HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

LIVRE QUATRIÈME. — CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

Marche d'Alexandre vers la Médie. — Mort d'Héphestion. — Combat contre les Cosséens. — Retour à Babylone. — Ambassades. — Envois dans la mer du Sud. — Préparatifs, nouveaux plans. — Maladie d'Alexandre. — Sa mort.

Un grand capitaine des temps modernes écrit, comme conclusion de sept années de guerre, que tant de campagnes avaient fait de lui un vieillard, alors qu'il les avait commencées en pleine virilité, au commencement de sa quarantième année[1]. Pendant douze ans, Alexandre avait été sans relâche en campagne ; il avait reçu de graves blessures, dont plus d'une avait mis sa vie en danger ; il avait supporté des fatigues sans fin, les inquiétudes et les surexcitations d'immenses entreprises pleines de périls, la commotion des événements qui se passèrent sur les bords de l'Hyphase, cette marche terrible à travers le désert de la Gédrosie, l'insurrection des vétérans à Opis ; il avait porté à Clitos le coup mortel et fait exécuter Philotas et Parménion. Les auteurs ne disent pas si son esprit et son corps avaient encore la même souplesse, la même fraîcheur qu'aux jours de la campagne sur le Danube et sur les rives du Granique, ou bien s'il ne commençait pas à devenir nerveux, et à se sentir vieillir de bonne heure. Un prochain avenir lui réservait de nouvelles et douloureuses émotions.

Peu de temps après le départ- des vétérans, il quitta lui-même Opis avec le reste des troupes pour se rendre à Ecbatane.

Pendant le séjour du roi dans l'Inde, la Médie, plus que tous les autres pays, avait souffert de la licence effrénée et de l'arrogance des fonctionnaires et des commandants macédoniens ; la population était toujours restée fidèle, malgré de nombreuses excitations à la défection ; Baryaxès, qui avait !en vain levé l'étendard de la révolte, avait été livré à la justice du roi par le satrape Atropatès. Il restait cependant bien des choses à examiner, à régulariser, à concilier ; le pillage du Trésor, en particulier, et la fuite d'Harpale pouvaient rendre nécessaires des règlements plus précis. La grande route qui traversait les montagnes de la Médie était également loin d'être aussi sûre qu'il le fallait pour le commerce actif entre les satrapies de Syrie et le haut pays. Parmi la série de peuples montagnards qui s'étendait depuis l'Arménie jusqu'à la côte de Carmanie se trouvaient les Cosséens, dont l'insolence n'avait pas encore été châtiée. Cette tribu avide de pillage habitait les montagnes de Zagros, et tout transport qui s'engageait sur la route des défilés médiques sans être très bien protégé était exposé à ses attaques. Tels .durent être les motifs qui engagèrent le roi à différer jusqu'au printemps suivant son retour à Babylone et le commencement des nouvelles entreprises dans le Sud et dans l'Ouest, dont les préparatifs étaient en pleine voie d'exécution.

On pouvait être à la fin d'août 324 lorsque le roi quitta Opis, se dirigeant vers Ecbatane par la route ordinaire de la Médie[2] ; les troupes le suivaient en plusieurs détachements par les districts nord de la Sittacène. Alexandre passa parle bourg de Carræ et de là atteignit en quatre jours Sambata, où il demeura sept jours, jusqu'à ce que les différentes colonnes l'eussent rejoint. Après trois jours de marche, on atteignit la ville de Célonæ (Holvan), située à quelques milles seulement des défilés du Zagros, et habitée par des Hellènes qui, transportés là au temps des guerres médiques, conservaient encore le langage et les mœurs helléniques, bien que ce ne Mt pas dans toute leur pureté. En quittant cette ville, Alexandre s'avança dans le voisinage des défilés de Bagistane[3] et visita, dans la plaine qui s'étend on avant des montagnes, les jardins célèbres connus sous le nom de Jardins de Sémiramis. Puis il continua sa marche et arriva dans les champs de Nysa[4] où paissaient en troupeaux immenses les coursiers des rois ; il y trouva encore cinquante à soixante mille chevaux. L'armée s'arrêta pendant un mois dans cet endroit. Atropatès, satrape de Médie, y vint saluer le roi aux confins de sa satrapie ; on raconte qu'il amena dans le camp cent femmes à cheval, armées de haches de combat et de petits boucliers, disant que c'étaient là des Amazones ; ce récit a donné lieu aux amplifications les plus bizarres[5].

Un incident scandaleux devait interrompre ce temps de repos. Dans l'entourage du roi se trouvaient Eumène et Héphestion. Eumène de Cardia occupait la première place dans le cabinet du roi, et, à cause de sa grande habileté et de la confiance qu'il inspirait, Alexandre l'avait comblé d'honneurs. Dernièrement encore, aux noces de Suse, il lui avait donné en mariage la fille d'Artabaze. Il semble toutefois que le secrétaire ne jouissait pas d'une bonne renommée pour ce qui est des affaires d'argent. On disait que le roi se montrait des plus généreux envers l'indispensable chancelier, toutes les fois qu'il voyait l'intérêt de ce fonctionnaire en conflit avec son devoir professionnel ou avec son dévouement. Un jour seulement, à ce que l'on raconte, — on était encore dans l'Inde, et le roi, dont la caisse était vide, avait laissé aux grands de son entourage, comme une marque d'honneur, le soin de construire la flotte d'eau douce. — Alexandre entra dans une telle colère à propos des allures singulières du Cardien, qu'il ne put s'empêcher de lui faire honte. Eumène devait verser trois cents talents ; il n'en donna que cent, disant qu'il avait même eu beaucoup de peine à réunir cette somme ; et cependant Alexandre connaissait sa fortune. Il ne lui fit aucun reproche, mais n'accepta pas la somme offerte ; puis il donna l'ordre de mettre le feu, au milieu de la nuit, à la tente d'Eumène, afin de le livrer à la risée publique lorsque, effrayé par l'incendie, que du reste on devait éteindre aussitôt, il ferait sortir ses trésors. Mais le feu prit si rapidement qu'il dévora la tente entière, avec tout ce qu'elle contenait et particulièrement les nombreuses pièces de la chancellerie ; l'or et l'argent fondu qu'on retrouva dans les cendres se montaient à plus de mille talents. Alexandre lui laissa son argent et expédia aux satrapes et aux stratèges l'ordre d'envoyer copie des lettres et instructions qu'on leur avait fait parvenir[6]. Eumène, qui servait avec les tablettes et le stylet, en guise de lance et d'épée, et qui, malgré cela, semblait avoir trop d'influence et trop de considération près du roi, était peu aimé des Macédoniens du camp, surtout d'Héphestion, ce qui était bien naturel, eu égard au caractère du noble citoyen de Pella, que ses relations intimes avec Alexandre mettaient assez souvent en contact avec le scribe. Tout ce qu'on nous rapporte d'Héphestion nous est garant de ses sentiments nobles, chevaleresques et dévoués, de son affection sans limites et réellement touchante envers le roi. Alexandre aimait en lui son camarade d'enfance ; toute la splendeur du trône et de la gloire, tout le changement qui s'était produit dans sa vie extérieure et intime et qui avait éloigné de lui beaucoup de ceux en qui il avait mis une grande confiance, n'avaient pas pu troubler leurs relations de cœur ; leur amitié avait conservé la douceur enthousiaste de la jeunesse, à laquelle tous deux appartenaient presque encore. On raconte qu'un jour Alexandre lisait une lettre de sa mère, pleine de ces reproches et de ces plaintes qu'il taisait volontiers à son ami, tandis qu'Héphestion, appuyé sur son épaule, lisait avec lui, et que le roi imprima alors le sceau de son anneau sur les lèvres de son favori[7] ; ce tableau nous montre quelle idée on doit se faire de tous les deux.

Déjà, plus d'une fois, Héphestion et Eumène avaient eu des différends, et leur mutuelle aversion n'avait pas besoin d'un bien grave sujet pour éclater en discordes nouvelles. Un présent qu'Héphestion venait précisément de recevoir du roi suffit pour exciter au plus haut point la jalousie du Cardien et pour amener un échange de paroles très vives, dans lequel tous deux oublièrent bien vite toute retenue et toute dignité. Alexandre mit fin à ce violent débat, donna un égal présent à Eumène, et, se tournant vers Héphestion, lui demanda d'un ton de reproche s'il n'avait pas plus de souci de lui-même et de sa dignité ; puis il exigea de chacun la promesse d'éviter à l'avenir toute querelle et de se réconcilier. Héphestion s'y refusa ; il était victime d'un grive offense, et Alexandre eut de la peine à l'apaiser ; mais à la fin, pour l'amour du roi, il tendit la main en signe de réconciliation[8].

Après ces événements et un séjour de trente jours dans la vallée de Nysa, l'armée se mit en route pour Ecbatane et arriva dans cette grande et riche cité vers la fin d'octobre[9]. Il est à regretter que les textes anciens ne nous apprennent rien sur les dispositions, les fondations et des mesures qui occupèrent spécialement l'activité du roi à Ecbatane[10] ; ils nous représentent avec plus de détails les fêtes qui furent données dans la capitale de la Médie, notamment celles des Dionysies[11].

Alexandre avait établi sa résidence au château royal. Ce château, monument du temps de la grandeur des Mèdes, occupait, au-dessous de la citadelle de la ville, un espace de sept stades : la splendeur de cet édifice avait quelque chose de féerique ; toutes les boiseries étaient de cèdre et de cyprès ; la charpente, les toits, les colonnes des portiques et celles des salles intérieures étaient revêtus de plaques d'or ou d'argent,' des lames d'argent couvraient l'édifice. Le temple d'Anytis, dans le voisinage du palais, était orné de la même façon ; ses colonnes étaient couronnées de chapiteaux d'or ; son toit portait des tuiles d'or et d'argent[12]. Il est vrai que beaucoup de ces précieux ornements avaient été la proie de la cupidité de ces commandants macédoniens qui avaient fait tant de ravages en Médie ; toutefois l'ensemble présentait encore un aspect d'une splendeur extraordinaire. Les environs de la résidence royale répondaient à sa magnificence : derrière le palais s'élevait la colline artificielle dont la citadelle, qui était très forte, couronnait le sommet avec ses créneaux, ses tours et ses caveaux remplis de trésors ; en avant, la ville immense couvrait un espace de près de trois milles ; au nord se dressaient les sommets du haut Oronte, laissant apercevoir entre leurs dentelures les grands aqueducs de Sémiramis.

C'est dans cette ville vraiment royale qu'Alexandre célébra les Dionysies de l'automne 324 ; elles commencèrent par les grands sacrifices qu'Alexandre avait l'habitude d'offrir aux dieux en actions de grâces pour les faveurs qu'ils lui avaient accordées. Vinrent ensuite des fêtes de toute espèce, des joutes d'armes, des processions solennelles, des concours artistiques ; des banquets et des festins remplissaient le temps entre les réjouissances. Parmi ces festins, celui d'Atropatès, satrape de Médie, se fit remarquer par son luxe effréné. Ce satrape avait invité à son banquet l'armée tout entière ; et les étrangers, qui de près et de loin étaient accourus en foule à Ecbatane pour contempler les fêtes, se tenaient autour de l'immense rangée de tables où les Macédoniens se livraient à la joie et faisaient annoncer par les cris des hérauts, au milieu du fracas des trompettes, les santés et souhaits qu'ils adressaient au roi, et les présents qu'ils lui consacraient. Les applaudissements les plus bruyants furent ceux qui accueillirent le discours de Gorgos, maitre d'armes royal[13] : Au roi Alexandre, fils de Zeus Ammon, Gorgos consacre une couronne de trois mille pièces d'or, et, s'il assiège Athènes, dix mille armures, autant de catapultes, et tous les projectiles qu'il faudra pour la guerre[14].

Telles furent les nombreuses et bruyantes solennités de ces journées. Cependant Alexandre n'était pas disposé à la joie : Héphestion était malade. En vain Glaucias, son médecin, déployait tout son art ; il ne réussissait pas à arrêter les ravages de la fièvre. Alexandre ne pouvait se dérober aux fêtes ; il devait quitter son ami malade pour se montrer à l'armée et au peuple. On était au septième jour, et les jeunes garçons faisaient leur assaut d'armes ; le roi se trouvait précisément au milieu de la foule, dont le flot joyeux oscillait dans le stade, lorsqu'on vint lui porter la nouvelle qu'Héphestion se trouvait plus mal : il courut au château, entra dans la chambre du malade ; Héphestion venait de mourir[15]. La main des dieux ne pouvait s'appesantir plus lourdement sur Alexandre ; pendant trois jours, il ne quitta pas le cadavre de celui qu'il avait aimé, tantôt pleurant longuement, tantôt muet de douleur, sans boire ni manger, tout au chagrin et au souvenir de l'ami si tendre qui lui était arraché à la fleur de l'âge. La fête se tut ; armée et peuple pleurèrent le plus noble des Macédoniens, et les mages éteignirent le feu sacré dans les temples, comme si un roi venait de mourir[16].

Lorsque furent passés les jours de la première douleur et que les intimes furent parvenus, à force de prières, à éloigner le roi du cadavre de son ami, Alexandre organisa le convoi funèbre qui devait transporter le cadavre à Babylone. Sur la proposition d'Eumène, les stratèges, les hipparques et les hétœres apportèrent des armes, des joyaux, des dons de toutes sortes pour orner le char sur lequel reposait le corps[17] ; Perdiccas reçut l'ordre de l'escorter à Babylone ; c'était là que le bûcher devait être élevé, là qu'au printemps devaient avoir lieu les fêtes funèbres. Perdiccas fut accompagné par Dinocrate, qui devait diriger la construction du splendide bûcher.

On approchait de la fin de l'année 324, et déjà une épaisse couche de neige couvrait les montagnes lorsqu'Alexandre quitta Ecbatane avec son armée pour revenir à Babylone, en passant par les montagnes des Cosséens. Il avait choisi cette saison, parce que les tribus avides de pillage seraient alors dans l'impossibilité de s'enfuir de leurs vallées pour aller se réfugier sur les montagnes couvertes de neige. Tandis que le reste de l'armée suivait la grande route, le roi s'avança, avec la partie la plus légère de ses troupes, vers le sud, direction dans laquelle erraient et habitaient ces peuplades de pasteurs, jusqu'au territoire des Uxiens, qui étaient de même race. On traversa les gorges des montagnes, en deux colonnes, dont l'une était conduite par le roi et l'autre par le Lagide Ptolémée. Les hordes de ces pasteurs, qui résistaient partout avec une audace incroyable, étaient pour la plupart peu nombreuses ; elles furent vaincues séparément : leurs repaires de brigands furent forcés ; des milliers de ces gens furent tués ou faits prisonniers, les autres furent soumis et contraints avant tout à avoir des demeures fixes et à cultiver la terre. Dans l'espace de quatorze jours, la dernière tribu qui habitait la contrée montagneuse des défilés était réduite à l'obéissance et recevait au moins un commencement de civilisation, ainsi qu'on avait fait précédemment pour les Uxiens, les Cadusiens, les Mardes et les Parætacènes[18].

Alexandre descendit alors vers la Babylonie, en marchant à petites journées, afin que les différents corps qui débouchaient des vallées pussent le rejoindre. Il voulait réunir toutes ses forces à Babylone, pour s'engager dans de nouvelles entreprises. Babylone devait être le centre de l'empire et la résidence royale. Cette ville, par sa grandeur, son antique gloire et sa position, était digne d'être la capitale ; elle était l'entrepôt du commerce du Midi, des aromates de l'Inde, des épices de l'Arabie ; elle se trouvait placée entre les peuples de l'Occident et ceux de l'Orient, plus près de l'Ouest, où le regard entreprenant d'Alexandre devait se porter après la conquête de l'Orient. C'est à l'ouest qu'était située cette Italie, où l'époux de sa sœur, le roi des Épirotes, avait perdu et l'honneur et la vie ; plus loin l'Ibérie, avec ses abondantes mines d'argent, la terre des colonies phéniciennes, dont les métropoles appartenaient maintenant au nouvel empire. Là se trouvait aussi cette Carthage qui, depuis la première guerre médique et l'alliance qu'elle avait faite alors avec les Perses, n'avait cessé de combattre contre les Hellènes en Libye et en Sicile. Les grands changements qui s'étaient accomplis dans le monde de l'Orient avaient porté la gloire d'Alexandre jusque chez les peuples les plus reculés ; les uns avec espérance, les autres avec anxiété devaient jeter les yeux sur cette puissance gigantesque ; ils devaient reconnaître la nécessité de se mettre en rapport avec ce pouvoir qui tenait dans ses mains les destinées du monde, et d'aller au-devant de lui pour s'aplanir à eux-mêmes les voies de l'avenir.

C'est à ce moment qu'arrivèrent au camp des ambassades, envoyées par divers peuples, même éloignés : elles venaient, les unes offrir des hommages et des présents, les autres solliciter du roi une sentence décisive au sujet de contestations avec des peuples voisins. Alors seulement, dit Arrien, il sembla au roi et à son entourage qu'il était le maître sur terre et sur mer[19]. Alexandre se fit remettre la liste de ces ambassades, pour fixer leur rang d'audience ; il donna le pas à celles qui avaient pour objet des choses sacrées, notamment aux députations d'Élis, d'Ammonion, du temple de Delphes, de Corinthe, d'Épidaure, etc., selon l'importance du lieu d'où elles venaient ; on fit passer ensuite celles qui voulaient entretenir le roi de contestations avec leurs voisins, celles qui étaient chargées de traiter d'affaires intérieures et privées, et en dernier lieu les envoyés helléniques qui devaient faire des représentations au sujet du rappel des bannis.

Les documents que nous avons pour l'histoire d'Alexandre négligent, comme une chose qui n'en vaut pas la peine, de nommer toutes ces ambassades ; ils mentionnent seulement celles qui étaient mémorables sous quelque rapport, et ce n'est que dans ce que nous apprenons par ailleurs de l'histoire des peuples mentionnés ici que nous trouvons quelques renseignements sur l'objet immédiat de leur ambassade. Arrien nous fait connaître, sans s'étendre davantage, qu'il vint des envoyés des Brettiens, des Lucaniens et des Étrusques, mais il doute que les Romains en aient également envoyé, ainsi que le rapportent plusieurs historiens. C'est la situation de l'Italie à cette époque qui doit nous apprendre s'ils ont eu des motifs de le faire.

Les Brettiens et Lucaniens, depuis la guerre avec le Molosse Alexandre, avaient assez de raisons pour craindre la puissance de son beau-frère, le vainqueur de l'Asie et le protecteur naturel du monde hellénique. Le Molosse, que la riche et commerçante ville de Tarente avait appelé à son secours contre eux, les avait battus dans une grande bataille près de Pæstum ; il avait refoulé du même coup les Messapiens et les Dauniens sur la côte orientale de la péninsule : sa puissance s'étendait d'une mer à l'autre, et les Romains avaient fait alliance avec lui[20] pour attaquer en commun les Samnites, dont les combats dans le sud leur avaient fourni l'occasion d'étendre leur territoire jusqu'à la Campanie et d'y implanter leur domination au moyen de colonies romaines. Mais la puissance croissante de l'Épirote, et peut-être la crainte qu'il ne voulût s'ériger en maitre de la Grande-Grèce, porta les Tarentins à se tourner du côté de ceux contre qui ils l'avaient appelé ; un banni lucanien assassina le roi. Les Samnites eurent ainsi le champ libre pour se tourner contre les Romains, qui s'étaient emparés de Cume, la plus ancienne cité hellénique sur cette côte, et de Capoue. La tentative qu'ils firent pour se rendre également maîtres de Néapolis et de Palæopolis, commença (328) la grande guerre du Samnium, qui, après des succès divers, trouva une première solution dans les Fourches Caudines et dans un traité de soumission imposé aux Romains. Les cités grecques d'Italie, au lieu de profiter de ces années favorables pour elles, désunies et sans énergie comme elles étaient, préférèrent mettre leur espoir dans le vainqueur de l'Asie. C'était une idée aussi naturelle que la crainte qu'avaient les Italiotes de le voir venir et arracher de leurs mains les riches cités maritimes dont ils étaient enfin parvenus à s'emparer. N'avait-il pas envoyé aux Crotoniates une part du butin de la victoire de Gangamèle, parce que jadis un des leurs avait combattu contre Xerxès à Salamine ? Que ce soit par hasard qu'on ne mentionne aucune ambassade de la part des Samnites, ou que ce peuple n'en ait réellement pas envoyé, le gouvernement avisé et perspicace des patriciens de Rome, lui qui, au cours de sa dangereuse lutte contre les Samnites, avait su gagner à sa cause les peuples habitant derrière eux, Lucaniens, Apuliens et autres, lui qui avait fait alliance avec le Molosse, pouvait bien, au moment où il songeait à assujettir les cités grecques de la Campanie, penser à s'assurer la faveur de celui dont il avait à craindre le veto. Il résulte d'un renseignement venu par une autre voie qu'Alexandre avait fait parvenir aux Romains des avertissements au sujet des Antiates, qui étaient devenus leurs sujets et qui continuaient, de concert avec les Étrusques, à faire le métier de corsaires[21].

Une ambassade des Étrusques s'explique par les nombreux conflits que leurs pirateries avaient suscités entre eux et les cités helléniques ; dans ce moment même, les Athéniens préparaient une expédition pour fonder, à l'issue de la mer Adriatique, une colonie qui devait leur servir d'entrepôt et de place de commerce fortifiée, destinée à protéger dans ces eaux leur marine marchande[22].

Les ambassades des Carthaginois, des Libyens et des Ibériens ne s'expliquent pas moins. La conquête de la Phénicie par Alexandre devait engager Carthage, aussi bien que les autres colonies puniques dans l'Afrique septentrionale et en Ibérie, qui étaient encore en relation avec la mère patrie, à tourner leur attention d'une manière toute particulière vers le souverain du puissant empire dont ils avaient à redouter bien plus qu'une rivalité commerciale[23]. Les Carthaginois spécialement n'auront pas été sans remarquer ce que l'avenir pouvait leur réserver, eu égard à leurs relations précédentes avec le monde hellénique et au caractère guerrier du roi ; les querelles qui n'avaient pas cessé depuis les conquêtes de Timoléon offraient un motif bien suffisant à une intervention qui pouvait avoir les plus graves résultats pour la république punique. Il était d'autant plus naturel qu'ils recherchassent l'amitié du puissant roi. En nous rapportant que les envoyés des Libyens arrivèrent avec des couronnes et des félicitations sur la conquête de l'Asie, les historiens désignent sous ce nom les tribus au sud de Cyrène.

Parmi les autres ambassades, on cite en particulier celles des Scythes d'Europe, des Celtes et des Éthiopiens. Cette dernière était peut-être d'autant plus importante aux yeux du roi qu'il s'occupait précisément alors de son projet de contourner l'Arabie avec ses vaisseaux, de continuer la route de mer qui déjà réunissait l'Inde et l'Euphrate, et de la prolonger jusque dans la mer Rouge et sur la côte orientale de l'Égypte.

Déjà, en effet, on avait envoyé en Phénicie l'ordre de lever des matelots, de construire des navires et de les conduire démontés par voie de terre jusqu'à l'Euphrate. Néarque fut chargé de faire remonter l'Euphrate à la flotte jusqu'à Babylone, et, aussitôt après l'arrivée du roi dans cette ville, on devait commencer l'expédition contre les Arabes. Dans le même temps, Héraclide, fils d'Argæos, était envoyé sur les côtes de la mer Caspienne avec-une troupe de charpentiers ; il était chargé de couper du bois pour les constructions navales dans les forêts de 1'Hyrcanie, et de construire des vaisseaux de guerre avec et sans pont, d'après l'usage hellénique. Cette expédition avait aussi pour but de rechercher d'abord si la mer Caspienne offrait un passage au nord, et si elle était en communication avec le lac Mæotide ou avec la mer ouverte du Nord et, par elle, avec la mer de l'Inde[24]. Alexandre pouvait espérer que cette expédition lui donnerait l'occasion d'accomplir cette campagne contre les Scythes dont il avait parlé avec le roi des Chorasmiens, cinq ans auparavant. On avait également levé, pour les troupes de terre, de nouvelles et importantes recrues qui devaient se réunir à Babylone dans le cours du printemps. Il était manifeste qu'Alexandre formait de grands projets ; il semble que des campagnes simultanées devaient être entreprises dans le nord, le sud et l'ouest : peut-être Alexandre avait-il l'intention de les confier à divers généraux, en se réservant de les diriger toutes de Babylone, la capitale de son empire.

Les troupes et leurs chefs doivent avoir été en proie à une impatience inquiète, craignant ou espérant de nouvelles campagnes, pendant qu'elles descendaient vers Babylone. Elles ne savaient pas combien leur roi était profondément abattu depuis la mort de son ami, comment c'était en vain qu'il s'efforçait d'étouffer, par des plans toujours plus hardis, le chagrin qui lui rongeait le cœur ; elles ignoraient jusqu'à quel point la joie de sa vie était brisée, combien son âme était pleine de sombres pressentiments. Avec Héphestion, sa jeunesse était descendue dans la tombe : à peine au seuil de l'âge viril, il commençait à vieillir, et la pensée de la mort se glissait dans son âme[25].

On avait traversé le Tigre ; déjà l'on apercevait les créneaux de la ville géante, lorsque les principaux d'entre les Chaldéens et les prêtres astronomes de Babylone vinrent au-devant de l'armée ; ils s'approchèrent du roi, le -prirent à part et le conjurèrent de ne pas poursuivre sa route vers la ville, car la voix du dieu Bel leur avait fait connaître que l'entrée dans Babylone en ce moment lui serait funeste[26]. Alexandre leur répondit par le vers du poète, que le meilleur devin est celui qui annonce d'heureuses nouvelles. Alors ils ajoutèrent : Ô roi, ne t'approche pas de Babylone en regardant l'occident, ni en venant de ce côté du fleuve ; tourne autour de la ville, jusqu'à ce que tu voies l'orient.

Il fit camper l'armée sur la rive orientale de l'Euphrate, puis, le lendemain, il lui fit descendre le fleuve pour le traverser ensuite et entrer ainsi dans la ville du côté de l'occident : mais la rive du fleuve était marécageuse sur une grande étendue ; il n'y avait de ponts que dans l'intérieur de la ville, et un plus long circuit eût été nécessaire pour arriver à Babylone par les quartiers de l'ouest. Alors, dit-on, le sophiste Anaxarque vint trouver le roi et combattit sa superstition par des raisons philosophiques[27] ; mais il est plus croyable qu'Alexandre, bientôt revenu de sa première impression, chercha à considérer cette circonstance comme trop insignifiante pour motiver une plus grande perte de temps et un plus long détour, et qu'il craignit moins un danger éventuel que les suites d'un retard qui pouvait causer à l'armée et au peuple de trop grandes inquiétudes à son sujet, d'autant plus qu'il ne pouvait douter que les Chaldéens n'eussent de puissantes raisons pour ne pas désirer sa présence à Babylone. Déjà, dans l'année 330, il avait donné l'ordre de relever le temple gigantesque de Bel, qui était en ruines depuis les temps de Xerxès ; la construction de ce temple était restée en suspens pendant son absence, et les Chaldéens avaient fait de leur mieux pour ne pas perdre les revenus des riches domaines affectés à l'entretien de l'édifice. On comprenait par là pourquoi les astres interdisaient au roi l'entrée de Babylone, ou la lui rendaient aussi difficile que possible. Contrairement au conseil des Chaldéens, Alexandre s'avança du côté de l'est, à la tête de son armée, dans les quartiers orientaux de la ville. Les Babyloniens le reçurent avec joie, et célébrèrent Son retour par des fêtes et des festins.

Aristobule rapporte que, dans ce même temps, Pithagoras d'Amphipolis, qui appartenait à une famille sacerdotale et s'entendait à observer les entrailles des victimes, se trouvait à Babylone ; son frère Apollodore, stratège du pays depuis l'année 331, avait dû aller à la rencontre du roi avec les troupes do la satrapie lorsqu'Alexandre était revenu de l'Inde, et, comme les châtiments sévères qu'infligeait le roi aux satrapes coupables lui donnaient de l'inquiétude pour son propre avenir, il avait envoyé quelqu'un à Babylone, où son frère était resté, pour le prier d'examiner les victimes à son sujet. Pithagoras lui avait fait alors demander quelle était la personne qu'il craignait le plus et à propos de qui il voulait que l'on consultât. Sur la réponse de son frère, qui nommait le roi et Héphestion, Pithagoras avait offert un sacrifice et, après avoir observé la victime, avait écrit à son frère à Ecbatane que bientôt Héphestion ne lui ferait plus obstacle. Apollodore avait reçu cette lettre la veille de la mort d'Héphestion. Pithagoras offrit un second sacrifice au sujet d'Alexandre ; il trouva les mêmes signes et écrivit à son frère la même réponse. Apollodore, dit-on, vint lui-même trouver le roi, pour montrer que son dévouement était plus grand que le souci de son intérêt personnel ; il lui parla de la prédiction au sujet d'Héphestion et de son accomplissement, ajoutant que Pithagoras n'avait pas trouvé de signes plus heureux à propos de sa personne même, et qu'il devait mettre sa vie en sûreté et se garder des dangers qu'annonçaient les dieux. Une fois à Babylone, le roi fit venir Pithagoras et lui demanda quel était le signe qu'il avait vu, pour avoir écrit à son frère comme il l'avait fait. Le foie de la victime était sans tête, répondit Pithagoras. Le roi remercia le devin de lui avoir dit la vérité ouvertement et sans dissimulation, puis la congédia en lui donnant toutes les marques de sa bienveillance. Cependant, la concordance de l'observation des victimes à la mode hellénique avec les avertissements des astrologues avait frappé le roi : il se sentait mal à l'aise dans les murs de cette cité qu'il eût peut-être mieux fait d'éviter ; le séjour prolongé dans ces palais dont les dieux l'avaient averti en vain de se défier le rendait inquiet. Cependant il ne pouvait encore partir.

De nouvelles ambassades des pays helléniques étaient arrivées ; il y avait également beaucoup de Macédoniens, aussi bien que des députations des Thraces, des Illyriens et d'autres populations dépendantes, qui venaient, dit-on, porter des plaintes contre l'administrateur Antipater. Il parait qu'Antipater lui-même avait envoyé son fils Cassandre pour justifier ses actes. En envoyant son fils aîné, l'administrateur voulait peut-être donner un nouveau gage de fidélité au roi, près duquel se trouvait déjà son fils Iollas en qualité d'échanson, et, par les efforts de Cassandre, remettre sur un bon pied ses relations avec Alexandre, avant de se présenter lui-même à la cour, selon l'ordre qu'il avait reçu. Des historiens, qui à la vérité ne sont pas très dignes de foi[28], rapportent qu'il y eut des scènes scandaleuses entre Cassandre et le roi.

On ne nous apprend rien de particulier en ce qui concerne les négociations des ambassades helléniques. Les affaires privées et celles des localités avaient été réglées, la plupart au gré des parties, avec les ambassades qui s'étaient présentées peu de temps auparavant ; les représentations contre le rappel des bannis avaient été au contraire repoussées une fois pour toutes : il est donc vraisemblable que les ambassades qu'on envoyait maintenant n'avaient guère pour objet que de présenter des félicitations pour les victoires dans l'Inde et le retour à Babylone, et d'offrir des couronnes d'or et des remerciements pour l'abrogation des sentences d'exil et autres bienfaits du roi. Alexandre ; leur témoigna sa gratitude par des honneurs et des présents, et renvoya en particulier aux États toutes les statues et offrandes sacrées, jadis enlevées par Xerxès, qu'il put encore trouver à Pasargade, Suse, Babylone et autres lieux[29].

L'expédition des affaires de la grande capitale dut également retarder le départ du roi ; on nous rapporte du moins qu'Alexandre, après avoir visité les constructions qu'il avait donné l'ordre d'élever et après avoir vu que presque rien n'avait été fait, comme c'était particulièrement le cas pour la reconstruction du temple de Bel, ordonna de pousser les travaux avec la plus grande activité, et, comme les troupes étaient pour le moment sans occupation, il leur imposa la corvée du bâtiment. Vingt mille hommes travaillèrent ainsi pendant deux mois, rien que pour enlever complètement les ruines et déblayer le terrain ; la suite des événements empêcha de commencer la construction proprement dite[30].

Enfin Alexandre pouvait quitter Babylone ; la flotte, sous la conduite de Néarque, était sortie du Tigre, puis avait pénétré dans l'Euphrate en passant par le golfe Persique, et maintenant elle était à l'ancre sous les, murs de la capitale. Les vaisseaux étaient également arrivés de Phénicie ; deux quinquérèmes, trois quadrirèmes, douze trirèmes et trente navires à trente rames avaient été transportés démontés par voie de terre des chantiers de la côte jusqu'à Thapsaque, où, après les avoir remontés, on leur avait fait descendre le fleuve. Le roi avait aussi ordonné de construire des vaisseaux à Babylone même, et à la fin, comme au loin dans toute la région il ne restait plus d'autres arbres que des palmiers, il avait fait couper les cyprès qui se trouvaient en abondance dans les jardins royaux de Babylone. De cette façon, la flotte se trouva bientôt portée à un effectif considérable, et, comme le fleuve ne présentait aucun endroit convenable pour un port, ordre fut donné de creuser, non loin de la résidence, un grand bassin qui devait offrir l'espace et les chantiers nécessaires pour mille vaisseaux. De Phénicie et de tout le reste du littoral arrivaient en foule à la capitale des matelots, des charpentiers, des négociants, de petits marchands venus pour profiter, sur l'invitation du roi et avec ses vaisseaux, de la nouvelle voie qui allait s'ouvrir au commerce, ou pour s'engager sur la flotte pour la prochaine campagne. Pendant ces préparatifs, Miccalos de Clazomène fut envoyé en Phénicie et en Syrie, avec cinq cents talents, afin d'y enrôler autant de marins et d'habitants de la côte qu'il pourrait et de les amener sur le cours de l'Euphrate inférieur. Le plan du roi était de fonder des colonies sur les côtes du golfe Persique et dans les îles qui s'y trouvaient, afin de donner de l'essor au commerce dans les eaux du Sud et en même temps de protéger par là les côtes de l'Arabie. Alexandre connaissait les produits nombreux et particuliers de ce pays, et il espérait les faire entrer d'autant plus facilement dans le grand commerce que la côte de cette presqu'île est plus étendue et riche en ports. Le vaste désert qui va des frontières de l'Égypte jusque près de Thapsaque et de Babylone était traversé par des tribus de Bédouins qui inquiétaient assez souvent les frontières des satrapies voisines ainsi que les routes de terre ; si on les assujettissait, non seulement on assurait la sécurité des frontières et des routes, mais encore on gagnait une voie de communication beaucoup plus courte entre Babylone et l'Égypte ; il fallait donc avant tout s'emparer de l'Arabie Pétrée et des pointes septentrionales de la mer Rouge, coloniser ces régions et rattacher sur ces points les routes de terre qui traversent l'Arabie à la route de mer qui contournerait la presqu'île, route dont la découverte devait être le but de la prochaine expédition[31].

Déjà l'on avait envoyé en mer trois vaisseaux, en leur faisant descendre le fleuve. Archias revint bientôt avec son navire à trente rames ; il avait trouvé une île au sud de l'embouchure de l'Euphrate[32]. Il annonça qu'elle était peu étendue, très boisée et habitée par un petit peuple pacifique qui vénérait Artémis et laissait paître tranquillement en son honneur les cerfs et les chèvres sauvages de l'île ; qu'elle était située dans le voisinage du golfe de la ville de Gerra, d'où partent les grandes routes qui conduisent dans l'intérieur de l'Arabie, à la mer Rouge et à la Méditerranée, et dont les habitants étaient cités comme des commerçants riches et industrieux. Alexandre eut l'idée assez bizarre de donner à cette île le nom de cet Icare qui osa diriger son vol hardi jusque dans le voisinage du soleil et fut puni de son audace par une mort prématurée au milieu des flots. Archias annonça encore qu'en s'éloignant de cette île d'Icare, dans la direction du sud-est, il avait trouvé une seconde île que les habitants appelaient Tylos[33] ; qu'elle était grande, ni pierreuse ni boisée, propre à l'agriculture, et que c'était une heureuse île ; il aurait pu ajouter qu'elle était située au milieu d'un inépuisable banc de perles dont on avait déjà beaucoup parlé parmi les Macédoniens. Bientôt après arriva le second vaisseau, qu'Androsthène avait commandé ; il avait gouverné tout près de la terre et observé une grande partie de la côte d'Arabie. Le navire que conduisait le pilote Hiéron de Soles était, parmi les vaisseaux qu'on avait envoyés, celui qui était allé le plus loin ; il avait reçu l'ordre de contourner toute la péninsule d'Arabie, afin de chercher un passage pour pénétrer dans le golfe qui s'avance au nord jusqu'à quelques milles seulement d'Héroonpolis en Égypte ; toutefois, après avoir descendu une grande partie de la côte arabique, Hiéron n'avait pas osé aller plus loin. Il apportait la nouvelle que la grandeur de la presqu'île était extraordinaire et pouvait bien égaler celle de l'Inde, qu'il s'était avancé vers le sud jusqu'à un promontoire qui s'étendait au loin dans la pleine mer, du côté de l'est, et enfin quo les côtes sablonneuses, nues et désertes, pouvaient rendre fort difficile une navigation poussée plus loin[34].

Pendant qu'on poussait activement les constructions à Babylone et dans les environs, les travaux dans les chantiers nautiques, le creusement du bassin qui devait servir de port, le déblaiement de la tour de Bel, l'édifice grandiose d'un bûcher pour Héphestion, Alexandre descendit l'Euphrate avec quelques navires, pour visiter les grands travaux d'endiguement exécutés sur le Pallacopas[35]. Ce canal, creusé à une vingtaine de milles en aval de Babylone, sort de l'Euphrate dans la direction ouest et se termine dans un lac qui, alimenté d'eau par le fleuve, se continue vers le sud, le long des frontières de l'Arabie, en formant une suite de marais, jusque dans le golfe Persique. Le canal est d'une importance incalculable pour la contrée ; lorsqu'au printemps les eaux du fleuve commencent à grossir, et que la neige des montagnes d'Arménie fondant sous le soleil de l'été se déverse en torrents toujours plus abondants et plus impétueux, toute la contrée serait exposée aux inondations si le fleuve ne pouvait écouler ses eaux par les canaux et particulièrement par le Pallacopas, qui tout à la fois protège alors le bassin de l'Euphrate et porte jusque dans des régions très éloignées du fleuve le bienfait d'une abondante irrigation ; mais lorsqu'à l'automne l'Euphrate diminue, il est nécessaire de fermer promptement le canal, car autrement le fleuve prendrait cette voie, qui est plus courte, pour déverser ses eaux et abandonnerait son lit. Ce qui rend le travail plus difficile, c'est que, sur le point où commence le canal, le sol de la berge est sans consistance, de sorte que les terrassements demandent une peine infinie et ne présentent pas encore une résistance suffisante à la force du courant ; de plus, lors des crues, les digues du canal sont continuellement exposées au danger d'être emportées tout à fait, et il faut un travail immense pour les rétablir lorsqu'arrive le temps de fermer le canal. Dix mille hommes étaient occupés à ces digues depuis trois mois, sous les ordres du satrape de Babylone : Alexandre descendit le fleuve pour visiter les travaux ; il désirait trouver quelque remède à ces inconvénients, et il descendit plus avant afin d'explorer la rive. A une lieue en aval de l'amorce du canal, il trouva une berge solide, qui répondait à tout ce qu'on pouvait espérer : il donna l'ordre de percer un canal sur ce point et de rejoindre, en suivant la direction du nord-ouest, l'ancien lit du Pallacopas, dont l'ouverture devait être pourvue d'une digue fixe et comblée pour toujours ; de cette manière, il espérait qu'il serait aussi facile de fermer la dérivation de l'Euphrate pendant l'automne que de la rouvrir au printemps. Pour mieux s'assurer de la nature de cette contrée du côté de l'ouest, il revint au Pallacopas et le suivit jusque dans le lac et le long des frontières de l'Arabie. La beauté des rives, et, plus encore l'importance de la position, le déterminèrent à y fonder une ville[36], qui ouvrirait la route de l'Arabie, en même temps qu'elle protégerait la Babylonie contre les surprises des Bédouins puisque plus loin, au sud, le lac et les marais couvrent le bassin du fleuve jusqu'au golfe. La construction de la ville et des fortifications fut aussitôt commencée, et on y établit des mercenaires grecs, partie vétérans et partie volontaires.

Pendant ce temps, on avait achevé à Babylone la construction du bûcher pour Héphestion ; les grands jeux funèbres en sa mémoire allaient commencer : cette circonstance ainsi que l'arrivée des nouvelles troupes rendaient nécessaire le retour du roi dans la capitale. Alexandre hésita d'autant moins à revenir, nous dit-on, que l'inanité des prédictions chaldéennes semblait avoir été démontrée par le séjour, assez court, il est vrai, qu'il venait de faire à Babylone. On se mit donc en route pour le retour ; on devait visiter, en passant, les tombeaux des anciens rois de Babylone, qui étaient construits dans les marais. Alexandre tenait lui-même la barre de son vaisseau et le dirigeait à travers ces eaux dont le peu de profondeur et les roseaux rendaient la navigation difficile. Soudain, un coup de vent enleva de sa tête la causia royale, qu'il portait selon l'usage macédonien ; tandis que le diadème se détachait de la coiffure et qu'emporté par le vent dans les roseaux il restait suspendu à un ancien tombeau royal, la causia elle-même s'enfonça et ne fut pas retrouvée. Un matelot phénicien, qui se trouvait sur le vaisseau, se jeta à la nage pour aller chercher le diadème et se l'attacha autour des tempes, afin de pouvoir nager plus facilement. Le diadème sur la tête d'un étranger ! Quel funeste pronostic ! Les devins que le roi avait toujours auprès de lui le supplièrent de conjurer le signe et de faire décapiter le malheureux matelot. Alexandre, dit-on, fit châtier cet homme pour avoir manqué de respect envers le diadème du roi, en le mettant sur son front, et lui fit présent d'un talent pour la promptitude et la hardiesse qu'il avait mise à rapporter le signe de la royauté[37].

De retour à Babylone, Alexandre trouva les nouvelles troupes qu'il attendait. Peuceitas, satrape de Perse, avait amené 20.000 Perses, et de plus un nombre considérable de Cosséens et de Tapuriens, qui comptent parmi les races les plus belliqueuses de ce pays. Philoxénos était arrivé de Carie avec une armée ; Ménandre en avait ramené une seconde de Lydie[38] ; Ménidas était de retour avec les cavaliers de Macédoine qu'il devait amener[39]. Le roi reçut les troupes perses surtout avec une grande joie ; il félicita le satrape de leur excellente tenue, et les soldats de l'empressement avec lequel ils avaient répondu à l'appel du satrape.

Une innovation des plus remarquables, ce sont les nouveaux Cadres qu'il donna à son infanterie, ou du moins à une partie de son infanterie, lors de l'arrivée de ces soldats asiatiques. Jusque-là, il n'y avait pas eu dans l'armée macédonienne de corps formé d'armes combinées, rien qui ressemblât à une armée en petit ; lorsque l'infanterie et la cavalerie, les troupes légères et pesantes, avaient été employées ensemble et à côté les unes des autres, ainsi que cela s'était vu presque dans chaque action, elles n'étaient combinées que pour ce cas et restaient des armes séparées. La nouvelle réforme mit de côté ce qui jusqu'alors avait été le caractère de la phalange ; elle créa une combinaison de troupes pesantes, de peltastes et de troupes légères, d'où résulta une forme tactique entièrement nouvelle. Chaque régiment de phalange s'était composé jusqu'alors de seize rangs d'hoplites ; désormais le corps fut formé de telle sorte que le décadarque qui le commandait, et qui était un Macédonien, fût placé dans le premier rang ; au second rang, un Macédonien à double solde (διμοιρίτης) ; un vétéran macédonien (δεκαστάτηρος)[40] dans le troisième, et un autre semblable, en qualité de chef de queue, dans le seizième ; les rangs intermédiaires de 4 à 15 étaient formés par des Perses, en partie acontistes armés du javelot à courroie, et en partie archers[41]. Ainsi incorporés, ces 20.000 Perses amenés à Babylone constituèrent, avec les Macédoniens parmi lesquels on les dissémina, un corps qui montait largement à 26.000 hommes, déduction faite des manquements inévitables, c'est-à-dire environ douze régiments de 425 hommes de front chacun. Avec cette organisation, on conservait la marche en masse compacte ; puis, pour le combat, la phalange se décomposait en trois bataillons : les archers se déployaient, à droite et à gauche, à travers les intervalles pour la première attaque à distance, puis venaient les acontistes ; les trois premiers rangs et le dernier restaient comme triaires, ou plutôt comme soutien, et, lorsque les archers et les acontistes, après leur combat de tirailleurs, se replaçaient à leur rang en rentrant par les intervalles, le tout se précipitait en masse compacte sur l'ennemi déjà ébranlé. La nouvelle tactique réunissait tous les avantages de la légion italique et de son système de manipules avec les avantages essentiels de l'ancienne phalange, l'effet du choc en masse et la mobilité ; les troupes légères entraient rapidement en ligne pour arrêter l'attaque de l'ennemi et se trouvaient à couvert pendant le combat corps à corps. Quant aux phalanges, elles étaient toujours des forteresses mobiles, mais construites de telle sorte qu'elles permettaient les sorties des troupes légères contenues dans leurs flancs, et par là commandaient un rayon plus vaste, aussi loin que pouvaient porter les traits lancés par ces troupes dans leur mouvement d'expansion.

Cette nouvelle organisation, qui paraît avoir eu pour modèle celle des peuples de l'Italie[42], devait déjà par elle-même attirer l'attention ; de plus, le bruit courait que l'ordre de préparer d'innombrables vaisseaux avait été envoyé dans les provinces de la Méditerranée ; on parlait de campagnes en Italie, en Sicile, en Ibérie, en Afrique. Pendant que la flotte devait s'avancer pur mer vers les côtes de l'Arabie, il semble en effet que l'armée de terre devait marcher vers l'ouest par, l'Arabie ou par quelque autre chemin, pour soumettre les Barbares de l'Occident et les ennemis de la race grecque en Afrique et en Italie[43].

Alexandre présida lui-même à l'incorporation des troupes nouvelles, et spécialement à celle des milices perses. La solennité eut lieu dans le jardin royal : le roi était assis sur le trône d'or et portait le diadème et la pourpre royale ; de chaque côté, les amis occupaient des sièges plus bas à pieds d'argent ; derrière eux, à distance respectueuse, se tenaient les eunuques, les bras croisés à la mode orientale et revêtus du costume des Mèdes. Les troupes défilaient devant le roi, division par division ; elles étaient passées en revue, puis réparties entre les phalanges. Ainsi se passèrent plusieurs journées. Comme le roi se trouvait un jour fatigué par une longue et pénible attention, il se leva du trône, y déposa le diadème et la pourpre, puis se dirigea vers un bassin du jardin afin de s'y baigner. D'après le cérémonial de la cour, les amis l'avaient suivi, tandis que les eunuques restaient à leur place. Dans ce court intervalle, un homme s'approcha, traversa tranquillement les rangs des eunuques, qui d'après l'étiquette des Perses n'avaient pas le droit de l'arrêter, gravit les degrés du trône, se para de la pourpre et du diadème, s'assit à la place du roi et se mit à regarder fixement devant lui. Les eunuques déchirèrent leurs vêtements, se frappèrent la poitrine et le front, et poussèrent des cris de douleur à cause de cet effrayant pronostic. Le roi revenait précisément à ce moment ; à la vue de cet homme qui tenait sa place sur le trône, il fut frappé d'effroi et donna l'ordre d'interroger ce malheureux ; qui était-il ? que voulait-il ? L'homme resta immobile sur le trône, regardant toujours fixement devant lui ; enfin il répondit : Je m'appelle Dionysios et je suis de Messène ; je suis accusé et l'on m'a amené, chargé de fers, depuis la côte jusqu'ici. Maintenant le dieu Sarapis m'a délivré, et m'a donné l'ordre de prendre la pourpre et le diadème et de m'asseoir tranquillement ici. On le mit à la torture ; il devait avouer s'il avait eu de mauvais desseins et s'il avait des complices ; mais il persista à dire qu'il avait obéi à l'ordre du dieu. On s'aperçut que la raison du malheureux était égarée, et les devins demandèrent sa mort[44].

On pouvait être au mois de mai 323 ; la ville de Babylone était pleine d'une animation guerrière ; les milliers de troupes nouvelles soupiraient après la campagne où elles devaient faire leurs premières armes, et s'exerçaient à combattre d'après la nouvelle méthode. La flotte, qui déjà se tenait à l'ancre et sous voiles, quittait presque chaque jour sa station pour faire des excursions hors de la capitale, au milieu d'une immense multitude de spectateurs, afin d'habituer les matelots à gouverner et à ramer ; la plupart du temps, le roi était présent et distribuait aux vainqueurs dans ce concours des louanges et des couronnes d'or[45]. On savait que la campagne ne tarderait pas à s'ouvrir, et on pensait que les sacrifices et les festins pendant lesquels le roi avait coutume d'annoncer le commencement de nouvelles opérations guerrières suivraient immédiatement les fêtes funèbres en l'honneur d'Héphestion.

Un nombre immense d'étrangers affluaient à Babylone pour les fêtes, et parmi eux se trouvaient des ambassadeurs de l'Hellade, qui, par suite des décrets accordant au roi les honneurs divins, avaient pris le caractère de théores sacrés. Ils parurent en cette qualité devant le roi et l'adorèrent, en lui consacrant, selon l'usage hellénique, les couronnes d'or que les États de la mère patrie envoyaient en rivalisant de zèle pour honorer le dieu-roi. Les théores d'Alexandre revinrent ensuite de l'Ammonion ; ils étaient allés demander comment le dieu ordonnait qu'Héphestion fût honoré, et ils rapportaient la réponse qu'on devait lui sacrifier, comme à un héros[46]. Après avoir reçu ce message, le roi donna l'ordre de célébrer les fêtes funèbres et, le premier sacrifice pour le héros Héphestion.

Une partie des murailles de Babylone avait été abattue : là se dressait sur cinq terrasses en retrait et s'élevant jusqu'à une hauteur de deux cents pieds l'édifice pompeux du bûcher ; le roi avait consacré à sa construction dix mille talents, et les amis, les grands, les ambassadeurs, les Babyloniens, en avaient ajouté deux mille autres. Le tout resplendissait d'or, de pourpre, de peintures, de sculptures ; au sommet de l'édifice se trouvaient des figures de Sirènes d'où les chœurs funèbres faisaient entendre leurs chants en l'honneur du mort[47]. Au milieu des sacrifices, des cortèges de deuil et des chants funèbres, le feu fut mis au bûcher. Alexandre était présent ; sous ses yeux l'œuvre admirable s'abîma dans les flammes, ne laissant après elle que la destruction, le vide, le deuil de celui qu'on avait perdu. Puis vinrent les sacrifices en l'honneur du héros Héphestion ; Alexandre fit lui-même la première libation à. son ami élevé au rang des héros ; dix mille taureaux furent sacrifiés à sa mémoire et distribués à toute l'armée, que le roi avait conviée au banquet de fête.

D'autres solennités remplirent les jours suivants ; le roi sacrifia de la manière habituelle aux dieux qu'il honorait, car déjà le jour était fixé pour le départ de la flotte et le commencement de la campagne d'Arabie. Il offrit un sacrifice à la Bonne Fortune, et, d'après le conseil de ses devins, il sacrifia aussi aux dieux qui conjurent le mal. Pendant que l'armée entière se réjouissait, attablée au banquet du sacrifice et buvant le vin offert en libation par le roi, Alexandre avait réuni les amis autour de lui pour le repas d'adieu qu'il donnait à Néarque, son amiral. Ceci se passait le 15 Dœsios, vers le soir ; déjà la plupart des invités s'étaient retirés, lorsque le Thessalien Médios, un des hétœres, se présenta et pria le roi d'honorer encore de sa présence une petite réunion dans sa demeure ; il devait y avoir un joyeux festin. Alexandre, qui aimait le noble Thessalien, alla avec lui, et la gaieté de ses intimes finit par le gagner ; il porta leur santé à la ronde : vers le matin, on se sépara, en se promettant de se retrouver dans la soirée suivante[48].

Alexandre revint au palais, prit un bain et dormit jusqu'à une heure avancée du jour ; dans la soirée, il retourna se mettre à table chez Médios, et l'on but de nouveau joyeusement jusque fort avant dans la nuit. Lorsque le roi se retira, il se trouvait mal à l'aise ; il se baigna, mangea un peu et se coucha avec la fièvre. Le matin du 18 Dœsios, il se sentit sérieusement malade ; les émotions des derniers temps, les festins qui s'étaient succédé rapidement depuis quelques jours, ne le prédisposaient que trop à une maladie. Il fut pris d'une fièvre extraordinairement intense ; il dut se faire transporter sur son lit à l'autel, afin d'offrir le sacrifice du matin, comme il avait coutume de le faire chaque jour. Il s'étendit ensuite sur le lit de repos dans la salle des hommes, fit venir le commandant près de lui et lui donna les ordres nécessaires pour le départ : l'armée de terre devait se mettre en campagne le 22, et la flotte, avec laquelle il comptait lui-même faire la traversée, devait partir le jour suivant. Vers le soir, il se fit porter sur son lit de repos au bord de l'Euphrate, puis sur un vaisseau qui le conduisit aux jardins de la rive opposée : là il prit un bain ; les frissons de la fièvre ne le quittèrent pas de la nuit.

Le matin du 20 Dœsios, après le bain et le sacrifice, le roi fit appeler Néarque et les autres officiers de la flotte, et leur déclara que le départ devait être retardé d'un jour à cause de sa maladie, mais qu'il espérait bien être suffisamment rétabli, d'ici là, pour pouvoir monter sur son vaisseau le 23. Il resta dans la salle de bain ; Néarque dut se mettre à son chevet et lui raconter sa navigation sur l'Océan. Alexandre écoutait avec attention et se réjouissait de pouvoir bientôt affronter lui-même de semblables dangers. Cependant son état s'aggravait ; la fièvre devenait plus intense : il convoqua toutefois les officiers de la flotte, le 21 au matin, après le bain et le sacrifice, et donna l'ordre de tenir tout préparé pour le recevoir le 23 sur son vaisseau et pour partir. Après le bain du soir, il fut pris de nouveaux frissons de fièvre encore plus violents ; les forces du roi diminuaient visiblement ; la nuit suivante fut sans sommeil et pleine de souffrances. Malgré une fièvre des plus ardentes, Alexandre se fit porter le lendemain matin devant le grand bassin et offrit avec peine son sacrifice ; puis il convoqua les officiers, donna encore quelques ordres au sujet du départ de la flotte, s'entretint avec les stratèges sur les nominations à quelques places d'officiers et les chargea de choisir eux-mêmes les titulaires, en leur recommandant d'être sévères dans leur choix.

Le 23 arriva ; le roi était étendu sur son lit et fort malade : il se fit cependant porter à l'autel et offrit son sacrifice ; il ordonna que les stratèges se réunissent dans le vestibule du château et que les chiliarques et pentacosiarques eussent à rester assemblés dans la cour ; il se fit ensuite reporter des jardins dans le château. A chaque instant ses forces diminuaient ; cependant, lorsque les stratèges entrèrent, il les reconnut encore, mais il ne pouvait plus parler. Pendant la nuit, le lendemain et la nuit suivante, la fièvre continua ; le roi avait perdu l'usage de la parole.

La nouvelle de la maladie du roi s'était répandue dans l'armée et dans la ville ; les rapports qu'on nous fait sur l'impression qu'elle produisit sont assez croyables. Les Macédoniens se pressaient autour du château ; ils demandaient à voir le roi ; ils craignaient qu'il ne fût déjà mort et qu'on le leur cachât, et n'eurent pas de repos qu'ils n'eussent obtenu par leurs cris, leurs instances et leurs prières, qu'on leur ouvrît les portes. Les uns après les autres, ils défilèrent devant la couche du roi, qui, soulevant péniblement sa tête, faisait avec les yeux un signe d'adieu à ses vétérans. Ce même jour — c'était le 27 Dœsios— Pithon, Peucestas, Séleucos et quelques autres allèrent au temple de Sarapis et demandèrent au dieu si le roi ne se trouverait pas mieux en se faisant porter dans le temple et adressant au dieu sa prière ; ils reçurent cette réponse : Ne l'amenez pas : s'il reste où il est, il sera bientôt mieux. Le lendemain, 28 Dœsios, vers le soir, Alexandre mourait.

Nous avons encore beaucoup d'autres traditions concernant les événements de ces derniers jours, mais elles sont peu dignes de foi, et bon nombre ont été visiblement fabriquées à l'appui d'un parti pris, pour ou contre. Par exemple, aucun rapport authentique n'établit qu'Alexandre, sur son lit de mort. ait décidé la moindre chose, par signe ou par paroles, relativement à la succession au trône, à la forme de gouvernement et aux mesures qu'il serait bientôt nécessaire de prendre. S'il ne le fit pas, c'est qu'il n'avait déjà plus la lucidité et l'énergie d'esprit suffisantes pour comprendre l'effet qu'allait produire sa mort, quand il la sentit approcher. Cet adieu muet qu'il adressa à ses Macédoniens doit avoir été le dernier effort, déjà à demi conscient seulement, de sa connaissance qui s'éteignait, et l'agonie qui suivit fait voiler à ses yeux mourants le triste avenir réservé à tout ce qu'il avait créé, à tout ce qu'il avait voulu.

Avec son dernier soupir commencèrent les discordes de ses généraux, les séditions de son armée, la ruine de sa maison, l'écroulement de son empire.

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

 

 

 



[1] Tant de campagnes laborieuses, qui avaient usé mon tempérament, et mon âge avancé, qui commençait à me faire ressentir les infirmités qui en sont la suite nécessaire, me faisaient entrevoir comme prochaine la fin de ma carrière (Œuvres de Frédéric le Grand, VI, p. 2).

[2] ISIDOR. CHARAC., p. 248, éd. Müller (Geogr. Minor.). MASSON (Journ. of the Asiat. Soc., XII [1850], p. 97) a suivi avec plus d'exactitude cet itinéraire, et MORDTMANN (in Ber. der Münchener Akad., 1876, IV, p. 360 sqq.) en a fait le commentaire. Diodore (XVII, 110), qui donne des détails sur cette route (c'est ici que tombe dans Arrien la lacune avant VII, 13), laisse absolument de côté la marche de Suse à Opis, et raconte les choses comme si Alexandre avait pris directement de Suse la route de Médie.

[3] Aujourd'hui encore, l'entrée occidentale, si riche en sculptures et en inscriptions, des défilés de Bisitoun (ou, suivant l'orthographe que MORDTMANN tient pour plus exacte, Béhistoun) s'appelle Tauk-i-Bostan, les arceaux du jardin, et Diodore (II, 13) raconte que Sémiramis fit établir près du mont Bagistanos un jardin de douze stades de circuit et orner la montagne de sculptures.

[4] D'après MORDTMANN (p. 369 sqq.), l'emplacement des champs Nyséens est plus à l'ouest, entre la Χαλωνΐτις et la Κάρινα d'Isidore, c'est-à-dire entre la Serpoul moderne et Kerind : à coup sûr, il a raison de soutenir que Niçaya, où Darius Ier battit Gaumata, est cette même plaine de Nysa : quant à savoir si le château des Faucons (Çikhthauvatis), où s'est livrée la bataille, d'après l'inscription de Béhistoun, est bien au village de Zidj-Pai-Tak, c'est une autre question.

[5] Ni Ptolémée, ni Aristobule ne parlaient de cet incident (ARRIAN, VII, 13). Les exagérations proviennent de Clitarque (STRABON, IX, p. 420. Cf. PLUTARQUE, Alex., 41). Ce siècle érudit cherchait une confirmation historique du mythe des Amazones, et il est à supposer que le satrape de Médie, harcelé de questions à ce sujet, finit par amener au roi ce qu'il put trouver dans sa satrapie de ressemblant aux Amazones. En effet, dans les tribus nomades des montagnes, les femmes sont plus libres, plus hardies et plus énergiques que dans le reste de l'Asie ; elles prennent une part active à toutes les entreprises et tous les dangers. MALCOLM (II, p. 446 trad. all.) raconte en témoin oculaire un exemple fort intéressant de la hardiesse et de la dextérité avec laquelle une jeune fille kurde faisait caracoler un cheval. Plutarque, parlant de l'histoire des Amazones, cite les autorités pour et contre : Onésicrite, qui compte parmi les menteurs les plus effrontés, lut un jour au roi Lysimaque, dans le quatrième livre de ses Mémorables, le passage relatif aux Amazones ; sur quoi Lysimaque répliqua : Où donc pouvais-je bien être à ce moment-là ?

[6] PLUTARQUE, Eumène, 2. Il faudrait savoir tout ce qu'il y a dans ce récit de détails empruntés à Douris, et par conséquent peu sûrs. Ce qui rend l'histoire extrêmement suspecte, c'est la somme mentionnée, surtout quand on songe qu'ils étaient alors 33 triérarques en fonction. Que la caisse royale ait été alors tellement épuisée, au beau milieu des immenses succès remportés dans l'Inde, c'est encore là chose fort extraordinaire.

[7] PLUTARQUE, Alex., 39.

[8] C'est à peu près ce qui ressort du texte de Plutarque (Eumène, 2) et des deux premières lignes qui suivent la lacune dans Arrien (VII, 13).

[9] Les dates résultent des indications de Diodore (XVII, 110), qui compte une cinquantaine de jours pour la marche de Suse à Ecbatane.

[10] Je suis persuadé que c'est ici qu'il faut placer le renseignement donné par Polybe (X, 4, 3), quand il dit que la Médie est remplie de quantité de villes grecques, par ordre du roi Alexandre.

[11] Les auteurs ne disent pas, que je sache, à quelle époque se célébraient les Dionysies suivant l'usage macédonien.

[12] POLYBE, X, 17.

[13] C'est peut-être le métalleute Gorgos, dont parle Strabon (XV, p. 700), probablement le même Iasien qui s'emploie auprès d'Alexandre en faveur des Samiens expulsés par les clérouques athéniens, comme l'expose en détail l'inscription publiée par C. CURTIUS (Urkunden zur Geschichte von Samos, p. 40. Voyez ci-dessous, Appendice, V). D'après l'inscription, il est fils de Théodotos, ce qui ne permet plus d'identifier, comme on a essayé de le faire, ce Gorgos avec le fondateur d'Ambracie (Γόργου — c'est ainsi que MEINEKE écrit au lieu de Τόλγουτοΰ Κυψέλον κτίσμα. STRABON, VII, p. 325).

[14] EPHIPP., fragm. 3 : texte où le satrape est appelé Satrabatès.

[15] ARRIAN, VII, 14. PLUTARQUE, Alex., 72. Le récit de Plutarque ne dément pas son origine.

[16] DIODORE, XVII, 110, 114. Arrien, toujours judicieux et digne, se contente de dire (VII, 14) : On raconte une foule de choses sur le deuil d'Alexandre, mais tous s'accordent à dire qu'il fut très grand : quant à ce que fit le roi, chacun le rapporte à sa façon, suivant qu'il ressent de la bienveillance ou de l'antipathie pour Héphestion ou pour Alexandre lui-même. Parmi ceux qui se sont livrés à des exagérations, les uns, à ce qu'il me semble, ont voulu faire honneur à Alexandre en montrant dans ses actes et ses paroles l'excès de sa douleur en face du cadavre de cet ami cher entre tous ; les autres, au contraire, ont voulu le rabaisser en représentant sa conduite comme indigne d'un roi et d'un Alexandre : ceux-ci disent qu'il s'est roulé presque toute une journée sur le cadavre en gémissant, sans vouloir s'en séparer, jusqu'au moment où ses amis lui arrachèrent ; ceux-là, qu'il a tenu le corps embrassé toute la journée et toute la nuit ; d'autres vont jusqu'à prétendre qu'il a fait pendre (Plutarque dit mettre en croix) le médecin Glaucias pour lui avoir méchamment administré du poison, sans s'apercevoir qu'Héphestion était mort d'un excès de vin ; ils ajoutent qu'Alexandre fit raser sa chevelure en l'honneur du mort et se livra à d'autres extravagances, à l'imitation, je suppose, d'Achille, qu'il s'était proposé pour modèle dès l'enfance ; d'autres, que je me refuse absolument à croire, affirment qu'il conduisit lui-même le char funèbre. D'autres rapportent qu'il fit détruire le sanctuaire d'Asclépios à Ecbatane ; t'eût été l'acte d'un barbare, un acte qui ne convient nullement à un Alexandre, mais plutôt à un Xerxès... Ce qui me parait avoir été écrit de moins invraisemblable, c'est que, sur la route de Babylone, Alexandre reçut de nombreuses ambassades venues de l'Hellade, et dans le nombre, une députation des Épidauriens ; qu'il accorda à ceux-ci ce qu'ils lui demandaient et leur donna même une offrande à porter à Asclépios en disant : J'offre ce présent, bien qu'Asclépios ne se soit pas conduit d'une manière convenable à mon égard, n'ayant pas voulu me conserver un ami qui m'était aussi cher que ma propre tête. La plupart des auteurs rapportent encore qu'il ordonna d'honorer à perpétuité Héphestion comme un héros : d'aucuns ajoutent qu'il envoya consulter l'oracle d'Ammon pour demander au dieu si on pouvait lui rendre même les honneurs divins, mais qu'il n'en obtint pas la permission. Voilà tout ce que dit Arrien. Plutarque est moins circonspect. Dans la Vie de Pélopidas (§ 34) il raconte,— d'après quelles autorités. on le devine après avoir lu la critique d'Arrien, — qu'Alexandre, à la mort d'Héphestion, non seulement fit couper les crins aux chevaux et mulets, mais fit enlever les créneaux des murailles, afin que les villes eussent l'air de porter le deuil... Il dit aussi (Alex., 72) que, ayant recours à la guerre pour se distraire de son chagrin, Alexandre partit comme pour une chasse à l'homme et extermina le peuple des Cosséens, égorgeant tous les adultes et appelant cela un sacrifice funèbre en l'honneur d'Héphestion. Tout aussi absurde est l'histoire du Samien Agathocle, que Lucien raconte dans son traité De la défiance à l'égard des calomnies (§ 18).

[17] ARRIAN, VII, 14, 9. L'expression d'Arrien manque au moins de clarté, car l'énumération pompeuse de Diodore (XVII, 115), ne contient pourtant rien de semblable.

[18] ARRIAN, VII, 15. DIODORE, XVII, 112. XIX, 20. PLUTARQUE, Alex., 72. STRABON, XVI, p. 744. POLYÆN, IV, 3, 31. On a déjà fait remarquer plus haut que les auteurs grecs sont seuls à croire que le nom de Cosséens, identique au fond avec celui des Uxiens, désigne un tout autre peuple. Les groupes subjugués par Alexandre doivent avoir habité dans les vallées des affluents supérieurs de la Kerka et du fleuve de Dizfoul.

[19] ARRIAN, VII, 15, 5. Dans cet endroit, Arrien ne dit pas qu'il y eût parmi les envoyés des Hellènes, comme Diodore l'affirme, mais on peut l'inférer d'un passage antérieur (VII, 14, 6).

[20] Tite-Live (VIII, 17) fait mention de cette alliance.

[21] Que l'ambassade des Romains à Alexandre ait été surchargée d'amplifications dans les histoires d'Alexandre écrites plus tard par Aristos et Asclépiade (ARRIAN, VII, 15, 5), la chose est possible ; mais le fait que, au rapport de Pline (Hist. Nat., III, 9), Clitarque (fragm., 23) en a parlé est une attestation assez croyable de cet incident, car Clitarque écrivait à une époque où le nom des Romains ne sonnait pas encore bien haut. Aristote — abstraction faite d'un mot dit en passant à propos des plantes d'été (De plant., I. 7, p. 281 b) — ne parle de Rome que dans un fragment conservé par Plutarque (Camille, 22). Encore Plutarque ne le cite-t-il que pour le rectifier : ce qui naturellement veut dire qu'Aristote a donné au sauveur de Rome un prénom inexact. Pline (H. N., III, 9) dit : Theophrastusprimus externorum aliqua de Romanis diligentius scripsit, nam Theopompus, ante quem nemo mentionem habuit, urbem duntaxat a Gallis captam dicit, Clitarchus ab eo proximus legationem tantum ad Alexandrum missam. Ces anciens auteurs ne savent rien du prétendu incendie de Rome. Quand Tite-Live (IX, 18) dit : Alexandrum ne fama quidem illis notum fuisse arbitror, cette opinion n'a pas plus de valeur que le silence gardé sur cette députation par les annalistes romains (ARRIAN, VII, 15, 6). En tout cas, l'interdictum mari Antiati populo est, dans les stipulations du traité de 338 av. J.-C. (TITE-LIVE, VIII, 14) — clause assez différente de celles qu'on lit dans le dispositif rapporté un peu plus haut (TITE-LIVE, VIII, 11) — ne prouve pas que le nom des pirates d'Antium ait depuis lors disparu des mers. En effet, l'expression de Tite-Live : Antium nova colonia missa... navis inde longæ abactæ, interdictum mari Antiati populo est et civitas data, offre, comme l'ont démontré ZÖLLER et autres, quantité de méprises. Quand on voit, vingt ans plus tard, les Antiates se plaindre à Rome d'être sine legibus et sine magistratibus (TITE-LIVE, IX, 20), le fait prouve clairement que l'on n'a pas accordé la civitas aux Antiates en masse, ni le droit de s'inscrire comme colons : il indique, au contraire, que les deux parties composantes, la colonie romaine et le populus d'Antium, n'avaient ni droit commun ni magistrats communs.

[22] D'après le décret rendu sur la proposition de Céphisophon (BÖCKH, Seeurkunden, XIV a, avec le commentaire, p. 457 sqq.), cette expédition devait partir avant le 10 Munychion Ol. CXIII, 4 (mai 324), et Miltiade du dème de Laciadæ, devait en avoir le commandement. Cette tentative de colonisation elle-même a pu donner lieu de la part des Étrusques à des réclamations que l'ambassade était chargée de porter à Alexandre.

[23] D'après Frontin (Strateg., I, 2, 3) les Carthaginois envoyèrent, cum animadvertissent Alexandri ita magnas opes ut Africæ quoque immineret, unum ex civibus, virum acrem, nomine Hamilcarem Rodinum (?) auprès d'Alexandre. Cet émissaire s'introduisit auprès du roi en se donnant comme un proscrit et gagna sa faveur, qua potitus consilia ejus nota suis civibus fecit. On voit par les renseignements détaillés de Justin (XXI, 6, 1) que ce stratagème est tiré de Trogue-Pompée.

[24] La mission d'Héraclide trahit l'intention de faire par la suite une expédition dans le pays des Scythes : ce qui autorise à former cette conjecture, c'est, outre la vraisemblance intrinsèque de la chose, le bruit mentionné par Arrien (VII, 1, 3).

[25] Arrien (VII, 16, 13) dit qu'Alexandre aurait mieux aimé mourir avant Héphestion que lui survivre, absolument comme Achille aurait choisi de mourir avant Patrocle, plutôt que de venger sa mort.

[26] ARRIAN, VII, 16, 5. D'après Plutarque et Diodore, les Chaldéens, qui avaient peur de parler à Alexandre (?), firent parvenir leurs avertissements à l'amiral Néarque, qui effectivement était déjà arrivé avec la flotte.

[27] Ce renseignement est fourni par Diodore (XVII, 112). Plutarque dit que le roi n'avait fait aucune attention à l'avertissement des Chaldéens, mais qu'en approchant de l'enceinte, il avait vu se battre avec acharnement une quantité de corbeaux dont un certain nombre tombèrent morts à côté de lui. Justin dit que le fait est arrivé à Borsippa : cependant cette ville sainte était située sur la rive occidentale de l'Euphrate.

[28] C'est ainsi qu'Arrien (VII, 27) qualifie ces bruits et toutes les conséquences qu'on y rattache. Le récit complet se trouve dans Plutarque (Alex., 74) et en partie dans Diodore (XVII, 118).

[29] PLUTARQUE, Alex., 74. Arrien (VII, 19) cite en particulier une Artémis Kelkæa (cf. C. I. GRÆC., II, p. 47, n° 1947), et les images des héros Harmodios et Aristogiton, dont il a déjà mentionné antérieurement (III, 16, 7) le renvoi en usant d'une affirmation positive, tandis qu'ici il met un λέγεται.

[30] ARRIAN, VII, 17, 4. STRABON, XVI, p. 738.

[31] On a soutenu récemment, avec des arguments sérieux, que la description de Babylone dans Diodore (II, 7 sqq.) est tirée de Clitarque, et la thèse est fort plausible. Il est à peu près certain qu'au temps d'Alexandre, la ville conservait encore pour ainsi dire intacts ses édifices, son système de canaux et les travaux hydrauliques exécutés sur l'Euphrate jusqu'à Sippara et au-dessus. On se servait depuis Nabuchodonosor des quatre grands canaux qui vont rejoindre le Tigre entre Babylone et Sippara, du grand bassin creusé près de Sippara sur la rive gauche de l'Euphrate pour régler les crues du fleuve, des deux grands canaux de la rive droite, le Naarsane qui se raccordait en amont de Babylone, et le Pallacopas, dérivé du fleuve à 800 stades au-dessous. Le fait que des navires à quatre et cinq rangs de rames ont pu descendre l'Euphrate de Thapsaque à Babylone, le voyage de Néarque qui remonte l'Euphrate avec la flotte jusqu'à Babylone, celui des trirèmes qui passent de l'Euphrate dans le Tigre (par le Canal-Royal), tout cela montre que le grand système de canalisation auquel la région babylonienne devait en grande partie son commerce, sa fertilité, ses habitants, n'était pas délabré encore. C'est précisément ce qui explique la valeur des travaux supplémentaires faits par Alexandre. Il ordonna le creusement d'un deuxième grand bassin dans le voisinage de Babylone, avec des abris pour mille grands navires (ARRIAN., VII, 19, 4) : il fit changer l'endroit où le Pallacopas était dérivé du fleuve, parce que le raccord, tel qu'il existait jusqu'alors, se trouvant en un lieu où la rive était basse et marécageuse, ne permettait qu'une clôture insuffisante, et, lors des crues, exposait la contrée située derrière à de grandes inondations. Alexandre trouva à un mille plus loin, sur la rive droite du fleuve, un endroit propre à former une digue solide. PETERMANN, dans son voyage de Babylone à Souq-es-Schiouch, a vu une berge de cette nature, haute et argileuse, à Samvat, un endroit assez remarquable par lui-même et qui justifie parfaitement l'établissement de l'Alexandrie que le roi y fonda (ARRIAN., VII, 21, 7).

[32] Évidemment, comme le remarque MANNERT, Arrien se trompe sur la distance de cette île aux bouches de l'Euphrate : au moins Strabon (XVI, p. 765) est parfaitement clair.

[33] D'après Strabon (XVI, p. 766), Tylos ou Tyros se trouvait à une journée de marche du promontoire Macéta, à dix jours de Térédon (Diridotis) et de l'embouchure de l'Euphrate : il est vrai qu'il n'y a pas là d'île qu'on puisse appeler grande.

[34] MANNERT a déjà reconnu ce promontoire dans le Corondanum de Ptolémée, le Kouriat ou Ras Akanis moderne, et il semble bien qu'Onésicrite s'est trompé en le prenant pour cette langue de terre (Macéta) que l'on avait aperçue à l'ouest dans la traversée de l'Inde à l'Euphrate.

[35] Ce canal, dont Strabon ne donne pas le nom, bien qu'il parle des travaux exécutés sur son parcours, parait être signalé par EDRISI (p. 304) quand il dit : A partir du château d'Ebn-Hobaira, l'Euphrate se déverse sur la région de Koufa, où le trop-plein de ses eaux se rassemble dans un lac. Ce lac de Koumyah, qui n'était pas encore à sec au commencement du XVIIe siècle, est indiqué assez exactement sur la carte de Babylonie par RENNELL.

[36] Cette ville, qui reçut le nom d'Alexandrie, devait se trouver à peu près à la place du Mesjid-Ali (Hira) actuel. MIGNAN, allant de Bagdad aux ruines de Babylone, a trouvé le long d'un canal des ruines qui portaient également le nom d'Iskanderieh : les auteurs anciens ne connaissent pas d'Alexandrie dans cette région.

[37] Tel est le récit d'Aristobule dans Arrien (VII, 22) ; d'autres auteurs disent que le matelot fut exécuté ; d'autres encore, que Séleucos était allé chercher le diadème et l'avait noué autour de ses tempes pour le rapporter à la nage, signe évident de la puissance que lui réservait le destin.

[38] Ménandre est le satrape mentionné ci-dessus ; l'inscription datée par son nom que donne le C. I. GRÆC. (II, n° 3561) se trouve maintenant plus correcte et plus complète dans le Bulletin de correspondance hellénique, 1877, I, p. 54. La onzième année du règne d'Alexandre finit en automne 325 ; c'est au moins un an plus tard que le satrape a dû partir pour Babylone avec les troupes qu'il y conduisait.

[39] C'est au printemps de 327 qu'Alexandre, étant à Nautaca, a envoyé Ménidas, Epocillos et Sopolis ές Μακεδονίαν, τήν στρατιάν τήν έκ Μακεδονίας αύτώ άνάξοντας (ARRIAN, IV, 18, 3.). L'expression d'Arrien (VII, 23, 1), fait supposer que Ménidas rejoint seulement alors l'armée mobilisée.

[40] L'opinion que BÖCKH (Staatshaushaltung, II, p. 380) expose relativement au δεκαστάτηρος et au montant de la solde dans l'armée macédonienne se fonde sur une hypothèse peu solide, à savoir qu'au temps d'Alexandre on appelait déjà statère le tétradrachme. On arrive à éclaircir un peu la question en combinant les qualificatifs employés par Arrien avec les indications de Diodore (XVII, 64) et de Quinte-Curce (V, 1, 45). D'après ces auteurs, les gratifications accordées à l'armée après son entrée à Babylone, en automne 331, furent réparties de façon que l'on donna : à chaque cavalier macédonien : 6 mines = 600 drachmes ; au cavalier des contingents alliés :  5 mines = 500 drachmes ; au phalangite  2 mines = 200 drachmes ; au ξένος : 2 mois de solde.

Naturellement, cette liste n'est pas complète, car il y avait dans la cavalerie, outre les Macédoniens et les alliés, des mercenaires, comme dans l'infanterie il y avait, outre les phalangites et les ξένοι, des hypaspistes et des alliés, sans compter les Thraces, les Agrianes, les archers. Arrien (VII, 23, 3) dit que les décastatères sont ainsi appelés à cause de leur solde, qui est inférieure à celle des dimœrites et plus élevée que celle des simples soldats. Par conséquent, ceux qui touchent la solde de 10 statères sont entre les dimœrites et les phalangites. Peut-être faut-il admettre que, dans le tableau ci-dessus, les chiffres alloués aux trois premières classes correspondent aussi, comme pour la quatrième, à deux mois de solde. D'autre part, on sait qu'à Athènes, en 328, l'orateur Lycurgue acheta de l'or avec de l'argent au taux de 1 : 11 ½. Les statères d'Alexandre sont établis sur le rapport de 1 : 12. Le statère contient 8 gr. 64 d'or et vaut, au tarif de 1 : 12, 103 gr. 68 d'argent, soit 24 drachmes à 4 gr. 25. D'après ce calcul, la solde mensuelle serait : pour le cavalier macédonien : 300 drachmes =  12 ½ statères ; pour le cavalier allié : 250 drachmes = 10 5/12 statères ; pour le pézétære ou phalangite 100 drachmes = 4 1/8 statères ; et, en appliquant la même proportion que dans la cavalerie, pour le ξένος, environ 84 drachmes = 3 ½ statères.

Mais nous savons qu'ordinairement (et déjà dans Thucydide) on compte autant pour le σΐτος que pour le μισθός : par conséquent, le cavalier macédonien touche 25 statères ; le cavalier allié 20 5/6 statères ; le pézétære 8 1/3 statères; le ξένος 7 statères.

La conclusion est que, dans la phalange, le dimœrite touchait 17 statères et que le décastatère, avec ses 10 statères par mois, se trouvait dépasser de 1 2/3 la solde du simple phalangite.

[41] D'après Arrien (VII, 23, 1), ce sont 20.000 Perses, plus des Tapuriens et Cosséens, qui sont ainsi enrégimentés, et il ne faut pas les confondre avec les 30.000 Asiatiques (ARRIAN, VII, 6, 1) qui sont armés à la façon macédonienne. Les indications d'Arrien sur cette nouvelle organisation sont brèves, mais d'un connaisseur. Il est vrai que bien des questions restent sans réponse. On arrive au chiffre de 28.684 sans compter les Cosséens et Tapuriens. Si, comme on est fondé à le croire, l'unité fondamentale était dans l'infanterie macédonienne, le bataillon de 500 hommes (31 hommes de front), et si quatre de ces bataillons formaient un régiment, on détermine sans peine les intervalles qui étaient nécessaires pour pouvoir mettre en ligne les rangs du milieu. Seulement, il manque alors un équivalent, pour ce que la disposition romaine par manipules permet de faire dans le déploiement en échelon. Toute cette question mériterait d'être discutée par des gens du métier.

[42] On peut bien admettre qu'Alexandre a eu connaissance de la légion romaine ; depuis le Spartiate Archidamos et Alexandre le Molosse, l'organisation militaire de l'Italie avait assez d'importance aux yeux des tacticiens du, monde hellénique pour être étudiée de prés par eux.

[43] C'est à peu près tout ce qu'on peut tirer du passage de Diodore (XVIII, 4).

[44] ARRIAN, VII, 24 (d'après Aristobule). DIODORE, XVII, 116. PLUTARQUE, Alex., 74 (avec quelques variantes). Cet incident eut lieu quelques jours avant les fêtes et sacrifices qui, d'après les Éphémérides, tombaient en Dæsios. On verra dans l'Appendice que probablement ce mois se trouve à peu près partagé entre mai et juin.

[45] ARRIAN, VII, 23, 5.

[46] C'est du moins ce que dit Arrien (VII, 23, 8). Diodore (XVII, 115) dit au contraire que l'oracle d'Ammon ordonna de lui décerner les honneurs divins et de l'invoquer comme πάρεδρος (correction faite d'après LUCIAN., De calumn. non cred., 17). La première version est confirmée par ce qu'on dit de Cléomène, satrape d'Égypte, qui éleva au défunt un héroon à Alexandrie et un autre dans l'île de Pharos. Cléomène, qui craignait la colère du roi à cause de ses exactions, eut soin de l'informer de ses dédicaces et des autres hommages qu'il avait inventés en l'honneur d'Héphestion, et il reçut de la part d'Alexandre une lettre de remerciement dans laquelle il était dit, entre autres choses En apprenant que les sanctuaires de l'Égypte sont bien tenus et notamment les héroons d'Héphestion, j'ai résolu de te pardonner les fautes que tu as pu commettre antérieurement, et si tu en commets quelque autre à l'avenir, tu n'auras rien à craindre de moi (ARRIAN., VII, 23, 8). Arrien lui-même juge sévèrement cette réponse du roi, et il aurait raison si Alexandre n'avait eu d'autre motif que la satisfaction que lui causaient ces honneurs rendus à Héphestion. Mais il faut songer que Cléomène était un financier distingué et un administrateur capable de rendre de grands services ; sa satrapie était de la plus haute importance pour les expéditions qu'on allait entreprendre, et, né en Égypte, il connaissait le pays comme personne : peut-être aussi était-il impossible, dans les circonstances actuelles, de lui demander compte de ses actes dès maintenant et de si loin ; peut-être le moindre signe de la disgrâce royale aurait-il suffi pour le décider à prendre la fuite, auquel cas les immenses trésors amenés par lui auraient été perdus pour la satrapie et pour le royaume. Ce sont là des raisons qui se présentent à première vue : sait-on s'il n'y en a pas beaucoup d'autres, plus secrètes et plus personnelles, qui ont pu rendre le message du roi nécessaire ? Tout ce que nous savons d'Alexandre nous avertit d'être circonspects et de ne pas le rabaisser tout de suite au dernier échelon.

[47] La description du bûcher, telle qu'elle se trouve dans Diodore (XVII, 115), est trop peu technique pour qu'on puisse restituer l'édifice avec quelque certitude, d'après de telles indications. Les dessins si vantés de QUATREMÈRE DE QUINCY sont tout ce qu'on voudra, excepté conformes au génie de l'architecture hellénique.

[48] PLUTARQUE, Alex., 75. ATHÉNÉE, X, p. 432. ARRIAN, VII, 24, 25. Je ne fais que mentionner l'absurde soupçon d'après lequel on aurait chez Médios donné au roi un poison fourni par Aristote et apporté par Cassandre.