HISTOIRE DE L'HELLÉNISME

TOME PREMIER — HISTOIRE D'ALEXANDRE LE GRAND

LIVRE QUATRIÈME. — CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Sédition militaire à Opis. — Renvoi des vétérans. — Harpale en Grèce. — Division extrême des partis à Athènes. — Décret sur le retour des bannis. — Menées d'Harpale à Athènes ; son procès. — La politique intérieure d'Alexandre et ses effets.

Alexandre avait résolu de remonter le Tigre avec son armée jusqu'à la ville d'Opis, où se bifurque la grande route de Médie et d'Occident. La situation topographique de la ville faisait déjà comprendre quel était le but de cette marche. En même temps, il avait à cœur de se renseigner sur la nature des bouches de l'Euphrate et du Tigre, sur la navigabilité de ces fleuves et sur l'état des travaux hydrauliques, particulièrement de ceux du Tigre, d'où dépend la prospérité ou la misère des terres basses qui avoisinent les rives. Il abandonna la conduite de l'armée à Héphestion, en lui donnant ordre de s'avancer par la route ordinaire qui remonte le cours du Tigre. Quant à lui, avec les hypaspistes, l'agéma et une petite troupe de cavalerie, il monta sur les vaisseaux de Néarque, qui déjà avaient remonté l'Eulœos et étaient arrivés jusque dans le voisinage de Suse. Il descendit avec eux le fleuve de Suse, vers le mois d'avril. Lorsque la flotte s'approcha de l'embouchure, on y laissa la plupart des navires, car ils avaient été fort endommagés par la navigation qu'ils avaient faite depuis l'Inde. Le roi choisit le meilleur voilier pour traverser le golfe Persique, tandis que les autres embarcations devaient gagner le Tigre par le canal qui relie l'Eulœos au grand fleuve non loin de leur embouchure[1].

Le roi descendit alors de l'Eulœos dans le golfe Persique, navigua le long des côtes en passant devant l'entrée des divers canaux, et arriva jusqu'à l'embouchure du Tigre. Après avoir pris exactement toutes les informations et donné les instructions nécessaires pour la construction d'une ville d'Alexandrie entre le Tigre et l'Eulœos, tout près de la côte[2], il entra dans le Tigre et en remonta le cours. Bientôt il rencontra les autres vaisseaux, et, quelques jours après, l'armée de terre sous les ordres d'Héphestion, qui avait établi son camp sur la rive du fleuve. En continuant sa navigation, la flotte se heurta plus d'une fois à de puissants barrages, que les Perses avaient édifiés, soi-disant pour rendre impossible toute invasion ennemie du côté de la mer. Alexandre fit abattre ces barrages partout où il en trouva, non seulement parce qu'il ne craignait plus d'attaque par mer, mais surtout pour ouvrir le fleuve au commerce et le rendre navigable ; en même temps, comme les canaux tantôt étaient obstrués, tantôt avaient rompu leurs digues, il prit les mesures nécessaires pour les nettoyer et les pourvoir des écluses et digues dont ils avaient besoin[3].

On pouvait être au mois de juillet lorsque la flotte aborda à Opis[4] ; on campa aux environs de l'opulente cité. Depuis le départ de Suse, le mécontentement des troupes macédoniennes n'avait nullement diminué ; les bruits les plus exagérés et les plus absurdes sur les intentions du roi à leur égard trouvaient créance et portaient l'inquiétude au plus haut degré.

Le roi convoqua alors les troupes à une assemblée, et elles se réunirent dans la plaine aux portes d'Opis. Alexandre fit un discours pour annoncer aux Macédoniens une nouvelle qui, pensait-il, leur serait agréable : un grand nombre d'entre eux étaient épuisés par un service de plusieurs années, par les blessures et les fatigues, et il ne voulait pas les reléguer dans les villes nouvelles, comme ceux qui avaient été licenciés précédemment, car il savait qu'ils reverraient la patrie avec joie. Il saurait cependant récompenser le dévouement des vieux soldats qui voudraient rester près de lui, et rendre leur sort plus digne d'envie même que celui des vétérans qui retourneraient dans leur patrie, de manière que leur exemple redoublerait dans le cœur des jeunes Macédoniens restés au pays le désir de pareils dangers et d'une pareille gloire ; mais, puisque l'Asie était maintenant soumise et pacifiée, ils pouvaient prendre part au licenciement en aussi grand nombre qu'ils voudraient. Alors des cris furieux et confus interrompirent le roi : il voulait se débarrasser des vétérans, il voulait avoir autour de lui une armée de Barbares ; après s'être servis d'eux, il les payait par le mépris et les renvoyait, vieux et sans forces, à leur patrie et à leurs parents qui les lui avaient confiés dans un état bien différent. Le tumulte devenait toujours plus violent : il n'avait qu'à les licencier tous ; il pouvait bien poursuivre ses campagnes avec celui qu'il nommait son père ! Ainsi vociférait l'assemblée ; la rébellion des soldats était déchaînée. Enflammé de la plus violente colère, Alexandre, bien qu'il n'eût pas ses armes, s'élance de la tribune au milieu de la multitude bruyante ; ses officiers le suivent : d'une main vigoureuse, il saisit les tapageurs qui sont le plus près, les livre à ses hypaspistes, et désigne çà et là d'autres coupables à arrêter. Treize de ces mutins furent arrêtés ; le roi les fit emmener et mettre à mort. L'effroi mit un terme au tumulte. Alors le roi fit une nouvelle harangue pour réprimer la sédition.

Que les paroles qu'Arrien met dans la bouche du roi viennent d'une bonne source ou qu'elles aient été librement supposées d'après la situation, elles n'en méritent pas moins d'être citées à cause de leur importance : Ce n'est pas pour vous retenir que je vous adresserai encore une fois la parole ; vous pouvez aller où vous voudrez, j'y consens : je veux seulement vous montrer ce que vous êtes devenus par moi. Philippe, mon père, a fait pour vous de grandes choses ; à vous, jadis pauvres, sans demeure fixe, errants à l'aventure dans les montagnes avec vos troupeaux misérables, exposés sans cesse aux incursions des Thraces, des Illyriens, des Triballes, mon père vous a donné des habitations ; ils vous a revêtus de l'habit des guerriers, au lieu des peaux de bêtes que vous portiez ; il a fait de vous les maîtres des Barbares qui vous entouraient ; il a ouvert les mines du Pangæon à votre activité, la mer à votre commerce ; c'est à vous qu'il a soumis la Thessalie, Thèbes, Athènes, le Péloponnèse, qu'il a procuré une hégémonie sans limites sur tous les Hellènes, en vue d'une guerre contre les Perses. Voilà ce que Philippe a fait ! c'était beaucoup en soi ; en comparaison. de tous les bienfaits que vous avez reçus plus tard, ce n'était que peu de chose. J'ai trouvé seulement quelques ustensiles d'or et d'argent dans le Trésor venant de mon père ; il n'y en avait pas pour plus de soixante talents, et les dettes montaient à cinq cents talents, auxquels je dus moi-même ajouter une dette de huit cents talents, contractée pour pouvoir commencer la campagne. Ensuite je vous ai ouvert l'Hellespont, malgré les Perses qui commandaient la mer ; j'ai vaincu les satrapes du Grand-Roi sur le Granique ; j'ai soumis les riches satrapies de l'Asie-Mineure et je vous ai laissés jouir des fruits de la victoire ; alors les richesses de l'Égypte et de Cyrène vous appartinrent ; à vous la Syrie et Babylone, à vous Bactres, à vous les trésors de la Perse, et les joyaux de l'Inde, et la mer qui fait le tour du monde ; c'est au milieu de vous que j'ai choisi les satrapes, les commandants, les stratèges. En dehors de la pourpre et du diadème, que m'est-il resté de tous ces combats ? rien ! je n'ai rien gardé pour moi, et il n'est personne qui puisse montrer mes trésors, s'il ne montre ce qui vous appartient et ce qui vous a été réservé. Et pourquoi me serais-je amassé des trésors ? est-ce que je ne mange pas comme vous mangez ? Est-ce que je ne dors pas comme vous dormez ? Bien plus, beaucoup d'entre vous vivent plus somptueusement que moi, et j'ai dû passer bien des nuits pour que vous puissiez dormir tranquilles. Lorsque vous étiez au milieu des fatigues et des dangers, étais-je donc sans souci et sans inquiétude ? Qui oserait dire qu'il a plus souffert pour moi que je n'ai souffert pour lui ? Hé bien celui d'entre vous qui a des blessures, qu'il les montre, et je lui montrerai les miennes ; pas un des membres de mon corps qui n'ait été blessé ; pas une sorte de projectiles, pas une arme dont je ne porte la cicatrice ; j'ai été blessé par l'épée et le poignard, par les flèches des archers et les traits des catapultes, par des massues et des coups de pierre, alors que je combattais pour vous, pour votre gloire et pour votre profit, et que, victorieux sur terre et sur mer, je vous conduisais au delà des montagnes, des fleuves et des déserts. J'ai contracté le même mariage que vous, et les enfants d'un grand nombre parmi vous seront les parents de mes enfants ; sans me préoccuper de savoir comment il était possible qu'avec une solde aussi forte que la vôtre, avec un aussi riche butin, vous ayez pu contracter des dettes, j'ai tout payé ; beaucoup d'entre vous ont reçu des couronnes d'or, témoignages éternels et de leur bravoure et de ma considération. Quiconque est tombé dans la bataille a péri d'une mort glorieuse, et sa tombe a été honorée ; un grand nombre d'entre eux ont leur statue érigée en bronze dans leur patrie, et leurs parents sont comblés d'honneurs, exempts des impôts et des charges publiques. Enfin, sous ma conduite, pas un seul de vous n'est tombé en fuyant. Maintenant donc, j'avais la pensée de licencier tous ceux d'entre vous qui étaient fatigués des combats, pour qu'ils fussent l'admiration et l'orgueil de notre patrie, et vous, vous voulez vous en aller tous ! Hé bien ! partez ! et en remettant le pied sur le sol de la patrie, vous direz que votre roi, celui qui a vaincu les Perses, les Mèdes, les Bactriens et les Sakes ; celui qui a subjugué les Uxiens, et les Arachosiens et les Drangianiens ; celui qui a soumis les Parthes, les Chorasmiens et les Hyrcaniens sur les bords de la mer Caspienne ; celui qui, par delà les défilés Caspiens, a franchi le Caucase ; qui a traversé l'Oxus, et le Tanaïs, et l'Indus lui-même, — que seul Dionysos avait passé avant lui, — et l'Hydaspe, et l'Acésine, et l'Hyarotès, et qui aurait aussi franchi l'Hyphase, si vous ne l'en aviez empêché ; celui qui a descendu l'Indus jusqu'à l'Océan, qui a passé le désert de Gédrosie, — que nul autre avant lui n'avait traversé avec une armée, — celui dont la flotte est venue depuis l'Indus jusqu'en Perse à travers l'Océan ; vous direz que ce roi, votre roi Alexandre, vous l'avez abandonné, que vous l'avez remis à la protection des Barbares vaincus ; et cette nouvelle que vous apporterez manifestera et votre gloire devant les hommes et votre piété devant les dieux. Partez ! Après ces paroles, le roi descendit vivement de la tribune et regagna la ville à pas précipités.

Les Macédoniens restaient stupéfaits, indécis ; seuls les gardes du corps et ceux des hétœres qui étaient le plus attachés au roi l'avaient suivi. Peu à peu les troupes commencèrent à rompre le pénible silence qui régnait dans l'assemblée. On avait obtenu ce qu'on exigeait ; on se demandait : Et maintenant ? et après ? Ils étaient tous licenciés ; ils n'étaient plus soldats ; le lien du service et de la discipline militaire qui les tenait unis était brisé ; ils étaient sans chefs, sans volonté, sans idée de ce qu'ils devaient faire ; les uns criaient qu'il fallait rester ; les autres, qu'il fallait partir ; ainsi le tumulte, les cris furieux grandissaient ; personne ne commandait, personne n'obéissait, aucune coterie ne tenait ; quelques instants après, l'armée qui avait vaincu le monde n'était plus qu'une masse d'hommes confuse et en désordre.

Alexandre s'était retiré dans le château royal d'Opis ; dans la surexcitation violente où il se trouvait, il négligeait le soin de son corps, ne voulait voir personne, ne voulait parler à personne. Un jour se passa ainsi, puis un second. Pendant ce temps, le désordre du camp avait pris des proportions menaçantes ; les suites de la sédition et les résultats funestes d'une demande inconsidérée, à laquelle le roi avait accordé plus qu'on ne pensait, se montraient prompts et terribles. Abandonnés à leur sort et à leur anarchie, impuissants et sans soutien, puisqu'on ne revenait pas à eux, sans résolution pour vouloir, sans force pour agir, après avoir perdu les droits, les devoirs, les honneurs de leur état, que pouvaient-ils tenter, à moins que la faim ou le désespoir ne les poussât à la violence ouverte[5] ?

Alexandre devait se garder de pousser les choses trop loin ; en même temps, il voulait faire une dernière tentative, bien hasardeuse, il est vrai, pour amener les Macédoniens à se repentir. II résolut de se confier tout à fait aux troupes asiatiques, de les disposer d'après l'usage de l'armée macédonienne et de les environner de tous les honneurs qui avaient été jusqu'ici le partage des Macédoniens ; il devait s'attendre à ce que ces derniers, en voyant se briser ainsi le dernier lien qui existait entre eux et leur roi, vinssent avec repentir demander leur pardon, ou à ce que la colère les portait à prendre les armés : dans ce dernier. cas, il était certain de remporter la victoire, à la tête des troupes asiatiques, sur ces bandes de soldats sans chefs. Le troisième jour, il convoqua les Perses et les Mèdes dans le château royal, leur déclara sa volonté, choisit parmi eux des commandants et des officiers pour la nouvelle armée, confia à beaucoup d'entre eux le titre honorifique de parents du roi et leur accorda, d'après les mœurs de l'Orient, le privilège du baiser. Les troupes asiatiques furent alors divisées, à la manière macédonienne, en hipparchies et en phalanges ; il y eut l'agéma perse, les hétœres perses à pied, une division perse d'hypaspistes à boucliers d'argent[6], une cavalerie perse des hétœres et un agéma de cavalerie perse. Les postes du château furent occupés par les Perses, et on leur confia le service près de la personne du roi. Ordre fut donné aux Macédoniens d'avoir à quitter le camp et à se retirer où ils voudraient, à moins qu'ils ne préférassent se choisir un chef pour combattre Alexandre, leur roi, et reconnaître, lorsqu'il les aurait vaincus, qu'ils n'étaient rien sans lui[7].

Dès que cet ordre du roi fut connu dans le camp, les vieilles troupes ne purent se contenir plus longtemps ; les soldats coururent au château et jetèrent leurs armes devant les portes, en signe de soumission et de repentir. Puis, devant ces portes fermées, on les vit pleurer et supplier, demandant à être introduits pour livrer les chefs de la sédition, disant qu'ils ne bougeraient pas de là, ni jour ni nuit, jusqu'à ce qu'enfin le roi eût pitié d'eux.

Quelques instants après, le roi sortit du château[8] ; en voyant le repentir de ses vétérans, en entendant leurs cris de joie et l'expression répétée de leur douleur, il ne put retenir ses larmes, et il s'avança davantage afin de leur parler. Alors ils se pressèrent autour de lui, ne cessant leurs supplications, comme s'ils avaient peur d'entendre la première parole de leur roi, qu'ils craignaient de n'avoir pas encore apaisé. Un vieil officier des plus considérés, l'un des hipparques de la cavalerie, Callinès, s'avança pour parler au nom de tous : Ce qui, plus que tout le reste, avait rempli de douleur les Macédoniens, c'était de voir qu'Alexandre avait pris des Perses pour hétœres, que les Perses se nommaient maintenant les parents d'Alexandre et avaient droit au baiser, tandis qu'aucun des Macédoniens n'avait jamais partagé cet honneur. Alors le roi s'écria : Vous tous, je vous fais mes parents, et, dès maintenant, je vous donne ce titre ! Puis il s'avança vers Callinès pour l'embrasser, et, parmi les Macédoniens, l'embrassait qui voulait ; ils reprirent leurs armes et retournèrent dans le camp, remplis de joie. Pour célébrer la réconciliation, Alexandre ordonna de préparer un grand sacrifice, et il l'offrit aux dieux auxquels il avait coutume de sacrifier. Ensuite il y eut un grand festin, et l'armée presque tout entière y prit part au milieu était le roi ; tout auprès de lui étaient placés les Macédoniens, puis les Perses et, plus loin, beaucoup des autres peuples de l'Asie ; Alexandre but au même broc que ses troupes et fit avec elles les mêmes libations ; les devins helléniques et les mages perses accomplirent ensuite les cérémonies sacrées. Le roi, portant la santé des convives, demanda aux dieux d'accorder toutes leurs faveurs, et avant tout la concorde et l'unification de l'empire des Macédoniens et des Perses. Le nombre de ceux qui prirent part au festin pouvait être de neuf mille, et tous firent en même temps des libations et chantèrent l'hymne de louanges[9].

Ainsi finit cette crise difficile ; ce fut la dernière fois que le vieux tempérament macédonien, se manifestant sous son aspect le plus original et le plus sérieux, regimba contre le nouvel ordre de choses ; il était maintenant moralement vaincu. Les mesures devant lesquelles il avait plié donnaient une double importance à la victoire d'Alexandre. La préférence que le roi avait dû jusqu'ici accorder aux troupes macédoniennes était mise de côté ; les troupes asiatiques participèrent aux titres et aux honneurs de l'ancienne armée macédonienne, et désormais, entre vainqueurs et vaincus, il n'y eut plus d'autre différence que celle de la valeur personnelle et de la fidélité au roi.

Quelque puissante, quelque prépondérante que puisse apparaître, dans cette circonstance, la personnalité du roi, cependant elle n'explique pas tout. On peut toujours dire que, si le système d'Alexandre fut capable de soutenir cette épreuve, c'est là un signe certain que ce système de gouvernement, improvisé avec tant de promptitude et de hardiesse, était déjà assez achevé et se tenait assez solidement pour qu'on pût enlever les échafaudages et les supports qui en soutenaient les fondements. Mais ne pouvait-il pas aussi bien arriver que les vétérans eussent remporté la victoire à Opis, et mis par là un terme à cet enivrement que ressentait le roi, comme un autre Ixion, donnant ainsi la preuve que, dans son ardeur, il avait embrassé un nuage au lieu de la déesse ? Certainement, s'ils eussent encore été eux-mêmes de véritables Macédoniens ; mais ils ne l'étaient plus, ils s'étaient habitués à la vie asiatique, bien qu'ils refusassent d'accorder à ce nouvel élément la place à laquelle il avait droit ; et cet orgueil, de vouloir seulement être considérés comme les vainqueurs de cet élément qui les avait vaincus eux-mêmes dans leur nature intime et les avait pénétrés, fut la raison pour laquelle ils succombèrent. Lorsque l'armée macédonienne, cet instrument dont le roi s'était servi pour produire l'œuvre du temps nouveau, fut brisée par la main puissante du maître, il proclama que l'œuvre elle-même était terminée et qu'il n'y avait plus à discuter sur son caractère spécifique et sa nature. Quelque chose qu'aient pu changer aux formes extérieures de cet empire ou qu'aient pu détruire les troubles et les désordres des temps qui suivirent immédiatement, la vie hellénistique et la grande unification du monde grec et du monde asiatique était fondée pour des siècles, avec toutes les conséquences, heureuses et funestes, qu'elle portait en elle-même.

Ainsi le nouvel ordre de choses s'était fait jour de vive force à travers toutes les vicissitudes des difficultés intérieures et extérieures. Reconnu comme la pensée d'un âge nouveau, proclamé comme principe de la nouvelle royauté, organisé comme gouvernement de l'empire en voie de formation et comme armée, comme décomposition et transformation de nationalités en plein travail, cet ordre de choses n'avait plus qu'à s'affirmer en s'étendant le plus possible et en conformité avec les intérêts essentiels des peuples. Telle était la tâche du court espace de vie que le destin réservait encore au roi : tel en fut le but, ou en tout cas le résultat.

Le licenciement des vétérans devait même avoir une influence en ce sens. Jamais encore un nombre si considérable de troupes n'était retourné d'Asie dans la patrie ; plus que tous leurs prédécesseurs, ces dix mille vétérans s'étaient imbus de l'esprit asiatique ; leur exemple, leur gloire, leurs richesses, tout ce qu'ils remportaient d'opinions et de besoins transformés, de prétentions et d'expériences nouvelles, ne devaient pas avoir sur leurs parents et leurs amis dans leur pays une influence moins grande que celle qu'exerçait déjà l'esprit occidental sur la vie des peuples orientaux. Cette influence serait-elle bienfaisante ? C'est là une question bien différente, quand on considère le menu peuple, les agriculteurs et les bergers de la Macédoine. Les vétérans quittèrent le camp d'Opis de la manière la plus solennelle ; Alexandre leur annonça que chacun d'eux recevrait sa solde jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés dans leur patrie, et de plus, un talent à titre de gratification ; il demanda qu'ils voulussent bien laisser près de lui les enfants qu'ils avaient eus de femmes orientales, afin qu'ils ne fussent pas un sujet de mécontentement pour les femmes et les enfants qu'ils avaient au pays, leur disant qu'il pourvoirait à ce que les enfants des soldats fussent élevés en Macédoniens et en soldats, ajoutant que, lorsqu'ils seraient devenus des hommes, il espérait bien les conduire en Macédoine et les rendre à leurs pères. Il assura qu'il prendrait soin de la même façon des enfants des soldats morts dans les campagnes, et que la solde de leur père leur resterait jusqu'à ce qu'eux-mêmes fussent en âge de gagner une pareille solde et une pareille gloire au service du roi. Comme gage de sa sollicitude, il leur donnait, leur dit-il, pour protecteur et pour chef le plus fidèle de ses généraux, un homme qu'il aimait comme lui-même, l'hipparque Cratère. C'est ainsi que les vétérans quittèrent Opis ; ils étaient accompagnés des stratèges Polysperchon, Clitos, Gorgias, peut-être aussi d'Antigène, chef du corps des hypaspistes, et parmi la cavalerie, de Polydamas et d'Adamas ; Cratère étant souffrant, Polysperchon fut nommé commandant en second des troupes[10].

Les ordres que reçut Cratère n'avaient pas seulement pour objet le soin de reconduire les vétérans ; il était surtout envoyé pour prendre en main l'administration politique et militaire de la Macédoine à la place d'Antipater[11], qui au contraire reçut l'ordre de conduire des troupes à l'armée pour remplacer celles qu'on renvoyait dans leurs foyers[12]. Il est difficile d'admettre que ce fût là le motif déterminant ; un grand nombre de raisons peuvent avoir concouru à rendre nécessaire ce changement de titulaire dans la charge la plus élevée qu'il y eût en Macédoine. La discorde entre la reine mère et Antipater avait atteint le plus haut degré ; il est vrai de dire que la faute principale, sinon la seule, semble avoir été du côté de cette reine altière et passionnée ; elle agissait en maîtresse dans le pays de l'Épire, depuis qu'Alexandre, son frère, avait succombé en Italie. La jeune veuve du roi, Cléopâtre, fille d'Olympias, peut-être afin d'échapper à de graves dangers personnels, était revenue en Macédoine, avec son fils âgé de cinq ans, légitime héritier de la royauté molosse[13]. Alexandre avait toujours honoré sa mère ; il n'avait cessé d'accomplir envers elle ses devoirs de fils, mais en même temps il s'était toujours opposé résolument à son immixtion dans les affaires publiques. Elle n'en avait pas moins continué à intriguer, à écrire à son fils des reproches et des plaintes de toutes sortes ; jalouse de l'inclination d'Alexandre pour Héphestion, elle ne se lassait pas d'envoyer au favori des lettres amères ; toutefois, les missives qu'elle expédiait sans relâche en Asie avaient surtout pour but de charger Antipater des plus vives accusations. L'administrateur, de son côté, se plaignait non moins amèrement de la reine mère et de son immixtion dans les affaires publiques. On rapporte à ce sujet un mot significatif d'Alexandre : Antipater ne sait pas, dit-il, qu'une larme de ma mère efface mille lettres comme celle-ci. Ces missives n'augmentaient pas la confiance du roi envers l'administrateur de la Macédoine ; il est bien possible aussi qu'Antipater n'eût pas résisté aux attraits du grand pouvoir qui lui était confié[14], et, s'il est vrai qu'il avait noué des relations secrètes avec les Étoliens, après l'exécution de son gendre Philotas, il était d'autant plus nécessaire d'user de prudence avec lui ; toutefois, autant qu'on peut le voir, les accusations et avertissements qu'Olympias envoyait contre lui ne semblent pas fondés. En tout cas, Arrien affirme qu'aucune parole, aucune action du roi ne témoignèrent qu'il eût changé de sentiments à l'égard d'Antipater[15] ; l'historien pense que l'ordre de venir en Asie ne fut pas donné à l'administrateur du royaume comme une punition, mais seulement afin que cette discorde n'entraînât pas de résultats funestes pour la reine mère et pour Antipater et irréparables même pour Alexandre[16]. Du reste, Antipater n'était pas tenu de déposer immédiatement sa charge et de venir aussitôt en Asie[17] ; il devait au contraire continuer à gouverner les pays qui lui avaient été confiés jusqu'à l'arrivée de Cratère, qui, vu la lenteur de la marche des vétérans, pouvait se faire attendre plus d'une année. La tournure étrange que les affaires helléniques prenaient en ce moment rendaient doublement nécessaire en Macédoine la présence de ce lieutenant éprouvé.

On devrait croire que, s'il restait encore quelque sentiment national sain dans le monde hellénique, les victoires d'Alexandre sur le Granique, à Issos, à Gaugamèle, la délivrance des Hellènes asiatiques, l'anéantissement de la puissance commerciale de Tyr, la destruction du pouvoir des Perses, avaient réconcilié les plus irréconciliables eux-mêmes et rafraîchi dans toutes ses fibres le peuple des Hellènes : on s'imaginerait que les États helléniques, qui, de par les traités, avaient non seulement le devoir mais le droit de coopérer à cette entreprise, auraient dû mettre la main à l'œuvre avec une joyeuse émulation. Mais les États qui avaient la principale influence comprenaient autrement le patriotisme et le bien national. Nous avons vu comment Athènes, l'année même de la bataille d'Issos, était sur le point d'employer sa puissance maritime en faveur des Perses ; comment le roi Agis, dans le temps où Darius fut massacré dans sa fuite, était en campagne contre les Macédoniens, et comment les petits États attendaient sa première victoire pour se joindre à lui.

La défaite des Spartiates, dans l'été de 330, avait rétabli le calme dans l'Hellade, mais la rancune et l'obstination avaient persévéré ; les Hellènes ne comprenaient pas la grandeur de leur temps. Quelle est la chose inattendue, inespérée, qui ne soit arrivée de nos jours ? dit Eschine dans un discours prononcé dans l'automne de 338 ; ce n'est pas une vie d'homme ordinaire que nous avons vécue, et les années que nous traversons seront un sujet d'étonnement pour la postérité. Et depuis lors, des événements plus merveilleux encore avaient eu lieu ; ces cinq années avaient été aussi riches en exploits surprenants dans les contrées reculées de l'Asie, qu'elles avaient été mesquines et pauvres d'énergie dans l'Hellade ; là, la conquête des contrées de la Bactriane, de l'Inde, l'Océan du sud ouvert à la navigation ; ici, la trivialité usée des affaires de petites villes et des phrases sur des phrases ; en réalité, la valeur morale, ou, si l'on aime mieux, le poids net de cette politique et de ces cités helléniques tombait de jour en jour plus bas.

Depuis que la puissance macédonienne était devenue démesurément grande, la continuation de la résistance contre elle, cette pensée qui seule avait donné encore un peu de nerf à la vie publique des États de l'Hellade et particulièrement à Athènes et à Sparte, était devenue impossible ; le dernier reste de l'énergie politique dans les masses s'atrophiait aussi, et la distinction des partis, tels qu'ils s'étaient développés dans leur préférence pour ou contre les Macédoniens, commençait elle-même à s'embrouiller et à s'effacer.

A Athènes du moins, on peut observer jusqu'à un certain point cette décomposition des partis et la versatilité croissante du démos. Lycurgue, qui avait parfaitement administré les finances de l'État pendant douze ans, les vit passer, lors de l'élection de 326, entre les mains de Mnésæchmos, son adversaire politique et son ennemi personnel. Le bouillant Hypéride, qui jadis se tenait constamment aux côtés de Démosthène, s'éloigna de lui à partir des événements de 330, à partir du moment où on eut laissé échapper l'occasion d'une levée de boucliers contre la Macédoine, et on le vit bientôt après se porter comme accusateur contre lui. Il est vrai qu'Eschine n'était plus à Athènes ; depuis que les jurés attiques avaient décidé en faveur de l'accusé, et du même coup à l'honneur de Démosthène, dans le procès contre Ctésiphon, peu de temps après la défaite du roi Agis, il avait quitté sa patrie pour aller vivre désormais à Rhodes. Mais, dans la capitale de l'Attique, on rencontrait encore Phocion, qui avait repoussé les riches présents d'Alexandre[18] ; ce rigide patriote comprenait autant qu'il déplorait la décadence do sa patrie, et cherchait à dissuader de toute tentative de guerre contre les Macédoniens ce peuple d'Athènes malheureusement trop excitable, car il voyait bien qu'il n'était plus de taille à lutter contre eux. Restait Démade, dont l'influence reposait autant sur ses rapports avec la Macédoine que sur sa politique de paix, laquelle répondait aux désirs des classes aisées et faisait qu'on pouvait gagner la multitude avide de plaisirs par des festins et des dépenses d'argent. Ce n'est pas le guerrier, disait-il un jour dans l'assemblée, qui regrettera ma mort, car il retire profit de la guerre, et la paix ne le nourrit pas ; mais ce sera le paysan, l'ouvrier, le marchand, et quiconque aime une vie tranquille ; c'est pour eux que j'ai protégé l'Attique contre les puissants, non par des fossés et des murailles, mais par la paix et l'amitié.

Du reste, s'il est vrai que Démosthène lui-même avait, à Sparte et ailleurs, comme on le disait, poussé à l'insurrection au temps où le roi Agis prit les armes, et que cependant à Athènes il se bornait à prononcer de merveilleux discours ; s'il est vrai qu'il entretenait, comme on le disait encore, des rapports secrets avec Olympias et avec Alexandre lui-même[19], cela n'était certainement pas fait pour rehausser la confiance du peuple dans sa manière de le conduire. Sans doute, pendant la désastreuse année de la disette, on lui confia, à lui l'habile administrateur, la charge de pourvoir à l'importation du blé ; mais, en fait de direction politique, l'assemblée écoutait en même temps que lui ses adversaires de droite et de gauche, et, en général, la résolution finale du peuple souverain devait être impossible à prévoir.

Le temps des petits États était passé : il était manifeste sous tous les rapports que ce morcellement à l'infini de petits gouvernements était devenu insoutenable en face de la nouvelle puissance qui venait de se fonder, et que le changement complet des conditions politiques et sociales exigeait aussi une transformation radicale dans l'organisation des États. Alexandre avait l'intention de ne laisser dorénavant la démocratie aux villes helléniques que pour leur administration communale, et d'asseoir au-dessus la puissance unitaire et l'autorité de sa grande monarchie ; mais cette entreprise resta inachevée à cause de la mort trop prompte du roi, ou, si l'on aime mieux, par un effet nécessaire du tempérament hellénique, et c'est là précisément qu'il faut chercher la raison de cette langueur déplorable qui devait, en Grèce, au siècle suivant, ternir la gloire de temps meilleurs.

Il était conforme à ce plan qu'Alexandre prit deux mesures qui certainement tranchèrent dans le vif.

Il exigea même des Hellènes les honneurs divins. Quelque conclusion qu'on puisse tirer de cet ordre, par rapport aux vues personnelles du roi et à leur transformation, il n'était ni si inouï, ni si criminel que nous pourrions le croire avec nos idées façonnées par le monothéisme ; il ne faut pas méconnaître non plus le caractère essentiellement politique de cette mesure. La mythologie hellénique était habituée depuis longtemps à considérer les dieux comme anthropomorphes, ainsi que le témoigne cette parole du vieux penseur : Les dieux sont des hommes immortels, et les hommes des dieux mortels. Ni l'histoire sacrée, ni le dogme ne reposaient sur la base inébranlable d'Écritures révélées et admises une fois pour toutes comme étant d'origine divine ; pour les choses religieuses, il n'y avait d'autre règle et d'autre forme que l'opinion et le sentiment humains, tels qu'ils étaient et se développaient à travers les générations, sans oublier les enseignements reçus dans les endroits où se rendaient les oracles et les divinations de toutes sortes qui ne faisaient guère qu'indiquer le mouvement de l'opinion, comme fait un morceau de liège flottant sur un fleuve. Si l'on songe que l'oracle de Zeus Ammon, quelque raillerie qu'on en pût faire, avait pourtant, en fin de compte, désigné le roi comme fils de Zeus ; qu'Alexandre, qui était de la race d'Héraclès et d'Achille, avait conquis et transformé un monde ; qu'en réalité il avait accompli de plus grandes choses qu'Héraclès et que Dionysos ; que la culture intellectuelle avait depuis longtemps déshabitué les esprits d'un besoin religieux plus profond, et réduit les honneurs et les fêtes des dieux à de simples divertissements, aux cérémonies extérieures et à une indication de calendrier, on comprendra facilement que, pour l'hellénisme d'alors, la pensée d'accorder à un homme les honneurs divins et de le diviniser n'était point par trop étrange. Les siècles immédiatement postérieurs démontrent surabondamment combien pareille chose était naturelle à l'esprit de ces temps ; seulement, le grand Alexandre fut le premier qui réclama pour sa personne ce qu'après lui les princes les plus misérables et les hommes les plus infâmes purent obtenir à bon marché des Hellènes, surtout des Athéniens. Aux yeux des uns, Alexandre peut passer pour avoir cru à sa divinité, d'autres peuvent ne voir là qu'une mesure de police ; toujours est-il que l'on nous a conservé de lui cet aphorisme : Zeus est bien le père de tous les hommes ; mais il n'adopte pour ses fils que les meilleurs[20]. Les peuples de l'Orient sont habitués à honorer leur roi comme un être d'une nature supérieure, et, de quelque façon que se modifie, suivant les habitudes et les préjugés des siècles, le besoin d'une semblable croyance, il n'en est pas moins vrai que ce sentiment est la base de toute monarchie et même de toute forme de domination ; les aristocraties doriennes de l'antiquité elles-mêmes attribuèrent aux descendants de leurs fondateurs héroïques cet avantage sur le peuple qui leur était soumis ; ce fut sur un préjugé absolument analogue à l'endroit des esclaves que la démocratique Athènes fonda la possibilité d'une liberté qui perd à être comparée à la monarchie d'Alexandre, car celle-ci a tout au moins l'avantage de ne pas considérer les Barbares comme nés pour la servitude. Le roi reçut de ces Barbares l'adoration qu'ils avaient l'habitude d'offrir à leur roi, l'homme semblable aux dieux : si le monde hellénique devait trouver dans cette monarchie sa place et sa tranquillité, le premier pas et le plus essentiel, c'était d'amener et d'habituer les Grecs à la croyance en sa majesté, croyance que l'Asie professait et dans laquelle il reconnaissait la garantie la plus essentielle de sa royauté.

C'est au moment où l'on faisait en Asie les derniers pas pour opérer la fusion de l'Orient et de l'Occident qu'arrivèrent en Grèce les ordres enjoignant de décerner au roi, par décrets officiels, les honneurs divins[21]. Il est certain que la plupart des villes se conformèrent à ces ordres. La déclaration des Spartiates fut ainsi conçue : Puisqu'Alexandre veut être dieu, eh bien ! qu'il le soit ![22] A Athènes, ce fut Démade qui porta la proposition devant le peuple[23]. Pythéas se leva pour parler contre ; c'était, dit-il, une chose contraire aux lois de Solon que de rendre des honneurs à d'autres qu'aux dieux nationaux ; et, comme on lui représentait qu'il était bien hardi de parler de choses si graves alors qu'il était encore si jeune, il répondit qu'Alexandre était encore plus jeune que lui[24]. Lycurgue aussi s'éleva contre la proposition : Quelle espèce de dieu serait-ce donc là ? s'écriait-il, puisqu'il faudrait se purifier en sortant de son sanctuaire ! Avant que les Athéniens n'eussent pris une détermination, une seconde question, qui intéressait plus directement la cité, s'adjoignit à la première.

C'était un ordre du roi concernant les bannis des cités helléniques. Les sentences d'exil étaient, en grande partie, la suite des changements politiques, et avaient naturellement frappé surtout les adversaires de la Macédoine, par suite des victoires que les Macédoniens avaient remportées depuis les quinze dernières années. Beaucoup de ces bannis politiques avaient précédemment pris du service dans l'armée du roi de Perse, et avaient continué à combattre les Macédoniens ; mais, depuis la chute de l'empire des Perses, ils erraient par le monde, sans ressources et sans patrie. Beaucoup durent prendre du service dans l'armée macédonienne ; les satrapes en enrôlèrent d'autres, de leur autorité privée, tandis qu'Alexandre était dans l'Inde ; d'autres revinrent en Grèce, comme des vagabonds, pour attendre dans les environs de leur cité un changement de gouvernement, ou allèrent au Ténare, un lieu d'embauchage pour les mercenaires, afin d'entrer à la solde de quelqu'un. Le nombre considérable des gens sans emploi devait s'être extraordinairement augmenté en cet endroit, depuis qu'Alexandre avait donné l'ordre à ses satrapes de licencier tous leurs mercenaires[25], et le danger dont ils menaçaient le repos de l'Hellade augmentait en proportion de leur nombre, de leur infortune et de leur désespoir. Il n'y avait qu'un seul moyen de conjurer ce péril, c'était de préparer le retour des bannis dans leur patrie ; de plus, cette mesure aurait pour résultat de changer en gratitude la haine de ceux qui avaient été exilés par l'influence macédonienne, et de renforcer le parti macédonien dans chaque cité ; désormais les États eux-mêmes seraient responsables du repos de la Grèce, et, si la discorde intérieure se faisait jour de nouveau, la puissance macédonienne avait le moyen d'intervenir. Il est vrai que cette mesure, opposée aux statuts de la Ligue corinthienne, constituait une atteinte manifeste à la souveraineté qui avait été garantie à Corinthe aux États faisant partie de la ligue ; et il était à prévoir que l'exécution de l'ordre royal donnerait lieu à des troubles sans fin, même dans les questions de propriété. Mais d'abord, ce bienfait profitait aux adversaires des Macédoniens ; on en était au temps où, devant l'unité de l'empire qui les absorbait tous, les partis politiques s'effaçaient dans les villes helléniques, aussi bien que l'antagonisme des inimitiés nationales entre Hellènes et, Asiatiques ; l'usage du droit de grâce, attribut essentiellement royal, dans cette forme et dans cette extension, était le premier acte de l'autorité suprême de l'empire, à laquelle Alexandre espérait habituer les Grecs.

Il avait envoyé en Grèce le Stagirite Nicanor pour publier ces ordonnances, et le rescrit royal devait être proclamé pendant la solennité des jeux Olympiques de l'année 324. La nouvelle s'en était déjà répandue à l'avance, et, de tous côtés, les bannis affluaient vers Olympie pour entendre la parole de délivrance. Dans les divers États, au contraire, la surexcitation se manifestait sous toutes les formes, et, tandis que beaucoup se réjouissaient de pouvoir vivre réunis avec leurs parents et leurs amis et de voir la paix et la prospérité des temps heureux revenir avec cette grande amnistie générale, d'autres probablement voyaient avec colère dans cet ordre une atteinte portée aux droits de leur cité et le. commencement de grands troubles intérieurs. A Athènes, Démosthène s'offrit pour les fonctions d'archithéore à Olympie, afin d'y négocier sur place avec le plénipotentiaire d'Alexandre, de lui représenter les suites de cette mesure et de lui rappeler le caractère sacré des conventions de Corinthe : mais tous ses efforts ne pouvaient plus rien changer. Pendant la fête de la cent-quatorzième Olympiade (fin juillet 324[26]), en présence des Hellènes de toutes les contrées, parmi lesquels se trouvaient vingt mille bannis, Nicanor fit proclamer le décret du roi par celui qui avait été couronné au concours des hérauts :

Le roi Alexandre, aux bannis des cités grecques, salut. Nous n'avons pas été cause de votre bannissement, mais nous voulons vous ouvrir le retour dans votre patrie, à tous, excepté à ceux d'entre vous qui se sont rendus coupables de meurtre. En conséquence, nous avons chargé Antipater de contraindre par la force les villes qui refuseraient de vous recevoir[27]. La proclamation du héraut fut reçue avec une joie sans bornes, et, de tous côtés, les bannis retournèrent avec leurs compatriotes dans leur patrie, dont ils étaient depuis si longtemps privés[28].

Seuls, les Athéniens et les Étoliens osèrent ne pas donner suite à l'ordre du roi. Les Étoliens avaient chassé les Œniades et craignaient d'autant plus leur vengeance qu'Alexandre s'était déclaré pour eux et pour leurs droits. Quant aux Athéniens, ils se voyaient menacés dans la possession de l'île la plus importante qui leur fût restée de l'époque de leur ancienne suprématie ; au temps de Timothée, ils avaient chassé les habitants de Samos[29] et partagé le pays entre des clérouques athéniens. D'après l'ordre du roi, ceux-ci auraient dû céder la place aux anciens habitants et abandonner les terres que, depuis plus de trente ans, ils avaient fait valoir eux-mêmes ou données à ferme. Les traités de 334 portaient expressément qu'aucun des États confédérés ne devait aider les bannis d'un autre État de la ligue à tenter un retour par la force dans leur patrie, de sorte que le roi, en donnant à cet ordre une forme qui semblait indiquer qu'il ne voulait prendre en considération que le bon droit des bannis et qu'il croyait pouvoir se passer du consentement des États intéressés, usait de son autorité de la façon la plus blessante et la plus propre à surexciter les esprits. On pouvait dire que l'autonomie et la souveraineté de l'État athénien était manifestement mise en question par l'ordre du roi, et que le peuple, en y donnant suite, se reconnaissait par là même sujet de la royauté macédonienne. Le peuple était-il donc devenu déjà si indigne de ses aïeux, Athènes déjà si impuissante qu'ils dussent se plier à cet ordre despotique ? Précisément en ce moment se produisit un événement inattendu et qui promettait, s'il était mis habilement à profit, de relever considérablement la puissance des Athéniens et de donner du poids à leur refus[30].

Nous avons dit qu'Harpale, le grand trésorier d'Alexandre, après avoir pris la fuite, s'était embarqué sur la côte de l'Asie-Mineure à destination de l'Attique, avec trente vaisseaux, six mille mercenaires et les immenses trésors qui lui avaient été confiés. Vers le mois de février de cette année, il était heureusement arrivé dans la rade de Munychie, et il comptait sur l'impression favorable que les distributions de blé faites par lui pendant l'année de la disette avaient produite sur le peuple, ainsi que sur le droit de cité qu'un décret du peuple lui avait alors conféré ; Chariclès, gendre de Phocion, avait reçu de lui trente talents pour construire le tombeau de Pythionice, et, par des présents, il pouvait encore s'être fait d'autres obligés parmi les hommes influents. Cependant, sur le conseil de Démosthène, le peuple refusa de le recevoir, et ordre fut envoyé au stratège Philoclès, qui gardait le port, d'avoir à s'opposer par la force au débarquement du trésorier, dans le cas où il tenterait de l'effectuer. Harpale avait donc fait voile, avec ses mercenaires et ses trésors, vers le Ténare. Or, comme, d'après la proclamation de Nicanor, beaucoup des vagabonds réunis sur le Ténare pouvaient retourner dans leur patrie, ce même décret causait chez les Étoliens et à Athènes des effets tels qu'Harpale pouvait les souhaiter. Il revint pour la seconde fois en Attique sans ses mercenaires et n'apportant avec lui qu'une partie de l'argent volé. Philoclès ne lui refusa pas l'entrée, car Harpale était citoyen athénien et se présentait sans forces militaires, comme un homme qui demande protection. Il parut devant le peuple athénien dans cet humble appareil et mit à sa disposition ses trésors et ses mercenaires[31], en ayant soin d'insinuer que maintenant, avec de la résolution et de l'audace, on pouvait faire de grandes choses.

Déjà le trésorier royal Philoxénos avait expédié d'Asie-Mineure à Athènes la sommation de livrer le voleur du Trésor[32]. Un violent débat commença sur cette question. Le bouillant Hypéride était d'avis qu'on ne devait pas laisser échapper une occasion si favorable de délivrer la Grèce ; les amis des Macédoniens durent demander non moins vivement que le coupable fût livré, mais Phocion lui-même s'opposa à la motion faite en ce sens ; Démosthène appuya son avis et proposa au peuple de mettre sous bonne garde le suppliant et son argent, jusqu'à ce qu'Alexandre envoyât quelqu'un pour s'en saisir. Le peuple rendit un arrêt conforme à la proposition de l'orateur et le chargea lui-même de prendre livraison de l'argent, ce qui devait se faire le lendemain. Démosthène demanda aussitôt à Harpale quelle était la somme qu'il avait avec lui, et Harpale répondit qu'il avait sept cents talents ; mais le jour suivant, comme la somme devait être portée à l'acropole, on n'en trouva plus que trois cent cinquante. Harpale semblait avoir employé à se faire des amis la nuit pendant laquelle on lui avait encore laissé, avec une imprévoyance si singulière, l'argent qu'il avait dérobé. Démosthène négligea de notifier au peuple la somme qui manquait ; il se contenta de faire en sorte que l'Aréopage fût chargé de faire une enquête, avec promesse d'impunité pour quiconque remettrait volontairement l'argent qu'il avait reçu.

Alexandre s'attendait, ce semble, à ce que les Athéniens reçussent avec empressement Harpale avec ses mercenaires et ses trésors ; du moins il avait envoyé dans les provinces maritimes l'ordre de tenir la flotte en état de pouvoir au besoin attaquer l'Attique sans retard. Dans le camp d'Alexandre, il était alors beaucoup question d'une guerre contre Athènes, et les Macédoniens, qui n'avaient pas oublié leur vieille inimitié, s'en réjouissaient fort[33]. En effet, si les Athéniens avaient eu sérieusement l'intention de s'opposer au retour des bannis, de refuser au roi les honneurs divins et de faire valoir leur complète indépendance, ils avaient, dans les offres et les ressources que présentait ce suppliant, tout ce qui leur était nécessaire pour commencer une défense énergique ; ils auraient pu espérer que les Étoliens, les Spartiates, ainsi que les Achéens et les Arcadiens auxquels le roi avait interdit la diète générale de leurs villes[34], se seraient réunis à eux. D'autre part s'ils ne pouvaient se dissimuler qu'Harpale avait trahi pour la seconde fois son devoir de serviteur du roi et appelé sur sa tête le châtiment du maître par un crime odieux de droit commun, on ne leur aurait pas imputé à déshonneur d'avoir consenti à livrer le coupable, et d'avoir laissé toute la responsabilité à celui qui le réclamait comme mandataire du roi. Ils préférèrent se décider pour une demi-mesure qui, bien loin d'offrir un moyen sûr et honorable de sortir d'affaire, faisait peser sur la ville une. responsabilité qui devait bientôt la mettre dans la position la plus critique.

On comprend facilement, semble-t-il, que Philoxénos soit revenu à la charge pour réclamer d'une façon plus pressante l'extradition du coupable, et il peut être exact qu'Antipater et Olympias aient adressé la même demande. Mais un matin, malgré les gardes qu'on avait mis près de lui, Harpale avait disparu. Pareille fuite eût été impossible, si la commission préposée à la garde du coupable, et Démosthène à sa tête, eussent fait leur devoir, et il est facile de comprendre qu'on ait dit et cru immédiatement que Démosthène s'était laissé corrompre, comme tels et tels autres.

Le moins qu'il pouvait faire, c'était d'exiger qu'on ouvrit aussitôt l'enquête dont l'Aréopage avait été également chargé, sur sa proposition. Le stratège Philoclès demanda et obtint du peuple un décret dans ce sens.

L'enquête de l'Aréopage se poursuivit assez lentement. On n'avait pas encore vidé la question de savoir si l'on rendrait au roi les honneurs divins ; il fallait prendre une résolution, afin de pouvoir dépêcher à Babylone les ambassadeurs qui devaient s'y trouver avant le retour du roi. On débattit de nouveau devant le peuple les questions relatives aux honneurs divins et au retour des bannis, et Démosthène prit la parole plusieurs fois sur ces sujets. Voici les paroles qu'Hypéride adressait plus tard à Démosthène, au cours de son procès : Lorsque tu crus que le moment était arrivé où l'Aréopage devait dénoncer ceux qui s'étaient laissés corrompre, alors tu devins tout à coup guerrier et tu mis la cité en mouvement, afin d'empêcher que tu fusses démasqué ; puis, lorsque l'Aréopage différa la notification, parce qu'il n'était pas encore arrivé à une conclusion, alors tu commandas d'accorder à Alexandre les honneurs de Zeus, de Poséidon et de tel autre dieu qu'il voudrait. Ainsi, Démosthène conseilla de céder sur la question des honneurs divins, et de tout risquer par rapport aux bannis. Les ambassadeurs reçurent des instructions en ce sens et furent envoyés vers le commencement de novembre[35].

Harpale, en fuyant d'Athènes, s'était dirigé vers le Ténare, et, voyant qu'il n'y avait plus à espérer une levée de boucliers en Grèce, il avait quitté le promontoire avec ses mercenaires et ses trésors et gagné la Crète, où il avait été assassiné par son ami, le Spartiate Thibron, qui s'enfuit ensuite à Cyrène avec les hommes et l'argent[36]. L'esclave qui avait tenu ses comptes s'enfuit à Rhodes, fut livré à Philoxénos et avoua tout ce qu'il savait au sujet de l'argent d'Harpale.

Philoxénos put ainsi envoyer à Athènes la liste des sommes dépensées et les noms de ceux qui en avaient reçu quelque partie[37]. Le nom de Démosthène ne se trouvait pas sur la liste. Après six mois, l'Aréopage avait enfin terminé l'enquête ainsi que les visites domiciliaires, et livrait l'affaire à la justice. Alors commença cette mémorable série de procès sur l'affaire d'Harpale, dans lesquels les hommes les plus considérables d'Athènes furent impliqués comme accusés ou comme accusateurs. Parmi ces derniers se trouvaient Pythéas, Hypéride, Mnésæchmos, Himéræos, Stratoclès ; parmi les accusés on cite Démade, qui devait avoir reçu 6.000 statères, puis le stratège Philoclès, Chariclès, gendre de Phocion, et aussi Démosthène. Celui-ci ne nia pas avoir pris vingt talents de l'argent d'Harpale, mais il ne l'avait fait, disait-il, que pour compenser une somme égale qu'il avait précédemment avancée à la caisse des theorika et dont il aurait désiré ne pas parler ; il accusa l'Aréopage d'avoir voulu l'écarter pour plaire à Alexandre et présenta ses enfants, afin d'exciter la compassion des jurés[38]. Tout fut inutile ; il fut condamné à payer le quintuple de la somme qu'il avait reçue : comme il ne pouvait pas fournir cette somme, on le jeta en prison, mais, le sixième jour, il trouva ou on lui donna le moyen de s'échapper.

Ce résultat des procès au sujet d'Harpale fut fatal à Athènes ; les jurés de l'Héliæa, qui étaient l'expression directe de l'opinion publique, avaient certainement bien pris en considération cette parole des accusateurs qu'eux, il est vrai, jugeaient les accusés, mais qu'un autre les jugerait et qu'ils se devaient à eux-mêmes de punir même des hommes si considérés encore. Partant de prémisses aussi équivoques que celles que leur imposait la politique athénienne, si hésitante dans l'affaire d'Harpale, ils avaient été poussés par des considérations politiques à prononcer avec une rigueur précipitée contre les uns, et avec une indulgence moins méritée encore envers les autres. Aristogiton, le plus audacieux et le plus méprisé des meneurs du peuple, qui, d'après la déclaration de l'Aréopage, avait reçu vingt talents, fut acquitté, et peut-être d'autres le furent-ils encore[39]. Au contraire, le grand adversaire de la monarchie macédonienne fut banni de sa patrie, et avec lui disparut le soutien du parti de la vieille démocratie et de ses traditions. Dans Philoclès, l'État perdit un général qui, assez souvent du moins, avait été appelé par le peuple à occuper le poste important de stratège. Malgré sa condamnation[40], Démade resta, et son influence domina d'autant plus sûrement que les hommes qui prirent en main la direction du peuple après ce procès étaient plus insignifiants, plus timides et moins consciencieux[41]. La politique d'Athènes devint plus flottante et plus asservie que jamais. On avait refusé aux bannis le retour dans la patrie, mais on craignait toujours de voir ceux qui étaient à Mégare franchir les frontières de l'Attique, sous le couvert de l'amnistie royale : cependant, on ne fit rien pour protéger la ville. On se contenta de décréter qu'on enverrait au roi une ambassade de théores, pour le prier de permettre à l'État de ne pas recevoir les bannis. C'était une mesure des plus maladroites, au moins pour les intérêts de la liberté attique, puisque, d'une part, l'État avait déjà manifesté sa volonté de rester dans les limites des conventions fédérales de Corinthe, et que, de l'autre, il était facile de prévoir avec certitude un refus de la part du roi[42].

La défaite morale de ces principes dont Athènes était considérée et se considérait elle-même comme la représentante et le modèle, avait encore une importance plus grande que les effets extérieurs amenés par ces événements. Cléon, que le démos de son temps regardait comme le démocrate le plus avancé, avait dit autrefois au peuple que la démocratie n'était pas apte à dominer sur les autres ; l'obligation dans laquelle Athènes se trouvait maintenant de plier devant l'autorité monarchique affirmée par la royauté hellénistique d'Alexandre brisait le dernier appui du système des petits États et du particularisme orgueilleux qui n'avait pas encore voulu comprendre qu'un vaisseau long d'un empan n'était plus un vaisseau. L'organisme naissant d'une puissance plus efficace envahissait peu à peu, par un progrès tranquille mais énergique, jusqu'au monde hellénique, en lui demandant, il est vrai, un grand sacrifice, mais un sacrifice qu'Alexandre s'imposait à lui-même et à ses Macédoniens, et par lequel il justifiait et expiait l'œuvre qu'il accomplissait.

Un savant célèbre a nommé Alexandre l'homme d'État le plus génial de son époque. Il était, comme homme d'État, ce qu'Aristote était comme penseur. Dans le calme de ses méditations solitaires, le penseur pouvait donner à son système philosophique toute la rigueur et la perfection qui n'est possible que dans le monde de la pensée. Si l'œuvre gouvernementale d'Alexandre n'apparaît d'abord que comme une ébauche, où bien des mesures de détail portent à faux, si la façon dont il l'exécuta ne semble avoir été déterminée que par la passion personnelle, l'arbitraire et le hasard, il ne faut pas oublier que ce sont là, les premières conceptions qui jaillirent du choc d'événements gigantesques, lesquels se transforment pour lui aussitôt et comme par un essor de son génie, en règles, en organisations et en conditions d'une action ultérieure ; il faut encore moins se refuser à comprendre que chacun de ces éclairs de sa pensée ouvrit et illumina des horizons de plus en plus larges, produisit des frottements toujours plus brillants et des devoirs de plus en plus pressants.

L'insuffisance des documents qui sont parvenus jusqu'à nous empêche notre regard de pénétrer dans le foyer de cette activité, dans le travail intellectuel et moral si intense de celui qui se posait tant d'immenses questions et savait les résoudre. C'est à peine si le petit nombre de renseignements que nous possédons encore nous permet de reconstituer par parcelles le dehors de son œuvre, ce qui s'est fait par lui, ce qui a abouti et est entré dans le domaine des réalités effectives. Ce n'est guère que par l'étendue qu'ils occupent dans l'espace que ces événements nous donnent la mesure de la force qui produisait de tels effets, de la volonté qui les dirigeait, de la pensée d'où ils jaillissaient, en un mot, une idée de la grandeur d'Alexandre le Grand.

Il peut se faire que la première impulsion à laquelle il obéit ait été de poursuivre la grande lutte que son père avait préparée, et de donner la sécurité et la durée à l'empire qu'il conquérait ; mais, avec l'heureux radicalisme de la jeunesse, il saisit ou il trouva, pour atteindre ce but, des moyens qui surpassèrent ses campagnes militaires en audace et ses batailles en énergie victorieuse.

Son acte le plus hardi fut celui que jusqu'à nos jours les moralistes lui ont reproché avec le plus de sévérité : il brisa l'outil dont il s'était servi pour commencer son œuvre, ou, si l'on aime mieux, il jeta dans l'abîme que devaient fermer ses victoires le drapeau sous les plis duquel il avait engagé la lutte, c'est-à-dire le dessein de satisfaire la haine orgueilleuse des Hellènes contre les Barbares.

Dans un passage remarquable, Aristote désigne comme étant le but de sa Politique de trouver la forme de gouvernement qui est, non la plus parfaite en soi, mais la plus utile. Quelle est donc, dit-il, la meilleure constitution et le meilleur gouvernement pour la plupart des États et pour la plupart des hommes, lorsqu'on ne demande à la vertu rien de plus que la mesure moyenne de l'humanité, lorsqu'on n'exige en fait de culture que ce qui peut être obtenu sans faveur spéciale de la nature et des circonstances, lorsqu'on ne demande pas une constitution réalisable seulement dans le royaume de l'idéal, mais un gouvernement dans lequel la plupart des hommes aient la possibilité de vivre ensemble et une constitution où ils puissent se mouvoir ? L'important, ajoute-t-il, est de trouver une organisation politique telle que, en se développant d'après les conditions données, elle puisse trouver facilement adhésion et sympathie[43] : améliorer un organisme politique n'est donc pas chose moins difficile que d'en fonder de toutes pièces un nouveau, de même qu'il est tout aussi malaisé de redresser une fausse science que d'en inculquer une vraie. Le philosophe va jusque-là dans son réalisme ; mais, lorsqu'il parle de la plupart des États, il ne pense qu'au monde hellénique, puisque les Barbares sont absolument pour lui comme des animaux et des plantes.

Alexandre aussi a des idées absolument réalistes, mais il ne s'en tient pas aux conditions données, ou plutôt ses victoires en ont produit de nouvelles ; le territoire auquel il doit adapter son système politique comprend les peuples de l'Asie, jusqu'à l'Indus et l'Iaxarte. Et il a vu que ces Barbares ne sont pas comme des animaux et des plantes, mais qu'ils sont des hommes aussi, avec leurs besoins, leurs aptitudes, leurs vertus, avec leur manière d'être pleine d'éléments sains, parmi lesquels bon nombre que ne possèdent plus ceux qui ont méprisé en eux des Barbares. Les Macédoniens étaient d'excellents soldats ; le roi Philippe les avait formés au métier, et Alexandre, qui déjà avait élevé les Thraces, les Péoniens, les Agrianes et les Odryses à une condition égale, pensait qu'il pourrait aussi donner aux Asiatiques une aptitude et une discipline semblables. La campagne de l'Inde montra dans quelle mesure il y était parvenu. En fait de civilisation hellénique, les laboureurs, les bergers et les charbonniers macédoniens n'étaient guère plus avancés que leurs voisins barbares de l'autre côté du Rhodope et de l'Hémus ; et du reste, les Dolopes, les Étoliens, les Ænianes, les Maliens, les paysans d'Amphissa, avaient précisément la même réputation dans les pays helléniques. Et cette civilisation grecque elle-même, si démesurément riche qu'elle fût en fait d'arts et de sciences, quelle que fût son aptitude à développer la souplesse intellectuelle et à exalter les talents personnels, qu'avait-elle fait ? Elle avait rendu les hommes plus adroits, elle ne les avait pas rendus meilleurs ; la force morale qui doit servir de base à la vie de la famille, de la société et de l'État, elle l'avait, à mesure qu'elle progressait, affaiblie et dissoute, comme des grappes dont, le vin une fois exprimé, il ne reste plus que le marc. Si Alexandre n'avait voulu conquérir l'Asie aux Hellènes et aux Macédoniens que pour leur donner les Asiatiques comme esclaves, ils n'en seraient devenus que plus rapidement des Asiatiques, mais dans le plus mauvais sens du mot. Était-ce donc la domination et l'asservissement qui avait procuré depuis des siècles au monde hellénique, dans une série sans cesse accrue de colonies, une extension toujours plus grande et de frais rejetons toujours remplis d'une vigueur nouvelle ? La vie hellénique n'avait-elle pas pénétré jusque chez les Libyens de la Syrte, chez les Scythes aux bords du lac Méotide, chez les tribus celtiques entre les Alpes et les Pyrénées, de la même façon qu'Alexandre voulait maintenant l'étendre sur l'immense continent asiatique[44] ? Est-ce que les mercenaires helléniques, qui pendant si longtemps et en nombre toujours plus grand avaient dissipé leurs forces par le monde, et même trop souvent contre la Grèce, leur patrie, n'étaient pas eux-mêmes une preuve que la Grèce leur patrie n'avait plus assez d'espace pour la surabondance de forces qu'elle produisait ? Est-ce que la puissance de ces Barbares, que les Grecs croyaient nés seulement pour la servitude, ne s'était pas soutenue, depuis un siècle, presque uniquement par les forces vives que leur vendait la Grèce ?

Certainement, Aristote avait raison d'exiger que l'on continuât à bâtir sur les conditions données ; mais il n'enfonçait pas la sonde de sa pensée assez profondément lorsqu'il prenait ces données telles qu'elles étaient alors, avec leurs côtés faibles et plus que faibles, avec leurs formes devenues intenables[45]. Le monde hellénique, comme le monde asiatique, avait été brisé par le choc puissant de la conquête macédonienne ; par elle s'accomplissait la critique historique d'institutions complètement pourries, vides d'idées et mensongères ; mais ce n'était là qu'un des côtés de la grande révolution qu'Alexandre apportait dans le monde. Les souvenirs et la civilisation de l'Égypte comptaient par milliers d'années. Quelle abondance de perfectionnements dans les arts, d'observations astronomiques, de vieilles littératures, n'offrait pas le monde syro-babylonien ! Et dans la vraie doctrine des Parsis de l'Iran et de la Bactriane, dans la religion et la philosophie de la région merveilleuse de l'Inde, ne s'ouvrait-il pas tout un monde de créations qu'on ne soupçonnait pas et devant lesquelles la civilisation hellénique, encore si fière et si satisfaite d'elle-même, pouvait bien éprouver quelque étonnement ? En réalité, ces Asiatiques n'étaient pas des Barbares comme les Illyriens, les Triballes et les Gètes ; ils n'étaient ni sauvages, ni demi-sauvages, ainsi que le chauvinisme hellénique se représentait volontiers tout ce qui ne parlait pas grec ; avec eux, les conquérants n'avaient pas seulement à donner, mais aussi à recevoir ; ils avaient à apprendre et à rapprendre.

Et c'était là, pourrait-on conclure, que commençait la seconde partie de la tâche qu'Alexandre s'était imposée, le travail pacifique, qui, plus difficile que les victoires des armes, devait les justifier en en consolidant les résultats et leur assurer l'avenir.

L'état dans lequel Alexandre avait trouvé son empire, à son retour de l'Inde, devait lui montrer quels défauts s'attachaient à son œuvre trop précipitée, telle qu'elle était encore. La sévérité de ses châtiments pouvait bien écarter les dangers immédiats, garantir par la crainte contre de nouveaux crimes, montrer aux opprimés comme aux oppresseurs qu'un œil perspicace aidé d'une main vigoureuse veillait sur eux ; mais le plus difficile était d'habituer chacun à une vie tranquille, à la modération, à l'allure de tous les jours, après dix années pareilles, pleines de changements, d'immenses bouleversements, après toutes les surexcitations des passions, des prétentions, des jouissances chez les vainqueurs, de la crainte et de l'exaspération chez les vaincus.

Une telle manière de procéder n'était pas, en tout cas, dans le caractère d'Alexandre, et peut-être n'était-elle pas non plus dans la nature des choses avec lesquelles il avait aussi à compter. Le point culminant de sa vie était désormais passé ; le soleil déclinait pour lui, et l'ombre allait grandissant.

Qu'il nous soit permis de mettre ici en lumière les principaux éléments dont se compose le flot grossissant de difficultés qui entrait alors en jeu. A mesure qu'allaient se constituer, sous l'effort des actes antérieurs et des principes qu'ils portaient en eux, des États définis, on voyait apparaître des conséquences, des contradictions, des impossibilités, dans lesquelles se révélait l'autre face des choses, celle du fait accompli, et tout cela ne faisait qu'imprimer une impulsion plus énergique au mouvement commencé.

Nous avons montré quels furent les résultats politiques de la mesure publiée par Nicanor aux fêtes olympiques. Mais les bannis qui rentraient dans leur patrie avaient possédé des maisons, des champs, qui, après la confiscation, avaient été vendus et revendus. Dans chaque ville hellénique, leur retour était suivi de scandales et de procès de toutes sortes. A Mitylène, on eut recours à un traité entre les exilés rentrants et ceux qui étaient restés, et, d'après ce traité, une commission générale devait régler les rapports de possession[46]. A Érésos, on laissa d'après l'ordre d'Alexandre les tribunaux rendre justice aux bannis contre les tyrans qui les avaient chassés, contre leurs descendants et leurs adhérents[47]. A Calymna, la décision fut remise entre les mains de cinq citoyens d'Iasos[48]. Ce sont là les renseignements qui se sont conservés par hasard, mais il était dans la nature des choses que cette même question excitât des troubles pareils dans presque toutes les villes helléniques.

Un renseignement fortuit, de nature analogue, nous apprend qu'Alexandre avait attribué un lot de terre aux soldats qui avaient fixé leur résidence au pied du Sipyle, à Magnésie-la-Vieille ; mais il n'est plus possible de connaître à quelle époque, ni en quelles circonstances, ni avec quel droit, pas plus qu'on ne peut dire si ces soldats étaient des Macédoniens, des mercenaires ou quelque chose d'autre[49]. Ce ne fut certainement pas là un cas isolé ; par les monnaies, on voit que des Macédoniens s'établirent à Dociméion et à Blaundos, et des Thraces à Apollonie. Les portions de terres qui furent attribuées à ces colons étaient-elles prises sur les possessions de la ville, ou faisaient-elles partie du domaine royal[50] ? La même question se présente pour les villes qu'Alexandre fonda et qui étaient au nombre de plus de soixante-dix. Puis, quelle constitution, quel droit réglait la situation de ces colons, par rapport aux anciens habitants ou aux indigènes qui furent invités à s'établir avec eux dans la ville ? En quoi consistait ou de quoi fut formé le domaine royal ? A quel titre Alexandre disposait-il des villes de Chios, de Gergithos, d'Elæa et de Mylasa, lorsqu'il offrit à Phocion de s'en choisir une[51] ?

Nous ne savons pas jusqu'à quel point Alexandre modifia on maintint l'ancien système d'administration, le cadastre perse des impôts, le système traditionnel des taxes. Arrien déclare que le roi, à son retour en Perse, punit avec tant de sévérité, afin d'effrayer ceux qu'il avait laissés comme satrapes, hyparques et nomarques[52]. Étaient-ce là les degrés de la hiérarchie administrative ? se répétaient-ils dans toutes les satrapies, ou bien y avait-il, comme l'Égypte semble en fournir un exemple, des systèmes d'administration différents pour les différents territoires de ce vaste empire, un autre peut-être pour les pays syriens, un autre pour ceux de l'Iran, pour ceux de la Bactriane ? Était-ce seulement dans les satrapies de l'Asie-Mineure et dans les pays de langue syriaque que la caisse et la perception du tribut étaient confiées à des fonctionnaires spéciaux ? Il n'est pas davantage possible de reconnaître comment étaient fixés les rapports de ces fonctionnaires avec les commandants militaires dans la satrapie, comment était limitée la compétence des différentes charges, comment on avait réglé leurs appointements aux uns et aux autres. Mais nous apprenons, à propos d'autre chose, que Cléomène de Naucratis, qui administrait l'Arabie égyptienne, put augmenter les droits d'exportation du blé et acheter tous les blés de sa province, pour tirer profit de la cherté qui se faisait sentir à Athènes ; qu'il imposa les crocodiles sacrés, etc. On rapporte qu'Antimène le Rhodien, qui avait obtenu à Babylone un emploi qu'on ne peut clairement déterminer[53], renouvelant un usage tombé en désuétude, établit un impôt de dix pour cent sur tous les objets importés à Babylone ; qu'il avait établi, au sujet des esclaves, une assurance qui, moyennant une contribution de dix drachmes par tête, garantissait aux maîtres le remboursement de la valeur de tout esclave qui s'enfuyait. Mais nous n'avons guère plus d'un ou deux détails de cette nature ; nous ne savons pas davantage sur quel pied se trouvaient, au point de vue administratif, les villes par rapport aux tribus, aussi bien que les dynastes, États sacerdotaux (Éphèse, Comana, etc.)[54], et princes dépendants.

Un des ferments les plus énergiques qui travaillaient ce monde en voie de formation dut être la masse immense de métaux précieux que la conquête de l'Asie mit aux mains d'Alexandre. Avant la guerre du Péloponnèse, Athènes était devenue la grande puissance financière, parce qu'elle avait dans son Trésor de l'acropole 9.000 talents d'argent monnayé, en dehors des ustensiles d'argent et d'or ; et c'est avant tout à cause de ce trésor qu'elle avait vu s'affermir sa prépondérance politique sur les États de la ligue du Péloponnèse, qui persistaient encore à se contenter des échanges en nature[55]. Il s'agissait maintenant de sommes bien autrement importantes. En dehors du butin qu'Alexandre recueillit dans le camp des Perses à Issos, à Damas, à Arbèles, etc., on rapporte qu'il trouva 50.000 talents à Suse[56], autant à Persépolis, 6.000 à Pasargade, et d'autres sommes encore à Ecbatane ; on prétend qu'il déposa dans cette dernière ville 180.000 talents. On ne dit pas ce qu'il recueillit par surcroît en ustensiles d'or et d'argent[57], en pourpre, en pierres précieuses, en joyaux, etc., ni ce qu'il y ajouta dans les satrapies et dans l'Inde.

Sans doute, il n'est pas question de fonder sur ces chiffres une évaluation statistique des masses d'or et d'argent qui, par la conquête d'Alexandre et dans le cours de dix années, furent remises en circulation. Mais, quand la nouvelle puissance royale qui régnait maintenant sur l'Asie donna la volée à ces richesses jusque-là ensevelies, lorsqu'elle les laissa déborder de son sein, comme le cœur projette le sang, il est facile de comprendre que le travail et le commerce les répandirent, par une circulation de plus en plus rapide, à travers les membres longtemps ligaturés et flétris de l'empire ; on voit comment, par ce moyen, la vie économique des peuples, dont la domination perse avait sucé les forces comme un vampire, dut se relever et prospérer. Il est vrai qu'à ces avantages étaient inévitablement liés une élévation des prix[58], un déplacement de l'ancien centre de gravité du négoce international, l'abaissement du bilan commercial pour les places dont il s'éloignait[59], circonstance qui expliquerait peut-être bien des phénomènes survenus au cours des années suivantes dans les pays depuis longtemps helléniques.

Au rapport d'Hérodote, le rendement des tributs dans l'empire perse, pour l'impôt foncier, était de 44.560 talents euboïques. Une indication, qui ne remonte pas, il est vrai, à une source bien sûre, porte à 30.000 talents le rendement des tributs dans la dernière année d'Alexandre, et ajoute qu'il ne se trouvait plus dans le Trésor que 50.000 talents[60]. Ce qu'il y avait de plus écrasant, du temps des Perses, c'était le nombre infini des prestations en nature ; car, rien que pour la cour royale, on les a évaluées à 13.000 talents par an, et chaque satrape, chaque hyparque et dynaste suivait dans sa circonscription l'exemple du Grand-Roi. Certains indices portent à croire qu'Alexandre abolit le système des prestations en nature[61] ; le séjour de la cour royale devait maintenant faire prospérer une ville ou un pays, autant que la présence du Grand-Roi l'épuisait jadis. La pompe dont le roi s'entourait, particulièrement dans les derniers temps, ne pesait plus sur les peuples, mais activait, au contraire, le commerce et accroissait la prospérité. S'il est vrai, comme on le dit, qu'il envoya en Ionie l'ordre d'acheter toute la provision d'étoffes de pourpre qui s'y trouvait, afin de se vêtir, lui et toute sa cour, il est permis de conclure de ce cas particulier à plusieurs autres semblables. Il va de soi que de même les satrapes, les stratèges et autres fonctionnaires n'étaient plus défrayés dans les provinces par voie de prestations en nature, et que leurs émoluments, proportionnés à leur grade, étaient assez élevés pour leur permettre de vivre avec éclat. Quoi qu'on puisse dire de leurs dépenses souvent insensées, du moins, ce qu'ils dépensaient, ils le donnaient à gagner. Par de riches présents, tels que celui qu'il fit d'un talent par tête aux vétérans qui s'éloignaient d'Opis pour rentrer dans leur patrie, le roi avait soin de faire en sorte que les troupes, surtout celles qui avaient fini leur service, pussent ainsi vivre à l'aise ; et, lorsque le soldat dépensait plus qu'il ne possédait, ce qui arrivait assez souvent, le roi payait ses dettes avec une libéralité inépuisable. On sait assez qu'il avait toujours la main ouverte pour les poètes, les artistes, les philosophes, les virtuoses, pour toute sorte de recherche scientifique ; quand on entend dire qu'Alexandre mit la somme de 800 talents à la disposition d'Aristote, pour l'aider dans ses recherches sur l'histoire naturelle, on serait porté à douter de la vérité de cette assertion si l'ensemble de sa vie ne la rendait pas facile à comprendre.

On peut du moins rappeler ici les grandes bâtisses entreprises par Alexandre, celles dont il est fait çà et là mention dans les auteurs ; telles sont la restauration du système des canaux babyloniens, le curage des fossés de décharge du lac Copaïs[62], la reconstruction des temples tombés en ruine dans l'Hellade, ouvrage auquel il consacra, dit-on, 10.000 talents[63], la construction de la levée près de Clazomène et le percement de l'isthme depuis cette ville jusqu'à Téos, ainsi que bien d'autres travaux[64].

En voilà assez pour faire remarquer quelle importance eurent les succès d'Alexandre au point de vue économique[65]. Peut-être, sous ce rapport, n'a-t-on jamais vu depuis l'influence d'un homme produire une transformation si soudaine, si profonde et sur une étendue aussi immense. Cette transformation ne fut pas le résultat d'un concours de circonstances fortuites, mais, autant qu'on peut en juger, elle fut voulue et poursuivie avec pleine conscience du but. Lorsqu'une fois les populations de l'Asie furent réveillées de leur torpeur, lorsque l'Occident eut appris à connaître et à réclamer comme un besoin les jouissances de l'Orient, et l'Orient les arts de l'Occident ; lorsque les Occidentaux restés dans l'Inde ou dans la Bactriane, et les Asiatiques de toutes les satrapies réunis à la cour ne firent que désirer avec plus d'ardeur, au milieu de tous les objets qui leur étaient étrangers, ceux qui leur étaient familiers dans leur pays ; lorsque le mélange des usages et des besoins les plus divers, poussé jusqu'au faste le plus luxueux à la cour du roi, fut devenu une mode qui domina plus ou moins dans les palais des satrapes, dans les maisons des grands, dans toutes les classes de la société, alors le besoin de grandes et actives transactions commerciales se fit immédiatement sentir, et il fallut avant tout ouvrir à ce commerce les voies les plus sûres et les plus commodes, lui donner de la suite et de la régularité en échelonnant sur le parcours une série de centres importants. Dès le commencement de ses fondations et de ses colonisations, Alexandre associa toujours cette préoccupation aux considérations d'ordre militaire, et la plupart de ses villes sont restées jusqu'à nos jours les centres de commerce les plus importants de l'Asie, avec cette différence qu'aujourd'hui. les caravanes sont exposées aux surprises des pillards et à l'oppression arbitraire du pouvoir, tandis que, dans l'empire d'Alexandre, les routes étaient sûres, les rôdeurs des montagnes et des déserts étaient tenus en respect par la crainte ou forcés à se fixer aussi dans une résidence, les fonctionnaires royaux étaient obligés et disposés à faciliter et à assurer les relations commerciales. La marine marchande sur la Méditerranée s'accrut aussi d'une manière extraordinaire, et, dès ce moment, Alexandrie d'Égypte commença à devenir centre du commerce pour les pays méditerranéens, commerce qui, d'après les plans du roi, devait bientôt être assuré contre le brigandage des pirates étrusques et illyriens. Ce qui agissait avec une efficacité particulière, c'était le zèle infatigable que mettait le roi à ouvrir de nouvelles communications par voie de mer. Il était déjà parvenu à trouver la route par mer entre l'Indus et l'Euphrate et le Tigre ; la fondation de villes helléniques avec des ports à l'embouchure de ces fleuves donna au commerce des points d'appui suffisants. Nous parlerons plus loin de ce qu'Alexandre fit pour activer ce mouvement, pour créer des relations commerciales immédiates entre l'intérieur de la Syrie et l'embouchure des rivières, de la même manière qu'il l'avait fait entre les bouches de l'Indus et le bassin supérieur du fleuve ; comment il projetait la découverte d'une route maritime continuant la première, partant du golfe Persique, tournant la presqu'île Arabique et arrivant dans la mer Rouge jusque dans le voisinage d'Alexandrie ; comment il avait l'intention d'ouvrir une route militaire et commerciale allant d'Alexandrie d'Égypte vers l'Occident, le long de la côte méridionale de la Méditerranée ; enfin, comment il donna l'ordre de construire des vaisseaux dans les forêts de l'Hyrcanie, dans l'espoir de trouver une communication de la mer Caspienne avec l'Océan du nord, et plus loin avec l'Océan indien.

Il y a encore un autre point de vue qui mérite d'être noté ici, c'est le commencement de la fusion des nationalités. Alexandre en faisait à la fois le moyen et le but de son œuvre de colonisation. Dans l'espace de dix années, tout un monde avait été découvert et conquis ; les barrières qui séparaient l'Orient de l'Occident étaient tombées, et les routes qui devaient mettre dorénavant en communication les contrées du levant et du couchant étaient ouvertes. Comme dans une coupe d'amour, dit un écrivain ancien, étaient mêlés les éléments de toute nationalité ; les peuples buvaient en commun à cette coupe et oubliaient leur vieille inimitié et leur propre impuissance[66].

Ce n'est pas ici le lieu d'examiner quels furent les résultats de ce mélange des races ; elles sont l'objet de l'histoire des siècles suivants : mais on reconnaît déjà dans leur début les tendances qui se développèrent ensuite dans les arts, les sciences, [la religion, dans toutes les branches du savoir et du vouloir humains. Ce développement se fit souvent d'un manière assez brutale, et produisit souvent des dégénérescences dans lesquelles le regard de l'histoire, qui embrasse l'ensemble des siècles, peut seul découvrir la poussée latente et puissante du progrès. Pour l'art hellénique, il ne gagna rien à exagérer la grandeur calme des proportions harmoniques pour s'accommoder au goût asiatique, à l'étalage fastueux de masses colossales, à vouloir surpasser l'idéalisme de ses œuvres spontanées par le luxe des matériaux précieux et le plaisir réaliste des yeux. La sombre magnificence des temples égyptiens, les fantastiques constructions du château et des salles de Persépolis, les ruines gigantesques de Babylone, les édifices hindous avec leurs idoles en forme de serpent et leurs éléphants accroupis sous les colonnes, tout cela, mêlé avec les traditions de l'art national, ouvrait sans doute un riche trésor d'idées et de conceptions nouvelles aux artistes helléniques. Mais déjà les imaginations se lançaient dans le monstrueux ; qu'on songe à ce plan gigantesque de Dinocrate, qui consistait à tailler le mont Athos en statue d'Alexandre, dont une main devait porter une ville de dix mille habitants, tandis que l'autre déverserait en puissantes cascades un torrent dans la mer. Il faut dire pourtant que l'art ainsi excité et agrandi s'éleva ensuite, dans les portraits gravés sur les monnaies et dans ceux des penseurs et des poètes exécutés par la statuaire, jusqu'au plus haut degré de vie et de vérité individuelle, et dans les grandes compositions sculpturales, par exemple, dans celles de Pergame, jusqu'à l'expression la plus hardie de la passion la plus mouvementée aussi bien que de la pensée planant sur un large horizon. Mais bientôt survint une décadence rapide, à mesure que ce luxe devenait plus vide et que l'art dégénérait en production industrielle, en main-d'œuvre perfectionnée.

L'art poétique aussi essaya de se mêler par quelque côté cette vie nouvelle ; dans ce qu'on a appelé la comédie nouvelle et dans l'élégie, il a déployé une finesse d'observation psychologique, une habileté à peindre les caractères et les situations de la vie quotidienne, de ce qu'on pourrait appeler le détail de la vie d'une société, vie réelle ou vue à travers la fiction de l'idylle, une habileté, dis-je, qui fait sentir plus vivement que tout le reste à quel point l'on est en dehors du courant qui circulait autrefois, de ce courant des grands intérêts politiques, des grandes pensées et des grandes passions qui donnent du prix à la vie. Ainsi adonnée aux préoccupations individualistes et au réalisme, la poésie hellénique n'a su trouver de nouvelles voies ni dans les combats héroïques qu'elle voyait s'accomplir alors, ni dans les nouveaux et merveilleux horizons que ces combats lui ouvraient, à moins qu'on ne veuille prendre pour une création nouvelle la poésie galliambique, expression du délire des apôtres de la mutilation. Elle n'a pu s'approprier ni la magnificence de couleur des fables perses, ni la solennité surhumaine des psaumes et des prophéties monothéistiques. Quand elle voulut s'élever au-dessus de la vulgarité où elle se complaisait, elle retourna à l'imitation de l'âge classique et laissa à l'Orient le soin de faire passer de génération en génération, en mille récits et en mille chants, le souvenir du héros international Iskander.

Parmi les arts de la parole chez les Hellènes, le plus récent, celui qui florissait encore jeune et vivant parmi les contemporains, pouvait seul essayer de créer de nouvelles formes, et l'éloquence qu'on a nommé « asiatique », brillante et surchargée d'ornements, est une production caractéristique de cette époque.

La transformation qui commençait à s'accomplir dans les sciences n'en porta que plus de fruits., Aristote avait suscité cet empirisme grandiose dont la science avait besoin pour s'emparer de cet immense amas d'éléments nouveaux que les campagnes d'Alexandre avaient ajouté à chaque branche des connaissances humaines. Le roi, élève lui-même d'Aristote, au courant de tout ce qu'avaient produit jusque-là les études des médecins, des philosophes et des rhéteurs helléniques, leur portait toujours le plus vif intérêt : des savants de toute espèce l'accompagnaient dans ses campagnes ; ils observaient, cherchaient, collectionnaient ; ils mesuraient les nouveaux pays et les grandes routes qui les parcouraient. Une nouvelle époque commença aussi pour les études historiques : on pouvait maintenant faire des recherches sur place ; on pouvait comparer les légendes des peuples avec leurs monuments, leur destinée avec leurs mœurs, et, malgré les innombrables erreurs et les fables de toute sorte que les soi-disant historiens d'Alexandre ont répandues, c'est cependant à cette époque que nous devons les matériaux et ensuite la méthode pour les grandes recherches historiques et géographiques. Sous bien des rapports, la science hellénique avait à apprendre directement des Orientaux, et la grande collection d'observations astronomiques à Babylone, l'art médical qui paraît avoir été très développé dans l'Inde, les connaissances particulières en anatomie et en mécanique que possédaient les prêtres d'Égypte, acquirent entre les mains des chercheurs et des penseurs helléniques une importance nouvelle. Le développement particulier de l'esprit grec avait fait de la philosophie comme la substance de toutes les sciences : maintenant les diverses branches du savoir s'émancipaient ; les sciences exactes commençaient à se développer en s'appuyant sur des expériences à elles, tandis que la philosophie, ne parvenant pas à se mettre d'accord sur les rapports de la pensée avec la réalité, donnait, faute de précision suffisante, tantôt les phénomènes pour les pensées, et tantôt la connaissance pour les phénomènes.

Il est dans la nature des choses que les révolutions de la vie des peuples, sous le rapport moral, social et religieux, marchent plus lentement et, sauf quelques éruptions particulières, d'une manière imperceptible. Sous le gouvernement d'Alexandre, bien des nouveautés avaient été introduites dans la vie, mais, naturellement, elle l'avaient été avec trop de promptitude, sans préparation et souvent par la violence ; aussi vit-on se produire, à la mort du roi, une réaction qui, pendant les trente années de lutte entre les Diadoques, se rallia tantôt à un parti, tantôt à un autre. Cependant, le résultat final fut que le nouveau passa en habitude, et que, modifié d'après les divers tempéraments nationaux, il prit des formes telles que la vie des peuples put s'y accommoder et se développer désormais sous l'action d'un même principe commun à tous. La disparition successive des préjugés nationaux, l'assimilation mutuelle au point de vue des besoins, des mœurs et des opinions, l'attraction et le contact immédiat de nationalités jadis ennemies, tout cela donna naissance à une vie tout à fait nouvelle, à une vie vraiment sociale. De même que de nos jours certaines manières de voir, certains préjugés, certaines convenances dont les modes forment comme le dernier échelon, attestent l'unité du monde civilisé, de même, à cette époque hellénistique, et, on doit le présumer, sous des formes analogues, s'est élaborée une civilisation cosmopolite qui imposait sur les bords du Nil et sur ceux de l'Iaxarte les mêmes formes conventionnelles comme constituant le ton de la bonne société, des gens cultivés. Le langage et les mœurs attiques furent la règle des cours d'Alexandrie et de Babylone, de Bactres et de Pergame ; et, lorsque l'hellénisme perdit son indépendance politique en face de l'État romain, il commença à gagner à Rome l'empire de la mode et de la civilisation. C'est à bon droit qu'on peut nommer l'hellénisme la première unité du monde. Tandis que l'empire des Achéménides n'était qu'un agrégat de pays dont les populations n'avaient de commun entre elles que la même servitude, il resta dans les contrées assimilées par l'hellénisme, lors même qu'elles se furent séparées en divers royaumes, l'unité supérieure de la civilisation, du goût, de la mode, de quelque nom qu'on appelle ce niveau perpétuellement changeant des opinions et des certitudes conventionnelles.

Les changements politiques auront toujours sur l'état moral des peuples une influence proportionnée à la part directe que prennent aux fonctions de l'État soit un petit nombre. soit un grand nombre, soit la totalité des citoyens. Cette espèce de lymphatisme historique qui avait fait supporter jusque-là aux peuples de l'Asie les formes politiques les plus abrutissantes, le despotisme et le gouvernement sacerdotal, les laissa d'abord en grande partie indifférents et passifs en face de l'immense changement qui était venu les surprendre ; si Alexandre se conforma souvent à leurs convictions, sa conduite nous montre de quelle manière seulement il était possible de les relever peu à peu au-dessus d'eux-mêmes. Naturellement, le résultat de ces efforts fut très différent suivant le caractère des divers peuples, et, tandis qu'il fallut commencer par apprendre aux Uxiens et aux Mardes à labourer la terre, aux Hyrcaniens à vivre conjugalement, aux Sogdianiens à nourrir leurs vieux pères au lieu de les tuer, l'Égyptien, au contraire, avait déjà commencé à oublier son mépris pour les étrangers sans castes, et le Phénicien ses horribles sacrifices à Moloch. Cependant, la suite des temps pouvait seule établir peu à peu une manière nouvelle et uniforme d'être, de penser et d'agir, d'autant plus que, pour la plupart des anciennes populations asiatiques, les fondements de leur morale, de leurs relations personnelles et du droit légal étaient contenus dans la religion, qui leur communiquait la certitude et la force, tandis que, chez les Hellènes de cette époque, ils semblent ne reposer que sur la loi positive ou dans la connaissance développée des principes de la morale. Éclairer les peuples de l'Asie, les délivrer des entraves de la superstition et d'une piété servile, réveiller en eux la volonté et la force d'une intelligence indépendante, les amener à en accepter toutes les conséquences, salutaires aussi bien que dangereuses, en un mot, les émanciper pour la vie historique, tel fut le travail que l'hellénisme tenta d'accomplir en Asie et qu'il accomplit au moins en partie, bien qu'il n'y soit parvenu qu'assez tard.

La transformation des conditions morales s'est manifestée d'une manière plus prompte et plus décisive dans la population macédonienne et hellénique. Ce que l'on constate chez toutes deux, au temps d'Alexandre, c'est le développement de l'énergie et de la volonté sous toutes ses formes, l'élan démesuré des ambitions et des passions, la vie préoccupée du moment présent et en faisant son but, le réalisme à outrance. Et cependant, que ces deux peuples sont différents sous tous les rapports ! Le Macédonien, que nous trouvons encore, trente ans auparavant, avec toute la simplicité champêtre, attaché à la glèbe et satisfait de l'indifférente uniformité de l'existence qu'il mène dans un pays pauvre, ne rêve plus maintenant que gloire, puissance et combats ; il se sent maitre d'un monde nouveau, et il est plus fier de le mépriser que de l'avoir conquis ; dans ses continuelles expéditions guerrières, il a contracté cette morgue suffisante, cette raideur froide du soldat, ce dédain du danger et cette indifférence pour sa propre vie que nous montre assez souvent en caricature l'âge des Dia-dogues. Si les grandes expériences historiques laissent leur empreinte sur la manière de penser et la physionomie des peuples, les cicatrices de cette guerre de dix années dans les contrées de l'Orient, les rides profondes creusées par des fatigues sans fin, des privations et des excès de toutes sortes, constituent le type des Macédoniens. Bien différente est la race hellénique chez elle. Son temps est passé ; ces Hellènes, jadis si entreprenants, mais que ne relèvent plus maintenant ni l'ardeur pour de nouveaux exploits, ni la conscience d'un pouvoir politique, se contentent de l'éclat de leurs souvenirs ; la jactance remplace pour eux la gloire, et, saturés de jouissances, il en recherchent d'autant plus la forme la plus superficielle, le changement : plus l'individu est inconsidéré, volage, parrhésiastique, plus il est enclin à se soustraire à toute responsabilité et à toute autorité, et plus aussi la race grecque tout entière, sans cohésion et sans discipline, se laisse aller à cette activité superficielle et nerveuse, à cette culture incomplète, tout apprise, qui marque toujours la dernière étape dans la vie des peuples ; toute croyance positive, tout ce qui retient l'individu et maintient la société, même le sentiment d'être passé à l'état de rebut, disparaissent ; la civilisation a accompli son œuvre.

On peut bien dire que cette civilisation, si niveleuse et répugnante qu'elle paraisse dans le détail, a brisé le ressort du paganisme et rendu possible un développement plus spiritualiste de la religion. Sous ce rapport, rien n'a été plus efficace que ce singulier phénomène de la fusion des dieux, de la théocrasie, à laquelle tous les peuples de l'hellénisme ont collaboré dans les siècles suivants.

S'il est vrai de dire que les divinités, le cuite, les mythes du paganisme sont l'expression la plus originale et la plus vive de la diversité ethnographique et historique des peuples, c'est là que se trouvait la plus grande difficulté pour l'œuvre que voulait créer Alexandre. C'est dans sa personne et dans son gouvernement que devait d'abord se manifester l'unité de l'empire : aussi sa politique touchait-elle la fibre sensible lorsqu'il réunissait dans son entourage immédiat aussi bien le pénitent hindou Calanos et le mage perse Osthanès[67] que le devin lycien Aristandros ; lorsqu'il s'adressait, sur le même ton que leurs fidèles, aux divinités des Égyptiens, des Perses et des Babyloniens, au Baal de Tarse et au Jéhovah des Juifs, et que, accomplissant toutes les cérémonies et les prescriptions de leur culte, il laissait de côté la signification et le contenu de ces symboles comme une question ouverte ; et peut-être rencontrait-il déjà çà et là des opinions et des doctrines secrètes, élaborées par la sagesse sacerdotale, qui, grâce à une interprétation panthéistique, déiste ou nihiliste de la foi populaire, se rapprochaient de ce que la philosophie offrait aux Hellènes cultivés[68]. L'exemple du roi dut agir assez rapidement, et dans un cercle de jour en jour plus étendu ; on commençait, avec plus de hardiesse que n'en avaient montré jusque-là les Hellènes, à faire des dieux étrangers des divinités nationales, à reconnaître les dieux de la Grèce dans ceux des autres pays, à comparer les cycles légendaires et les théogonies des divers peuples et à les faire concorder ; on commençait à se persuader que tous les peuples, sous une forme plus ou moins heureuse, honoraient dans leurs dieux la même divinité et cherchaient à exprimer le même pressentiment, plus ou moins profondément entré dans les âmes, du surnaturel, do l'absolu, du but final ou de la raison dernière des choses, et que les différences de noms, d'attributs, de rôles divins n'étaient que des choses superficielles et accidentelles qu'il fallait rectifier et approfondir pour en saisir le sens.

Il devint ainsi manifeste que le temps des religions nationales, c'est-à-dire des religions païennes, était passé, que l'humanité qui s'unifiait enfin avait besoin d'une religion une et universelle et qu'elle en était capable ; la théocrasie elle-même n'était autre chose qu'une tentative pour produire l'unité par la fusion des différents systèmes religieux. Seulement, l'unité ne pouvait jamais s'effectuer par cette voie. Ce fut le travail des siècles hellénistiques que de produire les éléments d'une unité plus haute et plus réelle, de développer le sentiment du fini et de l'impuissance, le besoin de la pénitence et de la consolation, l'énergie de la plus profonde humilité, la force qui élève l'homme jusqu'à la liberté en Dieu et à la qualité d'enfant de Dieu. Ce sont là des siècles où le monde et les cœurs se sentent privés de Dieu, éperdus et plongés dans la plus profonde désespérance, et où se fait entendre avec une force croissante le cri qui appelle le Rédempteur.

L'anthropomorphisme de la religion hellénique s'est parachevé dans Alexandre : un homme est devenu dieu ; l'empire de ce monde lui appartient, à ce dieu ; en lui l'homme est élevé jusqu'à la plus grande hauteur que le fini puisse atteindre, et par lui l'humanité est abaissée jusqu'à se prosterner devant l'un de ceux qui sont nés mortels.

 

 

 



[1] L'Eulæos, comme l'explique SPIEGEL (II, p. 625) en se fondant sur l'identité du nom porté plus tard par ce fleuve (Alai dans l'Avesta et Avrai dans le Boundehesch), est le Kouran, la rivière de Shouster, qui se réunit à six milles au dessous de cette ville avec un cours d'eau non moins considérable, le Dizfoul. D'après LOFTUS (Travels, p. 342), le Dizfoul passe devant les ruines de Suse à 1 ½ mille de distance. Néarque avait remonté avec sa flotte le Pasitigris, c'est-à-dire le Kouran et le Diztoul réunis (ARRIAN, Ind., 42, 7).

[2] PLINE, VI, 26. Cf. MANNERT, p. 421. La ville fut bâtie sur une terrasse à dix milles de la mer, et peuplée en partie avec les habitants de l'ancienne ville royale de Dourine.

[3] ARRIAN, VII, 7. Sur ces travaux hydrauliques dans le Tigre, voyez STAAL, XVI, p. 740. Les barrages s'appelaient dans l'antiquité des cataractes, et, en ce qui les concerne, il y a bien des renseignements à tirer de l'expédition faite par l'empereur Julien dans ces contrées. Lui aussi dut avellere cataractes (AMM. MARC., XXIV, 6) pour pouvoir entrer dans le Canal-Royal (le Naarmalcha d'Ammien et des modernes).

[4] FÉLIX JONES (voyez l'Étude sur les villes fondées par Alexandre, avec la note de H. KIEPERT dans l'Appendice du IIe volume) a fixé l'emplacement d'Opis à Tell-Mandjour, sur la rive droite du Tigre actuel. La date de l'arrivée n'est pas susceptible d'une détermination plus précise. De Basra à Bagdad par eau, il y a, suivant TAVERNIER, environ 60 jours, et 47 d'après HACKLUYT (voyez VINCENT, p. 462) : de Suse à la mer, en descendant le fleuve, il pouvait y avoir 30 milles, soit quatre jours. Il faut y ajouter pour Alexandre le trajet de l'Eulæos à celle du Tigre, plus le temps passé à rompre les barrages, puis le trajet de Bagdad à Opis, enfin tenir compte de l'abondance des eaux, habituelle en cette saison et qui ajoute à la difficulté de remonter le fleuve. Somme toute, Alexandre n'a pas dû avoir trop de deux à trois mois pour faire le trajet de Suse à Opis.

[5] Personne ne nous apprend ce qu'a fait l'armée durant ces tristes journées : seul Diodore (XVII, 109) dit vaguement : έπί πόλυ τής διαφοράς αύξανομένης. Du reste, il est évident que toutes les troupes macédoniennes, sauf une partie des hypaspistes, et même la majorité des officiers, à l'exception de l'entourage immédiat du roi (ARRIAN, VII, 11, 3), prenaient part à la sédition.

[6] Arrien prononce ici pour la première fois le nom des argyraspides (VII, 11, 3). Même en admettant que τάξις appliqué aux hypaspistes a ici un sens différent de celui qu'on lui donne au début de l'expédition, il est probable que les hypaspistes avaient déjà reçu auparavant des boucliers d'argent. Diodore (XVII, 56) cite déjà à la bataille de Gaugamèle τό τών άργυρασπίδων πεζών τάγμα, et l'on voit par Quinte-Curce (IV, 13, 27) qu'il s'agit bien du corps entier des hypaspistes, encore que la mention expresse : scutis argenteas laminas addidit, ne se trouve que beaucoup plus loin (VIII, 5, 4).

[7] Arrien ne parle pas de cet ordre : mais il était tout indiqué, pour pousser les mutins à faire ce qu'ils firent aussitôt après. Aussi a-t-on suivi ici Polyænos (IV, 3, 7), qui suppose même les deux armées rangées sur le terrain par ordre du roi, et celui-ci offrant la bataille aux Macédoniens.

[8] ARRIAN, VII, 11, 5. Plutarque (Alex., 71) dit qu'Alexandre les laissa se lamenter deux jours et deux nuits : il parle à coup sûr d'après Clitarque, qui ne tient pas à se rendre compte de la réalité des choses.

[9] Le nombre des vétérans renvoyés au pays est de 10.000 d'après Arrien (VII, 12, 1) ; Diodore donne le même chiffre (XVIII, 4, d'après Hiéronyme) ; c'est pour cela que, plus loin (XVIII, 12), il faut corriger le texte de Diodore, et, au lieu de όντας ύπέρ τρισμυρίους, écrire ύπέρ τούς μυρίους. D'après le même auteur (XVIII, 16), il y avait 6.000 hommes de pied, qui étaient partis en guerre en 334 avec le roi, 4.000 τών έν τή παρόδω προσειλημένων (c'est-à-dire tirés des garnisons), 1.500 cavaliers, 1.000 archers et frondeurs perses.

[10] Arrien (VII, 12, 4) ne nomme que Cratère et Polysperchon ; les autres noms se trouvent dans Justin (XII, 12, 8) : seulement Antigène, plus tard commandant des argyraspides, soulève des doutes, et Adamas est tout à fait inconnu par ailleurs.

[11] ARRIAN, VII, 12, 4. — JUSTIN, XII, 42, 9.

[12] ARRIAN, VII, 12, 4. — JUSTIN, XII, 42, 9. On a déjà supposé plus haut que certains régiments, c'est-à-dire la milice de certaines régions, étaient restés en Macédoine et que l'on n'envoyait aux régiments de l'armée de campagne que des recrues tirées de leurs cantons ; mais on ne voit pas bien si, par la suite (à partir de 330), il a été expédié du pays des régiments entiers pour arriver au nombre presque double de phalanges que comptait l'armée dans l'Inde, ou si Antipater avait ordre de les amener en Asie seulement à présent, pour remplacer les phalanges mobilisées qui retournaient maintenant au pays comme corps de vétérans.

[13] ) Dans Plutarque (Alex., 68), les faits sont présentés comme si les deux reines s'étaient partagé officiellement les deux souverainetés. Alexandre aurait dit que sa mère avait été plus avisée que sa sœur, car jamais les Macédoniens ne se laisseraient gouverner par une femme.

[14] PLUTARQUE, Apophth. reg. [Alex., 17]. L'antithèse fait supposer que cet habit bordé de blanc est le manteau ordinaire des cavaliers macédoniens ; mais nous n'avons, que je sache, aucun texte indiquant que le dit manteau fût ainsi bordé.

[15] Alexandre l'engagea à s'entourer d'une garde personnelle, pour se garantir des embûches de ses ennemis (PLUTARQUE, Alex., 39).

[16] ARRIAN, VII, 12, 6.

[17] Justin (XII, 14) dit que Antipater avait récemment porté des peines cruelles contre les chefs de nations vaincues (in præfectos devictarum nationum), et qu'il s'était figuré à cause de cela que le roi le mandait en Asie pour le punir. Il est possible qu'après la défaite d'Agis, les peuples de Thrace aient senti à leur tour la lourde main d'Antipater. Plutarque (Alex., 74) rapporte, lui aussi, que Cassandre vint trouver Alexandre au printemps de 323, pour détourner l'effet de nombreuses plaintes portées devant le roi par des intéressés. C'est à cette occasion qu'Alexandre fut, dit-on, empoisonné.

[18] Suivant Plutarque (Phocion, 18), comme Alexandre était irrité de ce que Phocion avait refusé les 100 talents à lui offerts, Phocion lui demanda une faveur, la mise en liberté de quatre détenus incarcérés à Sardes : Plutarque nomme le sophiste Échécrate, Athénodore d'Imbros, qui vers 358 avait joué un grand rôle dans les affaires de Thrace, les deux Rhodiens Sparton et Démarate. De ces noms, le dernier tout au moins est corrompu : ne s'agirait-il pas peut-être du Δαμάτριος et du Στρατών que l'on rencontre sur les monnaies rhodiennes de cette époque ? L'empressement que mit Alexandre à les relâcher parait indiquer qu'ils étaient détenus pour crimes politiques ; mais nous ne savons pas ce qui s'était passé.

[19] ÆSCHINE, In Ctesiph., § 162. HYPÉRIDE, In Demosth., IX, 17.

[20] PLUTARQUE, Apophth. reg. [Alex., 15]. Alex., 27.

[21] De quelle façon fut mise en avant cette proposition, peut-être sous la forme d'une invitation adressée à des personnes dont on connaissait le dévouement, c'est ce que nous ne saurions dire. Nous n'avons pas davantage le texte authentique de l'invitation : ce qui peut-être en approche le plus, c'est ce que dit Polybe (XII, 12 a) des éloges décernés par Timée à Démosthène et autres.

[22] Le mot est rapporté par Élien (Var. Hist., II, 19), et avec plus de précision par Plutarque (Apophth. Lacon).

[23] Démade fut plus tard condamné pour cette proposition à une amende de dix (ATHÉN., VI, p. 251 a) ou de cent talents (ÆLIAN., Var. Hist., V, 12).

[24] PLUTARQUE, Princ. pol., p. 804.

[25] Ne serait-ce pas à ces circonstances qu'il faut rapporter le passage où Pausanias (I, 25, 3 et VIII, 52, 5) assure que Léosthène a embarqué et amené d'Asie en Europe les Grecs, au nombre de 50.000 (?) hommes, qui avaient été à la solde de Darius et des satrapes et qu'Alexandre avait voulu installer comme colons en Asie ? Léosthène avait été choisi par eux pour les conduire (DIODOR., XVII, 111), et cependant, plus tard, au moment où éclata la guerre Lamiaque, il ne put mettre en ligne que 8.000 mercenaires. On pourrait expliquer cette diminution d'effectif par le retour d'une foule de bannis. Hypéride était lié avec Léosthène, comme précédemment avec Charès, qui mourut sur ces entrefaites ; c'est ce qui résulte d'un passage de la biographie d'Hypéride (PLUTARQUE, Vit. X Orat.).

[26] Il s'est engagé d'interminables discussions sur le nombre ordinal de l'olympiade, car elle est de grande importance pour la détermination de la date de la mort d'Alexandre : la démonstration d'IDELER (in Abhandl. der Berl. Akad., 1820, p. 280) se trouve confirmée d'abord par le fait que les Athéniens ont été exclus de la 113e fête olympique à cause de la supercherie que s'était permise un citoyen athénien à la fête de la 112e olympiade [332] (PAUSAN., V, 21. 5. Cf. SCHÄFER, III, p. 268) : d'autre part, ce que dit Hypéride (In Demosth., XV, 8, éd. Blass) est tout à fait sujet à caution.

[27] C'est la teneur du décret, tel que le donne Diodore (XVIII, 8). Sa version est confirmée dans une certaine mesure par l'épître du roi aux Athéniens (PLUTARQUE, Alex., 28). Le terme officiel pour désigner ce rescrit parait avoir été διάγραμμα ; c'est du moins celui qu'on trouve dans l'inscription d'Issos (C. I. GRÆC., n° 2671, lig. 45) et dans l'inscription d'Érésos (SAUPPE, Comment. de duabus inscr. Lesb., II, lig. 25). Hypéride emploie le mot έπιτάγματα.

[28] DIODORE, XVII, 109. XVIII, 8. CURT., X, 2. JUSTIN., XIII, 5. DINARCH., In Demosth., § 81 et 403. Ceux pour lesquels il est fait exception dans la loi de rappel sont désignés dans Diodore une fois par l'expression πλήν τών έναμμα et une autre fois par πλήν τών ίεροσύλων καί φοέων. Quinte-Curce dit : exsules præter eos qui civili sanguine aspersi erant, et Justin : præter cædis damnatos. On a cru trouver dans le discours De fœd. Alex., mis sous le nom de Démosthène, des allusions à cet ordre d'Alexandre, et pouvoir de cette façon en déterminer la date (BECKER, Demosthenes als Redner und Staatsmann, p. 265) ; c'est une erreur, car le discours, comme on l'a démontré ci-dessus ne peut avoir été prononcé qu'entre 333 et 330. En ce qui concerne les effets du décret ordonnant le retour des bannis, on trouve des renseignements dans les inscriptions de plusieurs cités. Deux de ces documents sont reproduits ci-dessous dans l'Appendice. Le plus important est celui que Cons a trouvé à Mitylène et publié dans la relation de son voyage à Lesbos (tab. VIII, e). BLASS (in Hermes, XIII, p. 384) a démontré pertinemment que cette inscription fait partie de celle qui se trouve au C. I. GRÆC. (II, Add. n° 2166 b) et la complète.

[29] On trouvera des détails plus précis sur cette expulsion dans C. CURTIUS, (Inschriften und Studien zur Geschichte von Samos, 1877, p. 21 sqq.), qui donne de plus le décret d'action de grâces des Samiens revenus au pays, l'adresse de Gorgos et de Minnion d'Iasos.

[30] Le rapport qui unit, ces faits, indiqué jadis par moi à titre de conjecture, est aujourd'hui confirmé par les fragments de papyrus qui contiennent les discours d'Hypéride, comme le démontre en particulier VON DUHN, Zur Geschichte des harpalischen Processes (in Fleckeisens Jahrbüchern, 1871, p. 33 sqq.). Cf. A. CARTAULT, De causa Harpalica, Paris, 1881, p. 28 sqq.

[31] PLUTARQUE, Demosth., 25. — HYPÉRIDE, In Demosth., XV, 1, éd. Blass.

[32] Diodore (XVII, 108) dit que l'injonction vint d'Antipater et d'Olympias : dans Photius, Plutarque (Vit. X Orat. [Demosth.]) et autres auteurs, il n'est question que d'Antipater. Pausanias (II, 33) dit, que l'extradition a été demandée par Philoxénos, et Philoxénos est seul nommé dans le discours d'Hypéride contre Démosthène (I, 14, 21).

[33] CURT., X, 2, 2. JUSTIN., XIII, 5, et surtout le toast de Gorgos dans Athénée (XII, p. 538 a), qui le rapporte d'après Éphippos. Gorgos fit annoncer par ministère de héraut qu'il donnerait à Alexandre fils d'Amman une couronne de 3.000 statères d'or, et, lorsqu'il assiégerait Athènes, 10.000 panoplies, autant de catapultes, et tous les autres projectiles en usage à la guerre.

[34] HYPÉRIDE, In Demosth., XV.

[35] D'après Élien (Var. Hist., 12), Démade proposait d'adjoindre Alexandre comme treizième membre au cénacle des Olympiens. Ce que Démosthène dit à ce propos, au rapport d'Hypéride (In Demosth., XXV, éd. Blass), se trouve malheureusement très mutilé.

[36] DIODORE, XVII, 108. ARRIAN, De rebus succ., § 16, ap. Müller, Fragm., p. 242. PAUSANIAS, II, 34, 4 C'est en son honneur que fut rendu quelques années plus tard à Athènes le décret inséré dans le C. I. ATTIC., II, n° 231.

[37] On voit bien que ces listes étaient déjà à Athènes lorsque l'affaire fut plaidée devant les jurés, et les expressions de Dinarque (In Demosth., § 68) ne prouvent pas le contraire. L'esclave dont Philoxénos a envoyé les déclarations avait dû probablement être soumis à la question à Athènes même, pour que sa déposition fût valable aux yeux des juges athéniens.

[38] ATHEN., XV, p. 592 c. Cependant, cette assertion est suspecte, non pas parce qu'elle serait empruntée au discours apocryphe intitulé περί χρυσίου ou autrement dénommé (SCHÄFER, Demosthenes, III, p. 128), mais parce que cette comparution des enfants, amenés là sans mère et pour la raison indiquée ici, viendrait plutôt du discours d'un accusateur ou n'a d'autre garant qu'un racontar littéraire. Dans son discours Contre Démosthène (§ 94), Dinarque parle d'une tentative faite par Démosthène pour dévoyer le procès au moyen d'une είσαγγελία prétendant que Callimédon rassemblait des proscrits à Mégare et songeait à renverser le gouvernement démocratique. SCHÄFER (Demosth., III, p. 295) a réuni avec son exactitude ordinaire tous les détails de ce procès, et je renvoie à son ouvrage.

[39] Du moins d'après la deuxième des prétendues lettres de Démosthène, tout au commencement.

[40] Démade fut effectivement condamné dans le procès d'Harpale (DINARCH., In Aristogit., § 14). Le même Dinarque (In Demosth., § 104) dit que Démade a avoué publiquement avoir reçu de l'argent et déclaré qu'il en recevrait encore à l'avenir, mais sans oser se présenter en personne devant le tribunal, ni se défendre davantage contre la dénonciation portée par l'Aréopage. D'après le résultat de l'enquête, il avait reçu 6.000 statères (vingt talents) ; si riche qu'il fût, l'eût-il été assez pour avoir pu, comme on le dit, faire paraître un jour sur la scène cent danseurs étrangers et solder immédiatement l'amende légale de 1.000 drachmes par tête ? L'amende pour fait de corruption, fixée par la loi au quintuple ou au décuple de la somme reçue, l'aurait ruiné ; et, s'il n'avait pu la payer, il aurait do ou s'enfuir ou se constituer prisonnier. Or, six mois plus tard, quand arriva la nouvelle de la mort d'Alexandre, nous le rencontrons à la tribune (PLUTARQUE, Phocion, 22). Peut-être arriva-t-il que, par égard pour Alexandre et son intervention, le peuple fit au condamné remise de l'amende, comme on l'avait fait, par exemple, pour Lachès, fils de Mélanopos (DEMOSTHEN., Epist. III, p. 642). Ce n'est qu'après la mort d'Alexandre que Démade vit baisser son crédit : il fut alors condamné pour trois ou même sept illégalités (DIODOR., XVIII, 18. PLUTARQUE, Phocion, 26), et, comme il ne put payer, il fut déclaré άτιμος. Parmi ces illégalités, la proposition relative à l'apothéose d'Alexandre dut être un des principaux griefs. Une amende de 10 talents, chiffre donné par Athénée, aurait été pour Démade facile à payer : les 100 talents d'Élien sont un chiffre plus vraisemblable.

[41] Lycurgue était déjà mort lors du procès d'Harpale (PLUTARQUE, Vit. X Orat. [Hyperid.]). Cf. BÖCKH, Staatshaushaltung, II, p. 244). Ce n'est pas Hypéride, avec sa légèreté et son esprit doctrinaire, qui se mit au premier plan ; mais le jeune Pythéas, qui démasqua ses tendances macédoniennes, Stratoclès, Mnesæchmos, Proclès, tous gens de la pire espèce.

[42] On n'a aucune raison de supposer qu'Alexandre ait fait des concessions aux Athéniens au sujet des bannis : Arrien (VII, 19, 2) met bien à cette époque la restitution des statues d'Harmodios et Aristogiton ; mais il l'a déjà mentionnée (III, 16, 7) comme ayant été ordonnée à Suse dès l'an 331.

[43] ARISTOTE, Polit., IV, 1, 4 et 11, 1.

[44] [PLUTARQUE], De fort. Alex., I, 5, 8.

[45] Que l'on consulte la critique, si judicieuse d'Ératosthène (ap. STRAB., I, p. 66) à propos de l'avis donné par Aristote à Alexandre.

[46] C. I. GRÆC., II, n° 2166.

[47] D'après la grande inscription trouvée par CONZE et commentée par SAUPPE (Comm. de duabus inser. Lesb.).

[48] C. I. GRÆC., II, n° 2671.

[49] C. I. GRÆC., n° 3137 : c'est une inscription d'une importance capitale pour toute la question de colonisation.

[50] En ce qui concerne le Domaine, βασιλική χώρα et les βασιλικοί λαοί qui l'habitent, nous devons les premiers renseignements à l'inscription trouvée à Hissarlik par H. SCHLIEMANN (Trojanische Alterthümer, p. 203).

[51] PLUTARQUE, Phocion, 18.

[52] ARRIAN, VI, 27, 4. L'explication du titre de nomarque se trouverait peut-être dans le passage d'Hérodote (V, 102), parlant de l'attaque des Ioniens sur Sardes.

[53] ήμιόδιος Άλεξάνδρου γενόμενος Βαβυλώνος ([ARISTOT.] Œconom., II, 35) : à supposer toutefois que le mot désigne ici une fonction et ne soit pas une leçon corrompue, sous laquelle se cache tout autre chose.

[54] Plutarque (Alex., 42) mentionne des instructions données par Alexandre au Mégabyze du temple d'Artémis à Éphèse.

[55] THUCYDIDE, II, 13, 2. — I, 141, 3.

[56] Diodore (XVII, 66) évalue autrement la somme. Il compte plus de 40.000 talents d'or et d'argent non monnayé, plus 9.000 talents χρύσου χαρακτήρα δαρεικόν έχοντα. Plus loin (XVII, 71), il dit, qu'il a été trouvé dans les θησαυροΐς de Persépolis une somme de 120.000 ταλάντων είς άργυρίου λόγον άγομένου τοΰ χρυσίου.

[57] On trouva, par exemple, à Suse 5.000 talents d'étoffes de pourpre, qui y avaient été amassées depuis 120 ans et qui étaient encore dans toute leur beauté et leur fraîcheur (PLUTARQUE, Alex., 36).

[58] C'est le cas de rappeler ici un fait mentionné plus haut, à savoir que, d'après le rapport en reddition de comptes fait par Lycurgue, on pouvait acheter à Athènes de l'or avec de l'argent dans la proportion de 1 : 11, 47 ; tandis qu'au temps de Philippe le rapport était de 1 : 12, 51 et de 1 : 12, 30 au début du règne d'Alexandre.

[59] Par exemple, pour Athènes, dont le privilège pour l'entrepôt des grains, déjà contesté antérieurement par Byzance (DEMOSTH., De pace, § 25) et par Rhodes (LYCURG., In Leocrat., § 18), se trouvait maintenant compromis au profit de Rhodes par les grandes spéculations faites sur les grains en Égypte par Cléomène ([DEMOSTH.,] In Dionysodor., § 7-10). A. SCHÄFER a conclu avec raison de l'expression Κλεομένους τοΰ έν τή Αίγύπτω άρξαντος, que le discours a été écrit vers 322/1.

[60] Justin (XIII, 1) dit qu'à la mort d'Alexandre : erant in thesauris quinquaginta millia talentum, et in annuo vectigali tributo tricena millia.

[61] L'auteur des Économiques attribuées à Aristote dit (II, 39) que le Rhodien Antimène avait enjoint aux satrapes sur le domaine desquels passaient des troupes de τούς θησαυρούς τούς παρά τάς όδους άναπληροΰν κατά τόν νόμος τόν τής χώρας, et qu'il prenait ensuite dans ces magasins pour vendre aux troupes ce dont elles avaient besoin. C'est à peu près au même système que reviennent les prestations volontaires obtenues par contrainte qu'imagina Philoxénos II, 32).

[62] O. MÜLLER, Orchomenos, p. 57.

[63] [PLUTARQUE,] De fort. Alex., II, 13.

[64] C'est à dessein qu'il n'est pas parlé ici du système monétaire d'Alexandre, de l'unité d'étalon qu'il introduisit dans son empire, de la quantité extrêmement remarquable de types de monnaies, etc. L'excellent recueil de L. MÜLLER (Numismatique d'Alexandre le Grand, 1865) a ouvert des points de vue qui, sans être partout à l'abri de la critique, ont leur importance au point de vue des études historiques.

[65] [PLUTARQUE,] De fort. Alex., I, 8.

[66] [PLUTARQUE,] De fort. Alex., I, 6.

[67] Non levem et Alexandri Magni temporibus auctoritatem addidit professioni secundus Osthanes comitatu ejus exornatus planeque, quod nemo dubitet, orbem terrarum peragravit, etc. (PLINE, Hist. Nat., XXX, 2 [§ 11 Detlefsen]).

[68] A ce qui a été dit plus haut au sujet de l'Ammonion, on peut ajouter la remarque que fait Plutarque (Alex., 27) : dans un entretien qu'il eut en Égypte avec le philosophe Psammon, il applaudit surtout à cette maxime : que Dieu est le roi de tous les hommes; que partout l'être qui commande et qui domine est divin.