HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME DEUXIÈME. — HISTOIRE DES SUCCESSEURS D'ALEXANDRE (DIADOQUES)

LIVRE DEUXIÈME. — CHAPITRE DEUXIÈME (348-345).

 

 

Situation des satrapies orientales. - Pithon contre les satrapes. - Eumène en Phénicie. - Expédition d'Eumène' du côté de l'Orient. - Eumène allié aux satrapes. - Expédition d'Antigone en Orient. - Défaite d'Antigone sur le Copratas. - Expédition d'Antigone en Médie. - Les alliés en Perse. - Bataille dans la Parætacène. - Les alliés dans leurs quartiers d'hiver. - La campagne d'hiver. - Complot contre Eumène. - Bataille dans la Gabiène. - Eumène livré à Antigone. - Mort d'Eumène. - Caractère d'Eumène. - Défection et mort de Pithon. - Soulèvement des partisans de Pithon. - Antigone distribue les satrapies. - Antigone à Suse. - Fuite de Séleucos. - Caractère d'Antigone. - Coup d'œil rétrospectif.

Les années suivantes sont remplies par des expéditions des plus intéressantes : il s'agit de la domination sur les satrapies supérieures ; Eumène essaie d'y défendre la cause de la royauté contre le parti des usurpateurs, au nom desquels Antigone le poursuit.

C'est le berceau de l'ancien empire médo-persique qui est le théâtre de la lutte. Ce qui est remarquable, c'est que les peuples eux-mêmes, à ce qu'il semble, restent complètement désintéressés de la lutte. Sans doute, ils étaient redevables au nouveau régime qui leur était survenu de maint progrès et de mainte amélioration ; ils étaient, par exemple, moins écrasés par les levées militaires que jadis ; mais ce n'est certainement pas ce motif qui les maintint dans l'obéissance.

Depuis la mort d'Alexandre, leurs rapports avec l'empire étaient effectivement devenus différents de ce qu'avait voulu le roi. Depuis qu'à la place du grand roi, les factions des grands dominaient l'empire, ils n'étaient plus, aux yeux de ceux-ci et de leurs Macédoniens, que des Barbares vaincus, un peuple conquis : leur dépendance était au moins aussi complète qu'aux plus mauvais jours du gouvernement des satrapes perses. Ils n'avaient aucune part, aucun droit, dans le règlement de ces grandes questions pour lesquelles les stratèges et les satrapes luttaient les uns contre les autres avec leurs armées, détruisant de leurs propres mains ce que leur grand roi avait fondé, ruinant dans cette lutte et les formes et les forces qui leur auraient permis d'arriver au but de leurs prétentions et de les asseoir sur des bases solides. Il importait peu à ces gens, méprisés et exclus des affaires, que leurs maîtres s'appelassent satrapes, stratèges, rois, gouverneurs généraux ou autre chose. Si la puissance gréco-macédonienne continuait à s'user ainsi dans des luttes sans cesse renaissantes, il faudrait bien qu'un jour cette caste seigneuriale, si fière encore, revint s'appuyer, en fin de compte, sur ceux mêmes qu'elle méprisait alors comme des vaincus et des Barbares. Pour le moment, les sombres nuages qui passaient bien haut au-dessus de leurs têtes éclataient en tempêtes et en ouragans incessants, mais ces convulsions hâtaient d'autant le morcellement et la transformation de l'empire, que le grand roi n'avait pas entendu fonder exclusivement pour ceux qui se croyaient autorisés à le posséder comme un butin ou à le partager.

Il était dans l'ordre des choses que ce mouvement se prononçât en premier lieu dans les satrapies orientales. Les satrapes de ces régions n'avaient pris pour ainsi dire aucune part aux luttes qui, durant les premières années après la mort d'Alexandre, ébranlèrent tout l'Occident. Puis la nomination de Philon comme stratège, nomination qui, comme nous pouvons le supposer, n'était pas faite encore au partage de Triparadisos, amena un changement sensible. Certainement, l'ambition de Pithon n'était pas satisfaite de ce que, malgré le rôle qu'il avait joué lors de la chute de Perdiccas, ses possessions antérieures n'eussent pas été agrandies dans ce partage. Peut-être la stratégie des satrapies supérieures était-elle le prix que lui offrait la coalition contre le nouveau gouverneur général, afin de l'empêcher de prendre parti pour lui et pour Eumène. Dans les provinces supérieures, il pouvait paraître absolument nécessaire de mettre le commandement des forces militaires dans une seule main, afin que les satrapes de ces provinces ne prissent pas prétexte de la cause royale pour se déclarer contre la coalition et ne songeassent pas à acquérir un pouvoir indépendant, comme Cassandre, Ptolémée et Antigone. C'était bien de ce côté que se dirigeaient les pensées de Pithon, et on en avait vu la preuve dans les mesures prises par lui à l'égard des garnisons des colonies orientales qui retournaient au pays ; maintenant, la puissance royale et le gouvernement général, qui avait à ce moment-là entravé ses projets, allaient déclinant, et il était moins que jamais conforme à son orgueil et son intérêt de prendre parti pour le Cardien et le fantôme de majesté royale qu'il représentait. Comme, en sa qualité de stratège, Pithon disposait du commandement militaire dans les provinces supérieures, il pouvait espérer y jouer le même rôle qu'Antigone dans les provinces inférieures.

Au printemps de 318, au moment où Antigone venait d'expulser les satrapes de Phrygie et de Lydie, où Eumène occupait la Cilicie, Pithon envahit subitement la Parthie, fit prisonnier le satrape du pays, Philippe, le livra au supplice et mit à sa place son propre frère, Eudémos. La nouvelle de cet acte de violence produisit une grande consternation chez les satrapes des provinces supérieures ; ils devinèrent l'intention du stratège ; ils savaient qu'il entendait agir comme ceux qui étaient déjà presque victorieux en Occident, et qu'aucun secours ne pouvait leur venir de ce côté pour le moment. Ils se coalisèrent donc pour résister de concert. Ainsi, Eudémos lui-même, qui avait assassiné le vieux roi Porus et mis la main sur son royaume, partit en campagne contre Pithon, dans l'automne de 318. Les coalisés réussirent à vaincre le stratège dans une grande bataille rangée. Il abandonna la partie en prenant la fuite, et chercha à se mettre en sûreté dans sa satrapie. Mais bientôt il ne se crut plus en sécurité en Médie ; il courut en toute hâte à Babylone, chez Séleucos, pour lui demander son assistance, lui promettant en cas de succès de partager avec lui. Séleucos s'allia au stratège dans un intérêt commun.

En Orient aussi, deux partis puissants se trouvaient maintenant en présence : ils avaient cela de commun qu'ils visaient tous les deux à conquérir une indépendance aussi complète que possible, les uns, avides d'étendre leur domination sur ceux même qui avaient des droits égaux aux leurs, adversaires du pouvoir royal et en rébellion ouverte contre lui, les autres, alliés pour conserver leurs satrapies, n'étant pas plus attachés que les premiers à la royauté au nom de laquelle ils avaient été institués, mais forcés par les circonstances à la défendre et à la représenter. La seule différence à noter entre la lutte qui surgit en Orient et le conflit engagé en Occident, c'est qu'à l'Est, pour le moment, le parti royal a un avantage marqué, tandis qu'à l'Ouest il est près de succomber.

A ce moment, Eumène n'était plus en Cilicie. Il avait su y gagner le corps des argyraspides à sa cause et fait des enrôlements considérables en puisant dans le trésor de Cyinda. Néanmoins, ses forces n'étaient pas encore assez importantes pour qu'il pût se mesurer avec Antigone. Celui-ci devait avoir l'intention de passer en Europe pour y frapper un coup décisif. Eumène, pour l'en empêcher, avait besoin d'une flotte considérable ; il lui fallait s'ouvrir des communications directes avec la Macédoine et la Grèce, et en tirer assez de troupes pour tenir tête à Antigone, même sur le continent. La conduite de Ptolémée qui, au mépris du gouvernement royal et en vertu de son pouvoir discrétionnaire, avait usurpé la Syrie, offrait aux représentants de l'autorité royale un motif légitime d'intervention armée. Eumène entra en Phénicie au printemps de 318, à peu près à l'époque où Polysperchon se rendait en Grèce[1]. Il semble n'y avoir rencontré aucune résistance. Comme Ptolémée tenait la mer avec les vaisseaux des villes, Eumène ordonna d'en construire au plus vite de nouveaux, de les équiper et de les tenir prêts à partir. Il espérait pouvoir entrer dans les eaux de la Grèce avant le commencement de l'hiver, faire sa jonction avec la flotte macédonienne, et assurer en peu de temps le triomphe de la cause royale[2]. A la fin de l'été, il avait réuni devant le promontoire de Rossos une flotte importante, composée de vaisseaux phéniciens sur lesquels il avait fait transporter les trésors, et le navarque Sosigène n'attendait plus qu'un temps favorable pour partir. Alors on vit paraître une flotte voguant à pleines voiles, couverte de guirlandes, de trophées et des éperons enlevés aux trirèmes capturées : c'était la flotte d'Antigone, qui avait remporté tout récemment la victoire en Propontide. Les équipages des vaisseaux phéniciens, apprenant ce qui s'était passé, tombèrent sur les trésors, les pillèrent, et passèrent sur les vaisseaux ennemis qui les emmenèrent au plus vite avec leur butin[3].

Antigone avait renoncé à passer en Europe, juste au moment où la victoire de Byzance semblait lui en avoir ouvert le chemin ; il tenait avant tout à rester maître de la mer. Les mouvements d'Eumène, peut-être aussi l'idée que plus d'une province de l'Asie-Mineure n'attendait qu'une occasion pour se révolter, les périls que Ptolémée pouvait redouter du côté de la Cœlé-Syrie, lui fournirent un prétexte pour différer, d'envoyer à Cassandre les secours que celui-ci attendait. Sa flotte entra dans les eaux de la Cilicie, ayant soin de se montrer avec son appareil triomphal dans le plus grand nombre possible de ports, pour que les villes dont on se défiait perdissent toute idée de révolte, et sa seule présence suffit à anéantir les projets maritimes d'Eumène. Antigone en personne, après avoir, parait-il, remis le commandement de l'Asie-Mineure au satrape de Carie, Asandros, partit des bords de l'Hellespont, emmenant 20.000 fantassins et 4.000 cavaliers, l'élite de son armée, pour marcher à la rencontre d'Eumène, le battre et l'écraser avant qu'il n'eût eu le temps d'augmenter ses forces et d'étendre ses conquêtes[4]. Ceci se passait vers la fin de l'automne 318.

Quand Eumène, privé de sa flotte, en vue de laquelle il avait voulu se maintenir en Phénicie, apprit la marche d'Antigone, il reconnut qu'il lui serait impossible de tenir la campagne dans l'état actuel de ses forces ; ni lui ni l'empire n'avaient rien à gagner en Phénicie, où tout le pays était contre lui : le parti le plus sage était d'abandonner à son sort l'ouest de l'empire et de marcher vers l'est pour s'allier aux satrapes qui, au nom de la royauté, s'étaient mis en guerre contre Pithon et Séleucos, avec espoir d'entraîner peut-être aussi ces derniers contre Antigone. Il traversa la Cœlé-Syrie, gagna heureusement l'Euphrate, et, après avoir repoussé avec succès une attaque subite des tribus nomades de cette région, il passa le Tigre avec Amphimachos, satrape de la province, qu'il avait rallié ; après quoi il établit ses quartiers d'hiver dans la contrée de Caræ, à l'entrée des défilés de la Médie du côté de l'ouest[5]. Il fit parvenir aux satrapes des contrées supérieures les lettres royales[6] qui les plaçaient sous ses ordres, et les prévint qu'il approchait pour se réunir à eux. Séleucos et Pithon furent invités aussi à se joindre à lui, stratège de l'Asie, pour défendre la cause de la royauté contre Antigone. Ceux-ci étaient les plus près de lui ; ils répondirent qu'ils étaient au service de la royauté et feraient leur devoir, mais qu'ils ne pouvaient reconnaître en qualité de stratège celui qui avait été condamné à mort par les Macédoniens, et encore moins obéir à ses ordres. C'est pourquoi ils invitaient Antigène et les argyraspides à se rappeler le rang qu'ils occupaient dans l'armée, et à donner l'exemple en refusant l'obéissance au Gardien. Leur appel ne trouva pas d'écho. Lorsque l'hiver fut passé et les troupes reposées, Eumène descendit vers le Tigre et vint camper à trois cents stades de Babylone[7], d'une part pour effrayer Séleucos et Pithon, d'autre part, pour continuer à travers ces riches contrées sa marche vers Suse, car les pays qu'il laissait derrière lui étaient complètement épuisés. A l'entrée des défilés de la Perse, il espérait faire sa jonction avec les satrapes des provinces supérieures, sur lesquels il croyait pouvoir compter après leur rupture avec Pithon, et s'assurer des trésors qui étaient encore en dépôt dans la ville ; enfin, favorisé par le terrain, il comptait pouvoir résister à l'armée d'Antigone, qui le suivait déjà derrière l'Euphrate. Il fit donc réunir tous les bâtiments qui se trouvaient sur. le fleuve, et tout préparer pour le passage.

A ce moment, deux trirèmes et beaucoup de barques de rivière, restes de la flotte construite à Babylone en 323, arrivèrent en descendant le courant[8]. En nième temps, quelques troupes de cavalerie se montraient sur la rive opposée. Les bâtiments accostèrent sur le point choisi pour le passage ; ils amenaient Séleucos et Pithon. Ceux-ci invitèrent encore une fois les Macédoniens à se détacher d'Eumène ; ils s'adressèrent tout particulièrement à Antigène, lui promettant monts et merveilles, lui rappelant les trésors déposés dans sa satrapie de Susiane, et lui montrant la victoire prochaine d'Antigone qui allait bientôt arriver. Ne trouvant nulle part d'écho, ils se dirigèrent en amont, vers un ancien canal dont l'entrée supérieure était obstruée, et coupèrent le barrage[9]. En peu de temps, la partie basse du rivage où se trouvait le camp d'Eumène fut complètement inondée et toute l'armée en danger d'être submergée. C'est avec peine, et non sans avoir perdu des hommes et du matériel, que les troupes gagnèrent les hauteurs des environs. Ils attendirent ainsi jusqu'au lendemain matin ; puis le gros de l'armée fut passé sur l'autre rive, sur' trois cents canots, sans que la cavalerie ennemie osât les arrêter. Le plus grand danger du moins, celui d'être coupé, était passé. Cependant Eumène ne voulait pas sacrifier les bagages qui se trouvaient encore sur l'autre rive, car cette perte aurait pu mécontenter le corps si riche des argyraspides et changer leurs dispositions. Les habitants du pays se déclarèrent prêts à indiquer une place où l'on pouvait, sans grande dépense de travail, boucher le canal et laisser l'eau s'écouler. Eumène fit donc retourner les Macédoniens sur la rive opposée, et ce travail s'exécuta rapidement ; le pays fut de nouveau libre et praticable ; la route de Babylone était ouverte à l'armée. Séleucos pouvait craindre qu'Eumène ne marchât sur la ville pour se venger ; il désirait voir sa satrapie hors de danger[10] et l'armée ennemie s'éloigner le plus vite possible. Il fit donc proposer à Eumène un armistice, lui offrant tous les secours possibles pour passer le fleuve. En même temps, il envoyait des courriers à Antigone, qui était en Mésopotamie avec son armée, pour le prier d'accélérer sa marche, disant que les satrapes des provinces supérieures étaient déjà en route pour se réunir à Eumène, qu'il lui avait été impossible d'arrêter celui-ci dans le pays de Babylone, et qu'il fallait absolument le battre avant qu'il n'eût fait sa jonction avec les satrapes.

Cependant Eumène avait passé le fleuve, et, pour faire vivre son armée plus facilement, il marchait sur Suse en trois colonnes. Il avait envoyé aux satrapes des provinces supérieures, qui lui avaient sans doute fait parvenir leur acquiescement, l'invitation pressante[11] de descendre dans la Susiane pour se joindre à lui. Ces satrapes étaient encore réunis avec des forces importantes[12]. Peucestas avait 3.000 hommes d'infanterie armés à la macédonienne, 600 cavaliers grecs et thraces, 400 cavaliers perses, en outre 10.000 archers qui se tenaient en Perse tout prêts à marcher. Tlépolémos de Carmanie disposait de 1,500 fantassins et 700 cavaliers ; Sibyrtios d'Arachosie, de 1.000 fantassins et 600 cavaliers[13]. Androbazos, qu'Oxyartès avait envoyé de Paropamisos, avait 1,200 hommes d'infanterie et 400 cavaliers ; Stasandros d'Asie, ses propres troupes et les troupes bactriennes, soit 1.500 fantassins et 1.000 cavaliers : enfin Eudémos avait amené de l'Inde 3.000 fantassins, plus de 700 cavaliers[14] et 125 éléphants. Tous, d'un accord unanime, avaient remis le commandement suprême à Peucestas de Perse, déjà nommé plus haut, un ancien garde du corps d'Alexandre, qui le tenait en haute estime, celui de tous les satrapes qui avait montré le plus d'habileté à manier ses sujets asiatiques et qui avait su le mieux se les attacher. Se rendant à l'appel d'Eumène, les satrapes descendirent dans la Susiane et firent leur jonction avec l'armée d'Eumène, qui, avec les troupes d'Amphimachos de Mésopotamie, comptait 15.000 hommes, la plupart fantassins macédoniens, et 2.800 cavaliers[15].

Les forces militaires réunies au nom de la royauté étaient assez importantes ; mais les satrapes, enorgueillis par la victoire qu'ils venaient de remporter et gâtés par l'exercice du pouvoir absolu dans leur province, n'étaient pas disposés à reconnaître Eumène comme le stratège nommé par les rois pour leur commander ; ils voulaient être ses alliés, non ses subordonnés. A l'arrivée des troupes alliées, une assemblée générale fut immédiatement convoquée pour décider cette question. On discuta avec beaucoup de vivacité, pour savoir qui aurait le commandement en chef. Peucestas pouvait faire valoir qu'il avait commandé jusqu'à ce moment l'armée de la Ligue et qu'il n'y avait aucun motif de changer cet état de choses ; d'ailleurs, cette place lui appartenait, à cause de sa dignité de garde du corps d'Alexandre et du contingent supérieur en nombre qu'il fournissait. Antigène déclara que la décision de cette question revenait à ses Macédoniens, qui avaient soumis l'Asie avec Alexandre, qui pouvaient se glorifier justement d'être le premier corps de toutes les armées de l'empire, et qui, s'ils n'avaient pas pour eux le nombre, étaient l'élite et la seule force macédonienne de toute l'armée réunie. Lorsque d'autres avis eurent été exprimés, comme la surexcitation des esprits atteignait un point dangereux, Eumène exposa un avis raisonnable, disant qu'il fallait veiller surtout à ce que la discorde ne livrât point la victoire à l'ennemi ; il fallait à tout prix s'entendre, sinon c'en était fait de tous : il proposait donc de ne remettre le commandement en chef à personne en particulier, et conseillait, comme cela s'était déjà fait dans l'armée royale qui venait de la côte, que les satrapes et les chefs de l'armée se réunissent tous les jours en conseil dans la tente royale ; on agirait conformément aux résolutions prises par le conseil de guerre[16]. Sa proposition recueillit l'approbation de tous. Eumène pouvait espérer qu'il aurait en fait le commandement suprême sous cette forme, qu'il dirigerait avec son habileté ordinaire les votes du conseil, et que ses talents éprouvés de général lui assureraient la direction des opérations militaires. De plus, en vertu des lettres royales qu'il put exhiber, les trésoriers de Suse lui ouvrirent à lui seul les trésors de cette ville, ce qui le mit en état de payer d'avance aux Macédoniens la solde de six mois et de donner à Eudémos de l'Inde un présent de 200 talents, soi-disant pour l'entretien des 425 éléphants. Tandis que chacun des autres chefs ne disposait que de ses propres troupes, Eumène espérait s'assurer, avec les Macédoniens et les éléphants d'Eudémos, une force qui, au cas olé l'on tenterait de revenir sur les résolutions prises, lui donnerait une supériorité marquée.

Pendant que ceci se passait dans le camp des alliés, Antigone, sur l'invitation pressante de Séleucos, avait quitté ses quartiers d'hiver en Mésopotamie, dans l'espoir de pouvoir encore atteindre Eumène avant qu'il n'eût opéré sa jonction avec les satrapes. En apprenant que déjà tous ses ennemis étaient réunis, il avait suspendu sa marche pour reposer son armée, qui pouvait être épuisée en effet par des marches continuées sans interruption depuis l'Asie-Mineure, et pour enrôler de nouvelles troupes.

Une diversion dangereuse faillit être faite à ce moment contre lui en Asie-Mineure. Les partisans de Perdiccas, Attale, Docimos, Polémon, Philotas, Antipater et quelques autres, vaincus en 320 et retenus prisonniers depuis lors dans une forteresse de Phrygie, avaient trouvé l'occasion de rompre leurs fers, de s'emparer de la place et d'y faire venir des troupes. Ils pensaient déjà à sortir, à appeler aux armes leurs anciens partisans et à se frayer un chemin vers la Susiane ; mais ils furent cernés trop rapidement par les garnisons les plus voisines. Cependant Docimos réussit à s'échapper, au cours des négociations qu'il avait engagées avec Stratonice, épouse d'Antigone ; mais il fut bientôt repris. Les autres, retranchés dans la forteresse, se défendaient vaillamment contre le nombre des assiégeants ; ils finirent cependant par succomber, après un siège de quatre mois[17].

Vers le mois de mai 317[18], Antigone quitta la Mésopotamie, rallia dans la Babylonie les troupes de Séleucos et de Pithon, auxquels s'était joint Néarque, l'amiral d'Alexandre, passa le Tigre et marcha droit sur Suse.

Là, au camp des alliés, ne régnait pas précisément le meilleur esprit. Les satrapes, habitués depuis la mort d'Alexandre à se conduire par leur propre volonté et suivant leurs intérêts, tous brouillés entre eux et rivaux les uns des autres, cherchaient avant tout la faveur des Macédoniens, les accablaient de toutes les flatteries imaginables, leur offraient à tout moment des banquets et des fêtes avec sacrifices, leurrant la foule, comme les démagogues dans une démocratie, avec des présents, des louanges et des familiarités. Bientôt le camp ne fut plus qu'une vaste auberge, où l'on se livrait aux orgies les plus dissolues. Les soldats, de joyeuse humeur, se réunissaient chaque fois devant la tente de celui qui leur faisait le plus de largesses, l'accompagnaient comme une garde d'honneur, en disant que c'était bien là l'homme qu'il fallait, que celui-là était un véritable Alexandre. Alors arriva la nouvelle qu'Antigone était proche avec une grande armée. Les fêtes cessèrent comme par enchantement ; on prit les armes, et les yeux se tournèrent vers Eumène, comme le seul qui fût à la hauteur du commandement. On s'empressa d'exécuter ce qu'il conseillait ou ordonnait. Comme l'armée alliée, bien que supérieure en nombre, comptait beaucoup moins de Macédoniens que l'armée ennemie, peut-être aussi pour augmenter par un mouvement en arrière les craintes et par là même l'obéissance des troupes et la soumission de leurs chefs, Eumène, au lieu de faire marcher l'armée de Suse sur l'ennemi, la fit reculer jusqu'aux montagnes des Uxiens, après avoir recommandé à Xénophilos, commandant de la forteresse de Suse, de ne s'engager d'aucune manière avec l'ennemi, de lui interdire l'accès des trésors et de repousser toute offre de négociations. Il conduisit lui-même l'armée à quelques journées de marche dans la direction du S.-E., au pied des contreforts d'où descend le Pasitigris[19]. Ce fleuve, dont la largeur moyenne va jusqu'à mille pas, est si profond que les éléphants ont peine à le traverser à gué, et, sur une grande étendue, il n'y avait point de ponts. Le plan d'Eumène était de prendre position derrière le fleuve et de le garnir de troupes dans toute sa longueur, pour attendre ainsi l'ennemi. Comme les troupes n'étaient pas assez nombreuses pour établir partout des postes importants, Eumène et Antigène invitèrent le satrape Peucestas à faire venir ses 10.000 archers. Tout d'abord, celui-ci s'y refusa, disant qu'on avait pas voulu lui donner le commandement en chef et qu'on devait se tirer d'affaire comme on pourrait. Mais, d'une part, les représentations d'Eumène, qui lui montrait qu'en cas d'échec sa province serait la première envahie par les vaincus et les vainqueurs, et que sa satrapie serait en danger aussi bien que sa vie si Antigone remportait la victoire, d'autre part, l'espoir secret que, si les troupes déjà en ligne recevaient un appoint aussi important, il lui serait facile de prendre d'autorité le commandement suprême, tout cela le décida à promettre ce qu'on lui demandait. Grâce aux postes placés à courts intervalles, à portée de la voix, et qui s'étendaient jusqu'à la capitale perse, l'ordre de faire descendre les 10.000 archers arriva en un jour à Persépolis, située à trente journées de marche, et les renforts demandés arrivèrent.

Cependant Antigone avait atteint Suse avec ses alliés ; il avait nommé Séleucos satrape de la province, et, comme Xénophilos refusait de livrer le château-fort et les trésors, il laissa des troupes en nombre suffisant pour l'assiéger. Lui-même, avec le reste de l'armée, se mit à la poursuite de l'ennemi. La route à travers là plaine de la Susiane était extrêmement difficile, car on était au plus fort de l'été, vers le moment où la canicule se lève : beaucoup de gens dans l'armée, qui n'étaient pas accoutumés à de telles fatigues, succombèrent. Les marches de nuit même, l'eau et les provisions que l'on avait en aussi grande abondance que possible, ne furent pas d'un grand secours[20]. Ce n'est qu'en sacrifiant beaucoup d'hommes et de bêtes de somme qu'on atteignit enfin le Copratas, affluent occidental du Pasitigris. L'ennemi campait à deux milles environ en arrière du fleuve. Antigone fit faire halte sur le Copratas, laissa reposer ses troupes et prit ses dispositions pour le passage. Le fleuve, large de 200 pas seulement, a un courant très violent : impossible de le traverser sans bateaux ou sans ponts. L'ennemi avait, autant qu'il l'avait pu, détruit les moyens de transport. Cependant Antigone réussit à réunir un certain nombre de barques, avec lesquelles on passa un corps de trois mille Macédoniens qui avaient l'ordre d'élever sur la rive opposée des retranchements avec fossés ; ainsi couvert, le reste de l'armée devait suivre peu à peu. Dès qu'ils eurent abordé, quatre cents cavaliers les suivirent pour protéger les travaux de défense. En outre, 6.000 hommes environ de cavalerie légère passèrent encore le fleuve sur différents points et se répandirent dans les environs, soit pour fourrager, soit pour observer les mouvements possibles de l'ennemi. Pendant qu'on prenait ces mesures sans attirer l'attention des chefs ennemis, même de ceux qui se trouvaient le plus à proximité, Eumène avait appris par ses émissaires l'approche de l'ennemi. Aussitôt, à la tête de 4.000 hommes d'infanterie et de 4,400 cavaliers, il avait passé le pont du Pasitigris pour marcher en toute bâte sur le Copratas. La cavalerie légère dispersée dans la campagne prit aussitôt la fuite, et les 400 cavaliers n'osèrent pas non plus résister à des forces aussi nombreuses : les gens de pied essayèrent de tenir, mais bientôt ils durent céder devant l'attaque impétueuse de l'ennemi ; ils se replièrent sur la rive et se jetèrent dans des barques qui, surchargées, ne tardèrent pas à sombrer. Beaucoup périrent ainsi : très peu échappèrent. Près de 4.000 hommes se rendirent à l'ennemi. Antigone, sur la rive opposée, assistait à cette scène, sans pouvoir porter secours aux siens.

Ce dénouement malheureux de la première rencontre avec l'ennemi, qui avait coûté à Antigone près du quart de son armée et notamment beaucoup de cavaliers, l'impossibilité d'offrir une nouvelle bataille à un ennemi maintenant supérieur en nombre ou de lui tenir tête dans ce pays pauvre en ressources, d'ailleurs fort épuisé déjà et rendu très malsain par les ardeurs excessives du soleil, forcèrent Antigone à battre en retraite sur Badaca[21]. Les privations et la chaleur emportèrent encore dans cette marche un grand nombre de soldats ; le camp d'Antigone était rempli de fiévreux, d'hommes découragés et mécontents. A Badaca, il accorda plusieurs jours de repos à l'armée. Son plan était de se jeter dans la Médie. Il espérait, par cette démonstration dans les provinces supérieures, inquiéter les satrapes sur le sort de leurs domaines et les décider à retourner en hâte chez eux. Ainsi affaibli, Eumène pourrait être facilement abattu, et les satrapes isolés auraient été obligés de se soumettre. Antigone savait qu'il y avait encore à Ecbatane de riches trésors, qui pouvaient lui être d'une grande utilité précisément dans les circonstances actuelles ; enfin l'alliance avec Pithon, dont le parti en Médie était sans doute devenu plus fort depuis l'invasion des satrapes, semblait promettre un heureux succès.

Pour aller en Médie, deux routes s'ouvraient à l'armée ; l'une, à travers les plaines de Nysa et la région des défilés de Bagistane[22], était, il est vrai, commode et sans danger ; mais il lui eût fallu retourner sur ses pas, par les plaines brûlantes de la Susiane et de la Sittacène, pour arriver à l'entrée des défilés. Pendant les quarante jours de marche qui séparaient d'Ecbatane, il eût été facile à l'ennemi de prendre les devants. L'autre route offrait encore plus d'inconvénients. Elle traversait une région dépourvue de tout, le pays des Cosséens, qui, quoique soumis par Alexandre, continuaient comme par le passé leur vie de brigandage. Elle était resserrée, impraticable, dominée par des rochers et des pics, de façon que les indigènes pouvaient barrer le passage même à l'armée la plus considérable. Néanmoins Antigone se décida pour celle-ci, vu qu'on y était à l'abri de la chaleur et qu'on pouvait arriver par là en Médie en moins de temps. Pithon lui conseilla d'acheter aux Cosséens le droit de passage : il méprisa ce conseil, comme indigne de lui et de son armée. Il décida donc que l'élite des peltastes, puis les archers et les frondeurs, avec la moitié de toutes les troupes légères, sous les ordres de Néarque, formeraient l'avant-garde et occuperaient les défilés et les gorges : l'autre moitié devait gravir les hauteurs dominant la route et les occuper pendant le passage de l'armée. Lui-même conduisit le gros des troupes et donna à Pithon le commandement de l'arrière-garde. Néarque prit les devants et occupa quelques hauteurs et défilés : mais la plupart des positions, et les plus importantes, étaient déjà barrées par l'ennemi. C'est avec les plus grands efforts et au prix de pertes considérables qu'il réussit à les forcer. Il laissa, il est vrai des postes bordant la route ; mais, au fur et à mesure qu'Antigone suivait, l'ennemi, qui connaissait le terrain, avait déjà partout occupé des hauteurs plus élevées, d'où il faisait rouler des troncs d'arbres et des quartiers de roche sur le passage de l'armée ; ou bien il apparaissait soudain dans une fissure dé rochers et tirait de là sur l'ennemi. Là il ne fallait pas songer à se défendre. Souvent les corps des hommes tombés obstruaient l'étroit sentier ; les chevaux et les éléphants s'abattaient dans ce terrain difficile, et beaucoup d'hoplites succombèrent aux fatigues d'une montée aussi rapide. Cette marche à travers les montagnes dura neuf jours, et c'est avec de grandes pertes que l'armée atteignit enfin la Médie[23].

Les troupes d'Antigone étaient épuisées, découragées et irritées contre leur général, disant qu'en quarante jours à peine il leur avait causé un triple malheur ; d'abord la marche à travers la contrée brûlante, puis la défaite sur le Copratas, et en dernier lieu ce désastre dans le pays des Cosséens. Si l'ennemi arrivait maintenant, c'en était fait d'eux. Antigone s'efforça, avec toute la prudence possible, de maîtriser ces mauvaises dispositions de son armée. Des paroles affables et consolantes, dans lesquelles il savait mettre un charme particulier, de grands approvisionnements qu'il fit venir, enfin la ferme confiance du général dans sa fortune et le succès final, rendirent bientôt aux troupes leur premier entrain et leur assurance. Pithon fut envoyé pour réunir dans toute la satrapie autant de cavaliers, de chevaux de guerre et de bestiaux que possible. En peu de temps, il fut de retour au camp avec 2.000 cavaliers, plus de 1.000 chevaux tout harnachés, un nombre immense de bestiaux[24], et enfin un convoi d'argent de 500 talents, tiré des trésors royaux d'Ecbatane. Les escadrons de cavalerie fuient alors complétés et remontés, les bestiaux partagés aux différents corps, les nouvelles troupes exercées, les armes mises en état, et tout fut préparé pour la reprise des hostilités.

Dans l'armée ennemie, après la victoire sur le Copratas, quand on apprit qu'Antigone se dirigeait vers la Médie, de graves dissentiments éclatèrent au sein du conseil de guerre sur la direction des opérations : Eumène, Antigène et les autres, qui étaient venus de la côte, étaient d'avis qu'il fallait marcher en avant sans tarder, couper Antigone de ses provinces occidentales et les envahir, car elles seraient facilement conquises en l'absence de l'armée et du commandant en chef. La route de la Macédoine serait alors ouverte ; on pourrait se réunir aux rois et à leur armée, et les troupes royales seraient assez fortes alors pour écraser les autres ennemis de la royauté. A cela les satrapes de la Haute-Asie objectèrent que leur pays, laissé sans défense pendant ces mouvements, deviendrait infailliblement la proie d'Antigone ; qu'en outre, cette expédition vers l'Ouest serait longue et exposée à des hasards impossibles à prévoir ; qu'enfin Antigone les inquiéterait sur leurs derrières. En le coupant de ses provinces, ils seraient à leur tour coupés des leurs : le succès d'une telle expédition était douteux, même avec les meilleures chances de succès, vu que le parti d'Antigone était puissant en Asie-Mineure et que sa flotte et celle de Ptolémée barreraient le passage du côté de l'Europe. Ils étaient donc d'avis qu'il fallait écraser l'ennemi avant qu'on cessât de le craindre : on ne devait pas le poursuivre pendant qu'il s'acheminait à travers les montagnes vers la Médie, mais rebrousser chemin en Perse, pour qu'il ne les surprit pas en descendant des provinces supérieures. Eumène comprit parfaitement qu'il ne pouvait lutter contre la voix de l'égoïsme, ni gagner les satrapes à ses plans hardis et d'une exécution absolument sûre. Il lui semblait encore moins opportun de se séparer d'eux dans le moment, pour exécuter ce plan à lui seul avec ses troupes : même s'il avait pu compter sur la victoire, les satrapes auraient été vaincus par l'ennemi ou auraient passé de son côté, auquel cas ils auraient augmenté extraordinairement sa puissance et l'auraient mis à même de partir pour l'Occident avec de nouvelles forces. Il se rangea donc à l'avis des satrapes, et l'armée se rendit des rivages du Pasitigris à Persépolis en vingt-quatre journées de marche, en passant par les défilés de la Perse.

Elle campa dans la riche vallée du Boundemir. Peucestas le satrape s'efforça de rendre aux troupes macédoniennes leur séjour dans sa province aussi agréable que possible. Il paraissait plutôt le riche et gracieux amphitryon d'un grand banquet militaire que l'un des sept généraux. Par ces procédés, il espérait gagner les bonnes grâces de l'armée, autant qu'il en avait besoin pour réaliser ses vastes convoitises. Ce qu'il y eut de plus splendide, ce fut une grande fête accompagnée de sacrifices qu'il donna en l'honneur des dieux Philippe et Alexandre. On traça quatre cercles : le cercle extrême, de 3.000 pas de circonférence, occupé par les mercenaires, les étrangers et les troupes alliées, enveloppait un second cercle de 2.400 pas, réservé aux argyraspides et aux hétœres de l'infanterie, qui avaient combattu sous Alexandre. Ce cercle en enfermait un troisième de 1.200 pas pour les capitaines, les amis et les stratèges non compris dans les cadres, et les hétœres de la cavalerie. Enfin, au centre, le quatrième cercle, de 600 pas de tour, contenait les autels des dieux et des deux rois. Ces autels étaient entourés de tentes de feuillages, ornées de tentures précieuses, garnies de. coussins et de tapis pour les officiers supérieurs, stratèges, hipparques, satrapes, et pour quelques Perses de distinction. Le grand sacrifice terminé, des banquets furent servis dans les dits cercles ; on fit une chère exquise : c'est avec tout le luxe d'un souverain de l'Orient que le satrape traita la foule et la combla de présents ; les assistants portaient aux nues le mérite de l'excellent et généreux prince[25].

Le prudent Eumène ne pouvait manquer de deviner l'intention du satrape et de s'apercevoir de l'impression favorable que sa manière d'agir avait faite sur les troupes. Il devait craindre qu'enlacés dans les pièges artificieux du satrape, les soldats ne lui confiassent le commandement en chef, comme il l'avait exercé dans la campagne contre Pithon. Si l'ennemi avait été à proximité, l'armée serait bientôt revenue à son général éprouvé : mais, dans les loisirs et les plaisirs du camp, cette foule étourdie ne réfléchissait pas plus loin. Déjà les amis de Peucestas, parmi lesquels le satrape de l'Arachosie se faisait remarquer par son zèle, parlaient de concentrer de nouveau le commandement dans une seule main ; ils rappelaient la haute estime où Alexandre tenait Peucestas, ses grands mérites et ses droits légitimes au commandement en chef. Eumène observait tout cela : il fallait agir avant qu'il ne fût trop tard. Il montra des lettres écrites en syriaque, qu'il prétendait avoir reçues d'Oronte, satrape d'Arménie et ami de Peucestas. Ces lettres rapportaient que la reine Olympias s'était rendue d'Épire en Macédoine avec son petit-fils, le jeune roi, qu'elle avait écrasé ses ennemis et s'était assurée de l'empire. Cassandre était non seulement vaincu, mais mort : Polysperchon était parti avec les éléphants et l'élite des troupes en Asie pour combattre Antigone, et on l'attendait déjà en Cappadoce[26]. Ces lettres furent communiquées à plusieurs satrapes et commandants. Personne ne douta de leur authenticité, et en effet elles disaient vrai au fond ; car, dans l'été de 317, la reine Olympias était bien retournée en Macédoine. Soudain le camp se remplit de ces nouvelles et des espérances qu'elles faisaient naître. On attendait l'armée royale ; toute la situation parut prendre une face nouvelle. Eumène était à présent l'homme tout-puissant par l'entremise duquel on pouvait attendre honneurs et avancement. On se courba sous l'autorité du stratège royal, qui détenait entre ses mains le droit de récompenser et de punir. Peucestas lui-même, ainsi que les autres commandants, s'empressa de protester de son dévouement au stratège qu'ils avaient souvent traité avec si peu de déférence. C'était bien ce que souhaitait Eumène : alors, pour faire sentir sa supériorité, et aussi pour les intimider par un exemple de rigueur énergique, il cita devant un tribunal macédonien le satrape Sibyrtios d'Arachosie, qui avait entretenu des relations particulièrement intimes avec Peucestas. En même temps il envoyait une troupe de cavaliers chez les Arachosiens pour confisquer les riches bagages du satrape, qui, condamné à mort par les Macédoniens, réussit à grand'peine à s'échapper. Cette initiative prompte et hardie d'Eumène produisit l'effet désiré. La discipline et l'ordre reparurent rapidement : lui-même, une fois assuré de l'autorité pleine et entière, après avoir montré qu'il était résolu à s'en servir sans ménagements, ne tarda pas à traiter tout le monde avec sa bonté accoutumée et à se montrer surtout aimable pour le satrape Peucestas, qui devait se tenir pour averti par la chute de Sibyrtios. Eumène, qui ne pouvait se passer de lui pour la campagne prochaine, à cause des forces importantes dont il disposait, sut le gagner à sa cause par des présents et des promesses. Sous prétexte que les fonds de guerre étaient épuisés, il leva sur les satrapes et les commandants des contributions importantes, au nom du roi. Chacun d'eux s'estima heureux de rendre service au tout-puissant stratège et de gagner sa faveur. Les 400 talents qu'Eumène réunit de cette façon n'étaient pas seulement d'un grand secours pour l'entretien de l'armée, mais ils attachaient encore les intérêts des puissants créanciers à sa personne et les obligeaient à soutenir de tous leurs efforts un homme et une cause à laquelle ils avaient confié une si forte somme[27].

Eumène se trouvait ainsi de nouveau en possession d'un pouvoir considérable et presque absolu. Ce qu'il y a d'extraordinaire chez cet homme, c'est que, toujours en lutte avec les événements, il sait constamment les dominer, et que, entouré de dangers pressants qui se succèdent sans discontinuer, il emploie avec plus de vigueur et plus d'habileté ses talents inépuisables. Il alliait la réflexion la plus mesurée, qui ferme et de sang-froid guette le moment favorable, à la hardiesse prompte et décisive qui exécute ensuite rapidement, sûrement et avec un plein succès les mesures nécessaires, la patience et l'abnégation à la vigueur et l'énergie : c'est un véritable Ulysse. C'est de plus un excellent général, le plus illustre peut-être qui se soit formé à l'école d'Alexandre le Grand. Ce qui le caractérise, ce n'est pas précisément cette vigueur héroïque du grand roi, ni la noblesse chevaleresque de Cratère, ou cette persévérance obstinée qui assura toujours à Antipater le dernier mot et l'avantage décisif ; c'était plutôt sa façon calme d'attendre, tout prêt à agir au moment favorable, puis l'action soudaine portée sur le point décisif, action bien calculée et logique, qui décidait du cours ultérieur de la lutte. Aucun peut-être des généraux d'Alexandre ne comprit comme lui l'art des mouvements stratégiques et les combinaisons de la grande guerre.

Il devait trouver bientôt l'occasion de montrer ses aptitudes. La nouvelle arriva à Persépolis (on pouvait être dans l'automne de 317) qu'Antigone avait quitté la Médie avec une armée considérablement renforcée, et qu'il marchait sur la Perse. L'armée alliée, se mit aussitôt en route : le second jour, on donna encore aux troupes une grande fête avec sacrifices, où Eumène les harangua encore une fois, les exhortant à la bravoure, leur recommandant la discipline la plus sévère et leur promettant une heureuse issue de la campagne dans un avenir prochain. Un excès de boisson qu'il fit par imprudence à cette fête l'obligea à prendre le lit, et le mal empira si rapidement qu'il fut obligé d'arrêter sa marche. Le découragement qui gagna promptement toute l'armée prouvait assez combien les soldats avaient confiance dans leur général : maintenant, disaient-ils, l'ennemi allait les attaquer, et le seul qui fût capable de les commander était malade. Les autres savaient banqueter et faire des orgies, mais il n'y avait qu'Eumène qui' fût en état de commander et de faire la guerre. Dès que le stratège se sentit un peu mieux, l'armée continua sa marche en avant. En tête de la colonne se trouvaient Peucestas et Antigène. Eumène lui-même, encore extrêmement faible, suivait dans une litière à l'arrière-garde, où il était éloigné du bruit et du danger d'un engagement éventuel.

Déjà les deux armées n'étaient plus éloignées l'une de l'autre que d'un jour de marche ; des deux côtés on faisait des reconnaissances et l'on s'attendait au combat ; on marchait en avant, tout prêt pour la lutte. A ce moment, l'avant-garde de l'armée alliée vit l'ennemi franchir quelques collines et descendre dans la plaine. Dès que les premières lignes des argyraspides virent reluire les armes étincelantes des colonnes ennemies, et au-dessus d'elles les tours des éléphants de guerre et les couvertures rouges dont on avait coutume de les parer pour la lutte, ils firent halte en demandant à grands cris qu'on amenât Eumène ; ils ne voulaient plus faire un pas s'il ne les conduisait. Ils déposèrent leurs boucliers à terre, criant à leurs compagnons de s'arrêter, à leurs chefs de se tenir tranquilles et de ne pas engager la lutte, de ne faire aucun mouvement contre l'ennemi sans Eumène. Eumène, prévenu, se fit transporter en toute hâte au milieu d'eux, et, écartant les rideaux de sa litière, il montra un visage joyeux, étendant la main comme pour saluer les troupes. Alors les acclamations des vieux guerriers éclatèrent ; ils le saluèrent dans la langue nationale, et, élevant leurs boucliers, les frappaient de leurs sarisses, poussant le cri de guerre pour appeler l'ennemi au combat : maintenant leur chef était là Eumène, porté de çà de là dans sa litière, fit avancer ses troupes pour les ranger en ordre de bataille dans la plaine, et attendit l'attaque des ennemis dans une solide position. L'ennemi n'attaqua pas. Antigone, ayant appris par quelques prisonniers la maladie d'Eumène, s'était avancé à marches forcées et s'était mis en bataille, croyant qu'il pourrait contraindre les chefs ennemis à accepter le combat sans leur général et les battre facilement. Mais quand, en poussant des reconnaissances, il vit l'excellente position des ennemis, leur ordre de bataille parfait et ne laissant aucune prise, il s'arrêta un moment étonné ; puis, ayant aperçu une litière qu'on transportait d'une aile à l'autre, il partit d'un éclat de rire, comme c'était son habitude, et dit à ses amis : C'est donc cette litière qui leur a donné cet entrain ! et aussitôt il battit en retraite pour établir son camp dans une position solide[28].

Les deux armées n'étaient guère plus qu'à mille pas l'une de l'autre : entre elles coulait une rivière, au fond d'une gorge de rochers. Quelques engagements eurent lieu aux avant-postes : on fit des reconnaissances dans les environs, qui étaient peu cultivés, pour trouver des subsistances, et, sur les flancs, des mouvements de peu d'importance pour occuper quelques fortes positions. Quatre jours se passèrent sans qu'une lutte plus sérieuse s'engageât. Le cinquième jour arrivèrent au camp des alliés des négociateurs envoyés par Antigone aux satrapes et aux Macédoniens, pour les inviter à laisser complètement Eumène de côté et à donner leur confiance à Antigone ; il laisserait aux satrapes leurs provinces, donnerait des terres aux soldats, accorderait à tous ceux qui le désireraient un congé honorable avec de riches gratifications, et recevrait dans ses propres troupes ceux qui préféreraient rester au service. Les Macédoniens accueillirent ces propositions en manifestant bruyamment leur indignation, et menacèrent les ambassadeurs de leur faire un mauvais parti s'ils ne s'esquivaient an plus vite. Les satrapes eux-mêmes, l'eussent-ils voulu, ne pouvaient plus désormais entrer en rapports avec Antigone. Eumène parut alors au milieu de ses troupes ; il les félicita de la fidélité qui assurait son salut et le leur : c'était comme dans la fable du lion qui, tombé amoureux d'une belle jeune fille, demande sa main à son père. Celui-ci donne son consentement, mais en disant qu'il avait peur de ses griffes et l'invitant à les faire couper avant le mariage. Aveuglé par son amour pour ta belle jeune fille, le lion se rongea lui-même les griffes avec les dents, et le père, voyant le superbe animal sans défense, l'assomma à coups de bâton. Antigone voulait faire de même : il leurrait l'armée macédonienne, ce lion royal superbe, avec toutes les promesses possibles ; son intention n'était nullement de les tenir, mais de perdre les braves Macédoniens. Puisse-t-il en être empêché par la faveur des dieux, dont l'assistance, secondant le courage de ses vaillants camarades, lui permettrait, il l'espérait, de châtier cet impudent adversaire. Les paroles du stratège furent accueillies par des acclamations. On se réjouissait à l'idée d'une rencontre prochaine, qu'Eumène désirait moins, il est vrai, que son adversaire.

A la nuit tombante arrivèrent des déserteurs du camp d'Antigone, qui rapportèrent que les troupes avaient reçu l'ordre de se tenir prêtes à marcher à la seconde veille de nuit. L'intention de l'ennemi était facile à deviner. Le terrain ne se prêtait aucunement à une bataille, et Antigone avait absolument besoin d'une rencontre. Les vivres commençaient à lui manquer ; il devait se hâter de trouver des cantonnements pour l'hiver qui approchait. Incapable de surprendre ici son prudent adversaire, il avait l'intention de gagner la province de Gabiène, à trois journées de marche[29]. Il y avait là de l'eau potable, de gras pâturages, de riches villages, un terrain offrant des abris de toute sorte, et la Gabiène se trouvait sur la route de la Susiane, assurant par conséquent la voie de communication la plus directe avec Séleucos, qui se trouvait encore devant Suse. Eumène comprit le plan de son adversaire et se hâta de le prévenir. Il dépêcha au camp ennemi quelques émissaires, qui devaient se faire passer pour déserteurs et répandre le bruit qu'à la nuit suivante on tenterait d'attaquer le camp. En même temps, il faisait filer les bagages sans bruit, ordonnait aux troupes de se tenir prêtes pour le départ, et se mettait en marche vers minuit, tandis qu'Antigone, informé de ce projet d'attaque pour la nuit, renonçait à son plan, disposait en toute hâte et non sans appréhension ses troupes pour la lutte, et attendait l'attaque des ennemis jusqu'à l'aube. Eumène se trouvait déjà à quelques milles en avant sur la route de la Gabiène. Antigone reconnut bientôt à quel point il avait été dupe. Il fit préparer ses troupes en toute hâte pour la marche, et se mit aux trousses de l'ennemi comme s'il poursuivait des fuyards. lais, avec toute son armée, il ne pouvait rattraper l'avance de deux veilles de nuit que l'ennemi avait sur lui : aussi, ordonnant à l'infanterie sous les ordres de Pithon de suivre tranquillement, il se lança à la tête de la cavalerie sur les traces de l'ennemi. Au matin, il atteignit une hauteur d'où il découvrit l'arrière-garde de l'armée d'Eumène. Une fois bien en vue, il fit mettre ses troupes en ligne et s'arrêta. Dès qu'Eumène vit la cavalerie ennemie si près de lui, croyant qu'Antigone arrivait avec toutes ses forces, il donna l'ordre à ses troupes de faire halte, les rangea au plus vite en bataille, pour n'être pas attaqué durant la marche. Antigone gagnait ainsi du temps pour attendre l'arrivée de son infanterie. Trompé lui-même un instant auparavant par un stratagème d'Eumène, il le trompait à son tour par une ruse analogue.

Les généraux prirent leurs dispositions de bataille, en déployant toutes leurs connaissances militaires, s'inspirant moins de la tactique macédonienne que de la nature du terrain et du nombre des forces disponibles : ; Eumène, pour couper à l'ennemi la route de la Gabiène, Antigone, pour se l'ouvrir de haute lutte. Eumène profita de ce qu'il était déjà sur le terrain avec toutes ses forces, en s'y prenant de la façon suivante : il adossa son aile gauche aux hauteurs qui, à ce qu'il semble, bornaient la plaine au nord, pour reporter tout le poids de l'attaque sur son aile droite, qui avait ainsi devant elle le champ libre sur une vaste étendue. C'étaient les cavaliers carmaniens, les hétœres, les agémas de Peucestas, d'Antigène, et sa propre escorte, une masse compacte de 2.300 chevaux, qui formaient le corps de l'aile droite[30]. A côté de cette ligne, en tête de colonne, pour avoir les mouvements plus libres, se trouvaient deux escadrons de pages royaux ; devant eux, en diagonale, quatre escadrons de cavaliers d'élite pour les couvrir ; 300 autres cavaliers, choisis dans toutes les hipparchies, étaient placés comme réserve, derrière l'agéma d'Eumène. Enfin, devant l'aile toute entière, 40 éléphants. Le centre de l'armée d'Eumène était formé de l'infanterie, qui comptait, en allant de droite à gauche, 3.000 hypaspistes, les 3.000 argyraspides, l'un et l'autre corps commandés par Antigène et Teutamas, 5.000 hommes armés et exercés à la macédonienne, 6.000 mercenaires. Devant ces 17.000 hommes du centre, une ligne de 40 éléphants. Tout contre l'infanterie, à gauche, se trouvait la cavalerie de l'aile gauche, commandée par Eudémos : c'étaient des Thraces des satrapies supérieures, des Paropamisades, des Arachosiens, des Mésopotamiens, des Ariens, et, à la tête de la colonne, l'agéma d'Eudémos avec deux escadrons de cavaliers d'élite[31], soit une ligne serrée de 3,300 chevaux. Une rangée de 45 éléphants formait un angle avec cette ligne et la reliait aux hauteurs. Les intervalles, ici comme pour le centre, étaient remplis par des pelotons de troupes légères[32].

Antigone n'avait que 65 éléphants à opposer aux 125 d'Eumène. Il était également plus faible en infanterie légère, en archers et en frondeurs ; mais sa cavalerie était plus forte d'un tiers (10.400 contre 6.300), et dans celle-ci se trouvaient plusieurs corps d'élite, notamment 2.300 hommes désignés sous le nom de Tarentins[33]. Il avait aussi 28.000 hommes d'infanterie de ligne contre 17.000 ; mais surtout, il était seul pour commander, et ses troupes étaient habituées à obéir.

De la hauteur où il se trouvait, il vit les dispositions de bataille de l'ennemi. De la concentration d'une masse de cavaliers d'élite sur l'aile droite, il conclut que le fort de l'attaque serait de ce côté. Son plan était de laisser Eumène frapper dans le vide et de se jeter lui-même sur l'aile gauche de l'ennemi, pour y porter le coup décisif. Il concentra ses meilleurs escadrons de cavalerie sur l'aile droite, son agéma, 1.000 hétœres sous les ordres de son fils Démétrios, qui assistait pour la première fois à une bataille, 500 alliés, 500 mercenaires, 1.000 Thraces, ensemble 3.300 cavaliers, et, comme avant-garde, tout à fait en tête, ses pages, soit 150 chevaux, avec 100 Tarentins sur les flancs. Le centre comptait 28.000 hommes de grosse infanterie, et 'parmi eux les 8.000 Macédoniens auxquels Antipater avait fait passer l'Hellespont[34]. Toute la cavalerie légère fut postée à l'aile gauche. Elle avait pour mission de harceler l'ennemi et de battre en retraite dès qu'on l'attaquerait, puis de faire volte-face, d'attaquer de nouveau et d'entretenir ainsi le combat. A la tête de cette aile se trouvaient 1.000 archers et lanciers mèdes et arméniens, qui s'entendaient particulièrement à combattre ainsi en se dérobant ; puis les 2.200 Tarentins qu'il avait amenés de la mer[35], troupes qui lui étaient très dévouées et connaissaient parfaitement leur service ; 1.000 cavaliers de la Lydie et de la Phrygie ; les 500 hommes de Pithon, satrape de Médie ; les 400 piquiers de Lysanias ; enfin, ceux qu'on appelait les voltigeurs[36], pris parmi les colons établis dans les provinces supérieures. Quant à ses éléphants, Antigone en plaça 30 en crochet devant son aile droite, un petit nombre devant son aile gauche, et le reste devant l'infanterie, au centre ; avec eux se trouvaient les pelotons nécessaires de troupes légères[37]. Il confia à Pithon le commandement de l'aile gauche ; lui-même, à la tête de son agéma, se chargea de conduire l'aile droite. Il descendit dans la plaine, l'aile droite ouvrant la marche, avec l'intention évidente de brusquer l'attaque de ce côté. Vu sa grande supériorité numérique, Pithon dépassait de beaucoup l'aile droite de l'ennemi, et il était d'autant plus facile de harceler et d'occuper cette aile. Il s'agissait de porter le coup décisif avant que le combat d'infanterie ne fût engagé et que les redoutables argyraspides d'Eumène n'eussent fait sentir leur force irrésistible.

La description de cette bataille, telle qu'elle nous est parvenue, parte avoir des lacunes sur beaucoup de points : elle omet notamment les mouvements qu'Eumène a dû faire pour retarder l'attaque de l'ennemi sur son aile gauche, qui, du reste, était couverte par la force imposante de 40 éléphants, par autant de grosses batteries et par l'infanterie légère que comportait son effectif. Le récit de la bataille dans Diodore nous montre au début les deux armées poussant en même temps le cri de guerre ; les trompettes sonnent, et les masses de cavaliers chargent avec Pithon. Celui-ci, dont le front dépasse de beaucoup l'aile droite d'Eumène et qui veut aussi éviter la ligne des éléphants, se jette sur le flanc des ennemis, les accable d'une grêle de traits et tourne bride dès que la grosse cavalerie d'Eumène fond sur lui, puis revient à la charge avec une nouvelle impétuosité, en lançant de nouveau une grêle de flèches. Alors Eumène fait venir en toute Wu de l'aile d'Eudémos ce qu'il a de plus léger en fait de cavalerie, et fait en même temps descendre toute sa ligne sur la droite ; puis il se jette avec ses escadrons volants et les éléphants sur l'aile gauche de l'ennemi, qui, ne pouvant résister à cet assaut, se sauve en déroute du côté des montagnes. Pendant ce temps, Eumène a fait avancer aussi son centre, pour engager la lutte des phalanges, malgré son adversaire qui avait espéré l'éviter : bientôt les deux centres sont aux prises ; la mêlée est furieuse ; après un long et sanglant carnage, le poids et la fureur des argyraspides, ces vétérans éprouvés, entraîne la victoire. Antigone voit son centre rompu en pleine déroute, son aile gauche complètement dispersée. Son entourage lui conseille de ramener également son aile droite, de rallier et de mettre à l'abri sous la protection des hauteurs ses troupes battues, pour couvrir du moins la retraite. Mais son aile droite est encore en état de lutter et complètement intacte. Au même instant, tandis que les phalanges lancées à sa poursuite s'avancent vers les montagnes, il aperçoit dans les lignes ennemies un grand vide entre le centre et l'aile gauche, vide qui s'élargit de plus en plus : c'est là qu'il se jette avec une partie de sa cavalerie, en se portant sur les escadrons les plus proches à sa droite. Surpris, les premiers cèdent ; il est impossible de former rapidement un nouveau front contre les assaillants ; on n'a pas même le temps de faire venir assez vite les éléphants. Antigone dépêche ses cavaliers les mieux montés vers ses troupes battues, pour leur ordonner de se rallier, de se remettre rapidement en ligne et de se tenir prêts pour une nouvelle attaque, car la victoire est pour ainsi dire décidée.

Eumène, de son côté, dès qu'il voit son aile gauche complètement culbutée et l'ennemi près de déborder sur les derrières de ses phalanges, fait sonner la retraite, afin de sauver l'aile gauche, si la chose est encore possible. Au moment du crépuscule, les deux armées sont de nouveau rangées en bataille et pleines d'ardeur pour la lutte. Mais l'heure avancée empêche de recommencer le combat resté indécis. Déjà la pleine lune éclaire la campagne ; les deux armées ne sont qu'à 200 pas l'une de l'autre ; on distingue parfaitement d'un camp à l'autre le hennissement des chevaux, le cliquetis des armes, presque le bruit des conversations. Aucune attaque n'a lieu. Les deux armées se retirent lentement du champ de bataille où gisent les morts et les blessés. A minuit, elle sont à une distance de trois lieues, et, épuisées par la marche, par la lutte de toute la journée et la faim, elles font halte. C'est là qu'Eumène veut établir son camp ; de là, il se propose de revenir le lendemain matin pour enterrer les morts, se montrer ainsi maitre du champ de bataille et s'attribuer l'honneur de la journée. Mais ses Macédoniens, inquiets pour les bagages laissés en arrière en présence d'un ennemi qui a une si forte cavalerie, exigent qu'on rétrograde jusque-là Eumène n'ose les contraindre et accède à leur désir : il est forcé de se contenter d'envoyer des hérauts à Antigone au sujet des devoirs à rendre aux morts.

C'est celui-ci qui a subi les pertes les plus fortes ; 3.700 fantassins et 54 cavaliers ont succombé de son côté ; l'ennemi n'a perdu que 540 fantassins et quelques cavaliers. Eumène compte plus de 900 blessés, mais Antigone en a près de 4.000 : puis, ses troupes sont découragées, et la sévère discipline à laquelle elles sont habituées empêche seule de plus graves événements. Antigone ne se croit pas assez fort pour rester dans le voisinage de son audacieux ennemi ; il a résolu de s'éloigner aussi loin que possible et de prendre ses quartiers d'hiver. Pour faciliter la marche de l'armée, il fit prendre les devants aux blessés et à la plus grande partie des bagages. Lui-même voulut rester encore le lendemain aux environs du champ de bataille, pour enterrer ses morts, s'il en était encore temps. Alors arriva le héraut des ennemis pour traiter de l'enterrement des morts. Antigone le retint chez lui : le lendemain matin, il fit sortir ses troupes pour préparer les bûchers de ses morts ; ensuite il laissa partir le héraut en lui disant que, le lendemain, l'ennemi pourrait se rendre lui aussi sur le champ de bataille pour enterrer les morts[38]. De cette façon, Antigone, quoiqu'il ait éprouvé les plus grandes pertes, semble être le vainqueur de la journée ; sa retraite ne parait plus une fuite : encouragées par cette heureuse solution, ses troupes se mettent en marche à la tombée de la nuit suivante. Il se dirige en plusieurs étapes, sans trêve ni repos, vers la contrée de Gadamarta en Médie, pays qui, épargné jusque-là par la guerre, offre des provisions en abondance, de bons quartiers d'hiver, et lui fournit le moyen de recruter de nouvelles troupes[39].

Eumène apprit par ses espions le départ de son adversaire ; mais, à cause de la fatigue de ses troupes et pour ne pas s'exposer à les trouver de nouveau récalcitrantes, il renonça à troubler la retraite de l'ennemi, Il fit enterrer les morts avec tous les honneurs militaires, puis il conduisit l'armée hors du pays de Parætacène, pour aller plus loin prendre ses quartiers d'hiver.

Voilà quelle fut cette bataille, une des plus remarquables du temps des Diadoques. Pour la première fois depuis longtemps, l'infanterie montre tout ce qu'elle vaut. Le mouvement que fit Eumène, au moment où son aile droite prenant l'offensive avait forcé à la retraite l'aile gauche de l'ennemi, en poussant ses phalanges, en lançant les terribles argyraspides sur l'infanterie de l'ennemi plus forte d'un tiers et l'écrasant sur place, devait décider de la journée, pour peu qu'Eudémos, à l'aile gauche, restant tranquillement sur la défensive, fit tant soit peu son devoir. Même à l'heure où Eumène fit sonner la retraite, pour sauver le reste de ces escadrons en déroute, il était encore maitre du champ de bataille ; mais l'infanterie refusa de faire un dernier effort pour se maintenir sur le terrain. Ce n'est pas une défaite militaire, mais un insuccès moral d'autant plus grand, que le général de génie a essuyé ce jour-là.

A peine les troupes eurent-elles quelque repos du côté de l'ennemi, que de nouveau elles se laissèrent entraîner à la rébellion ; elles se montrèrent insolentes et récalcitrantes vis-à-vis des chefs, et s'abandonnèrent à la licence la plus effrénée. Les chefs aussi et les satrapes oublièrent bientôt toute prévoyance, sans plus faire attention à Eumène et à ses sages conseils. Ils éparpillèrent leurs quartiers d'hiver sur tout le pays de la Gabiène, de telle sorte que les différents corps étaient isolés les uns les autres et séparés souvent par une distance de 25 milles. Eumène avait moins d'autorité que jamais. La nouvelle de la victoire du parti de la royauté en Macédoine, du passage de l'armée impériale en Asie, cette nouvelle qui avait rétabli quelque mois auparavant son autorité sur l'armée, ne s'était pas confirmée. Au contraire, on apprit que Cassandre était parti pour la Macédoine avec des troupes fraîches et que le parti de la royauté courait le plus grand danger. La position d'Eumène devenait de jour en jour plus difficile.

Ces nouvelles de l'Occident devaient sans doute encourager aussi Antigone à de nouvelles entreprises. La situation fausse de ses adversaires n'était pas un secret pour lui. S'il n'espérait pas pouvoir leur tenir tête dans une lutte ouverte, il croyait être assuré d'un triomphe en les surprenant à l'improviste. Par la route ordinaire, il y avait de Gadamarta jusqu'aux quartiers d'hiver de l'ennemi vingt-cinq journées de marche environ. Cette route longeait le flanc de la montagne. Une autre plus courte, tracée en ligne droite à travers la plaine qui s'étend devant cette chaîne, n'avait que huit journées de marche : mais cette plaine n'avait pas un arbre, pas de fourrage, pas un brin d'herbe ; on ne trouvait d'eau nulle part ; aucune trace d'habitations : c'était une véritable steppe salée[40]. C'est par cette voie qu'Antigone résolut de passer. On pouvait atteindre l'ennemi en neuf jours, et le vaincre avant qu'il n'eût le temps de se concentrer. Mais il importait avant tout de tenir cette entreprise absolument secrète. Les troupes reçurent l'ordre de se tenir prêtes à partir, de se munir de provisions pour dix jours et du fourrage nécessaire pour les chevaux. Pour les besoins de l'armée, on fabriqua dix mille outres, qui furent remplies d'eau potable. On disait partout dans le camp qu'on partait pour l'Arménie. L'armée se mit en marche à la fin de décembre 317, à l'époque du solstice d'hiver[41], non pas pour l'Arménie, mais droit à travers la lande salée. On marchait avec beaucoup de circonspection ; il était interdit d'allumer des feux même pendant les nuits froides, pour que les habitants des montagnes ne découvrissent pas la marche de l'armée et n'allassent pas en informer l'ennemi. C'est ainsi qu'on marchait déjà depuis cinq jours, au milieu des plus grandes difficultés ; le mauvais temps se mit alors de la partie ; il y eut de violentes tempêtes, et le froid devint rigoureux. Les soldats ne purent y tenir ; il fallut leur promettre de recourir au seul moyen de salut, c'est-à-dire, d'allumer des feux. Des montagnes qui bornent la steppe les indigènes voyaient les feux pendant la nuit et pendant le jour les colonnes de fumée, le tout en grande quantité, de sorte qu'ils jugèrent la chose assez importante pour en rapporter la nouvelle au camp du satrape Peucestas. Les messagers se dirigèrent en toute hâte sur des dromadaires vers la Gabiène, disant que l'armée d'Antigone s'avançait, qu'on l'avait vue à mi-chemin de la Gabiène.

Aussitôt un conseil de guerre fut convoqué ; on délibéra sur les mesures à prendre. L'ennemi pouvait atteindre le camp en quatre jours ; il n'était pas possible en si peu de temps de concentrer les troupes, éloignées les unes des autres de six journées de marche. Toutes sortes de plans furent proposés ; on ne savait que faire. Peucestas proposa de réunir en toute hâte les troupes les plus à proximité, et de se retirer avec celles-ci, pour éviter la rencontre de l'ennemi jusqu'à ce qu'on eût fait venir les troupes les plus éloignées. Eumène prit alors la parole pour démontrer le vice des mesures proposées : il insista sur ce point, que ce péril était une conséquence de la répartition défectueuse des quartiers d'hiver, du système déconseillé par lui dès le début. On n'avait pas voulu alors l'écouter : heureusement il était encore en état de remédier au péril, si toutefois on voulait s'engager à se soumettre à ses ordres et les exécuter avec la promptitude nécessaire. Il s'agissait de rallier toutes les troupes avant l'arrivée de l'ennemi. Or, ceci pouvait se faire en six jours. L'ennemi avait encore quatre journées de marche avant d'arriver au camp, et lui se chargeait de le retarder de trois ou quatre autres jours encore. Il les pria donc de dépêcher chacun au quartier d'hiver de leurs troupes respectives, et de les faire venir le plus tût possible. L'ennemi, épuisé par la marche et les privations, non seulement attaquerait alors sans succès, mais tomberait pour ainsi dire à coup sûr entre leurs mains. C'est avec étonnement qu'ils écoutèrent tous les propositions du stratège : ils s'engagèrent à lui obéir de tout point, et lui demandèrent comment il pensait tenir ses promesses. Quand on eut dépêché différents courriers, Eumène ordonna à tous les chefs présents de le suivre avec les troupes qu'ils avaient sous la main. Ils gagnèrent à cheval la lisière du désert, jusqu'à une large pente qui descendait vers la steppe et qui devait se voir de loin. Là il fit tracer un camp de près de deux milles de circonférence, et ficher en terre de distance en distance des pieux garnis d'un fanion ; puis il distribua les intervalles entre ses compagnons, avec ordre d'allumer des feux à une distance de vingt coudées l'un de l'autre. Pour que l'ennemi s'imaginât avoir devant les yeux un camp véritable, il ordonna d'entretenir vigoureusement les feux pendant la première veille, comme si tout était encore en l'air dans le camp et les hommes assis autour des feux ou en train de prendre le repas du soir, puis de diminuer ces feux à chaque veille consécutive et de les laisser éteindre complètement sur la fin de la nuit. La même opération devait être répétée la nuit suivante. Tout cela fut exécuté ponctuellement.

On dit que des indigènes qui gardaient leurs troupeaux sur les montagnes voisines, et qui étaient dévoués au satrape Pithon, furent les premiers à informer Antigone et Pithon qu'il y avait un camp ennemi à proximité. Du reste, les généraux eux-mêmes pouvaient distinguer pendant la nuit à travers la steppe, dans la direction du sud-ouest, les feux de la première, deuxième et troisième veille. A en juger par l'étendue de la ligne des feux, il n'y avait pas à en douter, toute l'armée ennemie était réunie dans ce camp. Eumène avait dû être informé du plan de son adversaire, et c'était là, on pouvait le supposer, le motif qui avait décidé l'armée ennemie à sortir de ses cantonnements. Antigone n'osa pas conduire au combat son armée exténuée par une marche pénible contre les troupes fraîches de l'adversaire, bien entretenues dans leurs quartiers d'hiver et suffisamment préparées à la lutte. De crainte que l'ennemi, ayant conscience de sa supériorité, ne marchât à sa rencontre, Antigone abandonna en toute bâte la route commencée. Dès le lendemain matin, l'armée d'Antigone obliqua sur la droite, du côté de l'ouest, pour regagner la grande route. Là il y avait des deux côtés des pays cultivés, des villages et des villes très ; rapprochées, assez de provisions et de quartiers pour laisser les troupes épuisées se refaire.

Ce qui surprit le stratège, c'est qu'à son départ les ennemis ne bougèrent aucunement dans leur camp. On ne vit même pas apparaître un corps d'éclaireurs ennemis[42]. Après avoir atteint des contrées plus favorables, on donna du repos aux troupes. Là Antigone apprit des indigènes qu'eux aussi avaient vu les hauteurs couronnées de feux, mais qu'ils n'avaient rien remarqué qui indiquât la présence d'une armée importante ; ils croyaient que le camp sur la montagne était vide de soldats. Antigone n'en pouvait plus douter ; il avait été trompé, et l'ennemi avait ainsi gagné le temps de concentrer ses troupes. Sa colère fut grande de voir ses plans magnifiques échouer de la sorte. Il résolut donc de chercher à tout prix une bataille décisive.

Pendant ce temps, les troupes des alliés arrivaient de tous côtés au camp. Il ne manqua plus enfin que les éléphants, qui se trouvaient plus loin que les autres. Antigone avait été instruit de ce fait par les indigènes : il savait que les animaux, sans escorte suffisante, passeraient le jour suivant à quelques milles de la position qu'il occupait. S'il pouvait s'en emparer par un coup de main, il enlevait ainsi à l'ennemi une partie importante de ses forces de combat. Il fit monter à cheval 2.000 lanciers mèdes et 200 Tarentins, et les fit partir à toute bride, avec toute l'infanterie légère dont il disposait, vers la route par où les éléphants devaient passer. Eumène se doutait qu'Antigone tenterait le coup. II envoya donc au-devant des éléphants 1.500 cavaliers d'élite, avec 3.000 hommes d'infanterie légère. Les troupes d'Antigone arrivèrent les premières sur la route ; le convoi d'éléphants s'avançait. Dès que les chefs aperçurent l'ennemi, ils firent ranger les animaux en carré, mirent les bagages au milieu, les 400 cavaliers d'escorte à l'arrière-garde, et essayèrent de passer à toute vitesse. Alors l'ennemi se jeta en masse sur le convoi : les 400 cavaliers furent bientôt mis en déroute ; les cornacs arrêtèrent les éléphants et essayèrent de maintenir le carré sous les traits de l'ennemi, mais, incapables de nuire à l'ennemi, ils souffraient beaucoup des traits et des projectiles lancés incessamment par les frondes. Déjà une grande partie des conducteurs d'éléphants étaient blessés ou morts, lorsqu'arriva enfin le secours envoyé par Eumène. Les nouveaux venus, se lançant soudain et à l'improviste sur l'ennemi, le mirent en fuite après un court combat. Les éléphants furent conduits au camp sans autre accident.

C'était donc la prévoyante habileté d'Eumène qui avait préservé l'armée d'une destruction complète, réparé les fautes des autres commandants, concentré les troupes pour la lutte et sauvé les éléphants. Les soldats étaient remplis d'admiration pour leur grand capitaine. Maintenant que l'ennemi était proche et qu'on attendait d'un jour à l'autre le coup décisif, tous les yeux se tournaient de nouveau vers lui. Les troupes exigèrent qu'il exerçât seul le commandement et que tous les autres chefs se soumissent à ses ordres. Eumène ne s'y refusa pas : il fit fortifier le camp avec le plus grand soin, et l'entoura d'un mur d'enceinte et d'un fossé ; il y accumula des vivres et prit toutes ses dispositions pour la lutte suprême, qui ne semblait pas éloignée. Les troupes attendaient la rencontre avec une entière assurance ; mais les autres commandants sentaient d'autant plus amèrement à quel point ils se trouvaient relégués à l'arrière-plan, subordonnés au commandement du Car-(lien et déçus dans leurs superbes prétentions. Les deux chefs des argyraspides surtout, Antigène et Teutamas, étaient pleins de dépit et de ressentiment. Ils se communiquèrent leurs idées, se concertèrent pour se débarrasser de cet homme détesté, et attirèrent les autres chefs et satrapes dans leur complot. Tous étaient d'accord sur ce point, qu'il fallait se défaire d'Eumène. Quand et comment, c'est ce qu'ils se demandaient. Ils décidèrent qu'il fallait encore lui laisser gagner la bataille sur Antigone, après quoi on se débarrasserait de lui. Au nombre des conjurés se trouvaient Eudémos de l'Inde et Phædimos ; ces deux personnages avaient confié précédemment au stratège des sommes considérables, et ils craignaient de perdre leur argent si le plan des conjurés s'exécutait. Ils lui dénoncèrent le complot, et Eumène les remercia avec effusion de leur fidélité.

Jamais nouvelle ne l'avait frappé aussi douloureusement. Le danger était aussi grave que pressant. Il se retira dans sa tente et communiqua les révélations à ses amis : « Je vis ici, dit-il, au milieu de bêtes féroces ». Il écrivit son testament, déchira et anéantit ses papiers et ses lettres, pour qu'en cas de malheur elles ne fussent pas la cause de préjudices et de, calomnies pour ses amis. Puis il délibéra avec eux sur ce qu'il avait à faire. Devait-il, fort de la faveur dont il jouissait actuellement auprès des troupes, sévir ouvertement contre les conjurés ? Il n'était pas sûr de son armée, et quant aux traîtres, il était à prévoir qu'ils se jetteraient dans les bras d'Antigone. Devait-il négocier lui-même en secret avec Antigone et lui laisser gagner la partie ? Mais alors il trahissait la cause pour laquelle il- avait combattu jusque-là ; il se livrait lui-même comme traître avéré à son ennemi mortel, et, dans l'hypothèse la plus favorable, il ne sauvait qu'une vie vouée à l'opprobre. Devait-il s'enfuir, courir à travers la Médie et l'Arménie jusqu'en Cappadoce, y réunir autour de lui ses vieux amis et exposer une seconde fois sa fortune à l'épreuve qu'elle avait déjà subie une fois ? En ce cas, la cause de la royauté était perdue en Asie comme elle l'était déjà en Europe ; il n'y avait plus d'autorité à laquelle il pût se rallier, et, en admettant que tout lui réussît, il ne lui restait d'autre perspective qu'une nouvelle lutte, plus courte cette fois et plus malheureuse, ou le sort le plus misérable qui pût lui échoir, l'inaction et l'isolement. Eumène ne prit aucune résolution en présence de ses amis : il restait hésitant. Pour la première fois de sa vie peut-être, il ne savait quel parti prendre, à quoi se résoudre. Les conjurés lui laissaient encore le temps de gagner la bataille : peut-être la victoire lui apporterait-elle une nouvelle force ; peut-être ces traîtres respecteraient-ils une tête couronnée par la victoire ; peut-être le succès d'une seule journée, un hasard, changeraient-ils tout.

Cependant l'ennemi s'était avancé à un mille de distance. Une rencontre était inévitable. Antigone l'offrait ; Eumène l'accepta : tous deux rangèrent leurs troupes en bataillé. Antigone avait environ 22.000 hommes d'infanterie, 9.000 cavaliers, y compris ceux qu'il avait rassemblés tout récemment en Médie, et 65 éléphants. Il plaça de nouveau son infanterie au centre et sa cavalerie aux ailes. Il confia le commandement de l'aile gauche à Pithon, celui de l'aile droite à son jeune fils Démétrios, qui s'était glorieusement conduit dans la récente rencontre en Parætacène. Lui-même resta à cette aile, qui devait faire l'attaque principale. En avant de toute la ligne, il plaça les éléphants, soutenus par des troupes légères. L'année d'Eumène se composait de 36.700 hommes d'infanterie, 6.050 cavaliers et 114 éléphants. L'ennemi avait une cavalerie supérieure en nombre et en qualité : l'infanterie d'Eumène, au contraire, avait une supériorité marquée, qu'elle devait non seulement au nombre, mais au corps des vétérans argyraspides. Pour soutenir le choc de l'aile droite ennemie avec des forces suffisantes, il mit en ligne sur son aile gauche la plupart des satrapes[43] avec leur cavalerie d'élite, et il en prit lui-même le commandement. Sur le front, il plaça en forme de crochet les soixante éléphants les plus solides, et, dans les intervalles, l'élite de son infanterie légère. Le centre de la ligne de bataille était formé par l'infanterie : au premier rang les hypaspistes, puis les argyraspides, plus loin les mercenaires et les troupes armées à la macédonienne ; devant tous ces corps, la plus grande partie des autres éléphants et l'infanterie légère nécessaire pour les soutenir. Il remit l'aile droite, composée du reste de la cavalerie, soutenue par un petit nombre d'éléphants et de troupes légères, à Philippe[44], avec l'ordre de ne pas engager l'action à fond, mais d'occuper l'ennemi en face de lui par de fausses attaques et d'attendre que l'autre aile décidât la victoire. Le champ de bataille était une vaste prairie fermée par une hauteur du côté d'Antigone : le sol n'était ni ferme et dur, ni défoncé ; c'était une steppe, de sorte que les mouvements des troupes et des animaux soulevèrent bientôt des flots de poussière qui dérobaient complètement la vue des mouvements.

Du haut de la colline, Antigone observait l'ordre de bataille de l'ennemi. Il reconnut que l'aile droite était plus faible et que, sur les derrières, le camp était presque dégarni. Il disposa quelques escadrons de Mèdes et de Tarentins d'élite, avec ordre, une fois l'action engagée, de tourner l'aile droite. de l'ennemi, à la faveur de la poussière, et de piller le camp.

Cependant, la ligne de bataille des ennemis avait pris position. Eumène passa à cheval le long des rangs et exhorta ses soldats à lutter vaillamment. Partout il fut accueilli par des acclamations : les phalanges criaient qu'il pouvait avoir confiance en elles, et les vieux argyraspides, que l'ennemi ne leur résisterait pas. Ils envoyèrent un cavalier aux lignes ennemies, à l'endroit où était placé le corps des Macédoniens, et leur firent dire : Vous voulez donc, têtes maudites, combattre contre vos pères, eux qui ont vaincu le monde entier avec Alexandre et Philippe, et que vous verrez bientôt dignes des rois et de leur vieille gloire ! Cet appel des terribles vétérans fit une impression profonde sur les Macédoniens ; ils murmuraient hautement d'avoir à lutter contre des compatriotes, des alliés par le sang, et, ce qui sans doute les touchait davantage encore, ils avaient peur de ces vieux soldats d'élite, dont ils avaient éprouvé récemment encore la force irrésistible : Tandis qu'une inquiétude et une hésitation visible perçait chez les soldats d'Antigone, les troupes d'Eumène étaient pleines d'enthousiasme et demandaient joyeusement qu'on engageât le combat.

Sur un signe d'Eumène, les trompettes sonnèrent la charge. Les troupes poussèrent le cri de guerre : sur les ailes où commençait l'attaque, les éléphants se précipitèrent les uns sur les autres, entourés comme d'un essaim par les troupes légères. Bientôt ce fut une mêlée furieuse ; la poussière remplissait déjà l'atmosphère à tel point qu'on ne distinguait plus rien. Alors Antigone, avec sa cavalerie supérieure en nombre, se jeta soudain sur l'endroit de l'aile gauche ennemie où se trouvait Peucestas. A peine celui-ci eut-il deviné le but de cette attaque, qu'il se retira en toute hâte, en' dehors de cette épaisse poussière. Sa retraite entraîna 1,500 cavaliers des corps voisins. Un vide s'était fait dans cette aile. Eumène, qui se trouvait à l'extrémité de l'autre aile, était coupé : il ne lui restait plus qu'à se jeter avec toutes ses forces sur Antigone et à tenter de soutenir la lutte. Le combat fut acharné, d'une violence extrême : les cavaliers d'Eumène firent des prodiges de courage, mais Antigone avait la supériorité du nombre. Ici le combat de cavalerie était indécis encore ; plus loin, l'engagement des troupes légères et des éléphants prenait la même tournure. Alors on vit tomber l'éléphant qui menait la troupe du côté d'Eumène : cet accident donna la victoire à l'ennemi ; les éléphants d'Eumène et ses troupes légères commencèrent à plier. Les cavaliers aussi se débandaient de plus en plus. Là, il n'y avait plus rien à sauver. Eumène se hâta de rallier les escadrons de son mieux et de se retirer sur l'aile droite, pour y continuer la lutte, qui au centre était déjà décidée en sa faveur. Les argyraspides avaient fondu en rangs serrés mir l'infanterie ennemie, et ils avaient ou terrassé ou mis en fuite les corps les plus proches ; puis, s'avançant à droite et à gauche avec leur élan irrésistible et luttant presque seuls contre des troupes qui se renouvelaient sans cesse, ils avaient mis hors de combat près de 5.000 ennemis sans perdre un seul homme. L'infanterie ennemie était pour ainsi dire anéantie.

Pendant ce temps, se glissant inaperçus derrière les flots de poussière soulevés par cette mêlée sauvage, les Mèdes d'Antigone, commandés à cet effet, s'étaient jetés sur le camp ennemi, situé à une demi-lieue en arrière du champ de bataille : ils avaient écrasé sans peine les palefreniers et les valets, ainsi que la faible garde qu'ils trouvaient devant eux, et le pillage avait aussitôt commencé. Ils trouvèrent un immense butin en or et en argent ; les femmes et les enfants des argyraspides et des autres soldats, les trésors des satrapes et des autres commandants, tombèrent entre leurs mains. Eumène en fut informé au moment où il quittait la mêlée pour se replier sur l'aile droite. Peucestas avait reculé jusque là : il le manda au plus vite et lui dit que c'était le moment de réparer sa faute. Le plan du général était de profiter de l'anéantissement du centre ennemi pour tenter une nouvelle attaque de cavalerie. Il espérait qu'en se jetant avec tous ses cavaliers à la fois sur Antigone, il déciderait complètement la victoire : le camp et tout ce qui s'y trouvait serait alors reconquis du même coup. Mais Peucestas refusa d'exécuter cet ordre, disant que tout était perdu. Il continua de reculer. Déjà, comme il arrive en saison d'hiver, le crépuscule tombait malgré l'heure peu avancée ; Eumène ne pouvait plus rallier assez de cavaliers pour une nouvelle attaque. La moitié de la cavalerie d'Antigone suffisait pour tenir Eumène en échec. Avec l'autre, il lança Pithon sur les argyraspides, pour leur faire lâcher pied coûte que coûte. Les argyraspides se formèrent en carré et reçurent en rangs serrés ce choc épouvantable ; mais, comme l'ennemi occupait avec sa cavalerie le champ de bataille et leur camp, comme ils n'avaient plus de leur côté de cavaliers pour les soutenir et rétablir les communications avec le reste des troupes, comme ils avaient à craindre d'être coupés et forcés de capituler sans conditions, ils quittèrent le champ de bataille sous les yeux de Pithon et occupèrent une position solide sur le bord d'une rivière voisine, jurant tout haut contre Peucestas, qui avait causé la défaite de la cavalerie et l'échec de la journée. C'est également là qu'à la tombée de la nuit se rallièrent Eumène, les satrapes et les troupes dispersées[45].

On se hâta de délibérer sur les mesures à prendre. Les satrapes demandaient qu'on se retirât aussi vite que possible dans les provinces supérieures. Eumène s'y opposa avec la plus grande vivacité, disant que l'infanterie de l'ennemi, c'est-à-dire sa force principale, était complètement anéantie, et que ses pertes étaient assez importantes pour qu'il ne pût pas résister à une nouvelle lutte. Quant à la cavalerie, on pouvait tenir tête à l'ennemi, bien qu'on ne fût pas en nombre : l'issue de la journée ne témoignait pas contre la bravoure de la cavalerie, mais contre certains chefs qui avaient plus redouté la poussière que les armes. Il fallait rester à son poste, et recommencer le combat le lendemain. Antigone, le vaincu du jour, n'était plus de taille à résister, et non seulement on reprendrait le camp avec tout ce qui s'y trouvait, mais on s'emparerait encore de celui des ennemis. Les Macédoniens, disent les auteurs, c'est-à-dire probablement Antigène, Teutamas et autres, rejetèrent l'une et l'autre proposition. Ils ne voulaient ni fuir, ni continuer la lutte après la perte de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants. La question fut agitée en tous sens, sans qu'on pût s'arrêter à rien, et l'assemblée se sépara sans avoir pris de résolution.

Cependant les argyraspides ne pouvaient se faire à l'idée d'avoir perdu leurs trésors et de coucher une nuit sans leurs femmes. Teutamas augmenta encore leur exaspération : finalement, ils envoyèrent dire à Antigone qu'ils étaient disposés à accepter toute espèce de conditions, s'il leur rendait leur bien. Antigone leur fit répondre qu'il leur rendrait le tout intact et ne leur demandait rien que de lui livrer Eumène. A l'instigation de Teutamas, la proposition fut acceptée, et l'on prit aussitôt ses mesures. Tout d'abord, quelques-uns, sans éveiller les soupçons, cherchèrent à s'occuper auprès de la personne du général, dans le dessein de surveiller tous ses mouvements. D'autres se joignirent à eux, venant se plaindre d'avoir perdu leurs femmes et leurs biens ; d'autres, au contraire, les encourageaient et assuraient au général que bientôt tout serait reconquis ; d'autres enfin abreuvaient d'insultés ceux qui avaient fait perdre la bataille et les appelaient des traîtres. Ainsi l'attroupement augmentait, et les cris devenaient plus sauvages et plus menaçants. Eumène pressentait un malheur. La fuite paraissait être sa seule ressource ; il sentait qu'il n'avait plus qu'un moment devant lui. Il voulut s'éloigner avec quelques compagnons ; mais alors les plus proches s'élancent sur lui, lui arrachent son épée, lui lient les mains avec sa ceinture et l'entraînent. Déjà le désordre est à son comble dans le camp. Chacun des satrapes et des chefs agit à sa guise. Peucestas passe à l'ennemi avec ses 10.000 Perses ; d'autres se préparent à suivre son exemple ou à se dérober par une fuite rapide[46].

Nicanor, envoyé par Antigone, vint s'assurer de la personne d'Eumène et prendre toutes les dispositions nécessaires. Quand on lui amena le stratège les mains liées, celui-ci demanda à passer entre les rangs des Macédoniens, disant qu'il voulait leur parler, non pas pour implorer leur pitié ni pour changer leurs sentiments, mais pour leur communiquer une chose utile. On accéda à son désir. Il se plaça sur une éminence, tendit ses mains liées et dit : Ô les plus infâmes des Macédoniens, Antigone aurait-il seulement pu rêver de gagner sur vous des trophées comme ceux que vous lui livrez, à votre plus grande honte, en lui remettant votre général prisonnier ? N'était-ce pas déjà assez lâche de votre part, alors que vous étiez vainqueurs, de vous avouer battus, tout cela pour vos bagages, comme si la victoire était attachée à de vains trésors et non pas aux armes ? Et maintenant, vous allez jusqu'à livrer votre général comme rançon de ces bagages ! On m'entraîne, moi, vainqueur de nos ennemis, non pas terrassé dans la lutte, mais trahi par les miens. Eh bien ! je vous en conjure, au nom de Zeus, le dieu des batailles, et des divinités qui vengent le parjure, tuez-moi vous-mêmes ici de vos propres mains ; car, si je suis assassiné là-bas, ce sera tout de même votre œuvre ! Antigone ne vous en blâmera pas : il veut avoir Eumène mort et non pas vivant. Si vous me refusez vos coups, détachez-moi seulement un bras ; il me suffira pour accomplir l'acte. Si vous n'osez me confier une épée., jetez-moi tout lié sous les pieds des animaux, pour qu'ils m'écrasent. Si vous le faites, je vous pardonne le crime que vous avez commis sur moi, et je vous déclare les plus justes et les plus équitables des camarades ![47]

Ces paroles d'Eumène firent une grande impression sur les troupes : elles pleuraient et se lamentaient tout haut, plaignant l'indigne sort de leur général. Les argyraspides s'écrièrent qu'il fallait l'emmener et ne plus tenir compte de son bavardage ; après tout, s'il arrivait malheur à un coquin de Chersonésien[48], qui exposait les Macédoniens à mille guerres, ce n'était pas à beaucoup près aussi regrettable que si les meilleurs soldats d'Alexandre et de Philippe étaient dépouillés, après une vie de fatigues et à un âge avancé, du fruit de leurs labeurs, s'il leur fallait mendier leur pain à la porte des étrangers et laisser leurs femmes passer une troisième nuit chez les ennemis. C'est avec ces cris qu'ils poussèrent le général plus loin et l'entraînèrent hors du camp. Toute la multitude qui se trouvait dans le camp les suivit, de telle sorte qu'Antigone, craignant des désordres, se vit obligé d'envoyer dix éléphants et quelques troupes de cavalerie mède et parthe pour disperser la foule. C'est ainsi qu'Eumène fut conduit au camp d'Antigone et mis en lieu sûr.

Les auteurs ne nous disent pas et nous n'avons pas d'indications suffisantes pour deviner comment l'armée des alliés se dispersa. L'intention des chefs qui avaient conspiré avant la bataille était qu'Eumène devait gagner d'abord la victoire, après quoi on se débarrasserait de lui. Il va de soi que, dans ces conventions entre coquins, personne ne se fie à son voisin, et que chacun cherche en trompant à prévenir la tromperie. Eudémos et Phædimos méritèrent le premier prix de trahison, en dénonçant le complot à celui que l'on trahissait. La conduite de Peucestas, une fois l'action engagée, ne permet guère de douter' que c'est bien à dessein qu'il fit perdre aux conjurés la victoire qu'Eumène devait encore remporter ; il a dû offrir ses services de traître à Antigone avant le combat. La cause des conjurés était déjà perdue avant qu'Eumène, malgré leur trahison, remportât la victoire. Il l'aurait conservée, en dépit des traîtres, si les argyraspides ne s'étaient pas laissés séduire par Teutamas, et ceux-ci auraient regagné tout ce qu'ils avaient perdu s'ils avaient recommencé la lutte, comme Eumène le voulait. Mais alors Antigène serait resté le supérieur de Teutamas comme devant : Teutamas engagea ses hommes à parlementer avec l'ennemi, pour se débarrasser de celui qui était le premier à lui barrer le chemin. Il est tout à fait invraisemblable qu'Antigone ait conclu une capitulation quelconque avec ses adversaires ; il parait plutôt qu'une fois sûr de l'arrivée des argyraspides, il se posa en vainqueur vis-à-vis des autres troupes et de leurs chefs. La première chose qu'il fit, ce fut de saisir Antigène et de le faire exécuter. Eudémos de l'Inde, Cébalinos et d'autres chefs furent également exécutés. D'autres se sauvèrent par la fuite. La retraite des autres satrapes ne semble pas non plus avoir été la conséquence d'une convention formelle — sans quoi Antigone n'aurait pas eu besoin plus tard de les confirmer dans leurs satrapies —, mais bien une reculade aussi précipitée que possible. Les argyraspides et le reste des troupes, à part celles qui avaient suivi les satrapes, se rendirent au camp d'Antigone, furent réunies à son armée et mises sous les ordres de ses lieutenants[49].

L'issue de la campagne ne pouvait pas être plus favorable pour Antigone. D'un seul coup, il devenait maître de la Haute-Asie ; son armée recevait un renfort incomparable et se trouvait de taille à accomplir les autres projets, plus grands encore, qui occupaient son esprit. Le dernier soutien de la royauté était abattu, et Eumène, qui valait à lui seul une armée, était entre ses mains. On rapporte qu'il aurait désiré le gagner, l'associer à ses plans ultérieurs, et, avec l'appui de ses talents militaires, de sa renommée et du parti dont le Cardien était le chef et le représentant, marcher contre les potentats d'Occident, ses alliés jusqu'à présent, avec lesquels il aurait tout d'abord à lutter. Il espérait sans doute qu'Eumène, dont la vie était entre ses mains, serait disposé, pour la sauver, à se joindre à lui. Il lui fit ôter les liens dont on l'avait chargé pour le livrer, et permit à ceux qui voulurent de l'approcher pour le consoler, peut-être aussi pour changer ses dispositions et lui faire entrevoir la possibilité d'un avenir heureux auquel il ne s'attendait plus.

Trois jours se passèrent sans qu'Eumène fût fixé sur le sort qui lui était réservé. Il exprima, dit-on, à Onomarchos, qui le gardait, son étonnement de ce qu'Antigone, qui le tenait enfin entre ses mains, ne se décidait ni à le faire exécuter de suite, ni à lui rendre généreusement la liberté. Onomarchos lui ayant répondu que c'était le moment, quand on se battait, de ne pas craindre la mort, Eumène aurait répliqué : Par Zeus ! c'est bien ce que j'ai fait ! Demande-le à ceux qui ont combattu avec moi ; mais je n'ai trouvé personne qui me fit mordre la poussière. Si tu l'as trouvé maintenant, repartit l'autre, que n'attends-tu l'heure qu'il te destine ?

Cependant Antigone, soit qu'il ne pût ou ne voulût pas prendre une résolution, avait à plusieurs reprises mis en discussion dans le conseil le sort ultérieur d'Eumène. Néarque et le jeune Démétrios furent les plus ardents à plaider la cause du prisonnier, disant que leur propre intérêt exigeait qu'on le sauvât. Ce serait d'un mauvais exemple que de couronner par cette mort terrible la trahison des vétérans. Néarque aussi était Grec de naissance : il croyait pouvoir promettre qu'Eumène désormais s'attacherait fidèlement à la cause d'Antigone. Mais la plupart des autres se prononcèrent résolument contre lui ; ce n'était pas probablement dans l'intérêt de la cause commune, mais qui n'aurait craint de perdre de son importance, à côté d'un tel homme, dans l'entourage d'Antigone ? Antigone lui-même hésitait entre sa haine contre le seul homme dont il reconnût la supériorité et le désir non moins vif d'utiliser immédiatement à son profit son nom et ses talents. En attendant, des mouvements qui donnaient à réfléchir se manifestaient dans l'armée. Les Macédoniens, et surtout, parait-il, les argyraspides, étaient irrités et inquiets de ce que cet homme si redouté était encore en vie. Il était à craindre qu'une révolte ouverte n'éclatât si on hésitait plus longtemps. Le stratège ordonna de priver le prisonnier de nourriture. Le troisième jour, quand l'armée se mit en marche, un homme entra dans la prison et l'acheva. On prétend que ce fut à l'insu d'Antigone, par ordre des autres chefs.

Antigone remit le corps d'Eumène à ses amis, avec permission de le brûler et d'envoyer ses cendres dans une urne d'argent à sa famille[50].

C'est ainsi qu'Eumène le Cardien finit sa vie si agitée et si remplie, à l'âge de quarante-cinq ans. Il était depuis l'âge de dix-huit ans au service des Macédoniens[51]. Le roi Philippe, de passage à Cardia, l'avait remarqué, emmené avec lui, et, prompt à distinguer de son regard perçant la valeur des hommes de son entourage, avait fait de lui son secrétaire. Il avait exercé les mêmes fonctions, en qualité de premier secrétaire, auprès d'Alexandre, tant que celui-ci vécut[52] ; puis la faveur des deux rois et ses talents supérieurs l'avaient rendu pour les autres grands de Macédoine un objet d'envie et de jalousie. La prudence qu'il était obligé de montrer dans ses rapports avec eux, pour se maintenir entre les uns et les autres, pouvait, par l'apparence de duplicité qu'elle lui donnait, justifier les soupçons continuels qu'on faisait planer sur cet homme tranquille et intelligent. A la mort du roi commença pour lui une série de conjonctures difficiles : ce n'est pas ce qu'il avait été jusque-là et les services rendus qui assurèrent sa position ; il dut chercher à se rendre indispensable. Aussi prit-il la plus grande part à la réconciliation de l'infanterie et de la cavalerie dans l'été de 323 ; cet accord, qui fonda le nouveau régime, fut en grande partie son œuvre. Les circonstances l'obligeaient à se dévouer complètement à la cause de la royauté : il lui resta fidèle jusqu'au dernier moment. Ce qui le perdit, c'est qu'il ne voulut ou ne put lutter que pour elle, sans songer jamais à gagner, à acquérir et posséder pour son propre compte. Il servait une cause perdue. Il a aussi une tache qui le suit partout ; toutes ses victoires, toute la renommée, toutes les qualités éminentes qui le distinguent, ne peuvent faire oublier aux Macédoniens, grands ou petits, qu'en définitive il n'est qu'un Grec. Quoi qu'il pût faire, qu'il trouvât un moyen de salut dans les moments les plus critiques, qu'il forçât la victoire par les plans les plus audacieux, tout cela ne comptait que sur le moment. Cet homme infatigable recommence incessamment le travail de Sisyphe. C'est avec une habileté et une vigueur incroyable qu'il soumet les circonstances à sa volonté et se fait le pivot des événements. Il domine la foule, tantôt par des flatteries, tantôt par un prestige qui lui impose ; il force les hommes les plus distingués à, suivre la voie où il veut les mener ; les partis le recherchent ; il est comblé d'honneurs et de témoignages de confiance ; il devient le chef dirigeant et unique ; il est à, la fin le vainqueur ; et toujours c'est ce vice originel, de n'être qu'un Grec, qui entrave ses projets, arrête le cours de ses victoires et le fait succomber. Ainsi, toujours dans la situation d'un proscrit, détesté par tous bien qu'indispensable, on le méprise quoiqu'il soit le sauveur ; il n'est qu'un instrument. Enfin, aigri au fond de l'âme, incertain, ne sachant quel parti prendre, il est livré à son mortel ennemi par la trahison la plus perfide, que l'armée et les chefs trament à l'envi contre lui.

Antigone, après la bataille précitée, s'était mis en marche et avait regagné en Médie ses quartiers d'hiver[53], avec son armée considérablement renforcée. Il établit son quartier général dans une des localités voisines d'Ecbatane. Ses troupes campaient réparties dans toute la satrapie, notamment dans le pays de Ragæ, le long des montagnes Caspiennes ; Pithon était dans les contrées les plus reculées de la Médie. Antigone, si complète que fût sa victoire, voyait son armée trop éprouvée, et les nouvelles troupes comptaient des éléments trop difficiles, trop peu disciplinés, pour qu'il pût pousser jusqu'au bout ses avantages et en tirer toutes les conséquences. Peut-être aussi voulait-il d'abord laisser agir le bruit de la révolution complète qui venait de se produire, et son nom s'entourer d'une auréole dont il pourrait tirer grand parti pour ses plans ultérieurs.

En effet, il était maintenant maître de toute l'Asie ; non seulement il avait dans sa main le salut ou la perte des grands qui avaient lutté contre lui, mais encore sa situation avait complètement changé vis-à-vis de ses auxiliaires et alliés. Pithon regrettait certainement d'avoir attiré dans ces contrées, dont il avait espéré devenir lui-même maître absolu, l'homme devant lequel le monde entier, et lui comme les autres, semblait devoir bientôt se courber.

Fut-ce particulièrement la crainte des empiétements ultérieurs d'Antigone qui poussa Pithon, fut-ce sa nature remuante et son aveuglement, toujours est-il qu'il résolut de prévenir le danger. Il lui sembla qu'il était encore temps : la nouvelle puissance d'Antigone n'était pas encore assez solidement établie ; tout le monde était encore dans la surexcitation et dans la crainte. Le parti dispersé d'Eumène ne paraissait avoir besoin que d'un nouveau centre pour engager de nouveau l'action. On pouvait attendre d'un grand nombre de satrapes qu'une fois l'impulsion donnée, ils prendraient facilement parti contre le trop puissant stratège. Pithon commença ses intrigues. Il réussit, par des présents et des promesses, à gagner des troupes dans les cantonnements les plus voisins, à enrôler de nouveaux corps de mercenaires à son service, à se procurer de l'argent et à tout préparer pour une nouvelle levée de boucliers.

Antigone fut mis au courant de toutes ces machinations. Il fallait obvier sans tarder au péril. Une lutte ouverte paraissait sinon incertaine quant au succès, du moins une perte de temps ; c'était aussi une concession faite à une rébellion qui na méritait que le châtiment. Il essaya d'arriver à son but plus sûrement et sans éclat. Il traita ces révélations de calomnies, affectant de supposer qu'on voulait relâcher les liens d'amitié qui l'unissaient à Pithon : il ne pouvait croire que Pithon eût de tels projets en tête alors qu'il était sur le point de lui remettre 5.000 Macédoniens et 1.000 Thraces. Il fit savoir qu'il songeait à retourner prochainement du côté de la mer ; il laisserait Pithon comme stratège des satrapies supérieures avec des forces suffisantes, et il savait sa cause parfaitement en sûreté entre de telles mains. Il écrivit à Pithon en personne pour lui dire qu'il désirait l'entretenir avant son départ, afin d'arrêter, de concert avec lui, les mesures nécessaires et de lui remettre les troupes qui lui étaient destinées. Ces lettres d'Antigone arrivèrent chez Pithon avec d'autres de ses amis du quartier général, qui lui certifiaient qu'en effet Antigone se préparait à partir ; on avait déjà désigné les troupes qui devaient rester avec lui, le futur stratège des satrapies supérieures. Pithon conclut de tout cela que son plan était complètement ignoré : il se crut parfaitement en sûreté et courut à Ecbatane. A peine arrivé, on l'arrêta. Accusé par Antigone dans le conseil des commandants, il fut condamné à mort et exécuté sur-le-champ[54].

Ces procédés expéditifs et énergiques d'Antigone répandirent sans doute une grande consternation parmi les autres potentats. Il ne suffisait pas à Antigone de traiter avec une rigueur sanguinaire ses ennemis vaincus ; il paraissait encore observer ses anciens amis avec un redoublement de circonspection et les châtier sans miséricorde. Que d'exécutions en si peu de temps ! que de noms, que de grands du temps d'Alexandre ainsi frappés ! Eudémos, Antigène, Eumène, Paon, tous des plus grands dignitaires de l'empire et au premier rang du temps d'Alexandre, et quantité d'autres chefs encore, en quelques semaines, tous avaient disparu l'un après l'autre. On eût dit qu'Antigone avait l'intention d'exterminer tout ce que le passé avait laissé de grand et de distingué, et de faire table rase des souvenirs glorieux et des expéditions du temps d'Alexandre. Antigone avait les yeux fixés sur son but ; il le poursuivait sans dévier : à mesure qu'il avançait dans la voie où il s'était engagé, il devait déblayer tout ce qu'il avait rencontré de considérable en face de lui ou à côté de lui ; il devait mettre ses créatures dans les places vides ; enfin, comme maitre de l'Orient, disposant des trésors immenses accumulés en divers endroits, il devait se hâter de retourner à la lutte suprême qui commençait à s'organiser contre lui en Occident.

Au commencement du printemps de 316, il retira ses troupes des quartiers d'hiver : il nomma Orontobatès[55] satrape de Médie, et le Mède Hippostratos stratège avec 3.500 hommes de troupes d'infanterie étrangères sous ses ordres. Lui-même, avec son armée, commença par aller à Ecbatane ; il prit dans le Trésor qui y était déposé 5.000 talents d'argent en barres, et s'avança jusqu'en Perse à vingt jours de marche plus loin. Il le pouvait, attendu que l'armée enrôlée et gagnée par Pithon eu vue de sa révolte n'existait plus. Comment a-t-elle été dissoute et dispersée, c'est ce que les auteurs ne disent pas. Sans doute, lorsqu'Antigone eut dépassé les frontières de la Médie, quelques compagnons et amis de Pithon, et dans le nombre Méléagre et Ménœtas surtout, essayèrent de rallier les partisans errants du supplicié. Il y eut même bon nombre des fidèles d'Eumène qui vinrent les rejoindre. Bientôt ils eurent réuni 800 cavaliers, :avec lesquels ils parcouraient la Médie en appelant à la révolte et pillant les contrées qui refusaient de leur obéir. En moins de rien, la terreur et la révolte bouleversèrent la satrapie. Hippostratos et Orontobatès marchèrent contre cette bande ; pendant la nuit, leur camp fut surpris par les rebelles, et, bien que ceux-ci ne fussent pas en nombre pour risquer un grand coup, un grand nombre de déserteurs cependant se joignirent à eux, dévastant et pillant, remplissant tout d'effroi et de désordre, mais fuyant toujours devant la force armée. Enfin, le stratège réussit à les acculer dans une vallée étroite entourée de précipices et à les y cerner ; après une résistance désespérée, où périrent Méléagre, Ocranès le Mède et d'autres chefs, ils furent écrasés et faits prisonniers.

Cependant Antigone était arrivé à Persépolis[56]. Les habitants le reçurent avec les plus grands honneurs ; on eût dit que le grand roi faisait son entrée. C'est bien ainsi que l'entendait Antigone ; c'est de cette capitale du vieil empire perse qu'il voulait dater les ordres qui allaient décider du sort des satrapies et de leurs maîtres. Il convoqua le conseil, et, d'après ses décisions, pourvut aux nouvelles nominations. Tlépolémos de Carmanie, qui avait combattu pour Eumène, Stasanor, qui lui avait au moins envoyé des troupes, restèrent dans leurs satrapies ; le satrape de l'Arie, Stasandros de Cypre, fut remplacé par Euitos, et, comme celui-ci mourut bientôt après, par Évagoras[57]. Oxyartès, dans le pays des Paropamisades, conserva également sa satrapie, bien qu'il fût venu au secours d'Eumène. Sibyrtios d'Arachosie, qui, à cause de sa trahison déclarée, avait été accusé par Eumène et qui s'était dérobé au jugement, se rendit à Persépolis sur l'invitation d'Antigone. Comme récompense, non seulement il recouvra sa satrapie, mais le tiers du corps des argyraspides fut mis à sa disposition, soi-disant pour une expédition militaire. Enfin Peucestas, en raison de sa situation antérieure auprès du roi Alexandre, d'une part, d'autre part en considération des services qu'il avait rendus à la bonne cause au cours de la dernière guerre, semblait mériter une position plus influente que la satrapie de Perse. Le stratège, disait-on, le garderait pour le moment dans son entourage, afin de lui créer une sphère d'action plus digne de lui. Asclépiodore reçut donc la Perse[58].

Telles furent les dispositions prises à Persépolis. A vrai dire, Antigone n'avait pas l'intention de les exécuter à la lettre. Changer les situations dans la Bactriane, la Carmanie et le pays du Paropamisos, il le pouvait à la rigueur ; mais cela lui eût pris trop de temps et surtout l'aurait plus éloigné des contrées occidentales que ses plans ultérieurs ne le permettaient. Il n'aurait pu, avec de simples décrets, évincer Oxyartès, Tlépolémos, Stasanor, qui administraient admirablement leurs provinces et qui pouvaient compter sur l'aide de leurs sujets en état de porter les armes et de leurs voisins[59]. Il préféra les gagner par une douceur inattendue. La décision concernant les argyraspides n'avait pas d'autre but que de diviser ce corps puissant, et par suite de l'affaiblir. Les auteurs disent expressément que Sibyrtios reçut l'ordre de les placer aux postes où il serait sûr qu'ils périraient. Les autres argyraspides furent mis comme garnisons dans des bourgs très éloignés les uns des autres[60]. Ce corps, encore tout-puissant récemment, n'osa pas s'opposer à cet ordre qui était sa perte. Il tomba subitement et pour toujours, comme si c'était une punition de la trahison qu'il avait tramée contre Eumène. La conduite du stratège vis-à-vis de Peucestas fut plus circonspecte. Le satrape jouissait d'une faveur si extraordinaire chez ses sujets perses, dont il avait adopté la langue et les mœurs, qu'Antigone, malgré, paraît-il, les engagements formels qu'il avait pris avec lui, crut néanmoins devoir le mettre de côté. Quand cet ordre fut connu, la plus grande consternation et le plus grand mécontentement se manifestèrent partout, et l'un des Perses les plus notables déclara hautement que ses compatriotes n'obéiraient à aucun autre, parole qu'Antigone, pour faire un exemple terrible, punit de mort. Peucestas suivit, dit-on, volontiers le stratège, sans soupçon, rempli de nouvelles espérances : depuis lors, son nom disparaît de l'histoire.

De Persépolis, Antigone descendit à Suse. Il y avait un an qu'il avait quitté cette province en vaincu. A ce moment, il avait été décidé que Séleucos de Babylone adjoindrait cette satrapie à la sienne. Séleucos avait réussi à soumettre le pays : le commandant même du fort de Suse, Xénophilos, après une longue et vaillante résistance, avait fini par passer de son côté. Maintenant Antigone allait arriver. Après les événements de Médie et de Perse, Séleucos comprit qu'il ne pourrait montrer trop de prudence. Il décida Xénophilos à aller au-devant du stratège jusqu'au Pasitigris, pour le recevoir avec honneur et se déclarer, au nom de Séleucos, prêt à recevoir ses ordres avec soumission. Antigone le reçut avec déférence, l'honora de toutes façons, à l'égal des premiers de sa suite, craignant toujours à part lui qu'on ne lui refusât les trésors de Suse. Puis il entra dans Suse, et dans la forteresse de Suse. Les trésors lui furent remis ; il y avait encore là d'abord 15.000 talents d'argent, puis des vases, des couronnes et autres objets précieux d'une valeur de 5.000 talents. Antigone prit tout, et, outre cela, il apportait de Médie pour 5.000 talents de couronnes d'or, de. présents honorifiques et de butin. Il se trouva disposer ainsi d'une somme de 25.000 talents[61]. Il nomma à Suse un nouveau satrape, Aspisas de Susiane ; c'était déjà le second fonctionnaire non Macédonien qu'il appelait à un poste de cette importance.

Avec son armée et l'immense convoi d'argent qui fut transporté partie sur des chars, partie à dos de chameau, Antigone gagna en vingt-deux jours Babylone, pour se rendre de là à la mer. Séleucos, il est vrai, aurait eu des motifs de s'irriter contre le stratège, qui avait adjugé sans plus de façon à un autre la Susiane à lui promise. Mais il n'osa pas faire voir son mécontentement à son tout-puissant ami. Sans doute il espérait que le séjour d'Antigone dans ces pays ne serait que de courte durée, et que, lorsque le stratège serait bien loin en Occident, il trouverait bien, lui, le temps et l'occasion d'agir dans son propre intérêt. Antigone le prévoyait bien : il connaissait l'esprit souple et actif du satrape de Babylone ; il savait combien ses sujets lui étaient dévoués. Il ne pouvait abandonner l'Orient à lui-même tant qu'il s'y trouvait encore au pouvoir des hommes de cette importance, en droit de prétendre à tout et en état de soutenir leurs prétentions. Il s'agissait de rendre celui-ci inoffensif. Séleucos alla au-devant du stratège pour le saluer sur la frontière de sa satrapie : il lui apportait une foule de présents dignes d'un roi et ses félicitations pour les succès qu'il avait obtenus en si peu de temps ; il offrit à l'armée du stratège des banquets et des fêtes ; il se montra de toutes façons si prévenant, si complaisant envers son ami et allié, qu'il semblait accepter tout ce qui s'était fait même contre lui. Mais il arriva que Séleucos fit une observation blessante à un des généraux pour un motif quelconque, sans soumettre l'affaire au stratège. Celui-ci ne cacha pas son étonnement de voir qu'on ne s'adressât pas à lui, en sa qualité de supérieur, pour attendre sa décision. Séleucos, de son côté, contesta absolument qu'il fût, d'une façon quelconque, son subordonné. Cette querelle, insignifiante en elle-même, s'aigrit de plus en plus : des deux côtés on y apportait la vivacité de la méfiance et du parti pris. Enfin, Antigone demanda qu'on lui soumît les comptes des revenus et dépenses de la satrapie. Séleucos repoussa cette exigence, disant qu'il ne reconnaissait point de contrôle de cette espèce : les Macédoniens l'avaient chargé de la satrapie en raison des nombreux services qu'il avait rendus à l'empire, et il ne savait pas de quel droit et à quel titre le stratège se mêlait de l'administration de la satrapie. On ne s'entendait plus. Séleucos avait sous les yeux l'exemple de Pichon ; il craignit qu'Antigone ne voulût s'emparer de sa personne, pour se débarrasser de lui comme il avait fait de l'autre, en le faisant condamner à mort par une décision de son conseil, un jugement de cabinet en bonne et due forme. Il se sauva donc en toute hâte et s'échappa de Babylone avec cinquante cavaliers, pour chercher un asile en Égypte auprès de Ptolémée[62].

Pour Antigone, cette issue de la querelle était ce qu'il pouvait souhaiter de mieux ; car enfin, il semblait que le satrape n'avait pas été chassé par lui, mais qu'il avouait en fuyant sa culpabilité. Sans avoir fait le moindre tort à son ancien ami, il était maître de sa satrapie et débarrassé d'un compétiteur dangereux. Antigone avait raison de vanter sa bonne étoile, qui lui aplanissait ainsi les voies. C'est alors, dit-on, qu'arrivèrent chez lui les prêtres chaldéens, pour lui déclarer qu'il était écrit dans les étoiles que, s'il laissait Séleucos échapper de ses mains, celui-ci deviendrait le maître de toute l'Asie. Antigone aurait regretté alors de ne pas s'être assuré de la personne du satrape. Il fit poursuivre le fugitif, avec ordre de le rejoindre et le ramener, si faire se pouvait : il était trop tard. On ajoute expressément qu'à l'ordinaire Antigone traitait légèrement les prédictions de cette sorte, mais que, cette fois-ci, il fut profondément impressionné[63] d'abord par la grande autorité dont jouissaient ces prêtres, et surtout en se rappelant que ces mêmes hommes avaient fait au roi Alexandre des prédictions qui s'étaient accomplies de point en point. Si les renseignements sont véridiques (et ils viennent de la meilleure source), c'est un trait remarquable à ajouter au caractère d'Antigone. Lui, si raisonnable d'ordinaire, si éclairé, on dirait presque si prosaïque, il se laissait aller maintenant, alors que la fortune elle-même lui aplanissait le chemin, à prêter l'oreille aux prédictions des astrologues qui, avec la certitude mathématique de leurs calculs établis sur des milliers d'années, étaient complètement sûrs de s'imposer à la superstition de cette époque rationaliste.

La situation générale ne permettait pas à Antigone de rester plus longtemps à Babylone. Il voyait imminente la lutte décisive avec les potentats de l'Occident, lutte dont l'arrivée de Séleucos allait très vraisemblablement provoquer l'explosion. Antigone devait se hâter de gagner ces contrées, dont la possession lui assurait l'offensive pour la guerre continentale, et où il pouvait concentrer de nouvelles forces navales qui lui étaient surtout nécessaires, car celles qu'il avait eues jusqu'à l'an 318 étaient dispersées ou appartenaient à ceux qui allaient être ses premiers adversaires. Il nomma satrape de Babylone Pithon fils d'Agénor, jadis satrape de l'Inde, se fit livrer comme otages les enfants des principaux habitants et plusieurs amis des réfugiés, et les confia au nouveau satrape pour les garder en lieu sûr dans le château-fort ; puis, peu de temps après la fuite de Séleucos[64], il quitta Babylone vers la fin de l'été pour se rendre en Mésopotamie. Il destitua le satrape Blitor, qui avait aidé la fuite de Séleucos, gagna rapidement la Cilicie et arriva à Mallos vers la mi-novembre : là il établit ses troupes dans leurs quartiers d'hiver[65].

Avoir atteint sans peine et sans lutte ce territoire, chaînon intermédiaire entre l'Orient et l'Occident, c'était avoir fait la moitié du chemin qui menait au but. Il se trouvait au milieu de ceux qui pouvaient se lever contre lui, plus puissant que chacun d'eux pris isolément, aussi résolu que préparé à faire valoir sa supériorité. Sa fortune si constante s'était de nouveau affirmée. Elle lui était fidèle, parce qu'en toute circonstance il agissait d'après sa propre volonté et se réservait la direction suprême. Ainsi, ne s'en rapportant qu'à lui-même, il était toujours sûr de son secret, et il arrachait la victoire aux ennemis, qui étaient le plus souvent des coalisés, même quand ils étaient victorieux. Son fils Démétrios fut le seul qu'il commença, depuis lors, à mettre dans sa confidence et à associer à son pouvoir. Il gagnait par là une force nouvelle, car aucun de ses adversaires ne pouvait montrer un allié aussi fidèle et aussi dévoué. Jamais la bonne intelligence entre le père et le fils ne fut troublée, et, à l'apogée de sa splendeur, Antigone mettait son orgueil à vivre avec son fils sur un pied d'intimité familière, on dirait presque bourgeoise. Quand son fils revenait de la chasse, il courait encore couvert de poussière chez son père, l'embrassait et s'asseyait à ses côtés, et le stratège disait aux ambassadeurs qu'ils pouvaient rapporter à leurs maîtres de quelle façon il vivait avec son fils[66]. Rien ne caractérise mieux Antigone que l'ordre et la prudence qu'il montrait même dans les plus petites choses. Il tenait un journal exact de toutes les négociations, et souvent les ambassadeurs qui arrivaient chez lui étaient étonnés de voir à quel point il était au courant d'affaires passées depuis longtemps, se rappelant ceux qui avaient négocié avec lui à ce moment, ce qui avait été dit et comment on avait réglé les points les plus insignifiants[67]. Le Même ordre régnait dans ses finances. Il prenait soin avant tout d'accumuler une réserve en argent aussi considérable que possible ; il on soutirait où il pouvait et tant qu'il pouvait. A quelqu'un qui lui représentait qu'Alexandre n'agissait pas ainsi, il répondit qu'Alexandre avait fait la moisson en Asie, et que lui ne faisait plus que glaner[68]. Lorsqu'il arriva, comme il a été dit plus haut, en Cilicie, il apportait avec lui 25.000 talents des provinces supérieures ; en outre, il prit les 10.000 talents qui se trouvaient encore à Cyinda, et le produit annuel de ses provinces était tel qu'il put prélever sur ces revenus 11.000 talents en vue de la prochaine guerre[69]. Il savait parfaitement qu'avec la manière dont se faisait la guerre à ce moment, celui qui payait le mieux pouvait disposer des troupes les plus nombreuses et, les meilleures : à Meure que les grandes idées et les aspirations nationales allaient s'effaçant de plus en plus, l'argent était le meilleur levier et la seule base sûre de la puissance. Il n'aimait aucune espèce de prodigalités, ni pour lui et ses plaisirs, ni pour s'attirer les louanges des savants et des littérateurs dont il aimait à s'entourer, en homme cultivé et ami des études qu'il était. Il les remettait à leur place, souvent avec cet esprit sec et mordant qui lui était particulier[70]. Quand il le jugeait nécessaire, il savait donner et même prodiguer[71] : le tour gracieux qu'il donnait alors à sa munificence faisait qu'on lui avait d'autant plus d'obligation. Il aimait la réalité et non pas l'éclat du pouvoir ; on le vit en toute occasion éviter plutôt que rechercher l'extraordinaire. Un jour que quelqu'un l'appelait dans un poème Fils du Soleil, il dit que le valet qui lui présentait son vase de nuit ne s'en doutait pas[72] ; plus tard, alors qu'il était devenu roi, comme on vantait son bonheur et sa puissance : Si tu savais, dit-il, combien cette guenille (il montrait le diadème) est remplie de maux, tu ne la ramasserais pas sur un tas de fumier[73]. Un autre, pour se rendre agréable à ses yeux, lui disait que tout ce que le roi faisait était juste et bon. Peut-être chez les Barbares, répondit-il : mais chez nous le juste seul est juste et le bien seul est bien. On ne saurait imaginer un contraste plus grand en toutes choses qu'entre son fils Démétrios et lui. Autant celui-ci était prodigue, passionné et enthousiaste, autant le père était sobre, prudent et réfléchi[74]. Du reste, ces traits de caractère devenaient d'autant plus saillants avec l'âge : c'était maintenant un septuagénaire. Sa dernière guerre prouve combien il était encore vigoureux ; il payait toujours de sa personne au combat et ne semblait jamais de meilleure humeur que quand il fallait marcher contre l'ennemi. Généralement alors les troupes avaient à se raconter une nouvelle saillie de leur vieux chef, ou bien il passait sur leur front et faisait des plaisanteries sur l'ennemi[75]. Dans le camp aussi, il aimait à voir ses gens pleins d'entrain, tout en tenant plus que n'importe quel général à la discipline sévère et à la subordination. Il savait manier les soldats : un jour — c'était en saison d'hiver — qu'il était obligé de camper dans un pays complètement désert, et qu'il entendait en traversant le camp des soldats déblatérer dans leur tente sur l'abominable façon dont ils étaient conduits, il poussa avec son bâton la porte de la tente et leur cria qu'il leur arriverait malheur s'ils ne prenaient pas plus de précautions[76]. En général, il était indulgent pour les appréciations concernant sa personne ; il n'y avait qu'à propos de son œil borgne qu'il n'entendait pas raillerie. Théocritos de Chios ayant répondu au chef de cuisine qui l'invitait au nom du stratège : Tu veux pour sûr me servir tout cru au Cyclope, il le fit arrêter et mettre à mort[77].

Antigone va être, durant les dix années qui suivent, le centre des affaires du monde. Son retour en Occident marque le commencement d'une nouvelle période dans l'histoire des Diadoques.

Presque à la même époque, Eumène était mis à mort en Asie, la reine Olympias en Europe : ainsi échouait complètement la dernière tentative faite par la maison royale pour conserver et gouverner l'empire d'Alexandre dans son unité. Alexandre, il est vrai, le fils du grand roi, vivait encore ; mais il était entre les mains de Cassandre, et c'était un enfant de sept ans. Il ne comptait pour rien dans le monde, si ce n'est qu'il portait attaché à sa personne le titre du pouvoir, titre que chacun des grands enviait à son voisin, dans la même mesure qu'il le convoitait pour lui-même. Le bâtard du roi, Héraclès, était encore en vie aussi, mais il n'avait aucun droit au trône ; il passait sa jeunesse dans l'oubli, dans la retraite, et ce n'est que plus tard qu'un des partis le tirera au grand jour, afin de faire de lui pour un moment un prétendant à l'empire. Il y avait encore deux princesses de la maison royale ; l'une, Cléopâtre, fille de Philippe, veuve du roi d'Épire, recherchée en mariage par beaucoup de ces grands qui espéraient se rapprocher par elle du diadème ; l'autre, Thessalonice, également fille de Philippe et mariée à Cassandre depuis la mort d'Olympias. Elles étaient toutes deux sans influence personnelle sur les grands événements dans lesquels le nom du parti royal ne devait plus servir, pendant quelques années encore, que de prétexte ou d'excuse.

La situation des partis dans l'empire avait complètement changé. A la mort d'Alexandre, on voyait d'un côté Perdiccas, représentant l'unité de l'empire, dont les héritiers étaient en son pouvoir ; de l'autre se-trouvaient les satrapes qui cherchaient à se soustraire à son autorité, à se rendre indépendants vis-à-vis de lui et à se faire une souveraineté propre. La chute de Perdiccas rompit le lien avec lequel Alexandre s'était efforcé de rattacher ensemble les vastes régions de son empire. La maison royale dut se réfugier sous la protection du plus puissant des satrapes ; la royauté abandonna l'Asie et suivit Antipater en Macédoine. A la mort d'Antipater commence la seconde phase des événements. Cassandre, Antigone et Ptolémée se révoltent contre Polysperchon, le nouveau gouverneur général, qui aurait dû représenter la royauté ; ils agissent comme s'ils avaient le droit de garder ce qu'ils ont pris les armes à la main[78]. Le mot fatal, droit de conquête, devient le mot d'ordre contre le droit de succession et contre l'empire. Le danger augmente toujours ; la maison royale elle-même se divise en deux partis. La reine-mère, qui rentre avec Polysperchon, assassine le roi Philippe Arrhidée et son épouse ; Cassandre, à son tour, lutte contre Olympias en Europe, Antigone contre son stratège Eumène en Asie. L'empire était soutenu par les satrapes de l'Est, car c'en était fait de leur indépendance si la royauté impuissante s'écroulait ; mais leurs adversaires étaient plus actifs, plus hardis, plus puissants. Déjà Ptolémée était en possession de l'Égypte, de Cyrène et de la Syrie. Antigone était maitre de toutes les satrapies de l'Asie-Mineure. Avec le concours de ces deux alliés, Cassandre triomphe dans les provinces d'Europe. Dans l'Extrême-Orient, Pithon s'efforce d'usurper la domination des provinces supérieures ; Séleucos s'allie avec lui, et Antigone se joint à eux. Les grandes luttes de l'année 317 se terminent par la destruction du parti royal en Asie et en Europe.

A partir de ce moment, ceux qui s'étaient alliés pour renverser le pouvoir royal se font eux-mêmes la guerre entre eux. En Asie, aussitôt après la défaite des satrapes réunis sous Eumène, Antigone s'était défait de ses alliés Pichon de Médie et Séleucos de Babylone, en assassinant l'un et chassant l'autre de sa satrapie. Tout l'Orient est pour ainsi dire en son pouvoir ; les satrapes lui ont prêté serment, ou il les a remplacés par d'autres pris parmi ses adhérents : en sus de ses anciennes provinces, qui lui rapportent 11.000 talents et plus, il dispose actuellement de la Mésopotamie, de Babylone, de la Susiane, de la Perse, de la Médie, de toutes les provinces supérieures jusqu'à l'Indus et l'Iaxarte ; sous le nom de stratège, il gouverne tout l'Orient. L'Asie-Mineure surtout lui appartient ; il est en droit d'y croire son gouvernement plus solidement établi que partout ailleurs ; cependant Asandros, satrape de Carie et frère de Parménion, y a considérablement accru son domaine ; il s'est établi en Lycie, a su attirer à lui les anciennes provinces d'Eumène et a soumis, par son général Asclépiodore, la Cappadoce jusqu'au Pont ; seule la ville d'Amisos résiste encore. Voilà pourquoi sans doute Antigone s'était arrêté en Cilicie ; c'était afin de ne pas en venir trop tôt avec Asandros à une rupture qui entrait dans les calculs de ses adversaires[79].

En effet, dans l'état actuel des choses, Ptolémée était l'allié naturel d'Asandros ; Ptolémée avait, depuis 320, occupé la Syrie et la Phénicie, mais la rapidité avec laquelle ces provinces furent reconquises en 318 avait montré combien cette possession était mal assurée. Et cependant l'influence de Ptolémée sur les affaires du monde dépendait de là : il fallait qu'il tint dans sa main les forcés navales de la Phénicie, et par elles l'empire de la mer. Il avait fait venir en Égypte les flottes des différentes villes maritimes, qui devaient en même temps lui servir de caution et lui garantir la docilité des pays du littoral. Sa puissance était considérablement accrue par la possession de Cyrène, par son alliance avec plusieurs princes cypriotes, et surtout par la sagesse avec laquelle il avait administré ses provinces et la part peu importante qu'il avait prise jusque-là aux guerres.

A cette époque, la Thrace aussi apparaît comme une puissance de premier ordre. Lysimaque, depuis-la mort d'Alexandre, avait la Chersonèse, la Thrace, et tout le pays voisin jusqu'à Salmydessos sur le Pont. Déjà, sous Alexandre, le prince des Odryses, Seuthès Ier, avait fait des tentatives pour recouvrer son ancienne indépendance. Lysimaque ne fut pas plutôt arrivé dans sa satrapie qu'il commença la guerre avec ce prince (322) : Seuthès lui opposa 20.000 hommes d'infanterie et 8.000 cavaliers. Bien que son armée s'élevât à peine au cinquième des forces thraces, Lysimaque risqua la bataille, que tout au moins il ne perdit pas, et se retira pour recommencer prochainement la lutte avec des forces plus considérables[80]. Nous n'avons pas de renseignements sur le cours ultérieur de cette lutte. Lysimaque semble avoir été occupé de ce côté avec toutes ses forces, et d'une manière très sérieuse : ni dans la guerre Lamiaque, ni dans les luttes contre Perdiccas et Eumène, il n'est au nombre des puissances belligérantes ; il ne prend également aucune part à la guerre contre Polysperchon, bien que le meurtre de Clitos par ses gens prouve qu'il était alors du parti d'Antigone. Néanmoins, pendant les sept années qui se sont écoulées depuis sa prise de possession de la Thrace, non seulement il a fini par forcer Seuthès à la soumission[81], mais il a encore étendu sa domination sur mémos, sur les villes grecques de la côte occidentale du Pont et sur les bouches du Danube[82] ; il semble même avoir franchi l'Hellespont et avoir pris pied solidement dans la Petite-Phrygie[83]. Dès lors, lui aussi devient un ennemi d'Antigone, qui avait arraché cette province au satrape Arrhidæos.

Enfin, en Macédoine, comme nous l'avons dit plus haut, Cassandre occupe seul le pouvoir. Polysperchon avait été hors d'état de remporter aucun avantage sur lui : la plupart de ses troupes avaient passé à l'ennemi ; Æacide d'Épire, son allié et celui d'Olympias, avait été déclaré déchu par les Épirotes, et lui-même était cerné dans une ville de Perrhébie[84] avec les misérables restes de son armée. A la nouvelle de la mort d'Olympias et de la victoire de Cassandre, Polysperchon s'enfuit de là avec une faible escorte, s'associa avec Æacide le proscrit et se réfugia chez les Étoliens, qui étaient ses amis et les ennemis jurés de Cassandre. Cassandre avait installé un stratège en Épire ; Athènes était pour ainsi dire entre ses mains par son gouverneur Démétrios de Phalère ; la Thessalie et l'Hellade lui obéissaient : il ne restait plus que le Péloponnèse, où Alexandre, fils de Polysperchon, tenait encore la campagne. Pour le soumettre et montrer enfin qu'il était le maître en Grèce, Cassandre partit dans l'été de 316 à la tête d'une armée considérable. On traversa sans obstacle la Thessalie ; mais les défilés des Thermopyles étaient occupés par les Étoliens, et ce ne fut pas sans peine qu'on vint à bout de forcer le passage. Cassandre arriva dans la plaine de la Béotie ; là, près des ruines de Thèbes, détruite par Alexandre vingt ans auparavant, il publia un décret ordonnant la reconstruction de la ville, afin d'acquérir une gloire immortelle[85]. Les Hellènes applaudirent Cassandre : les Messéniens et les Mégalopolitains, même les habitants de la Grande-Grèce et de la Sicile, les Athéniens surtout, prirent part à la reconstruction ou envoyèrent des secours d'argent ; les Athéniens célébrèrent des fêtes de joie dans leur ville et construisirent une grande partie du mur d'enceinte[86] ; même parmi les Béotiens des alentours, jadis les pires ennemis des Thébains, beaucoup, maintenant que le maître était dans le pays, firent preuve d'un zèle empressé ; les Platéens décidèrent que les Thébains prendraient part dorénavant à leur fête de Dédale et seraient leurs bons amis[87] Cassandre, en reconstruisant la ville de Thèbes, gagnait non seulement une position importante et un État qui lui serait dévoué au cœur de la Grèce, mais les sympathies de l'opinion publique dans le monde grec. Il donnait, en effet, aux Hellènes la satisfaction de voir rapporter une mesure qu'ils s'étaient habitués à exécrer comme un révoltant abus de la force commis par Alexandre.

Avec cette auréole de générosité, Cassandre continua sa route vers le Péloponnèse. A la nouvelle qu'Alexandre, fils de Polysperchon, avait occupé l'isthme, il s'arrêta à Mégare, y fit réunir des bâtiments et construire des radeaux sur lesquels il transporta son armée et ses éléphants à Épidaure. Il passa ensuite par Argos et força la ville à abandonner le parti d'Alexandre : elle dut aussi recevoir une garnison macédonienne, commandée par Apollonide. De là il se rendit dans la Messénie, qui embrassa sa cause jusqu'au mont Ithome : d'autres places du Péloponnèse se rendirent à lui par capitulation. Enfin Alexandre marcha à sa rencontre[88].

Soudain, malgré sa supériorité, au moment où tout l'avantage était de son côté, il reprit en toute hâte le chemin de la Macédoine, ne laissant que 2.000 hommes sous le commandement de Molycos pour occuper l'isthme. Il faut supposer que c'est à ce moment même qu'il reçut la nouvelle de la fuite de Séleucos en Égypte, de l'arrivée d'Antigone et de l'ouverture prochaine des hostilités contre le seigneur et maître de l'Orient. Il avait bien quelques motifs d'inquiétude ; encore que l'étendue de sa domination égalât au moins celle qu'avait son père lorsqu'il risquait l'expédition de l'an 321, il ne pouvait se dissimuler que la possession de l'Épire n'était pas sûre, que son autorité n'était pas non plus bien assise en Grèce, et qu'en Macédoine même son gouvernement n'était pas populaire comme l'était jadis celui de son père. Il pouvait compter qu'aux premiers symptômes d'une grande guerre, le monde hellénique commencerait à vibrer et se trouverait doublement préparé pour une révolution soudaine, maintenant qu'Alexandre, campant sur l'isthme avec son armée intacte encore, semblait inviter à la révolte et garantir le succès.

Tel est le bilan de cette année 316, qui tire à sa fin. De même que la première grande guerre, celle des satrapes contre les adhérents de Perdiccas, avait été dépassée par la seconde, celle dirigée contre la maison royale et ses représentants, de même la troisième menace de devenir plus terrible encore que les deux précédentes. Des forces plus considérables, des prétentions plus hautes, des visées plus audacieuses, des droits plus contestables sont en présence : déjà ce ne sont plus des satrapes et des stratèges, mais des puissances politiques, des États naissants, des royaumes en formation qui s'opposent les uns aux autres. Le stratège Antigone est maître de l'Orient ; il veut réunir sous son autorité tout l'empire d'Alexandre, dont il a déjà soumis la plus grande partie ; contre lui il a les quatre potentats de la Macédoine, de la Thrace, de l'Asie-Mineure, de l'Égypte, plus un cinquième qui s'est enfui de sa satrapie de Babylone pour la reconquérir avec le concours des autres.

Le sort de l'empire est de nouveau mis en question. Il s'agit de savoir si le stratège va le reconstituer en prenant l'Asie pour point de départ, ou si le dernier lien de l'empire va disparaître avec sa défaite.

 

 

 



[1] D'après Appien (Syr., 53), qui peut-être puisait encore directement dans Hiéronyme, Ptolémée possédait aussi la Haute-Syrie, et non pas seulement la Cœlé-Syrie et la Phénicie.

[2] DIODORE, XVIII, 63.

[3] POLYÆN., IV, 6, 9.

[4] DIODORE, XVIII, 73.

[5] DIODORE, XIX, 12. C'est l'hiver de 318/7, que Diodore, suivant son système, place sous l'archontat de Démogène (Ol. CXV, 4), tandis qu'en réalité la quatrième année de l'olympiade ne commence que dans l'été de 317. L'endroit où Eumène prit ses quartiers d'hiver n'est pas Carræ en Mésopotamie, comme on l'a supposé, car, dans les circonstances actuelles, il n'eût pu faire de choix plus absurde, mais cette Cane, sur la route d'Ecbatane à Opis, qui se trouve mentionnée à propos de la dernière campagne d'Alexandre en Médie (DIODORE, XVII, 110, 3).

[6] DIODORE, XIX, 13.

[7] Diodore (XIX, 12) indique cette distance : elle paraît prouver qu'Eumène était réellement passé sur la rive droite du Tigre. Mais l'origine du renseignement est tout à fait obscure.

[8] DIODORE, XIX, 12 : par conséquent, ces navires venant de Babylone sont arrivés dans le Tigre en amont du camp où se trouve Eumène : le but devait être d'empêcher Eumène de marcher vers Suse et de s'allier avec les satrapes de la Haute-Asie. Diodore raconte deux fois l'histoire du canal détourné par Séleucos (XVIII, 73 et XIX,12) : cela montre seulement de quelle façon il travaillait.

[9] Depuis Bagdad jusqu'à Kout-el-Ammara, où il tourne à court vers l'est, le Tigre reçoit des dérivations de l'Euphrate ; de Kout-el-Ammara, au contraire, les canaux vont du Tigre à l'Euphrate. On reconnaît par là jusqu'où a dit s'avancer Eumène en descendant la rive droite du Tigre.

[10] DIODORE, XIX, 13.

[11] βιβλιαφόρους est l'expression qu'emploie Diodore, ici et ailleurs, certainement d'après l'exemple d'Hiéronyme.

[12] Les chiffres donnés ci-après sur la foi de Diodore (XIX, 14) doivent contenir des erreurs : cependant, ils sont exacts en thèse générale, comme le prouve la comparaison avec une autre énumération (DIODORE, XIX, 27), et intéressants pour ce qu'ils nous apprennent sur les forces militaires des satrapies orientales. Le total donné par Diodore (XIX, 24), 18.000 hommes de pied et 4.600 cavaliers, est certainement faux en ce qui concerne le premier nombre, et aucun des deux chiffres ne s'accorde avec les effectifs attribués par Diodore lui-même aux différents corps ; mais, pour la cavalerie, on peut rectifier le total d'après les chapitres 27 et 28. Les 10.000 archers et frondeurs perses dont parle Diodore ont été, comme on le voit plus loin (XIX, 17), amenés de leur pays plus tard.

[13] Diodore (XIX, 14) dit, 116 cavaliers : ailleurs (XIX, 27) il donne le chiffre plus exact de 600.

[14] Diodore appelle ce satrape Eudamos, tandis que dans Arrien (VI, 27,2) il porte le nom d'Eudémos. Au chapitre 14, Diodore lui attribue 500 cavaliers ; mais plus loin (ch. 27) il mentionne l'agéma d'Eudémos, comptant 150 cavaliers, et ses deux escadrons de xystophores, qui marchent sur 50 chevaux de profondeur.

[15] D'après Diodore (XVIII, 73), Eumène, lors de son entrée à Suse, avait 1.300 cavaliers. Le récit de la bataille (DIODORE, XIX, 28) prouve que le compte est faux. On y énumère 900 hétœres à cheval, 150 hommes de l'agéma d'Antigène, 300 de l'agéma d'Eumène, deux escadrons de pages à 50 chevaux chacun, quatre autres escadrons (c'est-à-dire de 800 à 1000 chevaux) parmi lesquels 200 hommes d'élite, plus 300 autres cavaliers choisis dans tout le corps de cavalerie. — Amphimachos doit avoir opéré sa jonction avec Eumène dès l'arrivée de celui-ci, car plus tard, il n'aurait pas pu le rejoindre avec des troupes.

[16] Diodore ajoute (XIX, 15), et l'expression doit être de lui : οΐόν τινος δημοκρατουμένης πόλεως.

[17] DIODORE, XIX, 16.

[18] Diodore commence ici (ch. 17) l'archontat de Démoclide, qui s'est ouvert avec l'été de 316, mais qui, pour Diodore, comprend déjà l'hiver de 317 à 316. Comme, aussitôt après, l'historien fait coïncider la marche d'Antigone avec le lever de Sirius, CLINTON et autres rapportent cette marche à l'été de 316 (Ol. CXVI, 1). Ceci est inexact, et Diodore lui-même s'est trompé dans ses calculs. Si les choses étaient telles qu'il le dit, Antigone aurait passé l'hiver de 318/7 en Mésopotamie (XIX, 16) : il y serait resté inactif durant l'année 317, et de là (XIX, 17) serait parti pour Suse au printemps de 316, pour passer l'hiver suivant (316/5) en Médie (XIX, 37). Or, si la bataille navale de Byzance est de l'année 318, et plus exactement, du mois d'octobre, comme nous l'avons admis, il en résulte qu'Eumène est parti de Phénicie vers la fin du mois de novembre, et qu'il pouvait bien être en janvier dans les quartiers d'hiver de Carte ; et si Antigone était parti vers le même temps de la Phrygie d'Hellespont, il pouvait bien, lui aussi, en forçant un peu les étapes, il est vrai, avoir atteint la Mésopotamie vers la fin de janvier. — Du reste, c'est à ce moment que Blitor parait avoir été nommé satrape de Mésopotamie à la place d'Amphimachos (ARRIAN., B. Syr., 53).

[19] Diodore (XIX, 17) dit le Tigre, et Plutarque (Eumène, 14) le Pasitigris. Strabon (XV, p. 729) assure qu'Alexandre a franchi successivement le Choaspe, le Copratas, le Pasitigris, c'est-à-dire la Kerka, le fleuve de Dizfoul, celui de Shouster. D'après Polyclitos de Larissa, le Choaspe, l'Eulæos et le Tigre se déversaient tous trois dans un lac et de là dans la mer (STRAB., loc. cit.). On le voit, le Copratas et l'Eulæos sont bien le même cours d'eau, et le nom de Pasitigris, transporté au fleuve qui recueille tous ces affluents, sans autre raison évidemment que son étymologie grecque, désigne plus exactement le puissant fleuve de Shouster. Pline (XII, 17) dit à propos d'une plante : nascitur ultra Pasitigrin in finibus oppidi Sostræ in monte Sanchro (NÖLDEKE, Gœtt. gel. Anzeig., 1874. Nachrichten, p. 195). De Suse, on n'arrive pas au fleuve de Shouster (Pasitigris) en une journée, mais, comme le dit Diodore (XVII, 67), τεταρταΐος.

[20] Diodore dit : ήναγκάζοντο.... στρατοπιδεύεσθαι περί τόν ποταμόν κ. τ. λ. ; les derniers mots paraissent fautifs, ou sont une addition entachée d'erreur. Antigone semble avoir marché vers le sud plusieurs jours durant, pour franchir le Copratas plus en aval et tourner le flanc gauche d'Eumène.

[21] Ce nom ne se rencontre nulle part ailleurs : la ville était située, suivant Diodore (XIX, 19), sur l'Eulæos (fleuve de Dizfoul), certainement du côté des montagnes, et il fallait neuf jours, comme on le verra plus tard, pour aller de là en Médie. KINNEIR (Geogr. Mem., p. 106) assure qu'en partant de Shouster, la route la plus directe pour aller à Hamadan passe par Dizfoul, et que, par conséquent, cette dernière ville doit être à peu près à la place de l'ancienne Badaca.

[22] L'expression de Diodore, ή μέν γάρ έπί Κολώνος καλή καί βασιλική, ne peut désigner que la route traversant la Καλλωνΐτις de Polybe (V, 54, 7), la Χαλωνΐτις d'Isidore Charax. L'autre route pourrait être celle qui remonte le Dizfoul en passant par Bahrein et Bouroudjird.

[23] DIODORE, XIX, 20. De Dizfoul à Bahrein, il y a en ligne droite plus de vingt milles.

[24] Diodore (XIX, 20) dit : une si grande quantité, que toute l'armée put s'équiper : il veut parler sans doute des objets de cuir, souliers, boucliers, pourpoints en cuir, courroies, etc.

[25] DIODORE, XIX, 22. PLUTARQUE, Eumène, 14.

[26] POLYÆN., IV, 8, 3. DIODORE, XIX, 23.

[27] DIODORE, XIX, 24. PLUTARQUE, Eumène, 14.

[28] PLUTARQUE, Eumène, 15.

[29] La partie géographique de toute cette campagne est extrêmement obscure : rien ne fait deviner où les deux armées se rencontrèrent pour la première fois ; tout ce qu'on peut affirmer, c'est que ce fut sur la route de Médie en Perse, et dans la Parætacène (DIODORE, XIX, 34). La Γάβαις (Gabæ) de Strabon (XV, p. 728) est-elle identique avec la Γαβήνα de Ptolémée, c'est une question à débattre. Strabon (XVI, p. 744), parlant des trois routes qui mènent à Séleucie, dit que l'une vient de Médie par la Massabatique, la deuxième de Perse, pour la troisième la distinction qu'il entre l'Élymaïde et la Suside embrouille tout. La seule chose qu'on puisse dire, c'est que la Gabiène était située entre la Perse, la Médie et la Suside (Élymaïde). Et comme, plus tard, l'armée, prenant ses quartiers d'hiver dans cette région, put se disséminer à des distances allant jusqu'à 100 stades (PLUTARQUE, Eumène, 15) ou 6 jours de marche (DIODORE, XIX, 37), il est difficile de trouver sur nos cartes un espace semblable autre que celui que limitent à droite et à gauche les cours d'eau dont la réunion forme le Dizfoul. Si la leçon έν Τάβαις dans Polybe (XXXI, 11, 3) n'était pas assurée par les manuscrits, et si on pouvait y substituer έν Γάβαις, on pourrait peut-être retrouver la source où Strabon a pris ce qu'il dit de l'Élymaïde et de la Gabiène.

[30] DIODORE, XIX, 28.

[31] On trouve, en détaillant, 500 Thraces, 500 Paropamisades envoyés par Oxyartès, 600 Arachosiens que commandait actuellement Céphalon, après la fuite de Sibyrtios, 600 cavaliers conduits par Amphimachos de Mésopotamie, 950 Ariens de Stasandros ; enfin, sur la hauteur, l'escorte d'Eudémos, soit 150 cavaliers ayant comme πρόταγμα deux escadrons de lanciers (xystophores), chacun sans doute de 50 cavaliers, bien que Diodore (XIX, 27) donne à chacun 50 hommes de profondeur (?).

[32] Diodore évalue l'effectif total de cette armée à 35.000 hommes de pied, 6.100 cavaliers et 114 éléphants, tandis que, si l'on additionne les chiffres qu'il énumère, on trouve 17.000 hommes de pied, 6.300 cavaliers plus 2 escadrons, c'est à dire 100 chevaux probablement, et 125 éléphants. Si les 18.000 fantassins qui manquent sont des troupes légères, c'est que l'on met 144 hommes par éléphant ; si l'on n'en compte que 100 par éléphant, il en reste 5.500 détachés pour protéger le camp, etc. Peucestas avait en ligne, à lui tout seul, 10.000 archers et frondeurs.

[33] DIODORE, XIX, 29. Ces Tarentins sont une espèce de cavaliers armés à la légère, qui lancent d'abord leurs traits et attaquent ensuite l'ennemi, soit avec la pique qu'ils ont gardée sur toute leur provision, ou encore avec le sabre droit. Cf. ARRIAN., Tact., 3.

[34] Outre ces 8.000 Macédoniens, il y avait 8.000 hommes armés à la macédonienne, 3.000 Lyciens et Pamphyliens (sans doute des hypaspistes), et 9.000 mercenaires (DIODORE, XIX, 29).

[35] Certainement Nicanor, qui avait reçu, lors du partage de 321, la satrapie de Cappadoce ; a reparu dans le pays après qu'Eumène fut sorti de Nora. Peut-être est-ce lui qui a recruté des cavaliers en Cappadoce, un pays de chevaux, les a formés à la mode de Tarente et amenés à Antigone.

[36] Je ne sais s'il faut lire άνθιπποι ou άμφιπποι, et ce que pouvait bien être l'une ou l'autre arme : les premiers, si l'on prend le mot à la lettre, étaient peut-être une espèce de πρόδρομοι, et les autres des voltigeurs.

[37] Diodore (XIX, 27) ne fait pas entrer en ligne de compte ces troupes légères, quand il évalue l'armée entière d'Antigone à plus de 28.000 fantassins et 8.500 cavaliers : en additionnant les effectifs qu'il donne aux divers corps de cavalerie, on trouve 10.400 hommes.

[38] DIODORE, XIX, 34. POLYÆN., IV, 6, 10.

[39] Le nom de cette province est modifié de bien des façons : Gamarga, Gadamala ou Gadarla, Gadamarta, sont les appellations diverses qu'on rencontre dans Diodore et dans Polyænos. Quelle est la véritable ? on ne saurait le dire. Il est également impossible de déterminer plus exactement la situation de cette contrée. On serait presque tenté de chercher quelque chose de moins vague dans ce qui va être dit relativement à la distance comptée de là à la Gabiène. D'après la description de la route, d'après la possibilité d'obliquer du côté de l'Arménie, enfin, d'après la direction dans laquelle Antigone s'est retiré après la dite bataille, on pourrait supposer que Gadamarta devait se trouver dans les environs de Koum et de Sava.

[40] POLYÆN., IV, 6, 11. Cf. DIODORE, XIX, 37. PLUTARQUE, Eumène, 15. CORN. NEPOS, Eumène, 8.

[41] DIODORE, XIX, 37.

[42] PLUTARQUE, Eumène, 15. DIODORE, XIX, 38. POLYÆN., IV, 8, 4. CORN. NEPOS, Eumène, 9. Pour déterminer la position de la contrée, il est important de remarquer qu'Antigone s'écarte à droite pour rejoindre la grande route : le camp fictif d'Eumène ne peut avoir été placé qu'à une journée de marche tout au plus en avant du quartier général. Polyænos (IV, 8, 13) dit de la bataille qui suivit immédiatement : Άντίγονος περί τήν Γαβιηνήν συνέβαλεν Εύμένει μάχην ; et ce nom peut être utilisé dorénavant pour distinguer cette bataille de la précédente.

[43] Il y avait là aussi Mithradate, fils d'Ariobarzane, descendant de l'un des sept Perses qui avaient mis à mort Smerdis.

[44] Quel est ce Philippe, il est impossible de le dire.

[45] Le récit de cette bataille est fait d'après Diodore (XIX, 40-43). Cf. POLYÆN., IV, 6, 13. PLUTARQUE, Eumène, 17. Il y a dans ce récit bien des choses qui étonnent : il n'y est pas du tout question des mouvements de l'aile commandée par Philippe, ni de la part prise au combat par l'infanterie, à l'exception des argyraspides. De même pour les éléphants : il n'y est fait allusion qu'en un seul endroit, et l'on ne voit pas bien comment derrière eux ont pu s'engager des combats de cavalerie sur une aussi large échelle. On est amené à penser que Peucestas a agi en traître ; on ne comprend pas sans cela comment Antigone a pu risquer la bataille : cependant aucun auteur ancien ne formule ce soupçon. Polyænos, Cornélius Nepos et Justin (XIV, 3), considèrent la journée comme une victoire pour Eumène. Quand on évalue à 300 le nombre des morts du côté d'Eumène, on veut dire sans doute que telles ont été les pertes éprouvées par les phalanges.

[46] D'après Polyænos, les Macédoniens auraient commencé à passer du côté d'Antigone : Peucestas les aurait suivis avec ses Perses, et, à la fin, Eumène aurait été pris et livré.

[47] C'est ainsi que Plutarque (Eumène, 17) rapporte ces paroles, et il ne les a certainement pas inventées ; il les donne à peu près telles qu'il les trouvait dans Hiéronyme. Le discours est plus ampoulé dans Justin (XIV, 4), comme on devait s'y attendre, vu la source d'où il est tiré.

[48] PLUTARQUE, Eumène, 18.

[49] Parmi les prisonniers se trouvait aussi Hiéronyme de Cardia, envers lequel Antigone se montra fort clément (DIODORE, XIX, 44).

[50] Voyez Plutarque, Cornélius Nepos et Diodore.

[51] Ce qu'on dit de la pauvreté de sa famille, du vil métier de son père, vient certainement de Douris, à qui Plutarque emprunte le fond des deux premiers chapitres de sa Vie d'Eumène. Cependant Plutarque lui-même fait remarquer que, suivant une autre version, Philippe a attiré auprès de lui le jeune Eumène, et il trouve même cette version plus vraisemblable. Le compte des années est fait par Cornélius Nepos (Eumène, 13), probablement d'après Clitarque ; les chiffres ne sont pas tout à fait exacts.

[52] D'après Arrien (VII, 14, 10), Cornélius Nepos se trompe en disant qu'à la mort d'Héphestion, Alexandre a nommé Perdiccas pour le remplacer comme chiliarque et transféré l'hipparchie de Perdiccas à Eumène.

[53] DIODORE, XIX, 44, 4 : plus loin (46, 1), χειμάζων έν τή Μηδία a trait encore aux mêmes quartiers d'hiver, qui prennent fin avec le départ pour Persépolis (46, 6).

[54] Diodore (XIX, 46) dit expressément que la chose a été décidée έν τοΐς μετέχουσι τοΰ συνεδρίου. Je préfère ce témoignage à l'assertion de Polyænos (IV, 6, 14) : ές τό κοινόν τών Μακιδόνων εΐσαγαγών, parce que la procédure n'en est que plus singulière, un jugement par devant les Macédoniens étant de droit en pareil cas. Cette divergence montre que Polyænos n'a pas dû emprunter ce passage à Hiéronyme.

[55] Orontobatès est un Mède (DIODORE, XIX, 46, 5), diffèrent par conséquent de l'Othontobatès des monnaies, l'Orontobatès des auteurs, le Perse (ARRIAN, II, 5, 7) qui défendit Halicarnasse en 334 et fut battu l'année suivante. En tout cas, il est étonnant qu'Antigone ait promu à une si haute dignité un indigène. Quelques années plus tard, Nicanor (le même évidemment qui avait obtenu la Cappadoce en 321) est stratège περί Μηδίαν (DIODORE, XIX, 92) καί τών άλλων σατραπειών (XIX, 100), sans qu'il soit fait mention de la mort d'Hippostratos.

[56] Diodore (XIX, 46, 6) fait partir Antigone — après des quartiers d'hiver qui, vu les fatigues antérieures, ont pu durer jusqu'à la fin de mars — pour Persépolis, qu'il atteignit après 21 jours de marche. Les nombreuses et sérieuses affaires qui l'occupèrent dans cette ville font supposer un séjour prolongé : vient ensuite, d'après Diodore (XIX, 48, 6), la marche vers Suse, marche qui a certainement été plus longue encore que le trajet de la Médie à Persépolis puis, après un séjour prolongé à Suse, la marche sur Babylone (DIODORE, XIX, 55), accomplie en 22 jours.

[57] Diodore (XIX, 48, 2) l'appelle άνδρα κατ' άνδρείαν καί σύνεσιν θαυμαζόμενον : le nom indique qu'il était de la famille des princes de Cypre.

[58] DIODORE, XIX, 48, 5.

[59] Diodore (XIX, 48) rend à Tlépolémos et à Stasanor de Cypre ce témoignage, qu'ils avaient bien administré leurs satrapies, et qu'ils avaient parmi les habitants de nombreux partisans.

[60] DIODORE, XIX, 48. POLYÆN., IV, 6, 18. PLUTARQUE, Eumène, 19.

[61] DIODORE, XIX, 48. Si l'on compte cette somme (147.350.000 fr.) en argent, on voit que sa marche a dû être ralentie par un poids d'environ 6.550 quintaux métriques, pour le transport desquels il fallut ajouter à la colonne les hèles de somme nécessaires.

[62] DIODORE, XIX, 55, 3. D'après ce passage, il est clair que Séleucos resta encore quelque temps avec Antigone avant de s'enfuir. Suivant ce qui a été dit plus haut, Antigone n'a guère pu arriver à Babylone avant le mois de juin : c'est par conséquent vers le mois de juillet que Séleucos a pris la fuite.

[63] DIODORE, XIX, 55.

[64] APPIAN, Syr., 53.

[65] DIODORE, XIX, 56, 5. Naturellement, il s'agit ici de la remarque populaire : sævus ubi Orion hibernis conditur undis (mi-novembre), et non pas, comme l'a pensé UNGER (Philologus, XXXIV, 1, p. 53) du coucher tardif d'Orion, vers le 24 avril. Xénophon évalue la distance entre Pyramos (Mallos) et Pylæ à 265 parasanges en 43 étapes, à raison de 4 milles ½ par jour, naturellement avec des jours de repos dans l'intervalle : pour aller jusqu'à Babylone, il y a bien encore 15 parasanges en sus. Si bons marcheurs qu'aient été ses soldats, Antigone a dû mettre certainement quelque chose comme 60 jours, et davantage encore, s'il a pris le chemin le plus long, par Mossoul. Il est parti de Babylone vers la fin d'août, quelque temps après la fuite de Séleucos.

[66] PLUTARQUE, Démétrios, 3.

[67] POLYÆN., IV, 6, 2.

[68] PLUTARQUE, Apophth. Antigon., 1. Son exemple agit sur ses subordonnés : ainsi ses stratèges mirent un impôt sur les eaux médicinales d'Ædepsos (ATHEN., III, 73 c).

[69] DIODORE, XIX, 56.

[70] PLUTARQUE, Apophth. Antigon., 15. Comme un cynique mendiant lui demandait une drachme : Ce n'est pas là une aumône de roi, dit-il. L'autre lui demandant alors un talent, il repartit : Ceci n'est pas pour un cynique. Plutarque dit ailleurs (De fals. pud.) quelque chose de semblable : Il savait mieux que n'importe quel autre roi écarter des requêtes de ce genre.

[71] PLUTARQUE, Apophth. Antig., 11.

[72] PLUTARQUE, Apophth. Antig., 7.

[73] STOBÉE, Florileg., 49, n° 20.

[74] Quand Hérodien (I, 2) raconte qu'Antigone imitait en tout Dionysos, qu'il se couronnait la tête de lierre au lieu de l'orner de la causia et du diadème et qu'il portait un thyrse en guise de sceptre, je croirais volontiers que l'historien confond le père avec le fils egregiam artem quassandarum urbium professo (SENEC., De const. sap., 5), et que de plus il a puisé à une source entachée d'exagération.

[75] PLUTARQUE, Démétrios, 28.

[76] PLUTARQUE, Apophth. Antig., 10. SÉNÈQUE, De ira, III, 22.

[77] PLUTARQUE, De pueror. educ., 14. On trouve un récit analogue dans Sénèque (loc. cit.). Hermippos avait consacré à ce Théocritos un chapitre spécial dans ses βίοι, et Ambryon avait aussi composé sur lui un écrit particulier (DIOG. LAERT., V, 11).

[78] D'abord, lors du partage de Triparadisos (DIODORE, XVIII, 39, 5). Diodore insiste particulièrement là-dessus (XIX, 105, 3).

[79] Le fait que Diodore donne à ce satrape le nom de Cassandre, comme au fils d'Antipater, explique une série de confusions dans son récit.

[80] DIODORE, XVIII, 14. Cf. ARRIAN. ap. PHOT., p. 69 b.

[81] Ceci résulte d'un passage de Diodore (XIX, 73, 8).

[82] DIODORE, XIX, 77 sqq.

[83] Sans cela, il n'aurait pas pu revendiquer plus tard cette province contre Antigone.

[84] Diodore (XIX, 52) l'appelle Naxion, nom auquel DINDORF, adoptant une correction proposée par WESSELING, substitue Άζωρος. D'après Strabon (XII, p. 327), il y avait une Azoros en Pélagonie.

[85] DIODORE, XIX, 53, 3.

[86] PLUTARQUE, Præc. pol., p. 814. PAUSANIAS, IX, 7. Cratès le Thébain disait en s'en allant : Qu'ai-je affaire d'une ville que détruira bientôt un second Alexandre ?LIAN., Var. Hist., III, 6. DIOG. LAERT., VI, 103).

[87] PAUSANIAS, IX, 3. L'inscription du C. I. ATTIC. (II, n° 232) doit avoir trait à cette restauration. La date en est fixée par Diodore. Polémon (ap. ATHEN., I, p. 19) dit qu'un des Thébains qui avaient pu s'enfuir lors de la destruction de la ville (en 335) avait caché son or dans les plis de la draperie d'une statue, et que, quand la ville fut rebâtie, il retrouva en rentrant l'or resté là depuis 30 ans. Polémon aurait dû dire vingt ans, s'il tenait à être exact. Je ne sais quel parti tirer de l'assertion de Tzetzès (Chiliad., VII, 139).

[88] DIODORE, XIX, 53.