuse bataille ; elle voulait alors partager à tout prix la fuite de son mari, et ses parents l'avaient retenue de force auprès d'eux jusqu'à ce que Panteus fût parti ; mais dans la nuit, la jeune femme s'était enfuie, avait couru au Ténare et s'était embarquée sur le premier navire venu pour Alexandrie. La voici maintenant qui, avec la vieille Cratésiclée et la main dans la main, marche vaillamment à la mort. La mère de Cléomène n'avait demandé qu'une seule grâce, celle de mourir avant ses enfants, mais les bourreaux refusèrent d'exaucer sa dernière prière ; elle voit mourir ses enfants ; puis c'est elle, puis les autres femmes qu'atteint le coup mortel. La veuve de Panteus est la dernière ; elle retrousse sa robe, ensevelit les cadavres des enfants et des femmes, puis arrange ses vêtements et reçoit, d'un regard assuré, le coup du bourreau[144].

On n'a pas besoin d'insister pour caractériser davantage le gouvernement de l'Égypte tel que l'inaugura Ptolémée Philopator. C'est aux mains de la lâcheté, de l'infamie et de l'impuissance qu'était maintenant cet empire que les trois premiers Lagides avaient fondé avec la plus grande prévoyance et développé avec tant de circonspection et de prudence ; et cela, à l'heure même où la Macédoine commandait plus énergiquement que jamais dans l'Hellade, où la Syrie avait trouvé dans Antiochos III un prince jeune, hardi et heureux, qui commençait à reconquérir dans toute sa plénitude la puissance de ses ancêtres, où la nouvelle lutte entre Carthage et Rome et le combat qui s'engageait entre Rome et la Macédoine auraient assuré à la cour d'Alexandrie un rôle d'une incalculable importance, si maîtresses et favorites, intrigants et fripons n'y avaient tenu le gouvernail. On devait voir bientôt les effets produits à l'intérieur par ce régime dégénéré.

On a déjà indiqué précédemment comment la puissance des Séleucides, après les malheurs indescriptibles des trente dernières années, se relevait alors avec autant de rapidité que d'audace. Il est vrai que ces nombreuses cités grecques à l'intérieur de l'empire, anciennement ou nouvellement fondées, ne permettaient pas cette forte concentration de l'autorité, cette énergie du pouvoir absolu qui pénètre sans résistance jusque dans les masses profondes et que les trois premiers Lagides avaient su employer à de si grands succès ; mais, en revanche, ces républiques conservaient un esprit d'indépendance et une vitalité propre qui put se maintenir alors même que les sommets de l'empire chancelaient et s'écroulaient, et qui fournit un point d'appui tout prêt lorsque l'empire commença à se relever. Sans doute l'empire des Séleucides avait, depuis la mort de son fondateur, essuyé pertes sur pertes, tandis que l'Égypte s'agrandissait de la façon la plus glorieuse ; mais ces agrandissements affaiblissaient le royaume des Ptolémées, qui n'était sûr de sa propre méthode qu'en Égypte même, tandis que la monarchie syrienne fut en partie, on peut le dire, fortifiée par ses pertes mêmes. Ce ne fut guère, en effet, qu'une faveur momentanée des circonstances qui rendit possible une réunion de tous les pays compris entre l'Hellespont et l'Indus ; ce n'est que lorsque l'empire fut ramené à un certain noyau compacte, et dont les limites étaient comme tracées à l'avance par la configuration du sol, qu'il put commencer à constituer une puissance forte et cohérente. Je n'ai pas à mettre dès maintenant en relief ce côté négatif de la puissance restaurée des Séleucides sous Antiochos III : l'histoire n'a pas tardé à le faire valoir avec toutes ses conséquences. Au moment où nous interrompons notre récit, la puissance de la royauté est représentée en Asie-Mineure par Achæos, et le jeune roi lui-même est en train d'assurer de nouveau à l'empire, par sa lutte contre Molon, les régions montagneuses qui dominent le continent au delà du Tigre et jusqu'à l'Indus. C'est un prince capable de grands desseins, et qui possède l'énergie nécessaire pour les exécuter. Mais, après de brillants succès dans l'Est, sa force se trouva paralysée par les complications survenues dans l'Ouest.

L'intervention du roi de. Pergame, Attale, a déjà marqué une volte-face remarquable dans le développement du système des États helléniques, la même que, de l'autre côté de la mer, Cléomène tentait sans succès, que Rhodes poursuivait plus hardiment à mesure que la puissance maritime de l'Égypte s'affaiblissait. La supériorité décisive des trois grands États qui, pendant près de cinquante ans, avait seule donné à leur politique sa forme et son allure, commence à baisser au moment même où se prépare pour la Macédoine et la confédération hellénique une nouvelle et plus dangereuse rivalité, et à laisser le champ libre en Asie pour les États de second rang qui s'y font une politique indépendante. Rhodes, Pergame deviennent bientôt des centres autour desquelles se groupent une série de relations politiques qui, de plus en plus, sans souci aucun des grandes puissances, suivent leur voie particulière et souvent capricieuse ; dès les années suivantes, la Bithynie, Rhodes et Byzance, Sinope et le roi de Pont agissent de leur propre initiative, et les Attales trouvent moyen de devenir les amis de Rome.

Second point à observer. Les vieilles dynasties de l'Asie-Mineure auraient pu rester fidèles à leurs nationalités, résister à la nouvelle civilisation, mais on reconnaît à chaque trait de leur histoire qu'elles sont de plus en plus saisies par cette culture exotique et hellénisées. Nous pouvons, en remontant jusqu'en Arménie, suivre les traces certaines de cette hellénisation ; seul, le royaume d'Atropatène semble s'isoler avec un soin jaloux. Quel éclat ont les villes que fondent ces rois asiatiques ! Ce ne sont pas les Attales seuls qui rivalisent avec les Lagides et qui se font les protecteurs de l'art et de la science ; déjà ces princes d'Asie-Mineure commencent à prendre goût aux exercices littéraires, et se plaisent à orner leur diadème de la gloire enviée que donne le renom scientifique.

Il faut réserver pour un récit ultérieur l'exposé continu et complet de la littérature et de la science de cette époque. Mais il est nécessaire d'indiquer dès à présent les progrès faits dans cet ordre d'idées. L'histoire politique de ces États, telle qu'elle est arrivée jusqu'à nous, se trouve dispersée en un nombre infini de fragments, et, bien loin de nous« fournir un tableau complet et lumineux, elle pourrait peut-être nous faire supposer qu'au milieu de ces luttes désordonnées et incessantes, toute autre activité, toute autre aptitude humaine a dû disparaître sans laisser de traces. Et pourtant, que de grandeur et d'étendue a montré, que de résultats nouveaux et à jamais remarquables a obtenu l'activité scientifique de cette époque ! Que ses rapports avec les idées et les convictions des contemporains ont été rapides et profonds ! On les reconnaît et on en suit la trace dans toutes les directions, jusque dans le commerce banal de tous les jours et dans les opinions de la foule. On peut même dire, d'une manière générale, que les goûts intellectuels n'avaient jamais été aussi répandus auparavant, qu'ils n'avaient jamais été si vivants, de si haute importance pour tous et pour chacun ; ils sont devenus le patrimoine commun du monde hellénique tout entier. Ils semblent même gagner en vitalité, en intensité à mesure que la lutte des peuples devient plus ardente, que la politique et ses résultats ont moins de stabilité et de certitude. Qu'on n'oublie pas, en jetant sur cette époque un coup d'œil d'ensemble, ses côtés brillants ; ne voyons pas seulement les sombres images de guerres entre frères, de villes détruites, de sanglantes tyrannies, de cours corrompues ; voyons aussi l'éclat d'innombrables villes florissantes, la magnificence des œuvres les plus diverses de l'art, les mille jouissances nouvelles dont se pare et s'enrichit la vie, et parmi elles ces aspirations plus nobles qu'une littérature aussi élégante que variée, pleine de sève et d'énergie vivifiante, cherche à satisfaire. Tout cela se répand dans les vastes territoires qu'embrasse l'hellénisme et les unit entre eux. Imaginez-vous ces troupes d'artistes dionysiaques et leur vie joyeuse et nomade, ces fêtes et ces jeux des anciennes et nouvelles cités grecques qui se célèbrent jusqu'au fond de l'Orient et où se réunissent, pour concourir à la solennité, des théores venus des points les plus éloignés. Jusqu'aux établissements des bords de l'Indus et de l'Iaxarte, on a des parents, on trouve des compatriotes ; le marchand vient chercher à la Tour des Sères les denrées qu'il destine au marché de Pouzzoles et de Marseille ; l'aventureux Étolien tente la fortune sur les rives du Gange et à Méroé. Les hommes de science fouillent et sondent les horizons lointains, le passé, les merveilles de la nature ; pour la première fois se révèlent à l'étude patiente et méthodique les siècles antérieurs, le cours des astres, les langues et les littératures d'une infinité de peuple nouveaux que la Grèce orgueilleuse méprisait autrefois comme Barbares, dont elle regardait les vieux monuments avec surprise et sans les comprendre. Pour la première fois, la science trouve dans les lumières fixes du ciel étoilé la mesure de la terre, et la voici qui évalue à distance les dimensions du globe, qui embrasse du regard le réseau de lignes grandioses dans lequel elle l'enferme : elle tente même de grouper et d'élucider les souvenirs amassés depuis un temps immémorial par les Babyloniens, les Égyptiens et les Hindous ; elle cherche à les concilier, à en tirer des résultats nouveaux. Tous ces courants isolés qui ont formé les peuples, les uns taris, les autres se traînant débordés et vagabonds dans le désert, se trouvent maintenant réunis dans le grand bassin de la culture et de la science hellénistique et sauvés pour toujours de l'oubli[145].

On ne reconnaîtra certes pas dans ce brillant tableau l'image sombre et désolée qu'on est accoutumé à se faire de la période hellénistique ; mais ce préjugé si répandu ne doit plus avoir le privilège de se soustraire à l'examen, et c'est en reconnaissant la source d'où il vient qu'on pourra constater la fragilité des raisons sur lesquelles il s'appuie.

L'éclat artistique de la Grèce ancienne nous frappe d'un juste étonnement, mais le point de vue auquel on se place est purement esthétique et même pédagogique ; il a fait perdre, pour ainsi dire, à la science de l'antiquité le sol de l'histoire. On s'est habitué à ne voir cette époque qu'à la lumière de ses conceptions les plus idéales, au lieu de se la représenter dans sa réalité ; on emprunte à la noblesse des héros de Sophocle, à la beauté des images divines les plus parfaites, le type de ces hommes dont on s'imagine que l'ancienne Grèce était peuplée ; on reporte sur cette époque de floraison de la race humaine tout ce qu'il y a eu de plus noble et de plus beau ; on épuise toutes les épithètes suggérées par une admiration véritable ou factice ; on interdit comme une profanation le doute, la placidité de l'observateur qui se contente de regarder ; on en parle avec une sorte d'indignation de moraliste ; on ne veut pas être troublé dans l'enthousiasme qu'inspirent les aimables chimères de sa propre imagination ; on ne voit pas qu'on ne comprend pas du tout le trait caractéristique de cette époque, ce qui fait ; son originalité la plus profonde, ce qui la rend admirable et en fera constamment un objet d'étude réconfortante pour le penseur, le plus noble enseignement mis à la portée de chaque nouvelle génération qui grandit. Ce que nous montre cette époque, ce sont les formes plantureuses et fermes de tout ce qui s'organise alors, c'est la vivacité alerte et familière de toutes les relations, l'originalité hardie et l'assurance que montrent tous les personnages dans tous les actes de leur volonté, dans l'exercice de toutes leurs aptitudes. Quand on envisage la Grèce ancienne d'une façon si contraire à l'histoire et si entachée d'utopie — c'est tout au plus si on lui accorde une vie végétative, quand on vante comme un effet organique ce que l'on constate chez elle d'expansion puissante, de luttes et d'efforts — on est absolument incapable de comprendre ses rapports et sa connexion avec l'hellénisme. On croit que, la fleur de la beauté attique une fois flétrie, il ne peut plus y avoir qu'affaissement et décadence, qu'une époque de lugubre et écœurante décomposition, que des siècles lamentables et mornes, sans autre noblesse que le soin douloureux avec lequel ils ont conservé les souvenirs de ce glorieux passé. Aussi se dit-on qu'il est bien inutile de dépasser la fin de l'époque classique ; on a à peine un regard de compassion pour les temps prosaïques, sans élan, voués à l'érudition, qui viennent à, la suite. A quoi bon prendre la peine de connaître aussi leurs coutumes, leurs droits à l'existence, ce qu'ils ont fait et produit ?

Nous n'avons aucunement l'intention de parer l'époque de l'hellénisme d'ornements qui ne lui conviennent pas ; il s'en faut de beaucoup qu'elle soit de nature à éveiller une prédilection qui ajouterait à l'attrait des études historiques un sentiment plus profond et un stimulant plus actif ; mais il est certain que cette absence de sympathie, cette ombre odieuse jetée de parti pris sur ce qu'on n'aime pas n'a que trop obscurci le souvenir d'une époque à qui l'âge précédent avait légué de si grands devoirs et qui eut de si grandes tâches à remplir. Ce n'est que lorsqu'on en connaît les forces qu'on peut en remarquer les faiblesses ; il faut avoir apprécié celles-là à toute leur valeur pour être juste envers celles-ci.

Avant tout, cette époque n'a plus cette vitalité souple et forte des âges précédents qui a sa source dans l'énergie spontanée de la nature ou qui vivifie par contact immédiat les éléments fournis par la nature. Ce qu'elle en conserve encore n'est plus qu'un reste qui ne s'est pas encore décomposé, mais qui n'a plus de lien organique avec le présent ; l'existence d'autrefois est dépassée par d'autres produits de formation récente, vers lesquels se tournent toute l'attention des contemporains et les efforts des meilleurs d'entre eux.

Il n'y a plus dans les anciennes religions, dans la grecque comme dans celles des peuples hellénisés, d'intimité tranquille, de commerce sensible avec la divinité ; là où elles ne tombent pas en poussière, là où elles ne s'évaporent pas, elles se réduisent à une doctrine, une loi extérieure, ou s'étiolent dans la pratique d'un culte stérile et d'artifices occultes. Mais déjà commencent à poindre des aspirations nouvelles et plus profondes ; du chaos désordonné de ces influences mêlées et confondues commence à surgir peu à peu, pour l'âme qui cherche la lumière, une vie plus intime. On sent que l'humanité s'est donné pour tâche de trouver à la vie religieuse une tout autre base ; ce n'est pas en vain que toute l'activité philosophique, ou plutôt l'ensemble des intérêts supérieurs que ne peut plus satisfaire la vieille croyance positive, se précipite avec une énergie croissante sur le domaine de la morale : réaliser le type du sage, l'idéal moral, voilà désormais le but de la vie, le centre de tous les efforts.

Nous avons vu dans ce qui précède comment cette même tendance à développer la personnalité individuelle, tendance que les Hellènes s'étaient appropriée et qui faisait leur immense supériorité sur les Barbares, commençait déjà à détruire l'État hellénique en le minant au dedans. Une révolution de cinquante années a travaillé le monde d'un bout à l'autre. Tous les liens sociaux sont rompus ou transformés. Partout où la conquête grecque a pénétré, et même au delà, l'ancien régime s'est écroulé brusquement et tout d'une pièce ou s'est affaissé lentement ; les débris ont servi à élever, souvent avec une précipitation brutale, de nouveaux édifices construits tant bien que mal, qui manquent de solidité et dont quelques-uns tombent déjà en ruines ou se délabrent avant d'être terminés ; nulle part les États qui surgissent ne s'appuient sur la nature primordiale des populations, et, là même où ce tempérament originel semble se faire jour, il n'est plus semblable à lui-même. On sait les nouvelles et singulières créations que la Grèce a ainsi tentées. Autant elles répondaient peu aux idées qu'on s'efforçait de réaliser, autant elles montraient d'une façon nette le changement qu'avait subi l'esprit du temps d'où elles sortaient. On y trouvait, il est vrai, l'expression la plus énergique et la plus consciente d'une époque nouvelle, mais cette époque, diversement interprétée, diversement traduite, en proie à des discordes de plus en plus vives, semblait user sur place jusqu'aux restes de l'originalité native qui vivait encore dans les couches les plus inertes de la société. Ce n'est que dans les grandes masses groupées sous une autorité monarchique qu'on pouvait espérer organiser un État compacte et vigoureux ; plus les peuples soumis étaient au-dessous de leurs nouveaux maîtres, qui avaient pour eux la supériorité intellectuelle, plus il était facile de constituer, et de constituer solidement, à ce qu'il semblait, un gouvernement absolu, disposant librement des forces matérielles de ses sujets. Mais ce pouvoir fort ne l'était qu'en apparence, et c'est précisément sous cette influence que se développaient inopinément, sur des points éloignés ou dans un milieu étranger à l'État, des réactions qui commencèrent bientôt à émietter ces constructions colossales ou à les désagréger au dedans.

On comprendra mieux l'importance de ce grand mouvement, si l'on songe aux analogies qu'il présente extérieurement avec ce qui s'est passé depuis dans le monde chrétien : je veux parler d'un phénomène qui s'est produit tard, mais qui a fait ensuite de rapides progrès et qui éclate en plein dans notre siècle. Le temps présent est, lui aussi, malgré qu'il en ait, poussé hors de son milieu originel, loin des fortes assises jetées par la nature : il renonce aux bases historiques qu'on a tant et si vainement vantées ; il en appelle au droit rationnel comme au résultat le plus noble et le plus vivant du développement historique. Au-dessus des réalités confuses ou maintenues par la force s'étend un large réseau de théories et d'idées qui n'ont encore nulle part assez de force pour se réaliser d'une façon durable, pour s'infiltrer dans toutes les fibres populaires, pour pénétrer jusqu'aux dernières couches sociales et s'élever jusqu'à elles. Dans la vie religieuse règne la même froideur ou routine superficielle, la même prédominance de la doctrine et du culte extérieur tout au plus ; seulement, notre foi embrasse encore l'ensemble des plus profonds intérêts moraux et intellectuels dans leur expression positive, et, tant que ces intérêts ne cessent pas d'être les moteurs de la vie spirituelle, après toutes nos erreurs et nos égarements, nous nous voyons toujours ramenés à cette croyance, et même, si nos erreurs et nos recherches sont loyales, nous trouvons, nous conquérons sans cesse pour elle de nouveaux domaines. La philosophie a dépassé de même, avec la plus admirable énergie, la foi purement historique, la réalité purement empirique ; elle en est arrivée aussi à exiger le concours subjectif et conscient de l'âme ; elle finit aussi par s'acheminer vers une forme éthique qui peut seule faire disparaître ce dualisme maladif dont elle se sent elle-même atteinte : seulement, la religion, dans laquelle plongent ses racines, a déjà trouvé le secret de cette réconciliation qui est pour elle une certitude absolue. L'État offre les mêmes troubles confus et douloureux. On a brisé partout la continuité des institutions et des principes d'origine nationale ; les formes accentuées, cristallines, qu'aurait prises un progrès autonome et spontané ont été également effritées, écrasées ; on ne voit plus à leur place que des agrégats fabriqués par les hasards de la victoire, par des compromis arbitraires faits à bonne intention par des gens pressés de mettre en tutelle des pupilles qui se sentent majeurs et le disent bien haut ; partout des essais tentés par des théoriciens et des doctrinaires, incapables de satisfaire les prétentions et les besoins actuels, et, en face de ces États fondés sur des principes aussi irrationnels, l'opposition des confessions, des classes, des nationalités on révolte. Tous ces phénomènes ressemblent beaucoup à ceux que nous offre le monde hellénistique. Il y a cette différence que, dans notre temps, c'est contre les restes du droit privé, pour ainsi dire, les débris de la vie plutôt sociale du moyen âge, classes, corporations, territoires, que s'élèvent avec vigueur les tendances rationnelles de l'âge nouveau préoccupé de réaliser l'idée pure de l'État, de fixer définitivement les rapports respectifs entre le peuple, le gouvernement et l'Église, tandis que l'hellénisme a trouvé debout devant lui l'État dans ce qu'il a de plus immédiat et de plus original, l'État patriarcal, la théocratie, la cité indivisible, et il a laissé leurs ruines pour héritage.

C'est là, en effet, son essence. Avec lui et pour la première fois entrent dans le monde et se multiplient les situations artificielles, les formes que crée l'arbitraire de la raison, les tendances déterminées moins par ce qui est donné que par ce qu'on cherche. C'est une époque où tout est prémédité, où l'on se rend compte de tout, une époque de science d'où a disparu le souffle juvénile de la poésie, où le droit historique est mis à néant. Telle est l'immense révolution étendue sur le monde par l'esprit grec depuis Alexandre et Aristote. Le temps des sociétés formées par la nature est passé ; le principe même qui les engendrait est supprimé. C'est un phénomène analogue à ce qui s'est produit dans l'histoire du globe terrestre ; la première enveloppe granitique de l'humanité, jadis figée dans ses formes colossales, s'est dissoute et émiettée ; un nouveau sol commence à se former, à faire naître une vie plus riche et plus étendue. L'humanité a fini par se créer un nouveau mode d'existence, on pourrait dire, un nouveau mode de groupement moléculaire ; il s'agit de donner à ce tempérament nouveau une expression durable, une forme assurée, de le faire pénétrer de plus en plus profondément dans tous les milieux.

Ici s'offre à nos méditations une nouvelle série de rapports que nous avons coutume de désigner du nom général d'intérêts matériels. Non pas qu'ils aient manqué auparavant dans le monde ; mais c'est alors pour la première fois, à ce qu'il semble, qu'ils deviennent une puissance et un des principaux points de vue de l'art administratif. Il suffit de voir avec quelle suite dans ses desseins le cabinet d'Alexandrie sait faire valoir et exploiter l'importance commerciale de la mer Rouge, comment l'on projette d'unir la mer Caspienne et la mer Noire par un canal, pour assurer à cette deuxième grande route du commerce international une importance égale à celle qu'a prise la voie de la mer Rouge ; comment Antiochos III, par sa brillante expédition poussée jusqu'en Arachosie et en Carmanie, cherche à attirer le commerce de l'Inde vers le golfe Persique ; comment, en guerroyant contre l'Égypte, il s'efforce de détourner vers ses côtes de Syrie l'itinéraire des marchandises de l'Arabie, surtout de l'encens et des épices, qui jusque-là allaient par Pétra à Alexandrie[146]. Il suffit de voir comment l'agriculture perfectionnée devient une sorte d'économie rurale rationnelle ; comment des rois, comme Hiéron de Syracuse, Attale III, écrivent à ce propos des livres qui sont cités longtemps encore parmi les meilleurs ouvrages sur la matière[147] ; comment les Séleucides cherchent à acclimater en Arabie les plantes des Indes, et les Lagides en Égypte celles de la Carmanie et de la Grèce[148]. On sait à quelle perfection s'élevèrent les arts techniques, la mécanique, par exemple ; il suffit de rappeler le vaisseau merveilleux de Hiéron, Archimède et sa défense de Syracuse. Nous pouvons nous dispenser de plus amples détails et nous borner à un seul fait, qui a d'autant plus droit d'être cité qu'il a aussi son importance dans le cours de l'histoire politique.

L'île de Rhodes avait été éprouvée par un tremblement de terre[149] qui renversa le célèbre Colosse et détruisit les maisons de la ville, les murailles, le chantier des navires. La situation particulière de Rhodes, comme État libre et comme escale pour le commerce entre l'Occident et l'Orient, ainsi que l'intérêt extrême qu'on lui témoigna à l'envi de tous côtés, provoquent, ce semble, une comparaison instructive, sans laquelle on ne sentirait pas aussi bien la portée du fait. Je veux parler du sort analogue éprouvé par Lisbonne en 1755, et plus tard par le plus grand entrepôt commercial de l'Allemagne dans les temps modernes. Les Rhodiens, dit Polybe, surent représenter de la façon la plus saisissante le malheur qui les avait frappés, et leurs ambassadeurs montrèrent, aussi bien dans leurs communications diplomatiques que dans les réunions privées, la dignité grave de la douleur, telle qu'elle convenait aux représentants d'une telle ville dans un tel malheur. L'ardeur à secourir Rhodes n'en fut que plus vive ; princes et villes se crurent plutôt des obligations envers la cité que des droits à sa reconnaissance. Polybe cite les secours qui furent envoyés à Rhodes par les princes les plus remarquables ; il y a là en effet des dons qui excitent l'étonnement. C'est ainsi que le roi Hiéron de Syracuse envoya, soit immédiatement, soit un peu plus tard, 100 talents d'argent[150], plus cinquante catapultes ; en même temps, il exempta les Rhodiens de tout droit d'entrée dans ses ports[151]. Enfin, comme s'il avait lui-même à les remercier, il fit élever sur le Deigma du port un monument qui représentait le Peuple de Rhodes couronné par celui de Syracuse. Ptolémée fit des dons d'une magnificence extraordinaire, 300 talents d'argent, 100.000 artabes de blé, du bois de construction pour 6 quinquérèmes et 10 trirèmes, et, outre une grande quantité d'autres matériaux[152], 3.000 talents de cuivre pour la restauration du Colosse, 100 constructeurs, 350 manœuvres et 13 talents destinés à leur entretien pendant une année. La plupart de ces dons furent aussitôt envoyés ; le tiers de l'argent comptant fut soldé sur-le-champ. Antigone de Macédoine envoya 10.000 pieux (pour pilotis) de 24 pieds et plus de longueur[153], 5.000 solives de 10 pieds, 3.000 talents de fer, 4.000 talents de poix, 1.000 mesures de goudron[154], 100 talents en argent ; sa femme Chryséis y ajouta 100.000 mesures de froment et 3.000 talents de plomb. Le roi de Syrie (c'était encore Séleucos Callinicos) accorda tout d'abord le droit d'entrée gratuit dans les ports de son royaume et fit don de 10 quinquérèmes tout équipées, de 200.000 boisseaux de blé, de 10.000 coudées de bois, de 10.000 talents de résine et de chanvre. Les rois Prusias et Mithradate, les dynastes Lysanias, Olympichos, Limnæos[155], suivirent cet exemple ; il est difficile, ajoute Polybe, d'énumérer les villes qui ne firent pas moins que les rois pour secourir Rhodes selon leurs moyens. On regrette que l'historien n'ait pas cité au moins quelques-unes d'entre elles avec leurs dons ; ce serait pour nous une comparaison des plus instructives. Mais on en sait assez pour tirer de cet événement plusieurs conclusions qui éclairent d'une vive lumière la situation économique et le droit international de cette époque et qui forment, par exemple, un contraste piquant avec le deuxième livre de la prétendue Économique d'Aristote, une anthologie de monstruosités économiques. L'exemple est assez probant pour nous convaincre que le premier siècle de l'hellénisme était bien loin d'être aussi rude et aussi grossier qu'on a coutume de le supposer. C'est d'abord, il faut le reconnaître, une marque de haute philanthropie internationale que différents rois, sans souci de leurs inimitiés et de leurs rivalités mutuelles, sans chercher à tirer parti du malheur d'autrui, se soient unis pour restaurer un État dont la politique était constamment celle d'une neutralité énergique ; car la grande majorité des dons indiqués par Polybe étaient destinés à l'État rhodien et aux institutions publiques. Voici, par contre, une seconde circonstance digne de remarque. Le sort de Hambourg[156] excita surtout l'intérêt en faveur des infortunes privées ; on laissa à l'État le soin de réparer ses pertes par des emprunts. L'antiquité, elle aussi, connaissait les emprunts publics et la dette d'État ; mais il lui manquait le développement d'un système de crédit en vertu duquel le titre délivré par l'État pût concourir comme valeur avec le métal qui était l'instrument habituel de l'échange et produire, comme lui, des intérêts. Il y a encore un détail à noter, c'est que l'Égypte est le pays qui envoie les dons de beaucoup les plus riches, mais qu'elle n'accorde pas, comme Hiéron et Séleucos, l'exemption des droits d'entrée ; or, c'est justement ce privilège qui, vu la situation particulière de Rhodes, ville de commerce, aurait produit le plus d'effet.

Mais enfin, pourquoi les princes et les villes envoyèrent-ils des secours si considérables ? Le roi du petit État de Syracuse accorde l'exemption de la taxe douanière, et envoie, en même temps que 50 catapultes, un présent en argent qui dépasse de plus de moitié le don le plus riche qu'un roi ait fait à Hambourg ; et quand Polybe parle de la foule innombrable des villes qui ont fourni leur appoint, cela ne veut pas dire le moins du monde que le secours venu de ce côté fût médiocre, qu'il fût, par exemple, aussi inférieur à celui des princes qu'il était supérieur dans les contributions envoyées à Hambourg. D'où venait donc ce zèle à secourir les malheureux ? On ne peut guère supposer, en fin de compte, que l'antiquité païenne et même l'époque dont il est question aient eu un plus grand amour du prochain que le temps présent. Que les pertes de Rhodes aient été, comme il est vraisemblable, incomparablement plus grandes que celles de Hambourg, il faut bien cependant qu'il y ait eu, pour stimuler les efforts des rois et des villes, autre chose que le besoin d'exercer la bienfaisance, des motifs déterminants de porter secours aux Rhodiens en détresse. On ne se trompera pas si l'on cherche ces motifs surtout dans l'importance commerciale de Rhodes, qui faisait en même temps l'importance politique de l'île. J'ose dire que les présents des rois, tels que les énumère Polybe, donnent à peu près la mesure de l'importance du commerce de Rhodes ; de même qu'à la nouvelle du désastre de Hambourg, on aura craint un ébranlement possible de toutes les relations commerciales et on aura cru devoir faire tous les efforts possibles pour parer à ce malheur.

Si ce point de vue est juste, et même s'il ne l'est qu'en partie, il nous renseigne d'une manière inopinée sur l'étendue des intérêts commerciaux à cette époque. Sans doute, Rhodes doit avoir été une des stations principales du commerce du monde, puisqu'on s'imposait partout de tels sacrifices pour conserver cette seule place ; mais n'est-ce pas là une preuve suffisante que l'activité commerciale de Rhodes était non pas exclusive ou oppressive, mais bienfaisante, qu'elle :était une condition de vie pour les États qui lui fournissaient un si grand appui ? La prospérité de Rhodes témoigne de celle du commerce de la Méditerranée à la même époque. Celle-ci est d'ailleurs affirmée par d'autres documents. Sans parler de Carthage, à qui vingt années suffirent pour se relever des pertes énormes qu'elle avait faites dans la première guerre punique, Marseille, Alexandrie, Smyrne, Byzance, Héraclée, Sinope, étaient les centres d'un commerce qui étendait ses artères vitales jusqu'aux côtes d'Arabie, jusqu'à l'Inde opulente, et même, comme semblent en témoigner des monnaies récemment découvertes, jusqu'aux rivages de la mer Baltique où l'on recueillait l'ambre.

II faut se rappeler tous ces faits et les avoir présents à l'esprit pour se faire une juste idée du premier siècle de l'hellénisme et apprécier au vrai point de vue la place qu'il tient dans l'histoire universelle. Ce sont de pareils résultats qui prouvent le rôle immense de cette unité étendue au monde entier qui avait commencé à se développer depuis la conquête d'Alexandre par le génie de la civilisation grecque, et qui, dominant de bien haut la prospérité toute locale des anciens peuples civilisés comme la stérile uniformité des nations courbées au même niveau sous le joug des Perses, puisait son énergie surtout dans le caractère cosmopolite de la culture grecque, habituée désormais à rejeter l'orgueilleuse distinction faite jadis entre le Grec et le Barbare.

Quelque prétention que s'arroge à la cour des rois le nom des Macédoniens, si rapidement que la royauté nouvelle ait dégénéré pour rentrer dans la vieille ornière du despotisme oriental, si vide que paraisse à notre esprit la vie des masses et des individus, si vouée qu'elle semble à la triste anarchie des intérêts purement égoïstes et des puissances éphémères fondées sur la force, pourtant on ne peut plus arracher à l'humanité la grande conquête de l'histoire, et la dégénérescence, l'oppression, la ruine ne serviront qu'à la développer avec plus de force, à la garantir plus sûrement encore.

Encore un mot là-dessus pour conclure : la situation de l'hellénisme dans l'Extrême-Orient nous servira de transition.

Au delà des Portes Caspiennes s'est formée déjà une série de nouveaux États où l'hellénisme semble vouloir parcourir sa carrière avec plus de rapidité, mais aussi d'une façon plus superficielle. L'hellénisme est, en fin de compte, le mélange de l'élément hellénico-macédonien avec la vie locale et ethnique des autres pays. Or il s'agit de savoir, à ce qu'il semble, lequel des deux facteurs l'emportera, qui aura la prépondérance définitive ; mais c'est dans cette lutte même que se produit l'élément nouveau, celui qui s'affirme même dans les régions où ne peuvent se réaliser les formes de civilisation élaborées par la race grecque.

Les Arsacides de la Parthie étaient peut-être, et les satrapes qui se rendirent indépendants de l'Iaxarte à la mer des Indes étaient certainement, avec toute leur puissance, des étrangers dans leur propre domaine, des étrangers en face de la masse des habitants qu'ils gouvernaient. Mais, tandis que les satrapes s'appuyaient principalement sur les éléments grecs qui existaient dans leurs territoires et devaient les favoriser, les rois parthes, au contraire, malgré leur titre de philhellènes et leur attachement à certaines formes de l'hellénisme, avaient une sympathie plus profonde pour l'élément national, et des récits ultérieurs montreront qu'ils trouvèrent bientôt leur véritable rôle en représentant cet élément national contre l'élément étranger. On peut même dire que les Parthes ne sont que le premier flot de ces inondations touraniennes qui, dans le cours des trois siècles suivants, submergèrent tous les établissements grecs situés entre l'Iaxarte, le Gange et la mer des Indes ; inondations où, durant un certain temps, les débris et les ruines de l'époque hellénistique flotteront, pour ainsi dire, à la surface des eaux.

C'est qu'en effet, ici comme partout à la fin de l'antiquité historique, se présente ce fait remarquable : ce n'est pas, comme on pourrait le croire, le vieil élément national et indigène qui remporte la victoire sur l'étranger. Les princes parsis de l'Atropatène ne peuvent rien contre la puissance des Parthes et ses progrès ; les grands rois du Gange ne peuvent soumettre les princes grecs des deux rives de l'Indus. Aussi loin que se font sentir les pulsations de l'histoire ancienne, les populations ont perdu leur énergie innée, la force particulière à leur race ; elles se sont décomposées et comme dénaturalisées en se civilisant ; elles ont été incapables de résister au choc puissant d'États, de peuples ou de hordes encore en possession de leur vigueur native ; mais peu à peu elles sont à leur tour victorieuses de leur ; vainqueur, elles le soumettent peu à peu, d'une façon pour ainsi dire occulte, par une force qui n'est plus extérieure, mais qui résulte de la décomposition de leur énergie ethnique et du ferment même qui l'a décomposée. C'est dans les religions que se concentre de la façon la plus frappante ce revirement d'un monde qui se métamorphose. Le bouddhisme sort de l'ancienne doctrine des brahmanes ; il grandit, et, chassé de sa patrie après une longue lutte et les plus terribles persécutions, il va parcourir le monde oriental et le remplir de ses paisibles victoires. Un parsisme complètement réformé, animé de pensées nouvelles, sort de l'ancienne doctrine de Zoroastre pour donner encore une fois à tout le plateau de l'Iran le feu pur et sacré ; puis, après s'être purifié et plongé dans les profondes spéculations, il fondera enfin le royaume des Sassanides, des adorateurs d'Ormuzd. Les illusions mathématiques de l'art des Chaldéens, les sombres mystères de Sarapis et d'Isis se mêlent au système d'Évhémère, à ses claires et prosaïques théories, pour former cette civilisation brillante, mais semblable à un air empesté, que Rome victorieuse et toute-puissante, Rome dans tout l'épanouissement de la force et l'éclat de la santé, s'empressera de respirer avidement, jusqu'à ce qu'enfin, engagées dans une lutte soudaine avec les puissances de l'hellénisme, les idées messianiques sorties de l'ancienne doctrine de Jéhovah surgissent sous une forme de plus en- plus épurée, avec une énergie de plus en plus pénétrante, proclamant la venue du Sauveur et l'incarnation du Verbe qui est Dieu même. C'est là une espérance qui n'est déjà plus fidèle à la doctrine du Dieu unique et tout-puissant, et que vont confirmer les livres de la Loi soumis à une exégèse envahie par l'esprit hellénistique.

Voilà la première fois que nous avons l'occasion de mentionner la doctrine de Jéhovah dans ses rapports avec le développement de l'hellénisme : c'est là le moment où elle intervient dans l'histoire du monde avec toute l'énergie de sa valeur intrinsèque. Depuis un temps immémorial, elle est bornée à un étroit espace ; elle est isolée au milieu des religions des peuples païens, seule formant centre, grâce à la conception puissante qu'elle s'est faite de la Divinité, par opposition à la multitude inquiète de celles qui occupent la périphérie et qui embrassaient naguère du regard le monde entier. Ce qui est pour les autres religions le résultat de leur développement, ce qui, précisément pour cette raison, commence à tourner d'une façon toute différente, la religion de Jéhovah le possède directement ; c'est là son point de départ. Ce qui, au contraire, fait la force et constitue le droit des autres religions, elle ne l'a pas ou le condamne, sans pouvoir se faire écouter, comme une décadence, comme une sorte d'abâtardissement. Alors enfin s'engage, front contre front, la lutte provoquée par cet antagonisme, le plus profond qu'il y ait dans l'histoire ancienne. C'est maintenant que commence le dernier travail, le travail décisif de l'antiquité en train d'accomplir sa destinée. Sa carrière s'achève, quand le temps fut accompli, dans l'apparition du Dieu fait homme, dans la doctrine de l'Alliance nouvelle, au sein de laquelle allait s'aplanir ce dernier contraste, le plus profond de tous ; au sein de laquelle Juifs et païens, les peuples du monde entier, à bout d'énergie ethnique et épuisés à en mourir, allaient enfin, conformément aux promesses des prophètes, aux pressentiments des sages, aux appels de plus en plus pressants des sibylles, organes des Gentils, trouver la consolation, le repos et, en échange de la patrie perdue ici-bas, une patrie plus haute, toute spirituelle, celle du royaume de Dieu.

 

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.

 

 

 



[1] DIOGEN. LAERT., VII, 178.

[2] POLYBE, II, 45, 3. On voit par ce passage, ainsi que par la suite des événements, que ce plan des Étoliens est de l'année 228.

[3] POLYBE, II, 46.

[4] Sur l'orthographe du nom, voyez SCHÖMANN ad Plut. Cleom., 4. LEAKE a cru reconnaître l'emplacement de Belmina dans les débris de maçonnerie qui couronnent le plateau du mont appelé aujourd'hui Χελμός. CURTIUS (Peloponnesos, II, p. 293 et 337) ne se prononce pas. Suivant Pausanias (VIII, 35, 4), même les victoires de Thèbes n'avaient pu assurer cette place aux Arcadiens ; c'est au temps de Philippe, fils d'Amyntas, qu'une sentence arbitrale des Achéens l'avait adjugée aux Mégalopolitains (TITE-LIVE, XXXVIII, 34).

[5] PLUTARQUE, Cleom. 4. Le passage cité donne aussi la date indiquée ci-dessus.

[6] PLUTARQUE, Cleom., 4. Polybe (II, 46) passe sous silence ces événements intermédiaires.

[7] Cette décision n'a été prise qu'au moment où nous sommes : la preuve, c'est que les éphores, après l'occupation de l'Athénæon, rappelèrent le roi, φοβούμενοι τόν πόλεμον (PLUTARQUE, ibid.). Polybe, il est vrai, place cette assemblée immédiatement après les travaux de fortification exécutés à l'Athénæon ; il semble bien indiquer qu'Aratos a été encore le promoteur de la déclaration de guerre.

[8] PLUTARQUE, Arat., 35. Cleom., 4.

[9] PLUTARQUE, Arat., 35.

[10] PLUTARQUE, Arat., 36. Cleom., 5. POLYBE, II, 51, 3.

[11] Polybe (II, 57, 2) dit : έτει τετάρτω avant l'expédition d'Antigone dans le Péloponnèse, laquelle eut lieu à la fin de l'été de Ol. CXXXIX, 2 (223). Par conséquent, la prise de Mantinée a eu lieu en Ol. CXXXVIII, 1, c'est-à-dire avant le fort de l'été 227. — Polybe vante la clémence des Achéens à l'égard de la ville conquise, mais il ne dit mot de l'institution de la nouvelle bourgeoisie.

[12] D'après l'expression έν σπονδαΐς de Pausanias (VIII, 27, 10). Je ne saurais nier cependant que ce renseignement, comme tout ce qui concerne Cléomène dans Pausanias, me parait équivoque ; Pausanias a pris pour guide Aratos ou quelque adversaire plus acharné encore de Cléomène.

[13] Ce mensonge se trouve dans Pausanias (II, 9, 1), quel que soit l'auteur à qui il l'a emprunté. Polybe lui même, qui d'ordinaire relate fidèlement tout ce qui peut faire tort à Cléomène, n'en dit rien.

[14] Plutarque (Cleom., 5) dit que, suivant Phylarque, le meurtre a été commis άκοντος τοΰ Κλεομένους : d'autres disent avec son assentiment. Polybe (V, 37, 1) avait foi évidemment dans les assertions d'Aratos et la version achéenne ; il assure que, si Archidamos s'est enfui en Messénie, ce n'est pas aussitôt après le meurtre d'Agis et par crainte de Léonidas (PLUTARQUE, Cleom., 1) mais, δείσας τόν Κλεομένην. Ceci suffit à indiquer l'esprit qui lui dicte la suite de son récit (Cf. POLYBE, VIII, 1, 3).

[15] PLUTARQUE, Cleom., 1.

[16] PLUTARQUE, Cleom., 5. POLYBE, V, 37, I. Polybe ajoute foi évidemment aux allégations qu'Aratos avait consignées dans ses Mémoires.

[17] Sur Leuctres, voyez THUCYDIDE, V, 54. XÉNOPHON, Hellen., V, 5, 24. Ladocia est une localité voisine.

[18] Ce sont des noms qui servent à distinguer différentes armes, sans que pour cela les Tarentins fussent nécessairement de Tarente, et les Crétois de Crète.

[19] PLUTARQUE, Cleom., 6.

[20] PLUTARQUE, Arat., 37. Il est regrettable qu'ici précisément nous manquions de renseignements détaillés. Comment fut votée cette résolution dirigée contre Aratos ? Ce ne peut guère être suivant la procédure constitutionnelle : il semble que, cette fois, ce fut la masse démocratique qui éclata enfin et qui, sans attendre les convocations des archontes ou la délibération préalable de la Gérousie, improvisa un décret sur les allocations de fonds.

[21] Ces incidents appartiennent à la dixième stratégie d'Aratos, qui finit en mai 226. L'année suivante, Hyperbates fut élu stratège, mais il ne semble pas qu'il faille voir là une victoire de l'opposition.

[22] PLUTARQUE, Cleom., 7.

[23] PLUTARQUE, Cleom., 7. Au lieu de la fausse leçon Άλσαίαν, il faut mettre probablement non pas Άλέαν sur la frontière d'Argolide, mais Άσέαν à l'est de Mégalopolis.

[24] PLUTARQUE, Arat., 38. En tout cas, on retrouve bientôt après Mégistonus jouant un rôle actif à Sparte.

[25] PLUTARQUE, Cleom., 7. 8. 10.

[26] POLYBE, IX, 23, 3. II, 47, 3. IV, 81, 14.

[27] PLUTARQUE, Cleom., 10.

[28] PAUSASIAS, II, 9, f. Cf. BÖCKH, C. I. Græc., I, p. 605. SCHÖMANN s'est déclaré en dernier lieu contre l'exactitude de cette assertion ; mais la défiance qu'inspire en général Pausanias peut d'autant moins trancher ici la question, que tout ce passage est plutôt suspect de partialité que d'ignorance et que les assertions de l'auteur paraissent empruntées à une source ancienne, mais très favorable à la confédération. Le silence de Polybe ne prouve rien. Il ne parle pas non plus de la suppression des éphores ; ou pour mieux dire, ses expressions, permettent parfaitement d'entendre que Cléomène ne se contenta pas de supprimer les éphores. — Du reste, on reconnaîtra sans peine l'analogie intime de ces mesures avec l'intention que nous avons prêtée à Lydiade de supprimer l'institution des damiorges. Il s'agit d'un principe qui ne devait être poussé jusqu'à ses dernières conséquences qu'à Rome.

[29] Macrobe (Sat. I, 11, 35) rapporte que Cléomène, voyant qu'il ne restait plus que 1.500 Spartiates en état de porter les armes, se refit une armée de 9.000 hommes en affranchissant des esclaves. Ceci ne doit pas être arrivé à ce moment, mais lors du rachat dont parle Plutarque (Cleom., 23).

[30] SCHÖMANN, Antiq. jur. publ., p. 115. Prolegg. ad Plut. Ag., LII.

[31] Les tétradrachmes qu'on attribuait autrefois à Cléomène ont été récemment reconnus pour être d'Antigone Doson (BOMPOIS, Étude historique et critique des portraits attribués à Cléomène III, 1870).

[32] PLUTARQUE, Cleom., 11. Il serait inutile d'avertir que ce que dit Théopompe de l'ivrognerie et de la démence de Cléomène n'a pas trait à ce roi, si cette erreur ne s'étalait, en compagnie de bien d'autres, dans un ouvrage qui traite tout au long de cette époque.

[33] POLYBE, IX, 23, 3.

[34] PLUTARQUE, Cleom., 14. POLYBE, II, 58. La défection de Mantinée parait avoir eu lieu dans l'été de la stratégie d'Hyperbatas, en 226. L'expression employée par Polybe (II, 47, 3 et 48, 1) fait supposer que Cléomène fit encore cette année-lé bien d'autres tentatives, dont la tradition n'a pas gardé le souvenir.

[35] Vu l'absence de documents, il est impossible d'étudier de plus près en ce moment le fait signalé ici. On voit, sans qu'il soit besoin d'y insister, comme cette crise ressemble à l'époque des Gracques à Rome, et ce n'est pas chose indifférente que le nom du noble stoïcien Blossius soit associé si étroitement aux efforts de Tiberius Gracchus. Polybe (XXXVIII, 4, 5) parle, à propos de conjonctures politiques de haute importance, de la πλθος ργαστηριακν κα βανασων νθρπων. En Grèce comme partout, l'élément démocratique progressiste l'a emporté dans l'État, au fur et à mesure que se développait le goût de l'industrie, sur l'agriculture, sur l'élément aristocratique conservateur ; et cependant leur équilibre est la condition non seulement de la prospérité économique, mais encore, au point où en étaient les anciens États grecs à l'époque hellénistique et Rome au temps des Gracques, de la stabilité politique et sociale. Déjà Aristophane conseille, de retourner aux champs. Les comparaisons avec l'état des sociétés modernes s'offrent d'elles-mêmes.

[36] Il est singulier que Polybe représente généralement au cours de ces négociations les Étoliens comme étant d'accord avec Cléomène, tandis qu'en fait on ne les voit intervenir nulle part. Il est probable qu'Aratos expliquait ainsi les choses dans ses Mémoires. Depuis l'occupation des trois villes arcadiennes, les Étoliens étaient pleins de défiance à l'égard de Sparte ; mais, tant qu'Antigone ne se décidait pas, ils avaient les mains absolument liées, et quand il se décida, il eut en un clin d'œil une supériorité telle qu'ils n'osèrent pas se déclarer contre lui, sans vouloir non plus faire cause commune avec lui. Ce sont des situations politiques tellement claires, que l'on est en droit de récuser hardiment l'autorité de Polybe, lequel se montre ici on ne peut plus partial.

[37] POLYBE, II, 48-49.

[38] POLYBE, II, 50. La proposition des Mégalopolitains est soumise d'abord au κοινόν βουλευτήριον, puis Aratos parle à la foule. Il doit y avoir eu convocation d'une assemblée extraordinaire. Si la relation de Polybe est exacte de tout point, il faut juger des préférences de la foule par ce qui a été dit plus haut au sujet des votes de la communauté fédérale.

[39] POLYBE, II, 51, 2.

[40] PLUTARQUE, Cleom., 14. Arat., 39. POLYBE, II, 51, 3. L'indication chronologique n'a qu'une exactitude approximative ; on peut inférer d'un passage de Plutarque (Cleom., 15) qu'il n'y a pas eu un hiver entre cette bataille et l'époque de l'élection du stratège.

[41] PLUTARQUE, Cleom., 14. Il faut dire que, dans ce passage, la localité en question est appelée Langon.

[42] POLYBE, IV, 6, 8. On élut Timoxénos (printemps 225), un des partisans d'Aratos (POLYB., IV, 82, 8).

[43] Polybe (II, 51, 4) dit que les Achéens défaits avaient été obligés de καταφεγειν μοθυμαδν π τν ντγονον. Je ne crois pas que cette unanimité ait été l'opinion officielle de la communauté fédérale, mais plutôt celle du Conseil fédéral ou bien des Άχαΐοι έν όπλοις.

[44] PLUTARQUE, Cleom., 15.

[45] L'attitude même d'Aratos indique que l'état des négociations avec la Macédoine s'était considérablement modifié. Antigone pouvait bien concevoir quelque inquiétude de ce qui se passait dans le Péloponnèse. Aratos aurait dû faire peur au roi, en lui laissant croire qu'il allait se rallier à la cause de Cléomène. Ce n'est pas par loyauté politique, vertu à laquelle Aratos ne fit jamais le moindre sacrifice, mais par l'effet d'une antipathie absolument aveugle contre Cléomène, qu'Aratos laissa passer le moment favorable. C'est précisément alors, selon toute apparence, qu'il se déclara prêt à faire à la cour de Macédoine les concessions décisives. L'expression de Plutarque (Cleom., 17) : διωμολογουμένων τών μεγίστων, n'est pas le moins du monde exagérée. Certainement, Antigone commençait déjà à rassembler ses troupes en Thessalie lorsqu'Aratos envoya à Cléomène ce congé brutal. Pour le lui signifier de la sorte, il fallait qu'il eût une position officielle, il fallait qu'il fût stratège ; or sa onzième stratégie commença en mai 224. Il devait s'être passé un certain temps depuis la guérison de Cléomène.

[46] PLUTARQUE, Cleom., 17. Ce que dit Plutarque (Arat., 39) des 300 compagnons de route est absurde.

[47] PLUTARQUE, Cleom., 17. Arat., 39.

[48] PLUTARQUE, Cleom., 17 : ce devait être, par conséquent, une garnison de mercenaires. Suivant Plutarque (Arat., 39), Aratos était en personne à Pellène. Aratos aura probablement couru d'Argos à Pellène, parce qu'il y avait là une garnison, et aussi pour barrer l'accès du territoire achéen proprement dit.

[49] PLUTARQUE, Cleom., 17. POLYBE, II, 52, 1.

[50] PLUTARQUE, Cleom., 17.

[51] Ces considérations se trouvent en propres termes dans Plutarque (Cleom., 18).

[52] C'est ainsi que je crois devoir interpréter le έξουσίαν άνυπεύθυνον λαβών de Plutarque (Arat., 40), d'autant plus que Polybe (II, 52, 3) qualifie expressément Aratos de stratège lors de la défection de Corinthe, qui eut lieu avant l'élection du stratège en mai 223.

[53] PLUTARQUE, Arat., 41. Les combinaisons de SCHÖMANN et sa correction ού πολλοί, l'opinion qu'il fonde là-dessus, à savoir que l'assemblée de Sicyone était une réunion improvisée et que Timoxénos était encore stratège, bien qu'Aratos ait été créé là dictateur, tout cela à été réfuté, d'une façon probante à mon sens, par KLATT (Forschungen, p. 67).

[54] PLUTARQUE, Cleom., 19. La matière est mieux ordonnée dans ce passage que dans la Vie d'Aratos (§§ 40-41) du même auteur.

[55] POLYBE, XX, 6, 8.

[56] Les renseignements fournis par Plutarque (Arat., 41-42) sont visiblement tirés des Mémoires d'Aratos. Dans la Vie de Cléomène (§ 19), au contraire, Plutarque semble avoir pris pour guide Phylarque. On y rencontre une divergence notable, à savoir que Cléomène aurait fait sa tentative sur Sicyone seulement après qu'on eut décidé d'appeler Antigone. C'est là une chose invraisemblable, car à ce moment-là, Cléomène n'avait pas trois mois à perdre. Du reste, Polybe (II, 47) dit expressément qu'Aratos n'avait pas pu s'expliquer tout à fait franchement dans ses Mémoires sur les négociations avec la Macédoine.

[57] POLYBE, II, 55, 8.

[58] PLUTARQUE, Arat., 42. Ceci paraît avoir eu lieu après l'élection de Timoxénos à la stratégie, c'est à-dire après le commencement de mai 223.

[59] POLYBE, II, 53, 4. Polybe, il est vrai, présente les objections des Étoliens de telle façon qu'on ne comprend guère pourquoi, à ce compte, ils ne s'étaient pas empressés d'aller au secours d'Aratos quand il le leur avait demandé, ou pourquoi ils appuyèrent désormais les efforts de Cléomène.

[60] PLUTARQUE, Arat., 43.

[61] PLUTARQUE, Arat., 43. La date peut être inexacte à deux ou trois mois près ; elle est plutôt placée trop tôt que trop tard.

[62] PLUTARQUE, Cleom., 21-22. POLYBE, II, 53.

[63] POLYBE, II, 59-60. On ne peut rien lire de plus piteux que l'apologie de cette indignité dans Polybe ; il est incompréhensible qu'un historien si judicieux d'ordinaire se soit laissé égarer à ce point dans ce deuxième livre par sa piété envers Aratos. Il avertit, il est vrai, qu'il y suit principalement les Mémoires d'Aratos, mais c'est là une médiocre excuse.

[64] Polybe (II, 54, 3) dit : κατασταθες γεμν πντων τν συμμχων, expression qui, comme on le verra plus loin, n'est probablement pas inexacte.

[65] PLUTARQUE, Arat., 45.

[66] Cf. ce que dit Polybe (IV, 9, 4) à propos de l'an 220.

[67] PLUTARQUE, Cleom., 22.

[68] PLUTARQUE, Cleom., 22.

[69] PLUTARQUE, Arat., 41. POLYBE, V, 106, 6. PAUSANIAS, II, 9, 5. Plutarque appelle le premier Euclide. Ce sont peut-être les deux mêmes Céphisiens qui contribuent aux dépenses de la guerre de Chrémonide (C. I. ATTIC., II, n° 334). On trouvera de plus amples informations sur ces deux noms et les monnaies et inscriptions où on les rencontre dans la savante dissertation de GROTEFEND (Chronologische Anordnung der athenischen Silbermünzen, 1872, p. 14 sqq.).

[70] Son nom officiel est bien Soter et non pas Céraunos, comme le prouvent les listes sacerdotales dans l'inscription de Séleucie sur l'Oronte (dans POCOCKE, Inscr. ant., c. I, p. 4, 18).

[71] POLYBE, IV, 48. APPIAN., Syr., 68. HIERONYM., In Daniel, XI. EUSEB. ARMEN., I, p. 253 : ces deux derniers auteurs d'après Porphyre. Polybe, parlant de Ol. CXL, 1, place cette expédition au delà du Taurus, par conséquent, en Ol. CXXXIX, 2/3, ce qui veut dire dans la saison propice de l'an 222. D'après Eusèbe, dans son Canon, Séleucos Céraunos (lisez Soter) a régné trois ans, et sa dernière année correspond à l'an 1793 d'Abraham, autrement dit 224 avant J.-C.

[72] APPIAN., Syr., 66.

[73] Les listes sacerdotales citées plus haut prouvent que cet enfant a porté le titre de roi et le nom d'Antiochos, bien que d'une façon éphémère. Nous ne connaissons pas sa mère. Il existe, comme on sait, des monnaies d'Antiochos portant comme effigie une tête d'enfant. On les a attribuées, si je ne me trompe, sur la foi de SESTINI, à Antiochos III ; mais le portrait a l'air décidément trop jeune pour un prince de près de vingt ans ; ces monnaies appartiennent sans doute aucun au fils de Séleucos III. J'ajouterai ici une conjecture plus risquée. Tite-Live (XXXVII, 45 et 55) cite un Antipater comme fratris filius d'Antiochos III ; c'est le même personnage qui, dès 217, commande une partie de la cavalerie syrienne et qui se rend ensuite comme ambassadeur en Égypte (POLYB., V, 79, 12. 82, 9. 87, 1. Polybe l'appelle άδελφιδοΰς du roi). NIEBUHR pensait que ce devait être un fils de la sœur d'Antiochos III, mais on ne peut pourtant pas mettre ainsi sans plus de façon Tite-Live de côté ; du reste, cela ne lèverait pas la difficulté. La difficulté consiste dans l'âge du père, qui, s'il est né de légitime mariage, ne peut pas être venu au monde avant 245, et Séleucos Soter n'était certainement pas un bâtard, puisqu'il hérita du trône. Supposons que Séleucos Soter ait eu ce fils à seize ans ; en ce cas, Antipater n'avait pas plus de douze ans en 217, et, soit comme commandant de cavalerie, soit comme ambassadeur, il ne pouvait guère être qu'un figurant. Veut-on, en raison de circonstances aussi suspectes, que cet Antipater n'ait pas été le fils de Séleucos Soter —et il serait en effet étrange que l'héritier légitime du trône, qui a porté le titre de roi, ait servi ensuite comme stratège de celui qui l'avait évincé — alors il n'y a plus qu'un parti à prendre, c'est d'admettre que Séleucos II a eu avant 246, d'une union morganatique, un fils dont Antipater était le fils. Si on trouve trop aventurée cette supposition d'un bâtard de Séleucos II, il faut admettre que le petit-fils légitime de ce prince s'est d'abord appelé Antipater, et qu'il a pris comme roi le nom d'Antiochos, comme avait fait, du reste, son père, qui, en prenant le diadème, avait échangé son nom d'Alexandre contre celui de Séleucos. Comme Polybe passe absolument sous silence les particularités en question — et il est seul à parler avec quelque détail de l'époque qui suit immédiatement, — l'exposé qu'il fait de la situation des partis dans le royaume parait insuffisant. Il dit en propres termes, il est vrai, que Achæos a refusé le diadème et l'a réservé pour Antiochos, mais certains autres incidents restent dans son récit tout à fait obscurs. Nous y reviendrons plus tard.

[74] Voyez Eusèbe et S. Jérôme.

[75] POLYBE, V, 40, 7.

[76] POLYBE, IV, 48, 10.

[77] POLYBE, V, 77.

[78] POLYBE, V, 43, 1. Ceci arriva à la fin de l'année 221, alors qu'Alexandre et Molon avaient déjà fait défection.

[79] POLYBE, V, 42, 9.

[80] Ceci est attesté notamment par Plutarque (Arat., 45). Cf. PHYLARCH. ap. POLYBE, II, 57, sqq. et les remarques de Polybe lui-même.

[81] C'est le chiffre donné par Polybe (II, 62, 11). Quand il dit que la ville fut prise de telle façon qu'il était difficile que quelqu'un s'échappât ou que quelque chose fût dérobé, et que cependant le butin ne dépassa pas 300 talents, il veut dire dérobé par des fuyards. L'interprétation adoptée ici est la seule manière de s'expliquer cette assertion, si toutefois le chiffre n'a pas été fortement diminué avec intention par Aratos, à qui Polybe l'a emprunté.

[82] PLUTARQUE, Arat., 45. PAUSANIAS, VIII, 8, 6. Nous retrouverons plus tard, au bout d'un certain temps, la ville d'Antigonia faisant partie intégrante de la confédération. Il existe des monnaies ΑΧΑΙΩΝ ΑΝΤΙΓΟΝΕΩΝ (ap. WARREN, Brit. Mus., p. 87).

[83] PLUTARQUE, Philop., 4.

[84] Polybe (II, 55, 8) dit expressément, il est vrai, que Mégalopolis et Stymphale étaient les seules villes où Cléomène n'eût jamais pu gagner un ami, un partisan ou un traitre. Mais il dit ailleurs (IX, 18, 1) que les portes furent ouvertes à Cléomène, et, si ses coopérateurs avaient été des mercenaires ou des bannis, il n'eût pas manqué d'en avertir.

[85] POLYBE, IX, 21, 2.

[86] POLYBE, II, 55. IX, 18, 1. Ce dernier passage donne la date. Le Κωλαιόν du premier devient dans le second Φωλεόν, avec variante Φωλδιόν.

[87] POLYBE, II, 54, 12. Il faut dire que le ήδη συνάπτοντος τοΰ χειμώνος est ici quelque peu inexact, car Antigone était déjà à Ægion lorsque Cléomène renouvela son attaque sur Mégalopolis, et la première avait eu lieu τρισί μησί πρότερον (POLYB., II, 55, 5). Par conséquent, Antigone était déjà à Ægion au mois d'août.

[88] PLUTARQUE, Cleom., 23. Il est bien possible que ce soit à ce fait qu'il faille rapporter un renseignement dont il a été déjà question plus haut et qui se trouve dans Macrobe (Sat. I, 11, 34). Il y est dit que Cléomène, n'ayant plus que 1,500 Spartiates en état de porter les armes (après l'attaque de Mégalopolis, par conséquent, car il avait encore 4000 hoplites trois ans auparavant), avait donné la liberté à 9.000 hilotes.

[89] Cette dernière version est celle de Plutarque (Cleom., 23, d'après Phylarque) ; l'autre est de Polybe (II, 55). Polybe dit que ce furent des Messéniens bannis qui ouvrirent les portes aux Spartiates ; mais d'abord il n'est pas croyable, la Messénie étant un pays ami de Mégalopolis (PAUSANIAS, VIII, 49, 3), que les bannis, partisans de Cléomène, aient cherché un refuge à Mégalopolis, et ensuite, nous avons vu déjà qu'il y avait parmi les Mégalopolitains eux-mêmes des amis de Sparte. S'il y a eu trahison, ce sont ceux-ci qui doivent être les premiers soupçonnés ; mais il est plus probable que la place était tout simplement mal gardée (POLYBE).

[90] PLUTARQUE, Cleom., 24.

[91] PAUSANIAS, VIII, 27, 10 : 49, 3.

[92] PLUTARQUE, Philop., 5, PHYLARCH. ap. POLYBE, II, 61.

[93] POLYBE, II, 55, 7. PAUSANIAS, ibid. PLUTARQUE, Philop., 5. Cleom., 25. On se ferait, comme le remarque Polybe (IX, 21) une idée inexacte de la population de Mégalopolis, si on en jugeait par l'étendue de la ville, qui avait, comme périmètre, 2 stades de plus que Sparte, avec une population moitié moindre. Dans la campagne suivante, on rencontre encore 1000 Mégalopolitains. Phylarque avait affirmé que le butin était monté à 6.000 talents. Polybe a raison d'écarter son témoignage, bien que lui-même se soit mépris sur le capital imposable de l'Attique, qu'il emploie comme terme de comparaison. On avait eu le temps de sauver tout ce qui avait quelque valeur, et il n'y eut pas d'hommes vendus comme à Mantinée ; du reste, à cette époque, le mobilier était encore assez sommaire. Mais Polybe ne parle pas de la campagne ; celle-ci était sans défense, et elle fut certainement pillée par Cléomène après le rejet de ses propositions. Il en coûtait assez cher de faire la guerre, surtout quand on était obligé, comme Cléomène, d'entretenir un nombre considérable de mercenaires.

[94] On pourrait être tenté de tirer cette conclusion de l'inscription que FOUGART a trouvée dans les environs de Tégée, et qu'il a publiée dans les Mémoires présentés à l'Académie des Inscriptions (Sér. I, t. VIII [1874], p. 93). Elle contient un décret des Arcadiens en l'honneur de l'Athénien Phylarchos. Il est dit plus loin : δαμιοργοί δέ οΐδε ήσαν. Suivent les noms des damiorges des différentes communes composant le κοινόν : 5 de Tégée, 3 de Mænalos, 2 de Lépréon, 10 de Mégalopolis, 5 de Mantinée, 5 de Cynuria, 5 d'Orchomène, 5 de Clitor, 5 d'Héræa, 5 de Telphousa. C'est la majeure partie des cantons de l'Arcadie ; il n'y manque que Phigalie au sud-ouest, quelques communes du nord, peut-être deux ou trois des montagnes du centre. Mégalopolis n'a cessé de faire partie de la confédération qu'après avoir été prise par Cléomène, comme il est dit ci-dessus. Suivant Polybe (II, 55, 7), il est probable que Cléomène en dispersa les habitants dans les villages. Ce qui est certain, c'est que, quelques mois auparavant, Antigone avait forcé Tégée à capituler et l'avait occupée (POLYB., V, 54, 8) ; qu'il avait pris Orchomène, Héræa, Telphousa (II, 54, 12) ; qu'il avait détruit Mantinée et fait cadeau du territoire de la ville à Argos. Comme, d'après l'inscription, les cités en question et d'autres villes encore de l'Arcadie se sont réunies et ont voté un décret à titre de κοινόν, FOUCART pense que le fait n'a pu se produire qu'entre la prise de Mégalopolis et la bataille de Sellasie, entre la fin de l'été 222 et le printemps de 221. Pour cela, il est vrai, il faudrait supposer que la retraite d'Antigone sur Ægion et le renvoi de ses milices macédoniennes a permis aux villes arcadiennes susnommées de se révolter ; il faudrait supposer encore qu'après la prise de Mégalopolis, comptant peut-être sur l'élément démocratique, Cléomène a invité les Arcadiens à reprendre leur indépendance et autonomie d'autrefois, que les Mantinéens, encore privés de leur ville, ont répondu aussi volontiers à son appel que les Mégalopolitains non inféodés à la politique fédérale doctrinaire : bref, en développant toutes les suppositions qui sont nécessaires à l'intelligence de cette inscription, on obtient un échantillon de politique brusquée et radicale, qui caractériserait plus nettement que nos autres textes l'esprit téméraire de Cléomène. Mais les combinaisons auxquelles se livre FOUCART paraissent reposer sur une base insuffisante. Polybe (IV, 77, 9) dit en propres termes ou à peu près que Lépréon, depuis que Lydiade, étant encore tyran (c'est-à-dire avant 234), l'avait cédée aux Éléens, était restée entre leurs mains même après la guerre de Cléomène, et ceci suffit à démontrer que l'inscription est antérieure à 234. Il n'est guère plus admissible que Mégalopolis ait fait partie du κοινόν des Arcadiens durant la tyrannie d'Aristodémos, qui fut assassiné avant 251, et celle de Lydiade, qui commença vers 243. Les philosophes qui délivrèrent Mégalopolis en 251 aidèrent ensuite Aratos à délivrer Sicyone, à fonder la Ligue achéenne. On ne nous dit pas s'ils ont restauré d'une façon analogue la communauté arcadienne : en tout cas, le fait que Phigalie et quelques autres cantons ne figurent pas dans l'inscription et étaient peut-être encore en dehors de la Ligue ne serait pas une preuve du contraire.

[95] PLUTARQUE, Cleom., 23. 36. Il y est question aussi des offres d'Antigone.

[96] POLYBE, V, 41, 4. Le jeune fils de Séleucos, Antiochos, doit être resté sous la garde d'Hermias lors de l'expédition de son père en Syrie.

[97] POLYBE, V, 41, 1.

[98] SCHWEIGHÄUSER, dans son Index, explique comme il suit le surnom de Théodotos : forsan a corporis statura quasi statura viri cum dimidio. L'analogie tirée de Prusias, que Polybe (XXXVII, 2, 1) appelle ήμισυς άνήρ, n'est pas en situation. Ce nom ne viendrait-il pas plutôt des navires de course que l'on appelait des un-et-demi (ήμιολία) ?

[99] On voit que Théodotos et Xénon avaient voulu marcher en avant sur la grande route de Bagdad à Hamadan par les défilés bien connus de Médie.

[100] POLYBE, V, 45, 7.

[101] Il faut songer que ces personnes et ces événements n'étaient pas pour Polybe plus éloignés que ne l'est de nous autres vieillards l'époque des guerres de l'indépendance et du congrès de Vienne.

[102] B. STARK (Gaza, p. 314 sqq.) fournit quelques informations des plus instructives sur la topographie de cette région.

[103] La partie géographique de ces indications offre des difficultés. Si le texte de Polybe (V, 48, 16) n'est pas altéré, on ne peut entendre par Parapotamie que la région qui longe la rive droite de l'Euphrate ou la rive gauche du Tigre. Il y avait une Doura sur la rive gauche du Tigre, et une autre sur l'Euphrate, mais c'est cette dernière que les Grecs appelaient Europos.

[104] Ce chiffre ne peut être donné comme certain. Dans cette bataille de Sellasie, Cléomène avait disposé comme il suit ses 20.000 hommes : 1° à l'aile droite, qui occupait la position la plus menacée, des mercenaires et des Spartiates, les mercenaires au nombre d'environ 5000 (POLYB., IV, 59, 3) : 2° à l'aile gauche, des périèques et des alliés. — Quels alliés pouvait encore avoir Cléomène, il est difficile de le dire ; tout au plus pourrait-on chercher à montrer qu'Orchomène probablement n'avait pas encore passé à l'ennemi. En admettant même qu'il y eût dans ce corps des φύγαδες de différentes villes, le nombre n'en pouvait pas être bien grand ; je porte en compte 1.000 alliés. — 3° Le centre comprenait les cavaliers et quelques bandes de mercenaires. Il n'y avait en face d'eux, outre la cavalerie ennemie, que 2.000 hommes d'infanterie, et le centre avait un défilé à défendre ; un déploiement considérable d'infanterie n'était donc pas nécessaire en cet endroit ; mettons 1.000 mercenaires, D'après ce calcul, il y aurait eu à cette bataille environ 13.000 combattants de Laconie. De plus, les, défilés du côté de l'Arcadie, ainsi que ceux qui menaient en Messénie, avaient évidemment besoin d'être couverts ; je ne compterai non plus pour cet office que 1.000 hommes de Laconie. Suivant Plutarque (Cleom., 11, 2), Cléomène, l'année de la réforme, avait complété le nombre des Spartiates avec des périèques jusqu'à concurrence de 4.000. D'après un autre passage (Cleom., 23, 1), 6.000 hilotes furent affranchis peu de temps avant là seconde attaque sur Mégalopolis, et, en sus des 4.000 armés à la macédonienne, on équipa encore 2.000 hommes. Il peut être exact, par conséquent, que, comme le dit Plutarque (Cleom., 28, 3), 6.000 Lacédémoniens aient combattu à Sellasie (c'est-à-dire les 4.000 plus les 2.000) : ce sont évidemment ceux qui étaient à l'aile droite avec les 5.000 mercenaires. Les 6.000 affranchis peuvent avoir reçu la qualité de périèques et avoir été placés à l'aile gauche, mais il devait y avoir encore d'autres périèques à l'armée. Je n'indique ces combinaisons que pour avoir :une vraisemblance de plus en faveur des chiffres adoptés ci-dessus ; on ne saurait prétendre davantage.

[105] Il n'est malheureusement pas possible, ici non plus, d'arriver à un résultat quelque peu assuré en ce qui concerne la densité de la population de la Laconie. D'une manière générale, l'opinion émise par ZUMPT (Abhandl. der Berl. Akad., 1840), à savoir que la population diminuait déjà en Grèce avant l'époque romaine, doit être exacte ; mais il y a certaines contrées pour lesquelles le contraire est plus vraisemblable, l'Étolie, par exemple, et l'Achaïe. En tout cas, l'expression de Polybe (II, 62, 3), quand il dit que le Péloponnèse άρδν κατέφθαρτο, ne se rapporte pas, comme ZUMPT parait le croire, à la population, mais à la prospérité économique. Sans doute, il y avait à la bataille de Platée 5.000 Spartiates, 35.000 hilotes et environ 10.000 périèques, mais il ne faut pas oublier qu'à cette époque la Messénie appartenait aux Spartiates et fournissait des hilotes, circonstance dont ZUMPT ne tient pas compte. II est vrai, qu'au temps d'Agis, le nombre des Spartiates était tombé à 700, mais la population n'avait certainement pas diminué dans la même proportion qu'une noblesse placée dans des conditions si particulières. Aristote dit (Polit., II, 6, 12) : tandis que le sol de la Laconie peut nourrir 1.500 cavaliers et 30.000 hoplites, leur nombre ne montait même pas à 1.000 ; c'est pourquoi l'État se trouva incapable de résister au moindre choc. Au moment où Agis commença sa réforme, la population devait être considérable, puisqu'il put faire 4.500 lots pour les Spartiates et 15.000 pour les périèques (pour des périèques en état de porter les armes). On peut compter, pour 15.000 périèques, environ 70.000 âmes, et à peu près 20.000 pour 4,500 Spartiates ; il faut bien qu'il soit resté un grand nombre d'hilotes pour cultiver les lots des Spartiates ; on n'a pas voulu non plus désagréger complètement les villes de la Laconie, avec leur industrie et leur commerce qui étaient en grande partie aux mains des périèques. Il est probable que c'était surtout les pauvres que l'on avait l'intention d'installer sur les 15.000 lots. Au temps d'Auguste, il y avait encore 24 villes d'Éleuthérolacones : admettre pour la population totale des villes (Sparte non comprise) 100.000 âmes n'est peut-être pas une estimation exagérée. S'il est vrai que 50.000 hommes aient été emmenés par les Étoliens en 242, et si, comme le dit Polybe, ces déportés étaient principalement des périèques, alors on peut être certain que, jusqu'à ce moment-là, la Laconie avait une population considérable. Quel était l'état de la population au temps de Cléomène, il est impossible de le dire. En Grèce (à Sparte aussi, XENOPH., Hell., VI, 4, 47), on comptait généralement, comme on sait, quarante classes obligées par leur âge au service militaire. Naturellement, cette échelle, qui va de 20 à 60 ans, n'est applicable qu'à la population libre ; on ne pouvait se livrer à un tel déploiement de forces que parce qu'il y avait derrière de nombreux esclaves. Prenons pour point de comparaison le tableau statistique dressé en 1840 pour le Schleswig-Holstein et le Lauenbourg, où, sur 848,961 âmes, il y avait 199,289 individus compris dans ces quarante classes. Appliquée à l'armée de Cléomène, cette proportion, augmentée d'environ 2 0/0 en raison de la longévité généralement plus grande en Grèce, ne donnerait pas plus de 70.000 âmes pour la population totale de la Laconie au temps de Cléomène. C'est là un résultat absolument inadmissible : même en évaluant la perte supportée par la population masculine durant les guerres de Cléomène à 6.000 hommes et en ajoutant de ce chef 30.000 âmes à la population totale, le résultat, à mon sens, n'approcherait pas encore à beaucoup près de la vraisemblance. Il y a un renseignement d'où on peut tirer quelque chose : on nous dit que, parmi les hilotes, 6.000 rachetèrent leur liberté, et que les serfs pouvant payer les cinq mines exigées devaient être, en somme, la minorité. On est en droit d'appliquer ici la même proportion qu'aux classes susmentionnées : ces 6.000 affranchis donnent environ 25.000 âmes, c'est-à-dire que, sur la masse des serfs, il y en a un pareil nombre arrivés à une certaine aisance ; d'autre part, les 6.000 Spartiates qui figuraient à la bataille représentent bien aussi 25.000 âmes. La masse des périèques pauvres, des serfs pauvres, doit bien avoir été au moins trois fois aussi considérable que ces deux groupes : ceci donnerait 200.000 âmes pour 90 milles carrés. Seulement, on voit comme tout est ici incertain et précaire.

[106] Plutarque (Cleom., 27) fait des remarques pleines d'à propos sur les χρήματα considérés comme νεΰρα τών πραγμάτων, sur Antigone et sa méthode de temporisation.

[107] POLYBE, II, 64. PLUTARQUE, Cleom., 25.

[108] POLYBE, II, 63.

[109] POLYBE, IV, 69, 5.

[110] J'ai cité ces chiffres, parce qu'ils donnent une idée précise des forces mises en ligne. Les Thessaliens manquent, par extraordinaire ; leur cavalerie doit avoir été employée, avec le reste de l'armée macédonienne, à couvrir la Macédoine. Polybe dit que l'effectif total était de 28.000 hommes d'infanterie et. 1,200 cavaliers : peut-être le contingent de Phocide a-t-il été laissé de côté ; il aurait été en ce cas de 400 hommes environ. D'après Pausanias (IV, 29, 3), il y aurait eu aussi des Messéniens dans cette armée, il s'imagine à tort que la Messénie faisait déjà partie alors de la confédération. Les offres que leur fit la Ligue, et dont parle Polybe (IV, 6, 8), doivent avoir été faites seulement après la bataille.

[111] Le terrain a été relevé par Ross (Reisen und Reiserouten durch Griechenland, I, p. 181). Le chemin qui descend le long de l'Œnonte est l'ancienne route, celui qui franchit la ligne de faite des hauteurs est la route dont on se sert aujourd'hui. Au rapport d'un bon observateur qui a visité cette contrée en avril 1876, le chemin de traverse qui rejoint l'Eurotas au pont de Kopanos, une heure avant la grande route, descend en pente raide du côté de l'Eurotas, et il est si étroit qu'il y a à peine place pour un piéton marchant à côté d'un cavalier. Les études de FOLARD, GUICHARD et autres sur les opérations stratégiques de la bataille ne peuvent servir à rien, parce que leurs auteurs ont négligé l'essentiel, et cela non pas uniquement à cause d'une connaissance insuffisante du terrain.

[112] SCHORN a démontré qu'il y a dans Polybe (II, 66, 6) Κρήτας au lieu de Ήπειρώτας. Polybe n'indique pas où étaient placés les Béotiens ; peut-être étaient-ils postés au centre, comme réserve disponible.

[113] POLYBE, II, 65-70. PLUTARQUE, Cleom., 28. Philop., 6.

[114] La date de la bataille de Sellasie est indiquée par cette circonstance, qu'Antigone, après son retour assez précipité de Sparte, assista à Argos aux Jeux Néméens. On sait, en effet, par quelques exemples assez bien attestés, que les Néméennes, célébrées dans la quatrième année d'une Olympiade, l'étaient au début de l'année ; du reste, c'est précisément à ces Jeux que, quatre ans plus tard, le roi Philippe reçut la première nouvelle de la bataille de Trasimène, livrée le 9 avant les calendes de juillet, c'est-à-dire vers la fin d'avril 217 avant J.-C. (Ol. CXL, 3). Par conséquent, la bataille de Sellasie se place en été, au moment où finissait Ol. CXXXIX, 3 et où commençait la quatrième année de la dite Olympiade ; et, comme Antigone était entré en campagne, la bataille eut lieu à peu près en juillet 221, environ deux mois après qu'Aratos eut terminé sa douzième stratégie et que Timoxénos eut inauguré sa troisième stratégie. Cette date se trouvera confirmée plus tard par la chronologie des affaires d'Égypte.

[115] PLUTARQUE, Cleom., 28. JUSTIN, XXVIII, 4. Ces deux auteurs suivent évidemment Phylarque.

[116] JUSTIN, XXVIII, 4.

[117] POLYBE, II, 70. C'est à lui que Plutarque emprunte cette τύχη qui d'ordinaire ne figure pas dans sa profession de foi.

[118] JUSTIN., XXVIII, 4.

[119] POLYBE, II, 70, 1. IX, 29, 8 : 36, et autres écrivains postérieurs.     

[120] POLYBE, IV, 35, 5.

[121] POLYBE, IV, 9, 6.

[122] POLYBE, XX, 5, 12.

[123] POLYBE, IX, 36, 5.

[124] POLYBE, V, 93, 8. HEGESAND. ap. ATHEN., XI, p. 477. Cf. MEINEKE, De Euphorione, p. 7, ouvrage où il y a toutefois quantité d'erreurs, notamment de chronologie.

[125] PLUTARQUE, Philop., 7.

[126] POLYBE, IV, 6, 5.

[127] POLYBE, IV, 6, 4.

[128] Naturellement, ce ne sont pas les Illyriens de Démétrios de Pharos. Ne serait-ce pas là déjà un effet de l'influence romaine ?

[129] La mort d'Antigone tombe à la fin de l'année ou au commencement de' l'année suivante 220. En effet, Philippe, qui mourut dans l'hiver de 179/8, avait régné 42 ans (d'après Eusèbe) ; il perdit la bataille de Cynocéphales et par suite la Thessalie en automne 197, 23 ans et 9 mois après être monté sur le trône (Eusèbe).

[130] Polybe fait ressortir à plusieurs reprises l'importance de cette CXLe Olympiade. Or il faut savoir que, quand il date par Olympiades, Polybe en place le début aux équinoxes d'automne, deux ou trois mois plus tard que l'époque réelle des Jeux Olympiques. La façon dont il marque (IV, 14, 9) la fin de Ol. CXXXIX et le commencement de Ol. CXL, comparée avec d'autres passages (IV, 26, 1. IV, 27, 1), ne permet pas de douter que, quand il compte par Olympiades, il n'ait en vue la pentétéride réelle.

[131] Les chronographes (EUSÈBE, I, pp. 237, 28. 238,26. 241,20. 242,20 éd Schœne) l'appellent Φούσκος, Phuskus, un mot inconnu pour moi : peut-être veulent-ils dire Φύσκων, bien que Plutarque (Coriol., 11) réserve ce nom pour Ptolémée Évergète II et applique à Antigone celui de Doson.

[132] Les pages suivantes sont restées telles qu'elles ont été écrites en 1843. Les allusions politiques qui leur servent de commentaire ont été suggérées par les idées de cette époque confuse et troublée ; on peut les y laisser à titre de souvenir.

[133] Il n'y a qu'à se reporter à l'excellent discours de l'Étolien Agélaos dans Polybe (V, 104).

[134] POLYBE, V, 34.

[135] Il y a sur la date de cette mort différentes opinions. Le canon des Rois compte l'an 103 ær. Phil. (commençant au 18 octobre 222) comme la première de Ptolémée Philopator ; c'est-à-dire qu'il est monté sur le trône dans le courant de l'an 103. Le fait a dû se produire dans le dernier trimestre de cette année, car la bataille de Sellasie est de juillet 221, et il a dû s'écouler au moins deux mois encore avant la mort de Ptolémée III. En tout cas, la mort de Ptolémée Ill a eu lieu dans l'année qui est inscrite comme la première de Philopator, entre août et octobre 221.

[136] SCHOL. RAVENN. ad Aristophane, Thesmoph., 1059.

[137] ÆLIAN., Var. Hist., XIII, 21.

[138] DIOG. LAERT., VII, 185.

[139] DIOG. LAERT., VII, 177.

[140] PTOLEM. (Agesarchi f.) ap. ATHEN., VI, p. 246. Cf. ETYM. M., s. v. Γάλλος.

[141] POLYBE, V, 34, 1 : 36, 1. XV, 25.

[142] PLUTARQUE, De sollert. anim., 3.

[143] POLYBE, V, 37. Plutarque (Cleom. 35), qui suit Phylarque, donne une version différente. Suivant lui, Cléomène était le débiteur de Nicagoras et hors d'état de s'acquitter.

[144] POLYBE, V, 37 sqq. PLUTARQUE, Cleom. s. fin. (d'après Phylarque). La mort de Cléomène est de la fin de 220, ou du commencement de 219 (POLYBE, V, 35, 9. 37, I).

[145] Je ne puis m'empêcher de citer ici les paroles de Pline (I, 46, § 117) : quo magis miror orbe discordi et in regna, hoc est in membra, diviso tot viris curæ fuisse tam ardua inventu... ut hodie quædam in suo quisque tractu ex eorum commentariis, qui nunquam eo accessere, versus noscat quam indigenarum scientia... non erant majora præmia, in multos dispersa fortunæ magnitudine : et ista plures sine præmio alio quam posteros juvandi eruerunt, etc.

[146] Cf. Agatharchos (De mari Rubro, 102), sur les Sabéens et Gerrhéens. STARK (Gaza, p. 393) a démêlé avec beaucoup de sagacité la politique d'Antiochos, telle qu'elle est présentée ci-dessus. Je veux signaler tout au moins ici les monnaies que le Dr. SCHIEDEHANS a rapportées d'Alexandrie ; elles proviennent de Saleh-Hedjr. Ce sont de petites pièces d'argent, portant l'empreinte des trioboles attiques. (Voyez GROTE, Münzstudien, II, p. 484 sqq. et actuellement. ERMAN, dans la Numism. Zeitsch. de von Sallet, IX [1882], p. 297).

[147] VARR., De re rust., I, 1. COLUM., I, 1. PLINE, XVIII, 3. Naturellement, le roi Hiéron n'est pas le premier du nom, mais le deuxième. Strabon (XIII, p. 603) peut servir à montrer qu'il ne s'agissait pas seulement ici d'Attale III.

[148] PLINE, XVI, 32 § 136. XII, 17, § 76. ETYM. M., s. v. Κάλυμνος. STEPH. BYZ., s. v. cum interpp.

[149] La date de cet événement n'est pas susceptible d'être déterminée d'une façon suffisante. Dans son Canon, Eusèbe relate le tremblement de terre en Ol. CXXXIX (225-222) : Orose (IV, 13) le place sous le consulat de C. Flaminius et. de P. Furius (223). Il n'y a aucun intérêt à rassembler ici les nombreuses allusions qu'on rencontre çà et là, dans les Chants Sibyllins notamment, où elles jouent un certain rôle.

[150] Polybe (V, 88) n'évalue en général les diverses sommes fournies qu'en talents, ce qui ne permet pas d'admettre, ce semble, qu'il s'agisse de talents siciliens, égyptiens et autres. Il a dû puiser ses chiffres dans les documents publiés par l'État rhodien ; ces documents avaient été probablement gravés sur le marbre, pour éterniser le souvenir des donateurs, et exposés en public ; il est à croire, par conséquent, que le gouvernement avait estimé les divers dons en espèces ayant cours à Rhodes. En ce cas, la somme envoyée par Hiéron monterait à quelque chose comme 450.000 fr. et les 13 talents envoyés par le roi d'Égypte pour défrayer 450 hommes occupés à construire, donnerait 146 francs par tête. Il est intéressant de constater que, sur les 100 talents d'Hiéron, 10 sont destinés à des sacrifices, 10 à des secours aux particuliers, 5 pour l'huile des gymnases, 70 pour la reconstruction des murs, à ce qu'il semble ; enfin, 5 sont en argent travaillé. Diodore (XXVI, p. 102) paraît avoir suivi une indication plus superficielle. Il faut substituer à ce chiffre celui qui vaut 90. On ne doit pas oublier que la conversion en monnaie actuelle ne tient compte que du poids du métal ; en ce qui concerne la valeur, on peut faire observer que Polybe, pour donner une idée de la fertilité de la Haute-Italie, dit que, dans cette contrée, un médimne sicilien de froment ne coûte parfois que 4 oboles, c'est-à dire 2/3 de drachme attique, laquelle contenait à l'époque 4gr,3 d'argent, à peu près autant qu'un franc (4gr,5 de fin) et un peu moins qu'un mark (5gr,55 de fin). Il vante la Lusitanie comme un pays fertile où les denrées sont à bon marché, en disant que le médimne de froment y vaut 9 oboles alexandrines, c'est-à-dire à peu près 7 ½ oboles attiques.

[151] Diodore restreint l'atélie aux grains importés à Syracuse ; il ne mérite pas assez de confiance pour qu'on puisse asseoir d'autres hypothèses sur son dire.

[152] C'est-à-dire 40.000 coudées de madriers de pin, 1.000 talents de cuivre monnayé (ce don de menue monnaie est singulier), 3.000 talents d'étoupe, 3.000 pièces de toile à voiles ; 12.000 artabes de blé pour les sacrifices et concours, 20.000 artabes pour l'approvisionnement de dix trirèmes.

[153] C'est ainsi que j'interprète είς σφηκίσκων λόγος. Sur les chiffres, voyez la note de SCHWEIGHÄUSER.

[154] On sait que la pix liquida de Macédoine notamment était très estimée. Voyez du reste Pline (XVI, 11-12) et les textes réunis par les commentateurs de Théophraste.

[155] Il n'est question nulle part ailleurs des trois dynastes : ils ne font point partie des nombreux usurpateurs qu'on signale dans l'Extrême-Orient ; aucun de ces noms ne se retrouve sur les monnaies. Il n'est guère possible de les placer ailleurs qu'en Asie-Mineure et en Arabie. D'après un passage de Strabon (XIII, p. 631), il se pourrait que l'un des trois fût dynaste de Cibyra.

[156] La remarque s'applique au grand incendie qui, du 5 au 8 mai 1842, réduisit en cendres la moitié de Hambourg. Quand ces pages furent écrites, tout le monde avait encore présent à la mémoire le zèle que mirent les villes et les États, auprès et au loin, à secourir à l'envi dans son malheur la ville cruellement éprouvée.