HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME DEUXIÈME. — HISTOIRE DES SUCCESSEURS D'ALEXANDRE (DIADOQUES)

LIVRE PREMIER. — CHAPITRE TROISIÈME (322-321).

 

 

Léonnatos et Eumène. - Perdiccas et Eumène marchent contre la Cappadoce. - Perdiccas contre les Pisidiens. - Néoptolème et Eumène. - Nicæa. - Cléopâtre. - Cynane et Eurydice. - Fuite d'Antigone. - Ptolémée. - Perdiccas fait ses préparatifs de guerre. - Départ d'Antigone avec ses troupes. - Guerre en Asie-Mineure. - Mort de Cratère et de Néoptolème. - Les Étoliens contre Polysperchon. -Puissance de Ptolémée. - Cyrène au pouvoir de Ptolémée. - Expédition de Perdiccas contre l'Égypte. - Mort de Perdiccas. - Ptolémée à l'armée royale. - Jugement des partisans de Perdiccas. - Intrigues d'Eurydice. - Rébellion de l'armée. - Antipater gouverneur général.

Les renseignements relatifs à l'époque des Diadoques qui sont parvenus jusqu'à nous ne nous montrent jamais que l'agitation incessante et la désorganisation dont le monde est travaillé ; nulle part il n'est question d'éléments fixes et modérateurs, du vaste ensemble qu'ébranle ce mouvement et de la lenteur avec laquelle il s'opère.

Il y avait cependant de ces éléments inertes et résistants. Ce n'est pas seulement le caractère passif et le génie propre des peuples orientaux, dont il nous a été conservé au moins un exemple frappant dans les décrets des prêtres égyptiens, à l'époque où Ptolémée portait encore le titre de satrape ; mais chez les dominateurs aussi, il y a des habitudes et des formes, des forces conservatrices qui ne sont domptées que peu à peu par les progrès de la décomposition.

Le peuple macédonien et son armée gardent un penchant prononcé pour la monarchie, surtout pour l'ancienne dynastie indigène, et les règnes glorieux de Philippe et d'Alexandre ont donné à ce sentiment tout national une forme bien nette, qui ne s'effacera plus. Avant tout, l'armée a ses grands souvenirs ; elle conserve une habitude du commandement et de l'obéissance qui persiste malgré les mutineries et les révoltes passagères. Il y a plus : chaque arme a ses traditions particulières, ses distinctions et ses droits ; les différents corps ont chacun une organisation fermée et constituent comme autant de communautés démocratiques : tout cela ne rend peut-être pas les troupes plus faciles à manier, mais leur donne une plus grande force d'action et de résistance. La soldatesque, comme au temps de Wallenstein et de Banner, forme, en dehors et en dépit de la politique, une puissance avec laquelle doit compter celui qui dirige les affaires.

Alexandre a su dominer et employer avec une entière liberté cet instrument ; il s'entendait à manier la masse des soldats aussi bien que les officiers des grades les plus élevés, et c'est là une preuve plus convaincante que bien d'autres de la supériorité de son génie, de la puissance absorbante de son esprit et de sa volonté. Les désordres qui suivirent sa mort montrent tout ce qu'il avait su contenir et réprimer de passions violentes et explosives chez ses hipparques, ses stratèges, ses gardes du Corps et ses satrapes. Ces désordres mêmes permettent de juger combien le système fondé par lui était bien conçu. Les formes de son empire durèrent longtemps après sa mort, plus longtemps que ne l'eût fait supposer la désastreuse faiblesse de ceux qui portèrent après lui le nom de roi. Ce n'est pas un roi qui succédait au conquérant : Un enfant et un imbécile, comme dit le vers allemand, allaient le remplacer.

Qu'il nous soit permis de citer ici par anticipation un trait à l'appui de nos allégations. Certainement chacun des satrapes, des stratèges et autres grands d'Alexandre aspirait à une domination indépendante, à une puissance personnelle. Si les uns hésitaient en calculant à froid, si les autres étaient arrêtés par la crainte d'un voisin plus puissant, d'autres enfin par le danger d'un premier pas, tous avaient la même convoitise, une convoitise qui croissait à mesure que le succès devenait plus probable. Et cependant, personne n'osa prendre le titre de roi aussi longtemps que vécurent l'enfant et l'imbécile. Même après la fin tragique des deux infortunés, six années entières s'écoulèrent (jusqu'en 306) avant qu'un des successeurs crût pouvoir mettre le diadème sur son front. Il y a plus : dans le dernier siècle de l'empire perse, les satrapes avaient pris l'habitude de frapper des monnaies portant leur nom[1]. Ce fait ne se reproduisit plus sous Alexandre, et nous pouvons bien voir là une preuve des modifications importantes qu'il apporta à la condition des satrapes ; et cette transformation se maintint, après la mort d'Alexandre, tant que son empire subsista de nom. Naturellement les satrapes, et certainement aussi les stratèges, faisaient frapper des monnaies d'or et d'argent, mais à l'effigie et au nom des rois légitimes. C'est à peine si de petits signes accessoires, tels que l'aigle de Ptolémée, l'ancre de Séleucos, le demi-lion de Lysimaque, trahissent l'intention de revenir au système des satrapes battant monnaie. Encore ces premiers essais ne doivent-ils pas remonter au delà de 311. Sur le grand nombre des satrapes de l'est et de l'ouest, il n'en est pas un qui se soit permis des manifestations de cette nature.

Sans doute, les satrapes, tels que les avait institués le premier partage, avec le pouvoir souverain qu'ils exerçaient dans leurs provinces, et toute la liberté, en fait de politique intérieure, que leur laissaient les coutumes de l'État et de la région administrée par eux, pouvaient arriver à se créer une sorte de principauté territoriale ; mais le gouverneur général n'en avait pas moins autorité sur eux au nom de l'Empire, et le droit qu'il avait de les destituer lui donnait le moyen de les maintenir dans les limites de leurs attributions.

Ce système offrait un grave danger. Nous avons dû supposer que, loin des délibérations d'où sortit, à Babylone, le régime en question, la puissance militaire dans les satrapies, qu'Alexandre avait en règle générale séparée de l'autorité civile et placée à côté des satrapes, était subordonnée à ceux-ci. Si donc les satrapes avaient le commandement des forces militaires attribuées à leur territoire, ils trouveraient facilement l'occasion et le prétexte d'étendre leurs pouvoirs et d'attacher les troupes à leur personne. Voilà où était le danger sérieux pour l'unité de l'empire. C'était ce même système qui avait déjà visiblement hâté la dissolution de l'empire perse. Les efforts du gouverneur général devaient donc tendre à mettre en vigueur, avec l'armée royale, qui n'avait plus de conquêtes à faire, ce qu'on pourrait appeler la stratégie générale de l'empire, et, en vertu de ses fonctions, à prendre des mesures pour rappeler au pouvoir militaire des satrapes qu'il était à la disposition de l'empire.

Lors de la répartition des satrapies en 323, il avait été décidé qu'Antigone et Léonnatos partiraient, l'un de la Grande-Phrygie, l'autre de la Phrygie sur l'Hellespont, pour aller, à la tète de leurs armées, soumettre la Paphlagonie et la Cappadoce pour le compte d'Eumène. Antigone jugea à propos de ne point obéir aux ordres qu'il reçut à ce sujet. Non seulement cette expédition n'eût été d'aucun avantage pour lui, mais encore elle l'eût montré dépendant des ordres du gouverneur général, envers lequel il n'était rien moins que disposé à la soumission. Il en était autrement de Léonnatos. Ce dernier était parti de Babylone avec des forces importantes, dans l'intention de terminer tout d'abord la campagne de Cappadoce, et de se rendre ensuite dans sa satrapie sur les bords de l'Hellespont. Ce fut pendant qu'il marchait sur la Cappadoce[2] que Hécatée de Cardia, envoyé par Antipater, vint réclamer son secours. Hécatée était en outre porteur de lettres secrètes de la part de la royale veuve, Cléopâtre, sœur d'Alexandre, qui invitait Léonnatos à se rendre à Pella, pour s'assurer du pays de Macédoine et accepter sa main. Quelle perspective pour l'entreprenant et ambitieux Léonnatos ! Il renonça sans hésitation à la campagne dirigée contre la Cappadoce et fit ses efforts pour déterminer Eumène à prendre part à cette nouvelle expédition, qui devait, disait-il, préserver l'empire d'un des coups les plus terribles dont il pût être atteint. Il lui demandait de faire acte de dévouement à l'empire en mettant de côté, pour le moment, ses propres intérêts : et d'ailleurs, la lutte terminée en Grèce, on pourrait attaquer Ariarathe avec d'autant plus de promptitude et de vigueur. Eumène hésitait à le suivre. Du vivant d'Alexandre, objectait-il, il avait demandé plusieurs fois que la liberté fût rendue à Cardia, sa patrie. C'était là le motif de la haine que lui portait Hécatée, qui, on le voyait bien par ce message, était l'ami le plus dévoué d'Antipater. Il avait donc à craindre qu'Antipater, pour complaire à Hécatée, ne se crût tout permis contre lui. Sa vie même, il le craignait, pouvait être menacée dans le voisinage d'Antipater. Alors Léonnatos lui déclara que les rapports qui unissaient Antipater et Hécatée n'étaient pas tels qu'il se l'imaginait. Il lui confia que le tyran de Cardia lui avait fait, de la part de Cléopâtre, des propositions secrètes, ne tendant à rien moins qu'au renversement du stratège de Macédoine : il lui mit sous les yeux la lettre de Cléopâtre. Le salut d'Antipater n'était qu'un prétexte pour passer en Europe ; le but véritable de l'expédition, c'était la prise de possession de la Macédoine[3].

Eumène ne pouvait plus alléguer la crainte qu'il avait d'Antipater pour refuser son concours[4] ; mais il était maintenant en possession d'un secret dont les conséquences devaient avoir sur les destinées de l'empire une influence incalculable. A quoi lui aurait servi de passer en Europe avec Léonnatos ? Au contraire, en communiquant les plans de Léonnatos au gouverneur général, il s'assurait la reconnaissance de ce dernier. Partout les satrapes s'efforçaient plus ou moins ouvertement de se soustraire à l'autorité de Perdiccas ; le gouverneur général, d'autre part, était résolu à faire valoir énergiquement le pouvoir qu'il avait en mains au nom de l'Empire. Tôt ou tard donc on en viendrait à un conflit ; et le gouverneur général avait tout intérêt à gagner, en prévision de la lutte qui se préparait, des amis véritablement dévoués qu'il armerait de la plus grande puissance possible. Eumène n'était. pas encore en possession de sa satrapie, et les satrapes, quand bien même il embrasserait leur parti, n'avaient aucun intérêt à l'aider à s'en emparer. Au contraire, il se pourrait qu'ils eussent avantage à laisser à Ariarathe, ennemi déclaré de l'empire et par conséquent du gouverneur général, la puissance considérable dont il disposait. Tels furent sans doute les motifs qui dictèrent à Eumène sa conduite, conduite qu'on pourrait presque qualifier de trahison, si l'on considère la franchise avec laquelle Léonnatos s'était ouvert à lui. Pendant que ce dernier s'imaginait l'avoir déjà gagné à ses projets, ou du moins espérait l'y gagner bientôt, Eumène fit charger ses bagages dans le silence de la nuit et quitta précipitamment le camp avec 300 cavaliers, 200 hommes d'armes et 5.000 talents d'or. Il se rendit auprès de Perdiccas et lui révéla les plans de Léonnatos. Il s'établit vite entre ces deux hommes des rapports d'autant plus étroits que leurs intérêts étaient communs. A partir de ce moment, l'habile Cardien devint le conseiller le plus intime du gouverneur général et son partisan le plus fidèle[5].

L'important, à cette heure, pour Perdiccas, c'était de mettre cet ami fidèle et dévoué en possession des provinces qui lui étaient échues en partage. Une campagne contre Ariarathe venait d'autant plus à souhait qu'elle lui offrait l'occasion de passer. avec ses troupes en Asie-Mineure, où les deux satrapes les plus puissants, Antigone et Léonnatos, avaient, avec une indépendance menaçante, méconnu ses ordres. Au commencement de l'année 322, l'armée royale s'avança. vers la Cappadoce, sous le commandement du roi Philippe, de Perdiccas et d'Eumène. Ariarathe marcha à leur rencontre avec 30.000 hommes d'infanterie et 15.000 cavaliers. Les Macédoniens Turent vainqueurs dans deux batailles ; 4.000 Cappadociens furent tués, 5.000 faits prisonniers, et, dans le nombre, le vieux prince lui-même. On le mit en croix avec les siens ; les Cappadociens obtinrent leur pardon et la garantie de leurs droits. Le pays fut donné en satrapie à Eumène, qui prit aussitôt les dispositions nécessaires et choisit, pour s'assurer la nouvelle satrapie, ses fonctionnaires civils et militaires parmi ses fidèles[6]. Son intention était de rester auprès de Perdiccas, tant pour être toujours prêt à l'assister au conseil et à l'action que pour ne rien perdre de son influence en demeurant éloigné du camp royal. Aussi quitta-t-il bientôt sa nouvelle province pour se rendre en Cilicie, où se trouvait cantonnée l'armée royale[7].

On pouvait être alors au printemps de 322. Léonnatos était déjà tombé dans la lutte contre les Hellènes ; Cratère avait repris la route de la Macédoine ; Lysimaque, après une lutte courte mais meurtrière contre Seuthès, prince des Odryses, avait battu en retraite pour se préparer à une nouvelle expédition[8] ; Antipater se trouvait derrière le Pénée, hors d'état d'exercer la moindre influence sur les affaires de l'autre côté de l'Hellespont : Perdiccas, qui avait pris pied en Asie-Mineure par son expédition de Cappadoce, pouvait donc avancer dans la voie où il s'était engagé ; il pouvait songer à rétablir, par un exemple sévère, l'autorité de l'empire sur les satrapes. Antigone, dans la Grande-Phrygie, s'était rendu coupable d'une grave insubordination ; les rois lui envoyèrent l'ordre de se présenter devant leur tribunal. Perdiccas pouvait compter que le fier satrape ne viendrait pas et qu'il faudrait avoir recours contre lui à la force des armes. Pour être tout à fait à portée au moment de la lutte et s'ouvrir un chemin vers la Phrygie, il résolut d'entreprendre une expédition contre les villes de Laranda et d'Isaura, dans cette partie de la Pisidie qui est située entre la Cilicie âpre et la Phrygie. Du vivant même d'Alexandre, les Pisidiens, indomptés dans leurs montagnes, avaient résisté avec le plus grand succès aux généraux du roi ; il était enfin temps de les châtier.

Laranda fut prise rapidement et sans peine[9]. La plupart des habitants furent massacrés, les autres vendus comme esclaves, et la ville elle-même rasée au niveau du sol. L'armée s'avança ensuite contre la grande ville, solidement fortifiée, d'Isaura. Une nombreuse garnison la défendait, et elle était suffisamment pourvue de munitions de guerre et de provisions de toute sorte. Les Isauriens combattirent pour leur indépendance avec un courage extraordinaire. Deux fois les assiégés repoussèrent l'assaut, mais avec de grandes pertes, et il ne leur restait plus assez d'hommes pour garnir d'une façon suffisante le sommet des remparts. Instruits par la destruction de Laranda du sort qui les attendait si leur ville était prise, ils préférèrent préparer eux-mêmes la ruine à laquelle ils ne pouvaient plus échapper. Ils enfermèrent les vieillards, les femmes et les enfants dans les maisons, et dans l'ombre de la nuit mirent le feu en plusieurs endroits de la ville à la fois : puis, pendant que l'intérieur de la ville était en flammes, tous les hommes en état de porter les armes s'élancèrent sur les remparts pour les défendre jusqu'au dernier moment. A la lueur de l'immense incendie, les troupes macédoniennes s'avancèrent, cernèrent les murs et tentèrent un assaut de nuit. Les Isauriens se battirent avec une valeur peu commune, forcèrent les ennemis à abandonner l'attaque, puis, descendant des remparts, ils se précipitèrent ensemble dans les flammes. Le lendemain matin, lorsque les Macédoniens revinrent, ils entrèrent sans obstacle dans la ville embrasée et réussirent à arrêter les progrès du feu. Les lieux incendiés furent livrés au pillage, et, en fouillant les décombres, les Macédoniens trouvèrent une grande quantité d'or et d'argent dans les cendres de cette cité, naguère si opulente[10].

Pendant ce temps, Eumène se trouvait dans sa satrapie de Cappadoce. Perdiccas l'y avait envoyé parce que Néoptolème, satrape de la province voisine d'Arménie, lui paraissait tout aussi peu sûr qu'Antigone. Sans doute le satrape d'Arménie, avec son humeur hautaine, avait de grandes visées ; mais Eumène, par sa prudence et son adresse, réussit à le gagner, ou du moins à entretenir extérieurement avec lui d'excellents rapports. Eumène n'en mit pas moins le temps à profit pour faire tous ses préparatifs en vue d'une lutte imminente. Cette guerre en perspective n'était point populaire parmi les Macédoniens, et il semblait dangereux de compter uniquement, pour la faire, sur des troupes si arrogantes et si pleines de morgue militaire. La province administrée par Eumène avait de tout temps brillé par sa cavalerie. Le satrape se hâta de former un corps de cavaliers indigènes qui pût, le cas échéant, tenir tête aux phalanges. Il accorda aux habitants propres au service de la cavalerie exemption complète d'impôts, donna à ceux dont il était particulièrement sûr des chevaux et des armes, les encouragea par des récompenses et des distinctions, et les exerça dans l'art de manœuvrer et de combattre à l'européenne. En peu de temps, il eut à sa disposition un corps de 6,500 cavaliers parfaitement exercés, si bien que les phalanges elles-mêmes, étonnées, se montrèrent immédiatement plus disposées à servir[11].

De son côté, Perdiccas se préparait d'autre façon à la guerre qui menaçait. Naturellement, le satrape de Phrygie entretenait avec Antipater d'amicales relations. Ce dernier venait de soumettre heureusement les Grecs ; uni à Cratère, il commandait alors à des forces considérables et disponibles. C'était pour Antigone un point d'appui, et une réserve qui pouvait lui paraître parfaitement sûre. C'est sans doute pour lui enlever cet appui que Perdiccas demanda à Antipater la main de sa fille. Elle arriva en Asie, accompagnée d'Archias et d'Iollas, pour l'épouser[12].

Mais ce plan fut traversé par une intrigue de la reine Olympias, qui détestait Antipater avec toute la violence de son âme passionnée. Après sa haine, ce qui lui tenait le plus au cœur, c'était l'orgueil de la domination et la puissance de la maison royale. Elle voyait clairement les efforts que faisaient Antipater et les autres gouverneurs pour arriver à un pouvoir indépendant. Ses sympathies devaient être pour Perdiccas, qui, quelles que fussent ses intentions pour l'avenir, travaillait à maintenir la majesté et l'unité de l'empire. Assisterait-elle à présent, tranquille, à la réconciliation des deux grands représentants des tendances opposées ? Si Perdiccas abandonnait jamais la cause des rois, du moins ne fallait-il pas que ce fie en faveur d'Antipater. Aussi la reine, vers l'époque où Nicæa se rendait en Asie, fit-elle offrir au gouverneur général la main de sa fille Cléopâtre, veuve du roi d'Épire. C'était le meilleur moyen, lui semblait-il, de lier les intérêts du puissant gouverneur général sinon à la fortune des rois, du moins à celle de la maison royale.

Perdiccas et son conseil pesèrent longtemps et mûrement cette proposition. D'un côté, on pouvait objecter que Perdiccas, par ce mariage, se lierait les mains. Pour ajouter au pouvoir suprême qu'il possédait déjà en fait dans l'empire le nom et les insignes de ce pouvoir, point n'était besoin de chercher le vain prétexte de droits légitimes ; mieux valait se fortifier par une alliance avec Antipater. Sans doute, une union avec la famille royale donnerait aussi de grands résultats, des résultats même plus grands certainement, mais plutôt au profit de la famille royale qu'à celui de Perdiccas, car les droits légitimes de Cléopâtre seraient toujours considérés comme le fondement de sa puissance à lui. D'autre part, on pouvait alléguer que la puissance du gouverneur général lui venait de ce qu'il était le représentant de la royauté et de ses droits ; c'est comme tel qu'il était sûr des Macédoniens, et c'était une situation qu'il ne devait abandonner à aucun prix. Seule une alliance avec une princesse de sang royal lui frayait le chemin qui devait le conduire à de plus hautes destinées. Le roi Philippe Arrhidée, étant bâtard, n'avait que peu de droits au trône, et il serait facile de détacher de ce prince, l'homme le plus simple d'esprit du royaume, les Macédoniens qui l'avaient élu dans un moment de précipitation. Le fils d'Alexandre était l'enfant d'une Asiatique, et, lors du règlement de la succession, les phalanges avaient fait à plusieurs reprises de cette origine un sujet d'objections. Donc Cléopâtre, la seule de toute la maison royale qui fût issue d'un mariage régulier et assorti, restait l'héritière légitime. Perdiccas possédait déjà le pouvoir dans sa plénitude ; dès qu'il serait l'époux de Cléopâtre, les Macédoniens le reconnaîtraient sans peine pour maître et pour roi.

Perdiccas se décida à épouser pour le moment Nicæa, ne voulant pas se brouiller avant l'heure avec Antipater, qui se trouvait alors tout-puissant par suite de la soumission des Hellènes. Il savait parfaitement qu'il existait, entre Antipater d'une part et Antigone et Ptolémée de l'autre, une union très étroite, et qu'il lui serait peut-être impossible, si Antipater se déclarait pour eux, de maintenir les gouverneurs sous le joug. Son dessein était de tomber à l'improviste sur le satrape de Phrygie, qui ne pourrait de si tôt, vu l'éloignement, recevoir du secours d'Égypte ; de se déclarer ensuite ouvertement l'adversaire d'Antipater en épousant Cléopâtre, et de passer en Europe pour y faire valoir tous les droits que semblerait lui conférer son mariage avec la seule héritière légitime de la maison royale[13].

Ces desseins, si grandioses et si bien conçus en apparence, furent inopinément menacés, et c'est du sein même de la maison royale que s'éleva le danger.

Le roi Philippe, devenu régent au nom du fils mineur de son frère et harcelé par des chefs illyriens, avait jadis épousé, lui aussi, une Illyrienne. De cette union était née Cynane, une fille qu'il avait mariée, dès qu'elle fut en âge, à cet Amyntas qui aurait dû obtenir la royauté. Amyntas lui-même était un personnage insignifiant ; mais ses droits pouvaient servir de prétexte à ceux qui, après l'assassinat de Philippe, avaient conspiré pour écarter Alexandre de la succession au trône. Lorsqu'Alexandre revint de sa première expédition en Grèce, on découvrit des complots dans lesquels le nom d'Amyntas jouait un rôle : il fut condamné et exécuté. Cynane lui avait donné une fille, Adéa[14] ou, comme on l'appela plus tard, Eurydice. Alexandre fiança la jeune veuve au prince des Agrianes, Langaros, qui lui était resté fidèle dans les pénibles luttes de l'année 334 ; mais Langaros mourut avant que les noces fussent célébrées, et Cynane désormais préféra rester veuve.

Elle avait dans les veines le sang ardent de sa mère, l'Illyrienne. Elle suivait l'armée à la guerre ; les aventures et les expéditions étaient ses délices, et plus d'une fois elle prit personnellement part aux combats. Dans une guerre contre les Illyriens, elle tua leur reine de sa propre main et ne contribua pas peu, en poussant une charge furieuse dans les rangs ennemis, au succès de la journée. De bonne heure, elle avait dressé sa fille Eurydice aux armes et lui avait donné l'habitude des expéditions guerrières. Cette princesse de quinze ans, belle, impérieuse, belliqueuse comme elle l'était, héritière de la couronne soustraite à son père par son grand-père, parut à sa mère un moyen tout trouvé de rentrer sur la scène du monde, d'où les intrigues d'Antipater l'avaient écartée.

Brouillée avec ce dernier et avec son parti, il lui fallait chercher parmi les adversaires de son ennemi à qui offrir, avec la main de sa fille, ses hautes prétentions. Puisque Cléopâtre projetait, par son mariage avec le puissant gouverneur général Perdiccas, d'exercer dans l'empire une influence souveraine, il ne lui restait plus, à elle, qu'à se créer un tiers parti entre le gouverneur général et les satrapes. Ce fut au roi Philippe qu'elle résolut de conduire sa fille. Brusquement elle partit de la Macédoine à la tête d'une petite troupe, se dirigeant en toute hâte vers le Strymon ; mais Antipater s'y était porté avec des troupes pour l'arrêter[15]. La lance à la main, elle et sa fille chargèrent les lignes ennemies, qui furent rompues. D'autres postes qui cherchèrent à lui barrer le chemin furent également culbutés, et cette expédition bizarre traversa sans encombre l'Hellespont, entra en Asie et continua sa route vers le camp du roi. Perdiccas envoya des troupes à sa rencontre sous le commandement d'Alcétas, avec ordre d'attaquer la reine partout où il la trouverait, et de la ramener morte ou vive. Mais, en présence de cette princesse courageuse, de la fille de Philippe, les Macédoniens refusèrent de combattre[16] ; ils réclamèrent la fusion des deux armées et le mariage de la jeune princesse avec le roi. Il était temps qu'Alcétas exécutât les ordres sanguinaires qu'il avait reçus. En vain Cynane rappela-t-elle avec une éloquence hardie sa naissance royale, la noire ingratitude d'Alcétas et de Perdiccas et la trahison dont on l'avait enveloppée ; Alcétas, conformément aux ordres de son frère, la fit mettre à mort. L'armée exprima hautement son mécontentement, qui menaçait de dégénérer en révolte ouverte contre le gouverneur général, et on ne l'apaisa qu'à grand peine, en fiançant Eurydice à Philippe Arrhidée. Perdiccas espérait, après s'être débarrassé de la mère, venir facilement à bout de la fille. La jeune princesse fit son entrée dans le camp royal, et la puissance de Perdiccas parut sortir de ce péril plus grande et mieux affermie. Eurydice était à sa portée ; le sort de cette princesse était entre ses mains. Il semblait toucher à son but suprême, quand un événement inattendu vint hâter le dénouement.

Perdiccas avait espéré qu'Antigone, cité devant un tribunal macédonien, refuserait de se rendre à cette sommation et fournirait ainsi l'occasion de procéder contre lui avec toute la rigueur que mérite un rebelle déclaré, auquel cas il n'était point douteux que le satrape ne fût écrasé par les forces du gouverneur général. Antigone avait promis de se présenter et de fournir les preuves de son innocence ; puis, secrètement, il avait quitté sa satrapie avec son fils Démétrios et ses amis, avait gagné la côte, et, montant sur des vaisseaux athéniens qui se trouvaient dans ces parages[17], s'était rendu en Europe auprès d'Antipater. Les choses tournaient au gré de Perdiccas. Sans doute, le sort du satrape coupable, auquel il s'apprêtait à infliger un juste châtiment, était maintenant un objet de pitié, même pour l'armée, qui n'avait que trop l'habitude de raisonner et de critiquer, ce dont elle ne se fit pas faute à cette occasion. Aux yeux des soldats, Antigone passait maintenant pour une victime injustement poursuivie. Il avait raison, le noble satrape, quand le sanguinaire gouverneur général n'avait pas respecté même les membres de la famille royale, de ne pas vouloir confier sa vie à un tribunal qui, évidemment, ne serait pas convoqué pour l'amour de la justice. La fuite d'Antigone en Europe présageait, disait-on, à l'empire de grandes luttes intestines ; il ne s'était risqué à prendre la fuite qu'avec la certitude que Cratère, Antipater, et d'autres encore peut-être prendraient les armes pour soutenir sa cause. C'était là précisément ce qu'attendait et désirait le gouverneur général. Ce n'était plus sa faute alors, à lui, si l'on en arrivait à une rupture et à une lutte décisive. Cratère et Antipater avaient bien vaincu les Grecs, mais non les Étoliens, qui tenaient encore la campagne contre. eux et leur donnaient pleinement à faire. Pour le moment, les deux satrapes ne pouvaient donc que peu de chose en faveur d'Antigone. Cette circonstance, qu'il s'était enfui auprès d'eux, servait à établir la preuve de leur culpabilité et de leur complicité. Il s'agissait de prévenir la coalition naissante et de les frapper avant qu'ils pussent prendre l'offensive, et le moyen d'atteindre Antipater en Macédoine même était tout indiqué par l'offre de Cléopâtre et de sa mère Olympias.

Jusque-là Perdiccas avait continué son jeu vis-à-vis de la fille d'Antipater. Cette fois, il envoya Eumène, avec de riches présents, à Sardes, où Cléopâtre s'était retirée. Il lui fit dire qu'il avait résolu, pour l'épouser, de renvoyer Nicæa à son père[18]. Immédiatement la reine donna son consentement. Nicæa, répudiée, retourna dans la maison paternelle.

C'est avec raison que Perdiccas voyait dans le Lagide son adversaire le plus dangereux. A partir du moment où il avait prit possession de sa satrapie[19], Ptolémée s'était préparé à la lutte contre Perdiccas, lutte qu'il reconnaissait inévitable. Il avait commencé par se débarrasser de l'ancien gouverneur de l'Égypte, Cléomène, qui, d'après les dispositions prises à Babylone, devait servir sous lui en qualité d'hyparque. II était naturel, en effet, que Cléomène, dépouillé de son ancien pouvoir, se rangeât du côté de Perdiccas[20]. Les exactions effroyables qu'il avait exercées dans sa satrapie fournissaient assez de motifs de lui faire son procès. Le trésor de 8.000 talents, que Cléomène avait amassé, fut confisqué par le satrape. Ce dernier s'en servit aussitôt pour enrôler des troupes, que la gloire de son nom pouvait attirer en grand nombre, et pour améliorer la situation du pays, que l'administration rapace de Cléomène avait plongé dans la plus profonde misère[21]. Ptolémée s'entendait mieux qu'aucun autre des généraux d'Alexandre à gagner l'affection des peuples qu'il avait à gouverner. Sous son intelligente direction, et grâce aux dispositions extraordinairement douces pour l'époque qu'il prit à l'égard des indigènes, le pays se releva rapidement. Le commerce actif avec les contrées d'outre-mer, qui s'était déjà concentré dans Alexandrie, offrait à cette contrée, si riche de sa nature, un débouché avantageux pour ses produits. Ajoutez à cela la position géographique de l'Égypte, exceptionnellement favorable en cas de guerre. Entouré presque de tous côtés de déserts dont les rares habitants, des peuplades nomades de Bédouins, ne constituaient aucun danger, le bassin du Nil n'étant accessible à une armée de terre que d'un seul côté, le lotie de la côte de Syrie. Encore cette route offrait-elle à l'ennemi des difficultés sans fin, lui rendant les communications très pénibles, et, en cas d'insuccès, la retraite presque impossible. Les forces égyptiennes, au contraire, renforcées de tous les avantages d'un terrain malaisé et coupé en tous sens, facile à inonder, ayant constamment à proximité des provisions et des ressources de toute sorte, trouvant enfin à chaque pas qu'elles feraient en arrière une nouvelle position aussi solide que la première, n'avaient presque qu'à se tenir sur la défensive peur être sûres de la victoire. Du côté de la mer, le pays est plus ouvert à l'invasion : mais il suffit d'une défense tant soit peu bien organisée pour arrêter l'ennemi sur la côte, et encore l'accès malaisé des bouches du Nil rend-il un débarquement fort pénible. Alexandrie, le seul point propre à l'attaque, avait été suffisamment fortifiée par les soins prévoyants de son fondateur. Par un heureux concours de circonstances, l'Égypte s'agrandit encore rapidement et sans  peine d'un territoire qui, outre qu'il couvrait ses derrières, était par lui-même de grande valeur.

Vers l'époque de la mort d'Alexandre, et selon toute apparence à l'occasion de cet événement, avaient éclaté dans la Cyrénaïque des troubles à la suite desquels tout un parti de Cyrénéens, chassés de la ville de Cyrène, se joignirent aux exilés de la ville de Barca et allèrent chercher du secours à l'étranger. Ils s'unirent à Thibron. Thibron était ce Spartiate qui, pendant l'automne de 324, s'était rendu avec Harpale, le grand trésorier d'Alexandre, du Ténare en Crète, y avait assassiné son compagnon, s'était emparé de ses trésors et avait gardé à son service les 6.000 mercenaires venus avec Harpale. Appelé par les Cyrénéens exilés, il passa avec ses hommes en Libye, fut vainqueur dans une rencontre sanglante, et se rendit maitre du port d'Apollonie, à deux milles de Cyrène ; puis il marcha contre la ville elle-même, en fit le siège, et contraignit enfin les Cyrénéens à, demander la paix. Ils eurent à, payer 500 talents et à livrer la moitié de leurs chars de guerre : en outre, les bannis devaient être réintégrés dans leurs biens. En même temps, les envoyés de Thibron se rendaient dans les autres villes de la Cyrénaïque, pour les inviter à s'unir à lui afin de combattre les tribus libyennes voisines. Deux de ces villes au moins se joignirent à lui : Barca et Euespéria.

En attendant, pour s'attacher les mercenaires, il leur avait -permis de piller le port. Les marchandises qui s'y trouvaient en entrepôt et les biens des habitants fournirent un riche butin ; mais, lorsqu'il s'agit de le partager, des querelles s'élevèrent. Le Crétois Mnasiclès, un des capitaines de Thibron, homme décidé à tout et arrogant, eut à rendre compte de sa conduite lors du partage. Il préféra abandonner la cause de Thibron, et, gagnant Cyrène, il s'y répandit en récriminations sur la cruauté et la perfidie de son général. A son instigation, les Cyrénéens, qui n'avaient encore livré que 60 talents, suspendirent les paiements ultérieurs, déclarèrent nul et non avenu le traité conclu, et prirent de nouveau les armes. A cette nouvelle, Thibron fit saisir quatre-vingts citoyens de Cyrène, qui se trouvaient précisément dans Apollonie, et, renforcé des Barcéens et des Euespériens, alla mettre une seconde fois le siège devant la ville. La résistance, dirigée par Mnasiclès, fut couronnée de succès, et Thibron se retira sur Apollonie. Les Cyrénéens se hâtèrent d'aller avec une partie de leur garnison dévaster les territoires de Barca et d'Euespéria, et, tandis que Thibron accourait avec le gros de son armée au secours des deux villes, Mnasiclès fit une sortie avec les Cyrénéens, surprit Apollonie, se rendit maître du peu de troupes que Thibron y avait laissées et occupa le port. Ce qu'on y trouva encore de marchandises ou autres biens fut rendu aux propriétaires ou mis de côté. Thibron n'osa pas marcher tout de suite sur Apollonie ; il se jeta avec son armée vers Taucheira, dans l'ouest de la province, avec l'intention d'y faire venir sa flotte et d'aviser ensuite. Cependant, par suite de la prise d'Apollonie, la flotte était privée de sa station ; les équipages devaient descendre à terre chaque jour pour se procurer des vivres, et bientôt il leur fallut pénétrer à l'intérieur des terres, la côte ne fournissant plus assez de provisions. Les paysans libyens s'attroupèrent, guettèrent les matelots, en tuèrent un grand nombre et firent beaucoup de prisonniers. Les autres se réfugièrent sur leurs vaisseaux. Mais, pendant qu'ils faisaient voile vers les villes amies de la Syrte, il s'éleva une tempête qui dispersa la flotte et détruisit la plus grande partie des vaisseaux ; le reste fut jeté par les vents et les flots soit du côté de Cypre, soit à la côte d'Égypte.

La situation de Thibron commençait à devenir critique ; cependant il ne perdit pas courage. Il envoya des affidés dans le Péloponnèse, au marché des mercenaires, qui se tenait au Ténare. Quelques mois auparavant, Léosthène avait enrôlé pour la guerre Lamiaque tous les soldats qui s'y étaient rassemblés. Pourtant, les émissaires de Thibron y trouvèrent encore 2.500 hommes qu'ils prirent à leur solde et avec lesquels ils s'embarquèrent à la hâte pour la Libye. Sur ces entrefaites, les Cyrénéens, encouragés par leurs précédents succès, avaient risqué le combat contre Thibron lui-même ; il avait éprouvé une grande défaite. Juste à ce moment, alors qu'il désespérait déjà de son salut (on pouvait être au printemps de 322), arrivèrent les troupes fraîches du Ténare. Immédiatement, il fit de nouveaux plans et conçut des espérances plus hardies. Les Cyrénéens, de leur côté, se préparaient avec la plus grande énergie à une nouvelle et inévitable lutte. Ils allèrent chercher des secours chez tous les peuples libyens des alentours et jusqu'à Carthage[22] ; ils réunirent Une armée de 30.000 hommes. Une bataille s'engagea. Thibron remporta la victoire et soumit ensuite les villes de la contrée. Les Cyrénéens, dont les chefs étaient restés sur le champ de bataille, confièrent à Mnasiclès le commandement en chef et se défendirent avec la dernière opiniâtreté. Thibron avait à plusieurs reprises tenté d'enlever Apollonie, et ses troupes cernaient étroitement Cyrène elle-même. Bientôt la détresse augmenta dans la cité assiégée ;  des troubles commencèrent à se produire, et le bas peuple, excité selon toute apparence par Mnasiclès, chassa de la ville les riches, dont une partie passa dans le camp de Thibron, pendant que l'autre s'enfuyait en Égypte. Ces derniers informèrent le satrape de ce qui se passait dans la Cyrénaïque et le prièrent de les ramener dans leur patrie[23].

Rien ne pouvait arriver plus à propos pour lui que cette demande. Il lui serait facile de remporter la victoire, vu l'état d'épuisement où se trouvaient les parties belligérantes. Vers l'été de 322, il envoya en Cyrénaïque, sous le commandement du Macédonien Ophélas[24], un corps considérable de troupes de terre et de mer. A leur approche, les exilés qui s'étaient réfugiés auprès de Thibron résolurent de se joindre à elles. Leur dessein fut découvert, et ils furent tous mis à mort. Les meneurs de la populace de Cyrène, redoutant les représailles des exilés s'ils rentraient dans la ville à la suite des Égyptiens, firent à Thibron des propositions de paix et s'allièrent à lui pour repousser Ophélas. Pendant ce temps, ce dernier se mettait à l'œuvre avec toute la prudence requise. Il envoya un détachement contre Taucheira, sous le commandement d'Épicycle d'Olynthe, et se dirigea lui-même sur Cyrène. Il rencontra Thibron : celui-ci, complètement défait, s'enfuit vers Taucheira, où il espérait trouver un abri, et tomba entre les mains d'Épicycle. Ophélas chargea les Taucheirites du soin de le châtier. Ils le battirent de verges, le traînèrent ensuite à Apollonie, qu'il avait si cruellement ravagée, et finalement le mirent en croix[25]. Les Cyrénéens, cependant, résistaient toujours. Ophélas ne put venir à bout ;d'eux qu'à l'arrivée de Ptolémée lui-même qui, à l'aide de ses troupes fraîches, s'empara de la ville et annexa la province à sa satrapie[26].

C'était un grand avantage que d'avoir conquis des pays grecs, mais c'en était un plus grand encore quo de s'être présenté à eux comme un véritable sauveur, en mettant fin à une effroyable anarchie. Le nom de Ptolémée fut dès lors célébré au loin dans tout le monde grec, et déjà, depuis les campagnes d'Alexandre, il était populaire au plus haut degré chez les Macédoniens. On dit que, plus la guerre semblait à prévoir entre lui et l'armée royale, plus le nombre augmentait de ceux qui accouraient à Alexandrie pour entrer à son service, tous prêts, quelles que fussent la grandeur et l'évidence du danger pour lui, à sacrifier leur vie pour son salut. Le bruit courait qu'il était seulement de nom le fils de Lagos, mais qu'en réalité il était fils du roi Philippe. En effet, il avait dans le caractère, dans les manières, quelque chose qui rappelait le fondateur de la puissance macédonienne. Seulement il était plus doux, plus affable, et se montrait toujours plein d'égards. Nul, parmi les successeurs d'Alexandre, ne sut mieux que lui conserver par la modération et accroître, tout en sauvant les apparences, la puissance que sa bonne étoile lui avait fait échoir ; nul ne sut avec plus de perspicacité s'arranger de façon à se faire soulever et porter plus loin par le flot montant. On peut dire que, dès le commencement, il reconnut que la tendance de l'époque était de transformer le royaume en une série de petits États indépendants, et il sut en faire la base de sa politique. Son pouvoir fut le premier qui se transforma en État dans le sens des nouvelles idées, et il resta jusqu'au bout le chef et l'âme de cette tendance qui devait assez tôt prévaloir dans l'empire. C'est dans cet esprit que fut conclue son alliance avec Antipater, alliance qui, à l'issue de l'année 322, était devenue bel et bien une coalition contre le gouverneur général.

Déjà les malentendus entre ce dernier et les potentats de l'Occident commençaient à prendre un caractère plus sérieux ; déjà Perdiccas avait pris possession de la Cappadoce pour le compte d'Eumène et cité Antigone de Phrygie à son tribunal. Antigone alors s'était enfui en Europe, peut-être déjà d'accord avec Ptolémée, ainsi que le fait présumer ce qui arriva par la suite.

Lors de la grande convention de Babylone, pendant l'été de 323, il avait été décidé que le corps d'Alexandre serait transporté en grande pompe dans le temple d'Ammon. L'organisation et la direction du convoi devaient être confiées à Arrhidæos.

A la fin de l'année 322, tous les préparatifs étaient terminés ; le gigantesque char, destiné à recevoir le cercueil royal, avait été construit avec une magnificence incomparable. Sans attendre l'ordre du gouverneur général, Arrhidæos partit de Babylone[27]. Le char funèbre s'avançait accompagné d'un immense et solennel cortège ; de près et de loin une foule innombrable accourait sur la route qu'il suivait, soit pour admirer la splendeur du catafalque et du convoi, soit pour rendre les derniers honneurs au grand roi. C'était une créance générale parmi les Macédoniens que le corps du roi, comme jadis celui de l'Œdipe thébain, aurait ce pouvoir merveilleux de faire du pays où il reposerait dans la tombe une terre prospère et puissante entre toutes. Cet oracle avait été rendu par le vieux devin Aristandre de Telmesse, peu après la mort du roi[28].

Que Ptolémée partageât cette croyance ou qu'il désirât l'exploiter à son avantage, peu importe ; il avait sans doute d'autres motifs encore pour s'entendre avec Arrhidæos et l'engager à partir sans les ordres du gouverneur général. Il pouvait redouter que Perdiccas, pour donner plus de solennité au convoi, n'accompagnât le corps en Égypte avec l'armée royale. C'en était fait de sa situation dans les provinces à lui confiées, s'il s'y montrait une autorité plus grande que la sienne, une force militaire sous un commandement autre que le sien[29]. Ainsi qu'il avait été convenu avec Ptolémée, Arrhidæos conduisit le cortège funèbre à Damas. En vain Polémon, général de Perdiccas, qui se trouvait près de là, voulut s'y opposer ; il ne put faire respecter les ordres précis du gouverneur général. Le convoi funèbre traversa Damas, se dirigeant vers l'Égypte. Ptolémée, pour rehausser la pompe des funérailles, alla avec son armée jusqu'en Syrie au-devant des cendres royales. On les conduisit à Memphis, pour y reposer jusqu'à ce que le splendide mausolée qui devait servir, à Alexandrie, à la sépulture des rois fût en état de les recevoir[30].

Arrhidæos avait quitté Babylone de son propre chef ; le Lagide était allé à sa rencontre jusqu'en Syrie, et tous deux avaient poursuivi leur route au mépris des instructions expresses adressées au stratège Polémon. C'étaient là, des actes de révolte ouverte contre la première autorité de l'empire, tout aussi coupables que la conduite des gouverneurs d'Europe à l'égard du satrape fugitif de Phrygie.

Perdiccas assembla ses amis et ses fidèles en conseil de guerre. Il déclara que Ptolémée avait bravé les ordres des rois au sujet des restes d'Alexandre, et qu'Antipater et Cratère avaient donné asile au satrape fugitif de Phrygie. Tous, ils étaient armés pour une lutte qu'ils cherchaient à provoquer. Il s'agissait de maintenir contre eux l'autorité de l'empire ; il fallait chercher à les prévenir et à lés battre l'un après l'autre. La question était de savoir si l'on attaquerait d'abord l'Égypte ou la Macédoine. Les uns recommandaient de se rendre en Macédoine[31] : c'était le cœur de la monarchie ; Olympias s'y trouvait, et la population se soulèverait aussitôt en faveur de la maison royale et de ses représentants. Néanmoins, on se :décida pour une expédition contre l'Égypte. Il fallait d'abord écraser Ptolémée, pour l'empêcher, pendant la campagne d'Europe, de se jeter en Asie à la tête de ses troupes d'élite et de couper ainsi les communications de l'armée royale avec les provinces du nord. Antipater et Cratère étaient encore aux prises avec les Étoliens ; on viendrait facilement à bout d'eux après la chute de Ptolémée.

On était justement au commencement du printemps de l'année 321. Perdiccas se dirigea sur l'Égypte avec les rois et l'armée de l'empire. La flotte, commandée par Attale, reçut l'ordre de suivre l'armée, pendant que celle de la mer Égée restait sous le commandement de Clitos, avec mission de fermer l'Hellespont[32]. Eumène, qui avait déjà tant de fois fait ses preuves, devait parer une attaque éventuelle du côté de l'Europe. Ce fut à cette fin, semble-t-il, qu'on lui confia, outre sa satrapie de Cappadoce, celle de la Petite-Phrygie, vacante depuis la mort de Léonnatos[33], celle de Carie qu'avait occupée Asandros, et enfin celles de Lycie et de Phrygie, abandonnées par Antigone[34]. Il fut nommé stratège, avec pouvoir absolu, de toutes les satrapies en deçà du Taurus[35]. Le gouverneur général Plaça son frère Alcétas, Néoptolème, satrape d'Arménie, et le satrape de Cilicie, Philotas, dont la province fut donnée à Philoxénos[36], sous les ordres d'Eumène. Il lui laissa nombre de capitaines des plus distingués, avec quelques troupes, et le chargea de rassembler, dans les satrapies de l'Asie-Mineure autant d'hommes qu'il pourrait, de s'avancer jusque dans les contrées que baigne l'Hellespont, et de rendre impossible à l'ennemi toute tentative de débarquement[37].

En effet, c'était là le point menacé tout d'abord. Vers l'époque où Perdiccas partait de la Pisidie[38] avec l'armée royale pour prendre la route d'Égypte, l'armée macédonienne s'avançait à grandes journées vers l'Hellespont.

Antipater et Cratère avaient résolu de se mettre en marche dès qu'ils avaient reçu la nouvelle apportée par Antigone, lequel la tenait de Ménandre, satrape de Lydie, que Perdiccas était sur le point d'épouser Cléopâtre et de renvoyer la fille d'Antipater. Aussitôt ils conclurent avec les Étoliens la paix dont il a déjà été question et se rendirent en toute hâte en Macédoine, pour envahir l'Asie le plus vite possible. Ce fut alors qu'ils apprirent que Perdiccas était parti pour l'Égypte avec l'armée royale. Ils envoyèrent à Ptolémée d'Égypte pour l'informer du danger qui les menaçait tous et lui promettre qu'ils allaient passer l'Hellespont avec toutes leurs forces, traverser à marches forcées l'Asie-Mineure et la Syrie pour apparaître à temps sur les derrières du gouverneur général. Il fut décidé que Cratère recevrait l'hégémonie de l'Asie et qu'Antipater conserverait celle d'Europe[39]. Durant son absence, Polysperchon serait stratège de Macédoine. Au printemps de 321, l'armée macédonienne, sous le commandement de Cratère, se trouvait sur les bords de l'Hellespont : Antipater était avec lui ; Antigone parait-il, commandait la flotte[40].

Eumène ne pouvait se dissimuler que sa tâche était plus difficile et plus dangereuse qu'on n'aurait pu le prévoir. A la vérité, les tentatives faites auprès des Étoliens pour les pousser

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volontiers : elles haïssaient Eumène, en sa qualité de Grec, et étaient dévouées corps et âme à Cratère. Ils n'eurent pas non plus grand'peine assurément à gagner le navarque Clitos. Ainsi, les généraux franchirent sans obstacle 1'Hellespont et pénétrèrent en Asie. Ils ne rencontrèrent de résistance nulle part. Ils réclamèrent et obtinrent de toutes les villes grecques libres des contingents, absolument comme s'il se fût agi d'une guerre pour le salut de l'empire contre l'arbitraire et la violence[41]. On eût dit qu'Eumène abandonnait l'Asie-Mineure à leurs forces supérieures. Le printemps était passé et les généraux pouvaient avoir déjà pénétré dans la Grande-Phrygie, lorsque Néoptolème d'Arménie leur envoya un message secret. C'était contre sa volonté, leur faisait-il dire, qu'il avait embrassé la cause de Perdiccas ; il était tout décidé à faire cause commune avec Cratère, et il prouverait par sa conduite envers Eumène que ses propositions étaient sincères. Il chercha à confirmer ses promesses en attentant perfidement à la vie du Cardien, auquel il portait une haine profonde. Ses plans échouèrent ; Eumène découvrit la trahison. Mais, avec sa prudence habituelle, il dissimula, et se contenta d'intimer au satrape l'ordre de venir immédiatement avec son armée en Cappadoce. Comme le satrape n'obéit pas, il marcha contre lui en toute hâte ; Néoptolème, plein de confiance dans l'infanterie macédonienne de son armée, alla à sa rencontre. Un combat acharné s'engagea : les Macédoniens de Néoptolème écrasèrent l'infanterie asiatique d'Eumène ; lui-même faillit perdre la vie. Mais, avec ses excellents cavaliers cappadociens, il remporta une victoire décisive, s'empara des bagages ennemis, culbuta enfin l'infanterie macédonienne et la força, après une défaite complète, à mettre bas les armes et à jurer fidélité à Perdiccas. Cette victoire fut pour Eumène d'une importance extraordinaire, non seulement parce qu'elle augmentait ses forces, mais surtout parce qu'il avait, avec une armée asiatique, enfoncé ces phalanges macédoniennes réputées invincibles. Ses derrières assurés, il pouvait avec plus de confiance marcher contre Cratère[42].

Déjà des ambassadeurs étaient venus le trouver, lui apportant de la part d'Antipater et de Cratère les propositions les plus séduisantes. Les généraux étaient prêts, s'il voulait abandonner la cause du gouverneur général, non seulement à lui laisser les satrapies qu'il possédait déjà, mais à y ajouter encore une nouvelle province et à placer une armée sous ses ordres. On le priait de ne pas rompre d'une façon si malheureuse la longue amitié qui l'unissait à Cratère. Antipater, de son côté, était disposé à oublier les anciennes querelles et à devenir pour lui un ami fidèle. Eumène prit le parti le plus difficile. Il savait bien que, n'étant point Macédonien de naissance, il ne trouverait de solide appui à sa puissance que dans Perdiccas ; il ne pouvait que se soutenir et tomber avec le gouverneur général. Il fit répondre aux généraux qu'il ne commencerait point, pour une cause injuste, à lier amitié avec celui dont il était l'ennemi depuis tant d'années, surtout en voyant comment Antipater se comportait envers ceux dont il s'était longtemps dit l'ami. Quant à son vieux et honoré camarade Cratère, il était prêt à tout tenter pour le réconcilier avec le gouverneur général. La cupidité et la trahison gouvernaient le monde ; mais, pour lui, il voulait servir et servait la bonne cause injustement attaquée, et, tant qu'il vivrait, il se sacrifierait pour elle corps et biens plutôt que de trahir ses serments[43].

En même temps que la réponse d'Eumène, et au moment où l'on délibérait sur les mesures qui restaient à prendre, arriva Néoptolème. Il avait fui après la perte de la bataille, et, rassemblant autour de lui 300 cavaliers environ, avait gagné à la hâte, par la route la plus courte, le camp macédonien, où il venait chercher aide et protection. Il rapporta l'issue du combat. Il était à prévoir, à son avis, qu'Eumène, ne s'attendant point de sitôt à l'arrivée des Macédoniens, se livrerait avec son armée aux douceurs de la victoire. D'ailleurs, il ne pouvait pas compter sur ses troupes : les Macédoniens de son armée avaient pour le nom de Cratère une telle vénération qu'ils ne consentiraient à aucun prix à combattre contre lui. Si, sur le champ de bataille, ils entendaient sa voix et reconnaissaient son panache, ils passeraient à lui avec armes et bagages. Les généraux se convainquirent qu'il ne fallait point, après la défaite de Néoptolème, laisser sur leurs derrières Eumène avec des forces qu'il ne serait sans doute plus difficile d'écraser maintenant. Il fut décidé qu'Antipater prendrait les devants en Cilicie avec la plus faible partie de l'armée, et que Cratère, avec 20.000 hommes d'infanterie et 2.000 cavaliers appartenant presque tous aux troupes macédoniennes, marcherait, accompagné de Néoptolème, sur la Cappadoce, où il espérait surprendre Eumène au dépourvu. Cratère partit aussitôt et se dirigea à marches forcées vers la contrée où l'on croyait que campait l'armée d'Eumène[44].

Ils se trompaient en supposant que le prudent général croyait tout danger passé. Après sa victoire sur Néoptolème, Eumène était prêt pour le nouveau combat auquel il devait s'attendre. Il ne devait pas céder à l'ennemi l'avantage de l'offensive, et son devoir était de ne point laisser refroidir dans l'inaction et la retraite le courage de ses troupes, que leur récente victoire n'avait pas peu enflammé. Il eût été dangereux que ses soldats apprissent le nom de celui qu'ils allaient combattre, et son premier soin fut de le leur laisser ignorer autant que possible. Sachant que le nom de Cratère suffirait à décider sa défaite, il fit répandre le bruit que Néoptolème vaincu, ayant trouvé l'occasion de réunir des cavaliers cappadociens et paphlagoniens, voulait, de concert avec Pigrès, essayer de résister[45].

C'est contre cet ennemi qu'il donna l'ordre de marcher. Il conduisit l'armée par des routes écartées, où aucune nouvelle de l'ennemi ne pouvait arriver aux siens. Mais qu'adviendrait-il s'il ne remportait pas une victoire décisive, ou si les troupes s'apercevaient pendant l'action qu'elles combattaient contre Cratère ! Il ne pouvait se dissimuler que, dans ce cas, livré à la fureur de ses propres soldats et de ses ennemis, il était perdu sans ressource. Plusieurs fois il fut sur le point de révéler à ses confidents et aux officiers supérieurs l'état des choses ; mais n'était-ce point s'exposer à voir le secret trahi, la seule chance de succès perdue ? Il prit le parti de se taire et de jouer jusqu'au bout cette partie téméraire.

On devait rencontrer l'ennemi le jour suivant, et tout le monde encore était persuadé qu'on avait affaire à Pigrès et à Néoptolème. On raconte que, pendant la nuit, Eumène eut un songe significatif. Il lui sembla voir deux Alexandres marcher l'un contre l'autre, chacun à la tête d'une armée rangée en bataille. Athéna se portait au secours de l'un, Déméter au secours de l'autre. Le parti d'Athéna succomba, et Déméter posa une couronne d'épis sur le front du vainqueur. Eumène interpréta ce songe en sa faveur. N'allait-il pas combattre pour le beau pays d'Asie-Mineure, comblé précisément à l'heure actuelle des bénédictions de Déméter ? tout à l'entour s'étendaient les champs couverts de moissons mûrissantes. Il apprit en outre que le mot d'ordre des ennemis était Athéna et Alexandre. Son mot d'ordre à lui, pour le jour de la bataille, fut Déméter et Alexandre. Il ordonna à ses troupes de se couronner d'épis, eux et leurs armes : les dieux avaient annoncé que c'était là le signe de la victoire.

Le matin de la bataille, Cratère prit ses positions sur le terrain, sachant qu'Eumène se tenait de l'autre côté de la colline. Il harangua ses troupes, et enflamma, comme il savait le faire, leur ardeur belliqueuse ; il leur promit de leur laisser piller le camp et les biens de l'ennemi vaincu. Puis il rangea son armée en bataille. Les phalanges et le reste de l'infanterie formaient le centre ; la cavalerie, qui devait ouvrir l'attaque, fut placée aux deux ailes : on présumait que cela suffirait pour rompre les lignes ennemies. Cratère prit le commandement de l'aile droite et remit celui de l'aile gauche à Néoptolème.

Eumène, de son côté, avait aussi disposé son armée en ordre de bataille. Son infanterie se montait bien aussi à 20.000 hommes, mais elle se composait en majeure partie d'Asiatiques, qui n'étaient pas en état de tenir tête aux phalanges macédoniennes de l'armée ennemie. C'était sa cavalerie, supérieure en nombre — il avait dans cette arme 5.000 hommes de troupes excellentes, quoique jeunes pour la plupart —, qui devait décider du succès de la journée. Il la répartit sur les deux ailes. Sur la gauche, en face de Cratère, il plaça deux hipparchies de cavaliers asiatiques, sous le commandement de Pharnabaze[46] et du Ténédien Phœnix, avec ordre de charger l'ennemi dès qu'il serait en vue, de ne reculer à aucun prix, de ne prêter l'oreille à aucun appel de l'ennemi, bref, de ne rien entendre, même s'il voulait parlementer. Il prit lui-même le commandement de l'aile droite et rassembla en agéma autour de lui 300 cavaliers d'élite, afin de combattre en personne contre Néoptolème.

La ligne des cavaliers d'Eumène franchit au trot, en rangs serrés, les collines qui coupaient le champ de bataille, et, dès que l'ennemi fut en vue, ils se précipitèrent au galop, au son retentissant de la musique militaire et en poussant le cri de guerre. Cratère, voyant avec étonnement ce qui se passait, exprima à haute voix sa colère contre Néoptolème, qui l'avait trompé en assurant que les Macédoniens d'Eumène feraient aussitôt défection. Après avoir exhorté dans une courte allocution ses cavaliers à la bravoure, il donna le signal de l'attaque. Le choc eut lieu d'abord entre l'aile qu'il commandait et l'aile opposée de l'ennemi ; il fut d'une violence extrême. Bientôt les lances furent rompues ; on tira le glaive et l'on combattit avec un acharnement effroyable. Le succès fut longtemps incertain, par suite de la supériorité numérique des cavaliers ennemis. Cratère était lui-même au premier rang, infatigable, au plus épais des ennemis, renversant tout sur son passage, toujours digne de son ancienne renommée et de son maître Alexandre. Enfin, l'épée d'un Thrace lui perça le flanc ; il s'abattit avec son cheval ; les escadrons lui passèrent sur le corps l'un après l'autre sans le reconnaître : il luttait contre la mort. Ce fut dans cet état que le trouva et le reconnut Gorgias, un des généraux d'Eumène. Gorgias descendit de cheval, le déclara son prisonnier et laissa un poste pour le garder. Les Asiatiques poursuivirent leur charge victorieuse, et les Macédoniens, se voyant privés de leur chef, se replièrent avec de grandes pertes sur la ligne des phalanges.

Cependant l'action s'était aussi engagée sur l'autre aile. Deux fois déjà l'attaque s'était renouvelée ; ce ne fut qu'à la troisième qu'Eumène et Néoptolème se rencontrèrent. Ils se précipitent l'un sur l'autre avec une fureur effroyable, essayant de la lance, de l'épée ; à la fin, ils lâchent la bride sur le cou de leurs chevaux, et, se prenant à bras le corps, se saisissent par la crinière de leur casque et les bandes de leur cuirasse. Leurs chevaux, effrayés de ces tiraillements et de ces secousses, se dérobent sous eux ; tous deux tombent sur le sol, roulant l'un sur l'autre, luttant, proférant des imprécations, incapables de se relever sous le poids de leurs armures Enfin Néoptolème se redresse ; Eumène, d'un coup de poignard, lui coupe le tendon du jarret. Arc-bouté sur l'autre genou, le blessé continue à Dîner avec rage, et, tout épuisé qu'il est, il frappe trois fois son adversaire sans lui faire de blessure profonde. Un nouveau coup qu'Eumène lui porte à la gorge lui enlève ses dernières forces : il s'affaisse mourant. Eumène, la raillerie et l'insulte à la bouche, se met à lui enlever son armure ; alors, rassemblant le reste de ses forces, il pousse son épée dans le ventre de son ennemi. Mais le coup porté par sa main mourante reste inoffensif, et il assiste de son dernier regard au triomphe de son ennemi mortel.

Cependant l'épouvantable mêlée où est engagée la cavalerie ondoie dans la plaine. Eumène, quoiqu'il se sente couvert de blessures et ruisselant de sang encore chaud, se jette de nouveau sur un cheval. Les ennemis commencent à céder et à se replier sur leurs phalanges. Eumène, à travers. des escadrons en fuite et ceux qui les poursuivent, vole sur le champ de bataille vers l'autre aile, où il suppose qu'on est encore au fort du combat. Les ennemis ont déjà vidé le terrain, et il apprend que Cratère est tombé. Il s'élance vers lui, et, le voyant qui respirait encore et qui gardait sa connaissance, il saute à bas de son cheval et l'embrasse tout en larmes. Il maudit la mémoire de Néoptolème ; il déplore le sort de Cratère et le sien propre, qui l'a mis dans la nécessité de combattre contre un ancien ami, un vieux compagnon d'armes, et de causer sa mort ou de succomber lui-même. C'est clans ses bras qu'expire Cratère, le plus magnanime et le plus illustre des capitaines d'Alexandre, celui que le grand roi estimait entre tous[47].

La cavalerie macédonienne, battue sur tous les points, s'était repliée vers les phalanges. Épuisé par ses blessures, Eumène, qui ne voulait pas risquer le gain de la journée en attaquant l'infanterie macédonienne encore intacte, fit donner le signal de la retraite. Il dressa les trophées et enterra ses morts. Ses envoyés allèrent annoncer aux troupes ennemies que, toutes battues. qu'elles étaient, sans chefs et entre les mains de leur adversaire, ce dernier leur offrait cependant une capitulation honorable. Ceux qui ne voulaient pas embrasser sa cause et celle du gouverneur général étaient libres de rentrer en paix dans leurs foyers. Les Macédoniens acceptèrent ses offres, jurèrent d'observer le traité et se retirèrent, suivant ses instructions, dans les localités du voisinage qui leur furent assignées. Mais leur soumission n'était qu'apparente. Dès qu'ils se furent un peu reposés des marches forcées et du combat, et qu'ils eurent rassemblé des vivres en quantité suffisante, ils partirent dans le silence de la nuit et marchèrent à toute vitesse dans la direction du sud, pour rejoindre Antipater. A la nouvelle de cette violation de la foi jurée, Eumène leva le camp pour se mettre à leur poursuite. Mais, redoutant la supériorité et le courage éprouvé des phalanges macédoniennes, arrêté aussi par la fièvre que lui donnaient ses blessures, il renonça à son dessein[48].

Eumène avait gagné cette bataille dix jours après la défaite de Néoptolème[49]. Ses affaires et celles du gouverneur général n'auraient pu prendre une tournure plus favorable. Il avait Coupé la retraite sur la Macédoine à Antipater et à son année ; les satrapies de l'Asie-Mineure lui étaient ouvertes ; il n'y avait plus personne pour lui barrer le chemin. Sa gloire était dans toutes les bouches. Deux fois il avait vaincu des forces militaires supérieures aux siennes ; il avait vaincu Cratère. Il est vrai :que les guerriers macédoniens de tous les pays s'indignaient que le Grec de Cardia eût occasionné la mort du noble Cratère, le favori de ces vétérans qui avaient soumis l'Asie, le seul homme qui fût digne de toute leur Confiance. Mais Eumène profita de toute les occasions polir témoigner tous les regrets que lui causait la mort de son vieil ami, et la vénération qu'il gardait jusque dans la mort à relui dont il n'avait pas été en son pouvoir d'épargner la vie. Il lui fit faire de pompeuses funérailles, et renvoya ses cendres aux siens pour qu'ils lui rendissent les derniers honneurs[50].

Il s'empressa de tirer tout le parti possible des victoires remportées. Les instructions du gouverneur général lui interdisant de quitter l'Asie-Mineure, il passa de la Cappadoce dans les satrapies de l'ouest, pour s'en assurer de nouveau et prêter main-forte autant que possible à ses alliés d'Europe, en prenant position dans le voisinage de l'Hellespont.

En Europe aussi, les affaires du gouverneur général marchaient à merveille. On avait décidé les Étoliens à reprendre les hostilités, malgré lés conventions jurées dans les premiers mois de l'année avec Antipater et Cratère. Au printemps, dès que les deux généraux furent passés en Asie, ils avaient réuni une armée de 12.000 hommes d'infanterie et de 400 cavaliers. Puis, sous la conduite de l'Étolien Alexandre, ils étaient entrés en campagne contre la ville locrienne d'Amphissa, dévastant son territoire et occupant quelques-unes des villes environnantes. Le général macédonien Polyclès accourut pour débloquer la ville. Les Étoliens allèrent à sa rencontre, le battirent, le tuèrent, lui et bon nombre de ses troupes, et firent prisonniers le reste. On en vendit une partie comme esclaves ; l'autre fut rendue à la liberté contre une forte rançon. Enhardis par de pareils succès et par les encouragements qu'ils recevaient d'Asie, ils envahirent la Thessalie. La plus grande partie de la population se souleva contre la Macédoine ; Ménon de Pharsale rejoignit les Étoliens, à la tête de la cavalerie thessalienne. Leur armée s'élevait maintenant à 25.000 hommes d'infanterie et 1,500 cavaliers ; ils enlevèrent l'une après l'autre toutes les villes occupées par les garnisons macédoniennes. C'était vers le temps où Eumène remportait ses victoires. Il ne manquait plus qu'un soulèvement des Grecs proclamant leur liberté. Le gouverneur général avait déjà reçu d'Athènes des informations qui lui faisaient concevoir les meilleures espérances. Dans d'autres endroits encore, l'effervescence et l'enthousiasme pour la liberté allaient croissant. La voix publique se déclarait naturellement en faveur de Perdiccas[51] ; on le savait précisément en voie de châtier le satrape qui venait d'anéantir aussi la liberté des villes grecques en Libye.

Au printemps de l'année 321, le gouverneur général, accompagné des deux rois et de la jeune reine Eurydice, avait quitté, à la tète de l'armée royale, la Pisidie et la Cappadoce, pour marcher par Damas sur la frontière égyptienne ; comme il l'avait fait l'automne précédent, lorsqu'il s'était agi de punir Antigone, il convoqua l'armée pour juger le satrape d'Égypte. Il attendait un arrêt en vertu duquel il comptait achever ce qu'il avait commencé. L'acte d'accusation portait sans doute que le satrape d'Égypte avait refusé l'obéissance qu'il devait aux rois ; qu'il avait combattu et soumis les Grecs de la Cyrénaïque, auxquels Alexandre avait garanti la liberté ; qu'il s'était enfin emparé des dépouilles mortelles du roi défunt et les avait conduites à Memphis[52]. D'après le seul renseignement (il provient de la meilleure source) qui nous soit parvenu touchant ce jugement, il faut croire que Ptolémée comparut en personne pour se défendre devant l'armée rassemblée[53]. Il avait sans doute sujet de compter sur l'impression produite par une confiance si loyale, sur sa popularité chez les Macédoniens et sur l'aversion qui régnait contre l'impérieux gouverneur général. Sa défense fut écoutée avec une faveur croissante, et il fut absous par le verdict de l'armée. Malgré cet acquittement, le gouverneur général resta décidé à la guerre. Cette conduite ne fit que lui aliéner davantage l'esprit des troupes. La guerre contre l'Égypte n'était rien moins que de leur goût ; bientôt les murmures éclatèrent : Perdiccas essaya d'étouffer cet esprit d'insubordination par de sévères exécutions militaires. Toutes les représentations des capitaines et des stratèges furent vaines : fantasque, ne tenant compte de rien, il traita même les grands d'une façon despotique, privant de leur commandement les officiers les plus méritants, ne se fiant qu'à lui et à sa volonté. Ce même homme, qui après avoir commencé la carrière de sa grandeur avec tant de prudence et de réserve l'avait poursuivie avec énergie et constance, semblait, à mesure qu'il se rapprochait du but suprême, de la souveraineté absolue ; perdre de plus en plus la clarté de vues et la modération qui seules auraient pu lui faire franchir le dernier pas, le plus dangereux de tous[54].

Il avait l'avantage de posséder des troupes aguerries et les éléphants d'Alexandre ; la flotte, sous les ordres de son beau-frère Attale[55], était près des bouches du Nil : il passa la frontière. A ce moment il reçut d'Asie-Mineure la nouvelle que Néoptolème avait passé du côté de ses adversaires et qu'Eumène, après l'avoir complètement battu, avait rallié la plus grande partie de ses troupes. Il marcha à l'ennemi avec d'autant plus de confiance[56], atteignit Péluse sans obstacle et y fit camper son armée. En dedans dé la branche pélusiaque du Nil se trouvaient des places fortes isolées, d'où l'on pourrait menacer les flancs de l'armée, lorsque l'expédition remonterait le fleuve, si elles restaient aux mains do l'ennemi. Ces places fortes et les provisions de toutes sortes qui se trouvaient en abondance dans l'intérieur du Delta, tandis que la route dite d'Arabie traversait des pays peu cultivés, rendaient nécessaire le transbordement de l'armée sur l'autre rive du bras pélusiaque il était à présumer que les forces égyptiennes y prendraient leurs positions. Si elles n'en faisaient rien, Perdiccas n'en avait pas moins besoin d'une position d'où il pût diriger ses opérations contre l'Égypte, tout en restant en communication avec sa flotte déjà ancrée devant Péluse, et où il lui serait possible de se retirer, le cas échéant. Pour effectuer le passage avec plus de facilité, Perdiccas fit déblayer un ancien canal ensablé qui aboutissait au Nil[57]. Sans doute, on procéda aux travaux sans les précautions voulues ; on ne prit pas garde que, vu la quantité de limon déposée par l'eau du Nil, le canal, ensablé depuis longtemps, devait avoir un fond beaucoup plus bas que le lit actuel du fleuve. Une fois l'ancien fossé ouvert, l'eau du fleuve s'y engouffra soudain avec une violence telle que les digues qu'on avait élevées, minées par les affouillements, furent renversées, et que beaucoup d'ouvriers perdirent la vie. Au milieu de la confusion qui suivit cette catastrophe, un grand nombre d'amis, de capitaines et autres grands de l'armée, quittèrent le camp et passèrent dans celui de Ptolémée[58].

Tels furent les débuts de la guerre d'Égypte. Cette désertion de tant d'hommes considérables pouvait donner à réfléchir à Perdiccas. Il convoqua les officiers de son armée, s'entretint d'un ton affable avec chacun en particulier, faisant des cadeaux aux uns, donnant ou promettant aux autres un avancement honorable. Puis, il les exhorta à ne point faillir à leur ancienne renommée et à combattre vaillamment contre le rebelle pour la cause des rois ; il les congédia enfin, en leur recommandant de tenir les troupes prêtes au départ.

Ce fut au soir seulement que l'on fit connaître à l'armée, en lui donnant le signal du départ, la direction qu'on allait suivre. Perdiccas craignait qu'avec ces désertions continuelles sa marche ne fût indiquée à l'ennemi. On s'avança en toute hâte pendant toute la nuit : enfin le camp fut établi sur la rive, en face d'une place forte, le fort du Chameau. A l'aube, après un court repos pris par les troupes, Perdiccas donna l'ordre de passer le fleuve. Les éléphants venaient en tête, puis les hypaspistes, les porteurs d'échelles et les troupes désignées pour l'assaut, enfin l'élite de la cavalerie, qui devait repousser l'ennemi s'il s'avançait pendant l'assaut. Perdiccas espérait, pourvu qu'il pût prendre pied sur la rive opposée, mettre facilement en fuite, grâce à la supériorité de ses forces, les troupes égyptiennes. Quant à ses soldats, il était persuadé, et avec raison, que, malgré leur peu de sympathie pour lui, à la vue de l'ennemi, ils oublieraient tout pour ne plus songer qu'à l'honneur militaire.

La moitié des soldats avaient passé le fleuve, et les éléphants se mettaient déjà en mouvement contre la forteresse, lorsqu'on vit des troupes ennemies se diriger en toute hâte de ce côté : on entendait le son de leurs trompettes et leurs cris de guerre. Elles devancèrent les Macédoniens sous les remparts et entrèrent dans le fort. Sans perdre courage, les hypaspistes marchèrent à l'assaut ; les échelles furent dressées contre les murs ; on poussa en avant les éléphants, qui renversèrent les palissades et démolirent les parapets. Mais les Égyptiens défendaient vaillamment leurs murs. Ptolémée, entouré de quelques soldats d'élite et revêtu de l'armure des phalangites macédoniens, se tenait sur le rempart, la sarisse à la main, toujours au premier rang des combattants. Il plongea sa lance dans l'œil de l'éléphant placé en tête des autres et transperça sur son dos son cornac indien ; il renversa les assaillants qui se trouvaient sur les échelles, en blessa et en tua un grand nombre. Ses hétœres et ses officiers rivalisaient de courage. Le cornac du second éléphant fut également précipité à bas de sa bête et l'attaque des hypaspistes repoussée. Perdiccas lançait troupes sur troupes à l'assaut, voulant à tout prix s'emparer de la forteresse. Ptolémée, de son côté, enflammait les siens par la. parole et par l'exemple. On lutta avec une ténacité incroyable, Perdiccas ayant pour lui tous les avantages du nombre : tous deux sentaient qu'il y allait de l'honneur des armes, et cette idée, aiguillonnant leur courage, provoquait de leur part les efforts les plus extraordinaires.

Ce combat terrible se prolongea pendant toute la journée. Des deux côtés, on comptait un grand nombre de morts et de blessés ; le soir vint, et rien encore n'était décidé. Perdiccas donna le signal de la retraite et regagna son camp.

Au milieu de la nuit, l'armée s'ébranla de nouveau. Perdiccas espérait que Ptolémée resterait dans le fort avec ses troupes, et qu'après une marche forcée de nuit on pourrait effectuer, ix quelques milles en amont, le passage du fleuve. A la pointe du jour, il était en face d'une des nombreuses îles que forme le Nil en ouvrant ses bras pour les refermer aussitôt ; elle était assez large et assez spacieuse pour permettre à une grandes armée d'y camper[59]. C'est là qu'il résolut de conduire la sienne, malgré la difficulté qu'offrait le passage. Les soldats avaient de l'eau jusqu'au menton et ne pouvaient résister au courant qu'avec les plus grands efforts. Pour le rompre un peu, Perdiccas fit avancer les éléphants dans le fleuve, en amont, sur la gauche des hommes en train de traverser, pendant que les cavaliers y entraient en aval, pour recueillir et transporter à l'autre bord ceux qui seraient entraînés par le courant. Déjà quelques détachements avaient ainsi passé à grand'peine ; ils se trouvaient encore dans le fleuve quand on s'aperçut que l'eau devenait plus profonde ; sous leurs lourdes armures, les soldats coulaient à fond ; les éléphants et les cavaliers enfonçaient aussi de plus en plus dans l'eau. Une panique immense s'empara de l'armée ; on criait que l'ennemi avait bouché les canaux en amont et que bientôt tout serait sous l'eau, ou bien que les dieux avaient déchaîné les pluies dans les contrées du sud, et que c'était là ce qui faisait enfler le fleuve ; les plus raisonnables comprenaient que le fond du fleuve, piétiné par la multitude qui le traversait, cédait et se creusait. Il était impossible de continuer le passage, et ceux qui se trouvaient dans l'île ne pouvaient pas davantage revenir. Ils étaient complètement coupés et livrés à l'ennemi, qu'on voyait déjà s'approcher avec des forces imposantes[60]. Il ne restait plus qu'à leur donner l'ordre de repasser le fleuve du mieux qu'ils pourraient. Heureux ceux qui savaient nager et avaient assez de vigueur pour traverser la large nappe d'eau ! Beaucoup se sauvèrent ainsi et gagnèrent la rive sans armes, à bout de forces et irrités. Les autres se noyèrent ou furent dévorés par les crocodiles ; ou bien encore, entraînés toujours plus loin par le courant, ils abordèrent au-dessous de l'île, à la rive ennemie. On constata dans l'armée l'absence d'environ 2.000 hommes, parmi lesquels beaucoup de capitaines.

Sur l'autre bord on voyait le camp des Égyptiens ; on voyait les soldats de Ptolémée empressés à retirer de l'eau teint qui se débattaient dans le fleuve, et la flamme des bûchers allumés çà et là pour rendre aux morts les derniers honneurs. De ce côté-ci de l'eau régnait un morne silence : chacun avait à chercher son camarade, son capitaine, et ne le trouvait plus au nombre des vivants. Par surcroît, les vivres commencèrent à manquer ; et il n'y avait aucune perspective d'échapper à cette effroyable situation. La nuit tombait ; on entendait de ci et de là des plaintes et des imprécations. Tant de braves guerriers avaient donc été inutilement sacrifiés ! Ce n'était pas assez d'avoir perdu l'honneur des armes ; leur vie aussi était maintenant exposée par l'imprudence de leur chef : être dévorés par des crocodiles, c'était là maintenant la mort glorieuse réservée aux soldats macédoniens. Un grand nombre de chefs se rendirent dans la tente du gouverneur général et l'accusèrent ouvertement d'être la cause de ce malheur, ajoutant que les troupes étaient surexcitées, qu'on manquait du nécessaire, que l'ennemi était proche. Dehors, les Macédoniens des phalanges, qui s'étaient rassemblés autour de la tente, appuyaient ces plaintes de leurs vociférations. Une centaine de capitaines, ayant à leur tête le satrape de Médie, Pithon, déclarèrent qu'ils déclinaient toute responsabilité pour l'avenir ; ils signifièrent au gouverneur général qu'ils ne lui devraient plus obéissance et sortirent de la tente. Alors quelques hétœres, conduits par le chiliarque Séleucos et Antigène, le chef des argyraspides, envahirent la tente et se jetèrent sur le gouverneur général[61]. Antigène lui porta le premier coup ; les autres l'imitèrent à l'envi. Après une vive résistance, Perdiccas, couvert de blessures, s'affaissa mort sur le sol.

Ainsi finit Perdiccas, fils d'Oronte, trois mois après être devenu gouverneur général. Sa grande pensée, de maintenir l'unité de l'Empire qui lui était confié, l'eût rendu digne d'un meilleur succès, s'il s'y était voué avec plus de sincérité et de réflexion. Mais les vues personnelles qui le dirigeaient, et l'enivrement de sa fortune grandissante, qui l'entraîna bientôt à l'injustice, à la perfidie et aux mesures despotiques, causèrent sa perte. Il n'était pas de taille à gouverner le monde après Alexandre. Il croyait n'avoir plus qu'un pas à faire pour atteindre son but, et ce dernier pas amena sa chute.

Bientôt Ptolémée fut instruit de ce qui s'était passé dans le camp. Le lendemain matin, il traversa le fleuve et se fit. conduire auprès des rois, leur apportant des présents ainsi qu'a leurs principaux officiers ; il se montra affable et cordial envers tous et fut salué de tous côtés par des cris d'allégresse. Puis on convoqua l'armée en assemblée ; Ptolémée parla aux Macédoniens sur le ton qui convenait à la circonstance. La nécessité seule l'avait obligé, dit-il, à combattre son vieux camarade ; il regrettait plus que personne la mort de tant de braves : la faute en était à Perdiccas, qui avait reçu le salaire qu'il méritait. Désormais, plus d'hostilité d'aucune espèce. Il avait sauvé ce qu'il avait pu des soldats qui se débattaient contre la mort au milieu du fleuve, et préparé les funérailles des cadavres rejetés sur le rivage. Enfin, la disette étant dans le camp, il avait donné ordre qu'on y apportât des vivres et tout ce qui était nécessaire. Ses paroles furent accueillies par des cris de joie ; l'homme qui tout à l'heure encore était l'ennemi des Macédoniens, qui leur tenait tête et qu'ils avaient combattu avec tant d'acharnement, se trouvait maintenant au milieu d'eux en toute sécurité, admiré, vanté comme un sauveur. C'était lui, on le voyait bien, le vainqueur, et il se trouvait pour le moment en possession incontestée de toute la puissance dont Perdiccas avait abusé. Il s'agissait tout d'abord de savoir qui remplacerait Perdiccas et gouvernerait au nom des rois. On exprima hautement le désir de voir Ptolémée s'en charger. Mais la prévoyance et la circonspection du Lagide ne se laissèrent aveugler ni par la séduction de telles offres, ni par ce brusque revirement de fortune, ni par les joyeuses acclamations des Macédoniens. Il savait qu'en dédaignant la plus haute charge de l'Empire pour la donner à un autre, il cessait lui-même d'être au-dessous d'elle, qu'elle perdait son prestige aux yeux du monde, et que, maintenue à titre gracieux par son bon plaisir, elle servirait à le faire paraître d'autant plus puissant qu'il aurait en apparence agi avec plus de désintéressement. Absolument comme si t'eût été une récompense qu'il avait à distribuer, il recommanda lui-même à l'armée, pour cette charge, ceux dont il se croyait l'obligé. C'étaient Pithon, le satrape de Médie, qui avait fait le premier pas décisif contre Perdiccas en passant dans le camp égyptien, et Arrhidæos, qui, au mépris des ordres de Perdiccas, avait conduit le corps d'Alexandre en Égypte. Tous deux furent, au milieu des acclamations, nommés gouverneurs généraux, avec une autorité absolue[62]. Ils prirent le commandement jusqu'à nouvel ordre.

Les grands inconvénients qui résulteraient de ce partage de l'autorité ne pouvaient rester ignorés des gens sensés. Ce brusque changement de toute la situation devait nécessairement compromettre beaucoup des amis de Perdiccas, et leur faire craindre toute la fureur de la foule surexcitée. Un texte isolé[63] nous apprend que Ptolémée s'efforça de rassurer par tous les moyens ceux qui auraient pu avoir encore à redouter quelque chose de la part des Macédoniens. Même les gens de mauvaise volonté durent reconnaître que Ptolémée, maître absolu pour le moment, usait de son pouvoir avec autant de sagesse que de modération, évitant de trancher du seigneur, ce qui rendait son omnipotence tout au moins supportable.

Deux jours après le meurtre de Perdiccas arriva d'Asie-Mineure la nouvelle qu'Eumène était vainqueur, que Cratère et Néoptolème avaient succombé, et que les provinces d'Asie-Mineure étaient entre ses mains. Si ce message avait été apporté deux jours plus tôt — c'est du moins ce que dit la tradition qui remonte jusqu'à Hiéronyme, l'ami et le compagnon d'Eumène —, personne, sans doute, n'eût osé porter la main sur Perdiccas ; ses troupes, loin de songer à la révolte, auraient lutté contre les Égyptiens avec un nouveau courage, et alors, suivant les prévisions humaines, nul autre qu'Eumène n'eût le-premier parmi les Macédoniens[64]. Maintenant l'armée regardait la victoire d'Eumène comme un malheur et une défaite personnelle ; elle lui imputait à crime la mort de Cratère, pour qui on avait une sorte de vénération. Toute la fureur de l'armée, aigrie par la révolte et la défaite, se déchargea sur le scribe de Cardia. Le satrape d'Égypte dut voir de bon œil les mauvaises dispositions des esprits se jeter dans cette voie ; c'était pour lui le moyen d'atteindre le seul homme qu'il ne pouvait espérer gagner et ceux qui avaient vaincu avec lui, avant qu'ils pussent entreprendre autre chose. L'armée fut de nouveau convoquée pour juger Eumène et les autres stratèges absents de Perdiccas. Ils furent, au nombre de quinze, condamnés à mort, et parmi eux Alcétas, frère du gouverneur général ; sa sœur Atalante, épouse de l'amiral Attale, qui se trouvait dans le camp, fut exécutée sur-le-champ. Quant à Attale lui-même, il s'était rendu en toute hâte avec la flotte de Péluse à Tyr, pour sauver le Trésor qui y était déposé et rallier les débris du parti qui avait été dispersé aux bords du Nil.

Ensuite des messagers furent envoyés à Antipater dans la Syrie supérieure et à Antigone, qui se trouvait à Cypre[65], pour les presser de rejoindre au plus vite les rois à Triparadisos. L'armée elle-même, sous la conduite des gouverneurs généraux, se mit en marche pour retourner en Syrie : Ptolémée, à ce qu'il parait, resta en Égypte.

C'est pendant cette retraite qu'Eurydice, la jeune épouse du roi Philippe Arrhidée, qui jusqu'alors s'était abstenue de toute participation aux affaires de l'empire, encouragée par son secrétaire Asclépiodore, commença à jouer vis-à-vis des gouverneurs généraux un rôle auquel sa situation, non moins que son caractère, semblait l'autoriser. En sa qualité d'épouse du roi, ayant à la gestion des affaires du royaume l'intérêt le plus direct et le plus naturel, elle somma Pithon et Arrhidæos de ne plus la frustrer à l'avenir de la part qui lui revenait dans la direction du gouvernement. Tout d'abord les gouverneurs généraux ne dirent pas non ; mais bientôt, lorsqu'on fut sur le point de rejoindre Antipater, inquiets de la vieille inimitié de ce dernier contre Eurydice, ils refusèrent à la reine de la laisser s'immiscer davantage dans leurs affaires : ils avaient toute la responsabilité, disaient-ils, et ils agiraient donc seuls jusqu'à l'arrivée d'Antipater et d'Antigone[66]. Mais Eurydice avait les sympathies de l'armée ; elle était aimée comme princesse de la maison royale et à cause de son caractère, qui était plutôt celui d'un soldat que celui d'une femme. Par contre, depuis son expédition en Médie, dans l'automne de 323, Pithon avait perdu la faveur des Macédoniens, et la méfiance de alarmée à son égard se manifestait assez ouvertement. Les intrigues de la jeune reine donnèrent tant à faire aux gouverneurs généraux que, arrivés à Triparadisos, ils se virent forcés de se démettre de leur dignité dans une assemblée des Macédoniens.

Les intrigues d'Eurydice n'avaient réussi qu'à moitié : elle n'avait pas assez d'empire sur l'armée pour qu'il lui fût possible de diriger à son gré l'élection d'un nouveau gouverneur général. L'armée nomma Antipater[67], choix qui devait aller à l'encontre de tous les désirs et de toutes les espérances de la jeune reine.

Déjà Antipater et Antigone étaient arrivés dans les environs de Triparadisos, et l'armée d'Antipater avait établi son camp sur l'autre rive de l'Oronte. Dès qu'Antipater eut rejoint les Macédoniens, la première chose que ceux-ci lui demandèrent fut. qu'on leur distribuât enfin l'argent qu'Alexandre leur avait déjà promis comme récompense. Le vieil Antipater, en face de l'arrogance de ces troupes intraitables, n'osa prendre une attitude sévère et infliger des punitions disciplinaires. Il exprima ses regrets de n'avoir pas pour le moment de quoi les satisfaire ; cependant, il y avait çà et là quelques trésors royaux et, en temps et lieu, quand il en aurait pris possession, il ferait droit aux justes réclamations des troupes. L'armée écouta cette réponse avec dépit, et Eurydice attisa tant qu'elle put l'irritation. Elle détestait Antipater, qui jadis ne l'avait pas soutenue, elle et sa mère, comme il aurait dû le faire, et auprès duquel elle eût bientôt perdu l'influence qu'elle venait à peine d'acquérir. Elle ne réussit que trop bien : une véritable révolte éclata. La reine elle-même tint aux troupes rassemblées un discours composé par Asclépiodore. Elle accusa Antipater d'être aussi avare que négligent, de n'avoir pas mis en sûreté le trésor que Perdiccas avait déposé à Tyr. Si l'on procédait ainsi avec les trésors royaux, les Macédoniens pourraient attendre toute leur vie les récompenses qu'ils avaient si bien méritées, les armes à la main, au prix de leur sang ; il leur fallait rompre avec Antipater. Après elle, Attalos, un des chefs de l'infanterie, prit la parole et accumula de nouvelles accusations contre Antipater[68]. L'assemblée devenait de plus en plus tumultueuse : ils ne laisseraient pas partir le stratège qu'il n'eût donné de l'argent et se fût justifié ; et s'il ne le pouvait pas, ils le lapideraient. En même temps, ils se postèrent devant le pont par où Antipater devait nécessairement passer pour regagner le camp des siens de l'autre côté de l'Oronte, dont le cours est excessivement rapide. La situation devenait très critique pour Antipater ; le peu de cavaliers qu'il avait avec lui n'étaient pas suffisants pour le protéger en cas d'attaque, encore moins pour lui ouvrir un passage à travers les phalanges. Dans cette extrémité, Antigone lui promit son aide ; il était d'intelligence avec le chiliarque Séleucos. Tout armé, il traversa le pont au milieu des phalanges, annonçant à chacun qu'il avait l'intention de parler devant l'armée. Les Macédoniens ouvrirent leurs rangs devant l'illustre général, et le suivirent pour entendre ce qu'il allait dire. Pendant que la foule se tenait autour de lui, écoutant son apologie d'Antipater, un long et habile discours où il mêlait les promesses, les exhortations, les paroles de conciliation, Séleucos saisit le moment avec ses cavaliers. En rangs serrés et ayant Antipater au milieu d'eux, ils passèrent le Pont au trot, défilant devant les Macédoniens, et gagnèrent autre camp[69]. Antigone eut grand'peine à se dérober à l'indignation de la foule. Antipater fut déclaré déchu de sa dignité el destitué ; on eût dit que le pouvoir allait passer tout entier aux mains d'Eurydice. Mais la vieille rivalité entre la cavalerie et l'infanterie se ralluma. Les hétœres de la cavalerie se séparèrent du reste de l'armée[70] : leurs hipparques, sur l'ordre d'Antipater, revinrent dans son camp. Les phalanges pouvaient craindre de se trouver livrées à elles-mêmes, sans chef et sans discipline ; Eurydice elle-même s'effraya de la possibilité d'une attaque, dont Antipater la menaçait : on se hâta de faire soumission. Dès le lendemain, il fut décrété qu'Antipater était gouverneur général, avec pouvoir absolu[71].

Antipater n'hésita pas à accepter le pouvoir qui lui était pour la seconde fois remis. L'affaire la plus urgente et la plus importante était de répartir les dignités et satrapies de l'empire conformément aux nouvel état de choses. Il fallait procéder au partage avec une certaine circonspection, le parti de Perdiccas n'étant nullement anéanti encore.

 

 

 



[1] On sait déjà par Hérodote que la satrape d'Égypte Aryandès a battu monnaie ; mais les pièces portant la marque AVPA ou même APVAN sont plus que douteuses.

[2] Plutarque (Eumen., 3) dit : κατέβη μέν άνωθεν είς Φρυγίαν, ce qu'il n'aurait pas pu dire d'une armée venant de la Petite-Phrygie.

[3] PLUTARQUE, ibid. DIODORE, XVIII, 14. ARRIAN. ap. PHOT., 69 b. 23 § 9.

[4] Plutarque (Eumen., 3) dit qu'Eumène se refusa à prendre part à la campagne, soit par crainte d'Antipater, soit par mauvaise opinion de Léonatus, en qui il ne voyait qu'un homme inconsidéré, plein d'un emportement téméraire.

[5] PLUTARQUE, loc. cit.

[6] ARRIAN., 5, 11. PLUTARQUE, loc. cit. DIODORE, XVIII, 16. De la Paphlagonie on ne nous dit rien, à moins qu'elle ne soit contenue dans l'αύτή τε ή Καππαδοκία καί τά πλασιόχωρα de Diodore (XXXI, 19, 4) : en tout cas, Eumène a bientôt après des cavaliers paphlagoniens dans son entourage. Du reste, Ariarathe avait alors 82 ans (LUCIAN., Macrob., 13). Son fils Ariarathe se réfugia en Arménie (DIODOR., XXXI, 19, 5).

[7] PLUTARQUE, loc. cit.

[8] DIODORE, XVIII, 14.

[9] DIODORE, XVIII, 22. Sur l'emplacement de la ville, il ne peut pas y avoir de doute, car son nom s'est maintenu jusqu'à nos jours concurremment avec le nom plus connu de Karman.

[10] DIODORE, XVIII, 22. HAMILTON, guidé par des inscriptions (Researches in Asia Minor, II, n° 427), a retrouvé Isaura à Olou-Bounar, dans le voisinage du lac de Soghla-Gheul. (Cf. C. I. GRÆC., III, n° 4382 sqq. C. I. LAT., III, n° 288). TCHIHATCHEFF (Petermanns Ergænzungsheft, Nr. 20 p. 16) a vu en 1848, le 14 octobre, les superbes ruines qu'on lui dit s'appeler Assar-Kalessi ou Zengibar-Kalessi.

[11] PLUTARQUE, Eumen., 4.

[12] DIODORE, XVIII, 23. ARRIAN., ap. PHOT., p. 70 a 30. Avec les renseignements plus que sommaires dont nous disposons, il nous manque précisément, ici comme dans ce qui suit, les détails particuliers qui feraient voir sous leur véritable jour des intrigues du genre de celle-ci.

[13] ARRIAN. ap. PHOT., p. 70 a 35. DIODORE, XVIII, 23.

[14] Sur le nom d'Adea ou Audate, voyez PERIZON. ad Ælian, XIII, 36.

[15] Par conséquente ceci se passait après la fin de la campagne de Grèce et avant l'expédition d'Étolie, c'est-à-dire vers le mois d'octobre 322.

[16] DIODORE, XIX, 52. Polyænos (VIII, 60) dit qu'elle aima mieux mourir que de voir la race de Philippe dépouillée de la souveraineté ; par conséquent, Alcétas exigea peut-être d'elle qu'elle renonçât à ses prétentions. Arrien (ap. PHOT., 70 b. § 23) parle de τήν Μακεδόνων στάσιν.

[17] Diodore (XVIII, 23) dit : είς τάς Άττικάς ναΰς, comme si les navires athéniens avaient eu là une station régulière, chose assez étonnante après les deux batailles gagnées par la flotte macédonienne, à moins qu'on n'admette qu'il subsista à Samos une station de ce genre, en attendant qu'on eût statué à Babylone sur les clérouques de l'île. Cependant, il semble bien qu'il ne faut pas rapporter à cette question le σκεύη έχουσι etc., qu'on trouve dans les Seeurkunden (XVII, c. 155).

[18] ARRIAN. ap. PHOT., 70 b. 25 § 26.

[19] Porphyre (ap. EUSEB. I, p. 182) dit : post unum annum imperii ad Philippum (EUSEB. ARMEN., trad. de Petermann). D'après l'άναγρφή que le chronographe a sous les yeux, il semble que la première année de Philippe commence au 1er janvier 323 : d'après le canon des Rois, elle commence au 1er Thoth 324. Ptolémée n'a pas dû arriver en Égypte avant le mois de novembre 323.

[20] PAUSANIAS, I, 6.

[21] DIODORE, XVIII, 14.

[22] DIODORE, XVIII, 21. Par conséquent, ils avaient droit par traité de leur demander du secours.

[23] C'est l'expédition dans le pays des habitants de la Marmarique, d'après une inscription hiéroglyphique dont il sera question ultérieurement.

[24] Cet Ophélas est probablement le Pellæen, fils de Silanos, qui, d'après Arrien (Ind., I, 18), figurait parmi les triérarques de la flotte de l'Indus.

[25] DIODORE, XVIII, 19-21. ARRIAN. ap. PHOT. 70 a. 10, § 16 sqq. Le décret rendu à Athènes en l'honneur de Thibron (C. I. ATTIC., n° 231), à propos, ce semble, de la protection accordée par Thibron à des citoyens athéniens, doit cependant, si BÖCKH a eu raison de reconnaître dans le personnage ainsi honoré l'aventurier en question, avoir été rédigé de son vivant, et en un temps où les Athéniens avaient les mouvements plus libres. En ce cas, il ne faudrait pas compléter avec KÖHLER par έπ' Άρχίππου άρχον)τος, attendu que Ptolémée a soumis Cyrène dès l'automne de 322, sous l'archontat de Philoclès (Ol. CXIV, 3). D'après la remarque fort juste de KÖHLER relativement au nombre des lettres à suppléer, on pourrait tout au plus proposer έκ' Ήγησίου άρχον)τος ; mais il faudrait alors, ce qui est d'ailleurs bien possible, que la nouvelle de la mort d'Alexandre fût arrivée à Athènes en six semaines environ, et l'endroit où Thibron s'est rendu utile à des citoyens d'Athènes serait Cydonia en Crète, localité qu'on retrouve dans un décret honorifique postérieur d'un an ou deux peut-être (C. I. ATTIC., II, n° 193). Il me semblait autrefois que les συμπρόεδροι de 321 ne devaient pas provoquer de bien grands scrupules, car le décret relatif aux réfugiés de Thessalie (n° 222), qui contient cette formule, passait pour être de Ol. CXIV, 4 ; mais aujourd'hui j'y trouve de la difficulté, attendu que, dans des inscriptions do date certaine, l'une rédigée avant la fin du printemps 322 (n° 180), l'autre du mois de Scirophorion 320 (n° 191), on ne rencontre pas de συμπρόεδροι, et les troubles en Thessalie dont il est question au n° 222 peuvent bien appartenir à une époque postérieure, avant toutefois que Cassandre ne fût maitre d'Athènes.

[26] Comme Diodore (XVIII, 21) et Arrien (ap. PHOT., § 18) relatent l'expédition de Cyrène et la mort de Thibron avant la campagne de Syrie, il faut bien croire qu'elle était terminée avant la fin de 322. Justin (XIII, 8, 1) dit également : hujus urbis auctus viribus bellum in adventum Perdiccæ parabat.

[27] Les événements ne permettent guère cependant de descendre plus bas que la fin de 322.

[28] ÆLIAN, XII, 64. Je ne saurais dire d'où viennent les histoires fabuleuses que raconte cet auteur sur la supercherie opérée par le Lagide avec une fausse image.

[29] On voit de reste que cette explication a quelque chose de forcé. Il est possible, à la rigueur, qu'il y ait un fonds de vérité dans ce que dit Pausanias, à savoir que le corps du roi avait dal être transporté à Ægæ en Macédoine. Perdiccas a bien pu, contrairement à la décision prise auparavant, faire donner cet ordre, afin d'avoir un prétexte pour faire une expédition en Macédoine, etc. Cette manière de voir parait confirmée par un passage de Strabon (XVII, p. 794).

[30] DIODORE, XIII, 26-29. ARRIAN. ap. PHOT., 70 b. 20. STRAB., XVII, p. 794. PAUSAN., I, 6, 3. Pausanias dit expressément que le corps fut d'abord conduit à Memphis ; c'est Philadelphe seulement qui l'amena à Alexandrie (PAUSAN., I, 7, 1) et le fit déposer dans le Séma (Cf. CASAUBON, ad Sueton., Aug., 18).

[31] JUSTIN, XIII, 6. Justin est d'accord pour le fond avec Diodore (XVIII, 25), mais on reconnaît chez lui le langage de Douris.

[32] JUSTIN, XIII, 6, 16. Diodore (XVIII, 37), au contraire, parle d'Attale. Si l'assertion de Justin ne repose pas sur un renseignement erroné ou une méprise, il faut que Perdiccas se soit assuré de la fidélité de Clitos : la preuve que celui-ci dès le début ne tenait pas pour la coalition, c'est la façon dont Cratère et Antipater passent l'Hellespont.

[33] L'attribution de la satrapie de la Petite-Phrygie à Eumène n'est pas mentionnée expressément, mais elle parait résulter de l'état des choses.

[34] JUSTIN, XIII, 6. Plutarque ne parle que de l'Arménie et de la Cappadoce.

[35] PLUTARQUE, Eumen., 5.

[36] DIODORE, XVIII, 29. PLUTARQUE, loc. cit. CORN. NEP., Eumen., 3, 2. Contrairement à ce que dit Justin (XIII, 6), Philotas n'a pas été expédié comme adversaire de Perdiccas, mais envoyé quelque part ailleurs ; ce qui le prouve, c'est que, lors de la réinstallation des satrapes, après la chute de Perdiccas, il ne fut pas réintégré dans sa situation antérieure, mais au contraire se ligua avec Alcétas et se conduisit en ennemi d'Antigone (DIODOR., XIX, 16). Il ne faut pas confondre ce Philotas avec son homonyme, l'ami d'Antigone (DIODOR., XVIII, 52). Philoxénos était, suivant la conjecture émise plus haut, satrape de Susiane. Ménandre de Lydie parait n'avoir pas été éloigné, en dépit de ses accointances avec Antigone.

[37] DIODORE, XVIII, 29. JUSTIN, loc. cit.

[38] D'après Justin, la susdite réunion des généraux avait eu lieu en Cappadoce ; suivant Diodore (XVIII, 25), l'armée partit de la Pisidie. Perdiccas doit avoir marché de la Cilicie sur la Cappadoce et avoir pris là ses quartiers d'hiver, pour commencer au printemps sa marche sur l'Égypte en passant par Damas.

[39] DIODORE, XVIII, 25, 38. Par conséquent, les dispositions relatives à la campagne d'Asie émanent de Cratère.

[40] C'est la conclusion que je tire d'un texte d'Arrien (ap. PHOT. 71 a. 33, § 30).

[41] Ceci résulte du décret des Nasiotes en l'honneur de Thersippos, décret qui a été publié d'après des copies défectueuses dans le C. I. GRÆC., II, n° 2166 et Add. p. 1025, et dont le texte correct, reproduit dans l'Appendice du présent volume.

[42] DIODORE, XVIII, 20. PLUTARQUE, Eumen., 5. ARRIAN. ap. PHOT., p. 70 b. 30, § 27.

[43] PLUTARQUE, Eumen., 5. On sent parfaitement qu'en cet endroit Plutarque reproduit littéralement le texte d'Hiéronyme.

[44] Continuatis mansionibus (JUSTIN, XIII, 8). DIODOR., XVIII, 29. PLUTARQUE, Eumen., 6. La route que prirent les Macédoniens n'est pas indiquée avec précision, mais ce ne peut être que celle qui mène aux défilés du nord de la Cilicie en passant par Gordion ; et, à en juger par les mouvements consécutifs, le premier combat d'Eumène doit avoir été livré dans la Cappadoce orientale, le suivant, contre Cratère, dans la même contrée, à quelques jours de marche de la grande route.

[45] PLUTARQUE, Eumen., 6. De garrul., 9. JUSTIN, loc. cit. CORNEL. NEP., Eumen., 3. ARRIAN ap. PHOT. p. 70 b. 35.

[46] Ce Pharnabaze est probablement le fils d'Artabaze, le même qui de 333 à 331 avait été amiral de la flotte perse ; sa sœur Artonis était depuis 321 la femme d'Eumène.

[47] PLUTARQUE, Eumen., 7. DIODORE, XVIII, 30, 32.

[48] DIODORE, loc. cit. D'après Cornélius Nepos, ce furent les Macédoniens qui proposèrent l'accommodement.

[49] La date de la bataille est indiquée par un détail significatif : on dit que l'armée d'Eumène se couronna d'épis. Du reste, les synchronismes établis par ailleurs font voir également que les deux batailles ont été livrées en Cappadoce, au mois de juillet.

[50] CORN. NEP., Eumen. 4. DIODOR., XIX, 59. Son épouse était Phila, fille d'Antipater, et il l'avait épousée dans l'automne de 322, de sorte que leur fils Cratère (celui qui a collectionné les documents) n'était probablement pas né encore : on ne nous parle pas d'autres enfants de Cratère.

[51] DIODORE, XVIII, 38. C'est à cet ordre d'idées que parait se rapporter ce que dit Pausanias (VI, 16, 2. V, 2, 5).

[52] Arrien (ap. PHOT. 71 a. 10 § 28) parle seulement d'une manière générale d'un jugement : je crois pouvoir conclure d'un passage de Strabon (XVII, p. 794) qu'un des principaux chefs d'accusation portait sur le corps d'Alexandre ; le parti, étant donné son caractère, dut trouver un second grief dans la soumission de la Cyrénaïque.

[53] ARRIAN, loc. cit. Certainement, Arrien parle ici d'après Hiéronyme. Diodore a passé sous silence ce fait important ; il le remplace par une description détaillée de la pompe des funérailles (c. 26-29), morceau qui, quoi qu'en dise Athénée (V, p. 206 c), ne peut guère avoir été emprunté à Hiéronyme, comme le montre la fin. On pourrait supposer que ce chapitre vient indirectement de l'écrit rédigé par Éphippos d'Olynthe, car Éphippos ό Χαλκιδεύς (ARRIAN., III, 5, 4) avait été nommé έπίσκοπος en Égypte par Alexandre et devait être resté au service du Lagide ; seulement, il faudrait savoir par quel intermédiaire ce morceau est parvenu dans les extraits de Diodore.

[54] DIODORE, XVIII, 33.

[55] Cet Attale, le mari d'Atalante, sœur de Perdiccas (DIODOR., XVIII, 37), est le fils du Tymphéen Andromène, celui dont il est si souvent question dans l'histoire d'Alexandre et qui plus tard embrassa si vaillamment, avec son frère Polémon, la cause de Perdiccas ; en 330, il commandait déjà une phalange en Bactriane (ARRIAN., IV, 22, 1) et faisait partie des triérarques de la flotte de l'Indus (ARRIAN., Ind., 18) ; il passait pour ressembler à Alexandre (CURT., VIII, 13, 21).

[56] DIODORE, XVIII, 33. Diodore dit cela après avoir raconté la bataille où succombèrent Cratère et Néoptolème, tandis qu'un peu plus loin (XVIII, 37) il assure que la nouvelle de cette victoire, la deuxième remportée par Eumène, est parvenue au camp seulement après la mort de Perdiccas.

[57] On trouve dans Lucien (Hippias, 2) une assertion étrange et inexacte : Archimède et Socrate de Cnide (celui qui construisit le fameux phare d'Alexandrie, voyez OSANN dans les Annali di Corr. arch.), qui inventèrent, l'un les moyens de soumettre à Ptolémée la ville de Memphis, sans recourir à un siège, mais en détournant et en divisant le cours du Nil ; l'autre, ceux d'incendier les galères des ennemis. Cependant, il y a quelque chose au fond de ce bruit, car Sostratos de Cnide, fils de Dexiphane, comme l'appelle Strabon (XVII, p. 791), commande encore vers 284 la flotte égyptienne.

[58] DIODORE, XVIII, 33. Cet auteur donne seul quelques détails sur la campagne d'Égypte, mais il s'y prend de telle sorte qu'on a peine à deviner un plan stratégique quelconque dans les mouvements de Perdiccas.

[59] CHAMPOLLION-FIGEAC (Annales des Lagides, I, p. 289 et 400 sqq.) pense que ce pourrait être l'île de Myecphoris. Vu les changements considérables qu'à éprouvés le delta du Nil et l'incertitude des renseignements fournis par Diodore, c'est là une opinion qu'on ne peut ni contester ni appuyer. Cependant l'expression de Diodore (XVIII, 34), se trouve confirmée jusqu'à un certain point par le passage de Lucien (Hippias, 2).

[60] Polyænos (IV, 38) et Frontin (IV, 7, 20) mentionnent un stratagème qui ne peut trouver place qu'ici. Ils racontent que Ptolémée, voyant Perdiccas passer le fleuve à Memphis avec des forces supérieures aux siennes, fit chasser de grands troupeaux de bestiaux traînant des bottes de paille sur les routes poudreuses, afin que sa petite armée eût l'air d'être immense, et que ses adversaires, effrayés en présence de masses aussi énormes, prirent la fuite.

[61] Diodore (XVIII, 36) dit que le meurtre fut commis par quelques cavaliers, et ceci confirme l'assertion de Cornélius Nepos (Eumen., 5), d'après lequel Perdiccas aurait été assassiné par Séleucos (le chiliarque) et Antigone (c'est-à-dire Antigène, d'après Arrien [ap. PHOT., 71 b. 36, § 35]). Strabon (XVI, I, p. 794) assure qu'il a péri έμπεριπαρείς ταΐς σαρίσσαις : en ce cas, s'il y avait des cavaliers, ils n'étaient pas seuls. Perdiccas doit avoir été assassiné vers le commencement de juillet 321, pas plus tard, car les inondation n'avaient pas encore commencé, et pas plus tôt, attendu que les soldats s'étaient couronnés d'épis dans le midi de la Cappadoce lors de bataille dont la nouvelle n'arriva au camp qu'après le meurtre. L'assertion Diodore (XVIII, 36) : que Perdiccas a péri άρξας έτη τρία, est inexacte ; elle doit provenir des tables chronologiques, celles d'Apollodore, par exemple, où la troisième année commencée pouvait être désignée de la sorte.

[62] DIODORE, XVIII, 38. ARRIAN, p. 71 a. 28, § 30. Quelle était leur situation vis-à-vis l'un de l'autre et leur compétence respective, nous l'ignorons.

[63] ARRIAN, p. 71 a. 28, § 29.

[64] PLUTARQUE, Eumène, 8. DIODORE, XVIII, 37.

[65] Cf. dans le décret rendu en l'honneur de Phædros (C. I. ATTIC., n° 331), ce qu'on dit de son père Thymocharès. Comme, dans d'autres passages de l'inscription, les noms d'Antigone et de Démétrios et les choses flatteuses pour eux sont effacés en plusieurs endroits, c'est certainement Άντιγόνω qu'il faut restituer ici, et l'on obtient aussi un renseignement tout nouveau sur ce qui s'est passé en mer à cette époque ; par exemple, qu'Antigone a battu, en partie avec des navires athéniens, le navarque du lieutenant-général, Hagnon de Téos (PLUT., Alex., 20. 40). On trouve un deuxième renseignement sur cette même expédition de Cypre dans le décret des Nasiotes en l'honneur de Thersippos (voyez l'Appendice), par où l'on voit que Clitos s'était rallié à la cause d'Antipater aussitôt que celui-ci fut passé en Asie.

[66] ARRIAN ap. PHOT., 71 a. 35, § 31.

[67] DIODORE, XVIII, 39. ARRIAN., loc. cit. Sur la position de Triparadision (Paradisos dans Strabon) près des sources de l'Oronte, voyez MANNERT, VI, 1, p. 426.

[68] ARRIAN., ap. PHOT., 71 b. 10, § 33. Naturellement, ce n'est pas le Tymphéen Attale.

[69] POLYBE, IV, 6, 4.

[70] Cette séparation de la noblesse et des phalanges n'est pas, il est vrai, nettement affirmée, mais elle parait bien cependant indiquée par Arrien.

[71] ARRIAN, loc. cit. — DIODORE, XVIII, 39. Dans Appien (Mithrid., 8), qui cite directement Hiéronyme, on ne voit pas bien si son titre était έπίτροπος ou έπιμελητής.