AVANT-PROPOSC'est une tâche difficile que d'aller lutter contre les idées reçues, que de vouloir renverser de leur haut piédestal ces idoles de l'histoire que la tradition s'est complue à parer de tous les charmes de l'idéal. L'habitude, le préjugé scolastique sont de bien puissants adversaires. Il en coûte souvent de les vouloir attaquer, car ils ont pour sectateurs, pour alliés tous ceux qui viennent vous dire : Pourquoi vouloir changer ce qu'on a admis jusqu'ici ; pourquoi ne pas croire ce que croyaient nos pères, tout ce dont on nous a bercés au temps de notre enfance, tout ce dont on nous a charmés au temps de notre jeunesse ? Malheureusement nos pères se sont souvent trompés ; sans valoir mieux qu'eux assurément, nous avons plus de matériaux, plus de moyens de mieux juger des choses. Ne croyez-vous pas que le paléographe ou que le chimiste d'aujourd'hui n'aient pas laissé bien loin derrière eux les savants des grands siècles, les contemporains de François Ier ou de Louis XIV ? D'autres nous diront aussi : Quelle idée bizarre d'aller s'occuper de tous ces Césars morts il y a près de deux mille ans, à quoi bon, quelle utilité trouvez-vous à cela ? Oh ! nous avouerons tout d'abord à ces gens que cela n'aura aucune influence sur le cours des rentes ni sur le perfectionnement des institutions gouvernementales. Mais il y a d'autres personnes moins utilitaires qui aiment à revivre dans le passé, qui s'intéressent à ce que l'humanité était avant eux-mêmes, comme ils aimeraient à savoir ce qu'elle sera après eux. Ce sera à celles-là que nous nous adresserons, et que nous dirons, sinon avec talent, du moins avec conviction : Beaucoup d'idées que vous trouvez dans la plupart des livres d'érudition sont cependant fausses, erronées ; à ce tribunal souverain de l'histoire, chargé comme celui des anciens prêtres d'Egypte de juger les actions des morts, il y a eu beaucoup de sen- [manque la page 3] sans doute conspirait-il, il devait conspirer ; mais il n'y avait pas d'autre preuve qu'un écrit qui pouvait être nié, qui pouvait même être faux. Titus invite Cécina à dîner ; le repas se passe à merveille, Cécina se lève de table et dans l'atrium quelques assassins apostés envoient promptement au sombre empire de Pluton le malheureux consulaire. Nous serions curieux de savoir si ce jour-là Titus crut avoir perdu sa journée. Nous verrons plus tard successivement apparaître tous les crimes et tous les défauts de ce prince ; insistons tout d'abord sur un défaut que personne ne pourra contester, l'ambition la plus effrénée. A toute force, à tout prix, Titus voulut être empereur. Assurément le régime impérial ou monarchique, le régime unitaire enfin pouvait être alors la meilleure forme de gouvernement pour cette vaste agglomération d'hommes qui composait le monde romain ; la république, où plusieurs candidats briguaient les charges principales et avaient chacun leur parti, possible et même utile dans les premiers temps de Rome, était devenue le plus nuisible des gouvernements. Nous ne reprocherons donc pas à Titus d'avoir été partisan de l'empire, mais peut-être pourrait-on trouver qu'il y eut dans ses aspirations politiques un peu trop d'intérêt personnel. Tout jeune, il aspire à ce pouvoir pour lequel ne le désignaient encore ni sa naissance ni son génie. Tout jeune encore, après la mort de Néron, il tâche de se faire adopter par le vieux Galba, qu'avaient en quelque sorte désigné pour l'empire les prédictions de Tibère et les tentatives amoureuses d'Agrippine ; mais il échoue : le pouvoir, après avoir successivement passé dans les mains élégantes du bel Othon, ce type de gentilhomme de la régence égaré dans l'antiquité, tomba dans celles du pesait Vitellius, malfamé par la faute d'un trop robuste tempérament et d'un trop formidable appétit. Vitellius n'avait qu'une autorité précaire, à peine reconnue aux extrémités de l'empire. Peu s'en fallut cette fois que Titus ne se fit empereur d'Orient, titre que lui avaient promis ces complaisants oracles de Syrie dont les prédictions vénales annonçaient bien clairement du moins les prétentions et les désirs secrets des puissants qui les consultaient. Mais un compétiteur possible, Mucien, rendait la tentative dangereuse ; Titus, redevenu alors un modèle de piété filiale, confondit ses espérances avec celles de son père, momentanément du moins, car à l'époque de la prise de Jérusalem, il songea encore à se constituer un pouvoir indépendant en Asie Mineure. Cependant, comprenant que sa jeunesse et son peu d'illustration étaient des obstacles dont il était bien difficile de triompher, il fit en sorte d'inspirer du moins aux armées de Judée et de Syrie l'idée de choisir son père pour empereur ; ses intrigues réussirent et les soldats de Vespasien s'empressèrent d'acclamer leur général en qualité d'Auguste, c'est-à-dire de dispensateur des grâces, des bienfaits et de l'argent de l'empire. Mauvaise idée d'ailleurs au point de vue de leur avarice individuelle, car il n'y eut jamais de souverain plus avare, plus minutieux, plus regardant que le vieux Vespasien. Vespasien ne s'intéressait d'ailleurs qu'à la partie financière du gouvernement, créant des impôts fantaisistes, imposant tout ce qui était imposable et même ce qui ne l'était pas, et laissant du reste Titus diriger à sa guise la politique intérieure. Le règne de Vespasien est donc comme le commencement de celui de Titus, et nous serons par conséquent forcé d'en parler quelque peu, du moins à partir du retour de Titus à Rome. Nous nous occuperons successivement des bizarres tentatives imaginées par Titus pour faire passer Vespasien à l'état de dieu vivant, de sa lutte cruelle contre la noble école stoïcienne, du curieux personnage de la reine Bérénice sacrifiée, comme tant d'autres, à l'ambition de son amant. Quant aux grandes catastrophes et aux grands crimes, l'histoire de Titus en est remplie : les nombreuses exécutions qu'il ordonna contre toute loi et toute équité, les assassinats juridiques d'Eponine et de Sabinus, d'Héras et d'Helvidius Priscus, le meurtre accompagné de guet-apens d'Alliénus Cécina, la destruction des Juifs, œuvre cruelle mais, il faut le reconnaître, nécessaire et conforme à l'esprit du temps, la formidable éruption du Vésuve, l'incendie et la peste de Rome, enfin la mort mystérieuse de Titus après un court règne de vingt-sept mois, tels seront les principaux événements de ce trop long récit. Dans la vie de l'empereur Claude nous nous étions donné pour but de réhabiliter une des victimes de l'histoire ; dans la vie de l'empereur Titus nous nous proposons de démasquer un hypocrite ; hélas ! combien n'y en a-t-il pas, dans le passé comme dans le présent, de ces illustrations qui, étudiées d'un peu près, vous rappellent nécessairement les beaux vers de J.-B. Rousseau : Le masque tombe ; l'homme reste, Et le héros s'évanouit ! IFamille de Titus. Sa jeunesse. Malheurs de Vespasien[1].A la fin du règne de Caligula vivait retiré au fond d'un des vieux quartiers de Rome, aux rues étroites et fétides, aux maisons hautes et sombres, un ancien tribun militaire qui, après avoir rempli quelques charges d'importance, entre autres celles d'édile et de préteur, était tombé dans la disgrâce de la cour impériale. Caligula, lui reprochant un jour d'avoir manqué de vigilance dans ses fonctions d'édile, l'avait fait ignominieusement couvrir de boue et d'immondices. A force de bassesses, en demandant qu'on augmentât contre deux hommes accusés d'avoir voulu attenter à la vie du prince les peines fixées par les lois, en implorant des magistrats qu'on poursuivît ces malheureux jusqu'après leur mort et qu'on refusât la sépulture à leurs cadavres, l'édile disgracié avait obtenu qu'on le laissât vivre, et même Caligula avait daigné parfois l'inviter à ses augustes banquets. Cet homme était Vespasien, le futur fondateur de la dynastie flavienne[2]. Néanmoins Vespasien était pauvre, sans aucune influence, vivant chétivement du produit d'une petite terre de Sabine, où il était né, et qui lui venait de son père Sabinus, receveur du quarantième, ensuite banquier usurier dans le pays des Helvètes. Ce Sabinus était lui-même fils d'un ancien centurion primipilaire, qui, malgré son grade, paraît avoir compris l'honneur militaire à la façon d'Horace, et qui s'était retiré chez lui après avoir pris la fuite à la journée de Pharsale où il combattait dans les rangs des Pompéiens. Son fils, le receveur du quarantième, avait épousé Vespasia Polla, d'une origine plus relevée, fille d'un ancien préfet du camp et sœur d'un sénateur. Mère de Vespasien et d'un autre fils nommé Sabinus, elle paraît avoir été la forte tête, la Livie de la famille flavienne ; grâce à l'appui de sa parenté, elle s'efforça de pousser ses enfants dans le monde, et elle réussit à devenir la mère et l'aïeule de trois empereurs, ce qu'assurément elle n'avait jamais espéré. Cependant, malgré tous ses efforts, Vespasien n'avait pas d'abord brillamment réussi, et il ne paraissait pas probable qu'il pût jamais arriver aux hautes charges de l'empire. Le métier des armes qu'il avait embrassé dès sa jeunesse, loin de l'avoir enrichi, n'avait été pour lui qu'une cause de dépense, et il se trouva très-heureux d'épouser l'ancienne maîtresse d'un chevalier romain d'origine africaine qui se nommait Statilius Capella. Cette future mère d'empereurs, qui se faisait appeler Flavia Domitilla, n'avait pas un état civil des plus réguliers ; pour qu'elle pût épouser Vespasien, citoyen romain, il fallut un jugement du tribunal des récupérateurs[3], qui, sur la déclaration d'un père de complaisance, petit greffier d'un questeur, voulut bien la reconnaître comme de naissance libre. Sans doute avait-elle quelque argent, car Vespasien ne paraît pas l'avoir épousé par amour, et il la remplaça bientôt par son ancienne maîtresse Cénis qu'il avait tendrement chérie dans sa jeunesse. Ce fut de cette peu brillante union de Vespasien et de Flavia Domitilla que naquit, en l'an 40 de l'ère chrétienne (de Rome 794), trois jours avant les calendes de janvier, Titus Flavius Vespasianus, celui qui devait être l'empereur Titus, les délices du genre humain, peu difficile en ces temps troublés à satisfaire et à contenter. L'année même de la naissance de Titus, Caligula fut assassiné par Chéréas et Claude proclamé empereur. Ce fut pour Vespasien et le jeune Titus un heureux événement. Du temps qu'il faisait une cour assidue à Cénis, affranchie d'Antonia, mère de Claude, Vespasien avait eu l'intelligence de se lier intimement avec Narcisse, affranchi comme Cénis de la mère du nouvel empereur. Or, on sait que Narcisse fut pendant tout le règne de Claude son confident, presque son premier ministre. Grâce à cette puissante protection, Vespasien trouva auprès de Claude le plus favorable accueil ; sur sa demande, il fut immédiatement envoyé en Germanie en qualité de lieutenant d'une légion (legatus), grade qui correspondait à peu près à celui des brigadiers ou chefs de brigade de l'ancienne monarchie ; puis, grâce toujours au crédit de Narcisse, il obtint dans la guerre de Bretagne le commandement d'un corps d'armée. Il remporta sous les yeux mêmes de l'empereur les plus grands succès, et dès lors sa fortune parut enfin assurée. Déjà d'ailleurs il avait reçu une preuve éclatante de la faveur impériale ; avant qu'il partît pour ces lointaines expéditions, Claude avait voulu qu'il fût tranquille sur le sort de sa famille ; son jeune fils Titus avait été reçu dans le palais, et l'empereur avait déclaré qu'il partagerait l'éducation de son propre fils Germanicus (nommé plus tard Britannicus), promettant en outre de se charger de son avenir. Hâtons-nous de dire que Vespasien et Titus se montrèrent toujours reconnaissants envers la mémoire de Claude, Titus notamment, qui dédia un temple à Claude et qui, non content d'élever en l'honneur de Britannicus une statue d'or dans son palais, voulut encore lui en consacrer en grande pompe une seconde, d'ivoire il est vrai, mais en revanche équestre, et qui était encore admirée quelques années plus tard par l'annaliste Suétone. Pour parler en historien sincère, nous regrettons d'être forcé d'ajouter que cette reconnaissance, que ce tendre et pieux souvenir pour Britannicus et son père étaient bien aussi commandés par une habile politique. Titus prévoyait qu'il aurait plus d'une fois à lutter contre des imposteurs qui prendraient le nom du fils d'Agrippine ; on sait en effet que jamais empereur ne fut regretté comme Néron ; le peuple refusait de croire à sa mort ; des milliers de citoyens, séduits par sa générosité réelle quoique inconsidérée, le regardaient comme un être surnaturel et s'attendaient tous les jours à le voir reparaître plus puissant et plus prodigue que jamais. Beaucoup le croyaient caché au fond de ce mystérieux Orient, ce pays des rêves et des dieux, qui préoccupa si vivement l'humanité à l'époque dont nous parlons. Ce sentiment du peuple devait donner naissance à quelques faux Nérons, comme la pitié et les regrets populaires firent naître plus tard, au moyen âge et même de nos jours, les faux enfants d'Edouard, les faux Démétrius et les faux Louis XVII. Un faux Néron, fort de cette immense sympathie du peuple de Rome, aurait fort bien pu renverser Vespasien et Titus ; il était donc utile d'essayer d'enlever à la mémoire de Néron cette dangereuse sympathie, il était donc bon de rappeler aux Romains les crimes de leur ancien maître, l'empoisonnement de Claude et de Britannicus ; il était d'une sage politique que la foule, facilement impressionnée par les cérémonies théâtrales, allât pleurer avec Titus au pied de la statue funèbre qui rappelait l'innocence et les malheurs de Britannicus, les forfaits et l'infamie de Néron. Mais, à l'époque où Titus entra dans le palais de Claude en qualité d'ami d'enfance du jeune Britannicus, il n'avait assurément pas encore toutes ces idées. Il paraît s'être attaché sincèrement à son compagnon : on est d'ailleurs toujours un peu flatté d'être l'ami d'un prince. Les premières années de Titus s'écoulèrent donc heureuses et brillantes ; jouissant de toutes les splendeurs de la cour des Césars, voyant son père estimé et apprécié par l'empereur, il se sentait lui-même chéri de Britannicus, aimé de Claude et aussi de Narcisse qui ne cessa de s'intéresser à lui. Il n'avait qu'à savourer cette vie large, opulente, qu'à s'épanouir dans les beaux jardins ensoleillés du Palatin, qu'à jouer sous les hautes voûtes des thermes impériaux ou dans les arènes sablées de cette fine poussière des rives du Nil qu'apportaient les galères d' Egypte pour les palestres des Césars. L'étude cependant, quand les deux enfants commencèrent à grandir, ne fut nullement négligée. On sait à quel point Claude tenait à la science et à l'instruction ; aussi n'épargna-t-il rien pour l'éducation commune de son fils et de Titus. Tous deux du reste surent en profiter ; Titus surtout, doué d'une réelle intelligence et en outre d'une surprenante habileté de main, semble avoir bientôt pris un grand ascendant et une véritable supériorité sur son impérial condisciple. Un jour, Narcisse, superstitieux comme l'étaient alors tous les Romains, voulut consulter un devin sur l'avenir réservé à ces deux enfants qu'il chérissait. L'un régnera, répondit le devin, et ce sera celui-ci, ajouta-t-il en désignant Titus. Cette prédiction fit sans doute une vive impression sur l'esprit du fils de Vespasien, peut-être même décida-t-elle de son avenir. En effet, quelle force énorme, quelle formidable énergie doivent donner à l'homme qui tend à un but l'intime conviction, la certitude qu'il peut, qu'il doit y parvenir. Cependant, malgré cette prédiction, le présent et l'avenir ne tardèrent pas à s'obscurcir pour Titus. Après la mort de Messaline Britannicus et ses amis furent, on le sait, d'abord mal vus d'Agrippine, puis bientôt persécutés par elle. Enfin Claude mourut : Néron ou plutôt Agrippine régna. Alors commencèrent les mauvais jours. Vespasien, ami de Claude, protégé de Narcisse, est tombé en disgrâce, Britannicus meurt de la mort de son père. Titus goûta peut-être à la coupe empoisonnée qui fit de Néron l'héritier incontesté de l'empereur Claude. En tout cas, malade d'inquiétude ou de poison, il s'empressa de quitter cette cour dangereuse, désormais sans faveur et sans appui pour lui, et il se résigna à retourner dans l'humble maison paternelle. Il avait quatorze ans, l'âge où sous le chaud climat d'Italie l'enfant est déjà un homme. Il resta solitaire, morose pendant de longs mois ; toujours enfermé dans une pauvre chambre, sa principale occupation était d'écrire ; il s'attachait surtout à imiter toutes les écritures et toutes les signatures possibles, ce à quoi du reste il réussissait parfaitement. Nous ne serons pas longtemps sans voir que cette bizarre distraction lui servit peut-être beaucoup plus qu'il n'aurait fallu. Son propre frère Domitien et après lui l'empereur Adrien, fort désintéressé dans la question, l'accuseront énergiquement d'avoir été un faussaire. Cependant le temps avait marché, le marnent était venu pour Titus d'entrer dans la vie active ; se souvenant toujours de cette prédiction brillante, rendue plus vraisemblable par le trépas de Britannicus, le fils de Vespasien pensait déjà sans doute à l'empire. La carrière militaire lui parut la plus propre à le rapprocher de ce but suprême de ses désirs, et léger d'argent, chargé en revanche des recommandations de son père pour ses vieux amis des légions, il partit confiant en sa destinée pour rejoindre l'armée de Germanie, celle où l'on avait le plus de chance de se distinguer et d'où l'on pouvait le plus vite revenir en Italie pour briguer quelque fonction ou pour profiter de quelque événement. Nommé bientôt tribun des soldats[4], il songea à retourner à Rome, ne voulant pas se laisser oublier dans le monotone service des camps. Il avait vingt-six ans, c'était l'âge où l'on pouvait obtenir la questure, ce marchepied de toutes les autres dignités. Mais les jours heureux ne devaient pas luire encore pour le futur empereur. Son père Vespasien, qui avait obtenu à grand'peine d'être envoyé comme proconsul en Afrique, en était revenu complètement ruiné, ce qui nous a toujours paru extraordinaire pour un homme qui se montra doué plus tard d'une telle aptitude financière et surtout économique. Voulant rétablir ses affaires, Vespasien avait engagé ses terres à son frère aîné Sabinus et avait entrepris un commerce de chevaux et de mulets, ce qui était une occupation peu convenable pour un ancien proconsul ; cette fois encore la fortune ne lui sourit pas et le maquignon improvisé perdit tout ce qui lui restait, il ne put même pas payer ce qu'il devait. Enfin, pour comble de malheur, une fois qu'il suivait dans un de ses fréquents voyages l'empereur citharœdus, il s'était endormi en plein théâtre pendant que Néron chantait ! C'en était trop : Vespasien le comprit, et il se retira dans une petite bourgade écartée, ne voulant pas nuire par sa présence aux débuts de son fils dans la vie politique. Titus, en effet, depuis quelque temps fréquentait le barreau : c'était une sorte de stage imposé par l'opinion publique à tous ceux qui se destinaient aux charges et aux magistratures. Sentius, Thraséas, Helvidius Priscus étaient alors les maîtres de l'éloquence et du savoir, mais ces grands orateurs appartenaient à l'école stoïque fort mal vue de Néron ; Titus eut la prudence de ne pas se lier avec eux et de ne paraître sur la place publique et à la tribune qu'à de rares intervalles, et il parvint enfin à obtenir cette charge si désirée de questeur qui lui permettait d'aspirer dorénavant aux plus hautes dignités. A son retour de Germanie, Titus avait épousé Arricidia Tertulla, fille d'un chevalier romain qui avait été préfet du prétoire ; mais elle mourut bientôt et il la remplaça par Marcia Furnilla, d'une famille puissante et considérée, ce qui n'empêcha pas du reste la pauvre femme d'être répudiée par son mari, après qu'elle lui eut donné une fille nommée Julie. Sur ces entrefaites, Vespasien, après être resté quelque temps dans la retraite, réduit aux expédients pour vivre, en butte à toutes sortes d'ennuis, jusqu'à être poursuivi à la requête [manque la page 21] IIRévolte de la Judée. Commencement de la guerre des Juifs. L'historien Josèphe général. 67[5].Soumise depuis peu à l'autorité directe des Romains, la Judée n'avait pas eu beaucoup à se louer de la domination de ses nouveaux maîtres. Sous le règne de Claude, après la mort d'Hérode Agrippa, le procurateur Félix l'avait administrée sévèrement ; il s'était montré cruel et rapace, mais encore avait-il été un peu contenu par les ordres de l'empereur et par l'influence de l'ancienne famille royale des Hérodes, bien vue de la cour des Césars, et qui espérait toujours reprendre possession de ce trône de Jérusalem déjà si souvent perdu et regagné. Du moins Félix avait-il rendu de réels services en maintenant un ordre rigoureux, en faisant régner dans tout le pays une sécurité fort utile à l'important commerce de cette race juive aussi industrieuse qu'avide. Sous le règne de Néron les choses avaient bien changé ; l'héritier des Hérodes, Agrippa, qui régnait dans une petite principauté, n'avait guère d'influence ni auprès du peuple juif, ni auprès des magistrats romains. Le gouvernement de la Judée, dépendant de la grande province de Syrie, avait été donné par Néron à un certain Gessius Florus, en faveur au palais impérial grâce à l'amitié que portait à sa femme Cléopâtre la célèbre Poppée, favorite de Néron. Ce Gessius Florus paraît n'avoir considéré ses fonctions de gouverneur que comme une occasion de s'enrichir promptement. Lés Juifs si ingénieux à gagner, à faire de l'argent, furent dépassés par ce Romain. Aussi, furieux, exaspérés, ne se firent-ils pas faute de 'se plaindre ; mais comme on avait l'habitude de les voir toujours mécontents, même sans aucun motif, on ne fit pas attention à toutes leurs récriminations et elles n'aboutirent qu'à exaspérer Gessius Florus. Il en vint, dans son insatiable avidité, jusqu'à protéger les coupeurs de bourse et les voleurs de grand chemin, à condition qu'ils partageraient avec lui le butin qu'ils pourraient faire. Par tous les moyens il excita le peuple juif à la révolte, la révolte étant nécessairement punie de confiscations et d'amendes dont la plus grande partie devait entrer dans les coffres particuliers du gouverneur. Gessius Florus jouait là un jeu bien dangereux. Depuis la conquête une sourde fermentation régnait chez les Juifs, humiliés d'obéir aux gentils ; une grande exaltation religieuse entretenue par leurs prêtres, un fougueux désir d'indépendance qu'augmentait probablement aussi le lourd poids des impôts romains travaillaient toute la Judée. Des prophéties, des oracles qui couraient la Syrie, l'Asie, qui même étaient parvenus jusqu'en Europe faisaient espérer à cette nation toujours vaincue, toujours asservie depuis les rois de Babylone jusqu'aux Césars de Rome, qu'une splendide revanche lui était réservée et que ce serait de ce pays humilié, méprisé, que sortirait le futur conquérant du monde, le vainqueur et le rénovateur du genre humain. Les pauvres Juifs, dit Suétone, se trompaient grossièrement en pensant que ces prophéties devaient s'appliquer à eux ; l'avenir a bien prouvé qu'elles concernaient Vespasien. En tout cas, cette conviction qu'un fils de David allait délivrer la Judée, conquérir les gentils et les asservir à leur tour était de plus en plus forte chez les Juifs. Ces prodiges qui aux temps anciens ne manquaient pas de précéder les grands événements, les bouleversements d'empires, les destructions de villes et les meurtres de rois, commençaient à agiter tout le pays qui s'étendait des gorges abruptes du Liban aux rivages pierreux du lac Asphaltite. La nuit sainte de la Pâque Jérusalem avait vu son temple s'éclairer subitement, briller radieux quelques instants, puis rentrer dans l'obscurité ; pendant le sacrifice offert le jour de cette solennité une grande voix, d'un accent formidable s'était fait entendre et avait prononcé cette parole de mauvais augure : Fuyons ! Puis, pendant plusieurs nuits, un astre ayant la forme d'une épée, avait, d'une lueur sinistre et sanglante, brillé sur Jérusalem ; enfin l'on avait vu un soir d'orage, aux reflets fauves du crépuscule, passer dans les nuages assombris comme d'immenses armées, des cavaliers, des chars de guerre, planant au-dessus des villes de Judée, terrible présage des guerres et des destructions que la colère de Dieu faisait déjà planer sur ces pays voués désormais à la malédiction du monde. Cependant Gessius Florus, non content de taxer arbitrairement et de dépouiller les particuliers, osa s'attaquer au temple de Jérusalem, rançonner Jéhovah lui-même. Le trésor sacerdotal renfermait dix-sept talents (environ cent mille francs). Florus les prit hardiment, déclarant que les Césars avaient beaucoup plus besoin d'argent que les dieux. Dès lors la sédition éclata ; couverts d'invectives et d'imprécations, bientôt assaillis à coups de pierres, les Romains peu nombreux furent contraints de quitter la ville, et, bien qu'une partie de la population n'eût pas encore osé prendre part à ce mouvement, le sang coula des deux côtés. Florus avait été chercher des renforts : il rentra bientôt dans Jérusalem ; méprisant les sages conseils d'Agrippa, il se conduisit comme dans une ville prise d'assaut, il mit au pillage les marchés, lança ses soldats sur la ville et plus de trois mille personnes périrent ainsi frappées indistinctement par les soldats qui ne s'occupaient pas qu'elles fussent amies ou ennemies des Romains : plusieurs chevaliers furent victimes de ce massacre, et même la sœur d'Agrippa, la reine Bérénice ne put sauver sa vie qu'à grand' peine. Mais, bien loin d'effrayer les habitants de Jérusalem, Gessius Florus n'avait réussi qu'à les exaspérer : d'une sédition il avait fait une révolte. En vain Agrippa, allié fidèle des Romains, fit-il entrer trois mille chevaux dans la ville haute où s'étaient cantonnées les troupes de Florus, toute la ville basse et tous les alentours du temple furent occupés par les révoltés qui brûlèrent le palais du trésor, les habitations des partisans des Romains et notamment celles d'Agrippa et de Bérénice. Fiers de ces premiers succès, les Juifs emportent d'assaut et essayent d'incendier la tour Antonia, importante forteresse qui n'était gardée que par quelques Romains. Les troupes d'Agrippa et celles de Florus se retirent dans un palais où elles essayent de résister ; mais les soldats du prince juif abandonnent ceux du gouverneur romain qui se voient réduits à chercher un refuge dans trois tours encore en leur pouvoir. Là ne voyant pas d'espoir de salut, ils eurent l'imprudence de croire à la parole des Juifs qui leur promettaient la vie ; ils déposèrent leurs armes et furent tous massacrés. A ces nouvelles toute la Judée se soulève ; les Romains évacuent plusieurs fortes places qu'ils occupaient, les insurgés enlèvent le château de Cypros près de Jéricho et en massacrent la garnison. La Syrie entière est en feu ; le gouverneur de cette grande province, éloignée des secours de l'Italie, commence à trembler pour lui-même. Venu en toute hâte pour assiéger Jérusalem, il retourne sur ses pas ; surpris par des forces supérieures il est battu dans sa retraite, perd une aigle et ne sauve son armée qu'en sacrifiant quatre cents hommes, héros inconnus qui, pendant que leurs compagnons profitaient d'une nuit obscure pour se dérober au danger, restèrent à garder le camp afin de faire croire à la présence de l'armée et moururent jusqu'au dernier, voulant persuader aux Juifs par leur résistance acharnée que l'armée entière était là Au premier bruit de ce désastre Rome s'émut ; Néron, alors en Grèce et rapidement prévenu par les soins du gouverneur de Syrie, Cestius, chargea, comme nous l'avons vu, Vespasien de triompher de la révolte ; et, tandis que les Juifs, tout enorgueillis de leur victoire, se croyaient délivrés, songeant déjà dans leur folle ambition à asservir leurs voisins de Syrie, Rome avait décrété la ruine de Jérusalem, et Vespasien s'approchait rapidement de cette ville maudite dont les débris devaient servir de base au trône que préparait déjà à la famille flavienne l'ambition du jeune Titus. Antioche, la molle cité des bosquets de Daphné, la ville dévouée aux Romains qui en avaient fait la troisième de leur empire, fut assignée comme point de réunion à tous les princes alliés de Rome. Agrippa, Antiochus, roi de Commagène, Soëme, roi d'Emèse, Malc, roi d'Arabie, y attendirent Vespasien. Bérénice, la sœur d'Agrippa, avait voulu accompagner son frère. Vespasien ne tarda pas à arriver à Antioche, bientôt rejoint par son fils Titus qui, sur l'ordre de Néron, avait été chercher pour les amener à son père les deux légions cantonnées en Egypte[6]. A Alexandrie Titus avait eu de nombreuses entrevues, des entretiens secrets avec le gouverneur d'Egypte, un Juif apostat nommé Tibère Alexandre, parvenu, nous ne savons trop comment, au rang de chevalier romain. Il est à remarquer que ce fut ce gouverneur qui un an plus tard, le premier de tous, proclama Vespasien Auguste. Une fois son fils arrivé à Antioche, Vespasien se prépara à entrer en campagne. Son armée se composait de trois légions entières, d'un effectif d'environ six mille hommes chacune, de dix cohortes de mille hommes, et de treize autres comprenant chacune six cents fantassins et cent vingt chevaux, au total près de trente-huit mille Romains ; les rois et les peuples alliés avaient fourni un nombre d'auxiliaires à peu près égal ; parmi eux on remarquait surtout l'excellente cavalerie du roi d'Arabie qu'avait attirée du fond de ses déserts l'espoir de piller les richesses de Jérusalem. Bref l'armée comptait près de quatre-vingt mille combattants, et presque autant d'hommes de peine, vivandiers, conducteurs ou portefaix. Les Juifs de leur côté n'étaient pas restés inactifs ; ils avaient mis à leur tête un descendant de leur plus illustre famille sacerdotale, le célèbre historien Josèphe, dont le rôle dans toute cette guerre ne nous paraît pas avoir été des plus francs ni des plus honorables. Du reste le lecteur en pourra juger tout à l'heure. Vespasien, en quittant Antioche, se dirigea vers la
Galilée ; pendant le trajet, l'armée passa au pied de la montagne vénérée du
Carmel[7], au sommet de
laquelle il existait depuis des siècles un oracle parlant au nom d'un dieu
inconnu qui n'avait là ni statue, ni temple, mais seulement un autel. Sur les
vives instances de Titus, Vespasien consentit à consulter cet oracle et à
monter offrir à cette divinité anonyme le sacrifice accoutumé. Ce fut une
scène imposante, propre à frapper les imaginations ; Vespasien,
respectueusement entouré de chefs aux brillantes armures, de prêtres aux
longs vêtements blancs, debout sur cette cime élevée, semblait aux yeux de
ses soldats vraiment dominer l'univers. Les légions avaient fait halte et
attendaient anxieuses la réponse divine ; alors, après avoir examiné
scrupuleusement les entrailles de la victime, le premier des devins,
Basilidès, se tourna d'un air inspiré vers le général romain et lui dit d'une
voix éclatante, entendue de toute l'armée dispersée sur les pentes de la
montagne. Vespasien, quels que soient tes desseins,
que tu veuilles fonder une maison, étendre, augmenter tes domaines ; il te
sera donné une grande demeure, un territoire immense, et des multitudes
d'hommes ! Tout le long de la route officiers et soldats commentèrent ces prédictions d'heureux augure, et c'était ainsi que grâce à l'oracle, peut-être surtout grâce à Titus, l'opinion s'accréditait qu'un éblouissant avenir était réservé au chef et par suite aux membres de la famille des Flaviens. Aussi, pleine de confiance, l'armée entra sur le territoire révolté, dans la Galilée, que les Juifs du reste s'empressèrent d'abandonner. Vespasien commença par s'emparer de la place de Gabara et vint mettre le siège devant Jotapat. Jotapat était un gros bourg dont les révoltés avaient voulu faire leur principale place forte. Situé au milieu d'un pays montagneux et rude, entouré de collines sèches et pierreuses, ce lieu présentait les plus grandes facilités pour la défense. Josèphe s'y était renfermé, avec l'élite de l'armée juive. Placidius, lieutenant de Vespasien, puis Vespasien lui-même l'assiégèrent pendant sept semaines ; la place finit par être prise d'assaut après quelques attaques infructueuses dans une desquelles Vespasien fut assez grièvement blessé. Cette blessure fut bien vengée : quarante mille enfants d'Israël périrent en quelques heures. Josèphe, le chef des Juifs, s'était réfugié dans un souterrain avec quarante de ses compagnons ; mais ils furent promptement découverts, et les Romains vinrent les y bloquer. Josèphe voulait se rendre, mais ses soldats s'y refusèrent ; alors, de l'avis de tous, même de Josèphe, ils s'entre-tuèrent, chacun frappant son voisin. Josèphe, en sa qualité de général, devait se tuer le dernier, après s'être assuré qu'aucun des siens ne respirait plus ; mais, quand il se vit le seul survivant, au lieu de se percer de son épée, il alla tranquillement se rendre aux Romains, de sorte que de toute cette armée le général seul resta sain et sauf, non pas du moins quant à l'honneur. Josèphe avait des amis parmi les officiers romains : à peine sorti de ce souterrain et tombé dans les mains des soldats, il se recommanda de ces liaisons et demanda à être conduit auprès de Vespasien et de Titus, ce qu'on lui accorda bien facilement ; cette mansuétude des Romains est véritablement étrange, et nous avons toujours cru que l'historien Josèphe, le futur ami de Titus, n'était autre qu'un traître, ce qui fut du reste l'opinion de tous les Juifs de cette époque. Quoi qu'il en soit, conduit devant Titus, puis devant Vespasien, Josèphe commence par leur prédire qu'ils régneront tous les deux, heureux artifice oratoire pour se ménager un favorable accueil ; ensuite, non content de prédire, il rappela que jusqu'alors ses prédictions s'étaient toujours réalisées ; récemment encore il avait ainsi annoncé la destruction totale de sa propre armée. Titus avait trop bonne envie de croire le chef juif pour remarquer que le succès de cette dernière prophétie avait beaucoup dépendu de la volonté de celui qui l'avait faite, et il intercéda auprès de son père pour que ce captif de bon augure fût traité avec les plus grands égards. De cette époque data l'amitié de l'historien Josèphe pour le futur empereur Titus. Pendant le siège de Jotapat, Vespasien avait envoyé Trajan, qui fut le père de l'empereur Ulpius Trajan, réduire la place forte de Joppée (Jaffa) ; puis, quand tout fut prêt pour le dernier assaut, Titus vint prendre le commandement et enleva la ville, remportant ainsi l'honneur qui lui avait été préparé et cédé par le lieutenant de Vespasien. Le reste de cette campagne ne fut qu'une suite de triomphes pour les armes romaines : Cerealis, à la tête d'une légion, défit les Samaritains, dont l'armée fut peu de temps après entièrement détruite par un autre officier de Vespasien, Placidius, sur le mont Itabyre. Tarichée, place importante, fut surprise par un coup de main de Titus, ou plutôt de Trajan qui commandait dans cette circonstance un corps de cavalerie sous les ordres du fils de son général. Enfin, pour qu'il ne manquât aucun genre de succès au victorieux Vespasien, ses troupes montées sur des radeaux et sur quelques mauvaises barques de pêcheurs remportèrent une véritable victoire navale sur une flottille juive, au lac de Génésareth ; la dernière ville forte qu'eussent les Juifs en ce pays, Giscala, tombe au pouvoir de Titus ; trente mille enfants d'Israël prisonniers sont vendus sous la lance, six mille des plus robustes sont envoyés à Néron et employés par cet empereur à commencer les travaux de percement de l'isthme de Corinthe. Mais la mauvaise saison s'approchait et Vespasien, satisfait des résultats de cette première campagne, fit rentrer ses troupes dans leurs quartiers d'hiver, laissant les Juifs réfugiés en grand nombre à Jérusalem se déchirer entre eux. Au printemps prochain les hostilités devaient recommencer, et Jérusalem isolée, en proie aux discordes civiles, devait fatalement tomber devant ces troupes romaines, disciplinées, courageuses et fières, habituées à lutter contre des adversaires autrement redoutables que ce ramassis d'énergumènes en délire, mais sans vrai courage, que ce peuple de fanatiques enfiévrés par l'espoir des secours divins que lui promettait à l'envie la cohue de ses prophètes. IIIBérénice. Mort de Néron. Galba. Othon. Vitellius. Voyage de Titus. La lettre d'Othon. Avènement de Vespasien. 69[8].L'hiver s'écoula tranquille et paisible pour les troupes romaines. Le doux climat de Syrie, le séjour des grandes cités où s'était retiré le gros de l'armée charmaient tous les légionnaires. Les officiers et les soldats, bien accueillis par les riches Syriens, ennemis héréditaires des Juifs et depuis longtemps façonnés à l'obéissance, ne s'en attachèrent que davantage à leur chef Vespasien. Titus, de son côté, s'était lié intimement avec Hérode Agrippa II, habile et rusé personnage, entièrement disposé, comme tous les princes de sa race, à être l'ami dévoué d'un César ou d'un général victorieux. Agrippa avait alors auprès de lui sa sœur Bérénice, cette femme si célèbre et si mal connue, dont la vague physionomie est restée dans l'histoire à côté de celle de Cléopâtre. Ici nous sommes fâché d'avoir à détruire encore une illusion. Tout le monde connaît l'amour de Titus pour Bérénice, amour célébré par Racine, ce poète de cour auteur de tragédies à l'usage des passions de Louis XIV. Faite pour représenter Madame Henriette d'Angleterre, comme Esther le fut pour célébrer les vertus modestes de Madame de Maintenon, la Bérénice de Racine a laissé dans tous les souvenirs l'image d'une jeune et belle princesse, tendre victime de l'amour, sacrifiée par un amant désespéré à l'austère devoir et au bonheur d'un peuple. Malheureusement les Romains ne connaissaient nullement la carte du pays de Tendre, leurs passions étaient brutales, et ce ne fut que des milliers d'années après Platon que l'on connut l'amour platonique. Lorsque Titus vit pour la première fois Bérénice, elle avait quarante-huit ans, et quarante-huit ans pour les femmes d'Orient, mères le plus souvent à douze ans, c'est bien près de la vieillesse. En revanche elle avait été mariée à deux rois, Hérode, son oncle, et Polémon qui régnait en Cilicie ; ses richesses étaient immenses, et elle jouissait auprès de son frère Agrippa d'une très-grande influence, qui, disons-le tout bas, passait pour tenir à une liaison plus que scandaleuse. Tous les historiens, même les plus favorables à Titus, sont d'accord pour reconnaître que vers cette époque il songea à se créer en Orient un empire particulier, séparé de la grande agglomération romaine. Un mariage avec une princesse du pays, mariage qui l'aurait rendu odieux aux Romains, n'aurait fait au contraire qu'augmenter sa popularité en Syrie. Sans la crainte de Mucien, gouverneur de ce dernier pays, et de sa puissante armée Titus ne se serait pas préoccupé d'assurer rem, pire à Vespasien : il aurait travaillé pour lui-même, préférant une souveraineté immédiate à l'espoir éloigné d'hériter de l'empire romain. Plus tard, quand il se fut assuré qu'il partageait bien réellement l'empire avec Vespasien, qu'il fut le maître réel de ce pouvoir si ardemment convoité, il renonça facilement à ses projets d'indépendance, et il n'eut aucune peine à renvoyer dans son Orient alors dédaigné celle qui ne pouvait plus que nuire à son ambition. Mais, au moment de la guerre de Judée, tandis qu'il n'était encore qu'un simple lieutenant de légion, fils d'une courtisane et d'un père sans fortune dont la récente faveur dépendait d'un caprice du capricieux Néron, on comprend avec quel soin il s'attacha à plaire à la riche princesse juive ; par elle il put avoir ce qui lui manquait le plus, de l'argent ; par cet argent il put gagner des officiers, des centurions, se préparer pour lui et pour son père un noyau de partisans ; par ces partisans il pouvait arriver à l'empire. Son amour pour Bérénice n'était donc que de l'ambition. Déjà dans ses entretiens avec Tibère Alexandre, le gouverneur d'Alexandrie, il avait été probablement question de la chute prévue de Néron et de celui qui devait le remplacer. Il est à peu près certain que si Vindex et Galba n'avaient pas les premiers levé l'étendard de la révolte, Vespasien, victorieux des Juifs, poussé par l'ambition de son fils plutôt que par la sienne propre, serait revenu à la tête de son armée réclamer pour elle et pour lui l'héritage envié des Césars. Mais les événements se succédèrent avec une telle rapidité que les troupes de Judée apprirent en même temps la rébellion de Vindex, la mort de Néron et l'avènement de Servius Sulpicius Galba. Vespasien et Titus ne se sentaient pas encore prêts ; surpris par ces nouvelles inattendues, ils reconnurent Galba qui, très-âgé et privé d'enfants, ne devait probablement faire qu'une courte apparition au pouvoir. D'ailleurs Galba avait été l'ami de Vespasien ; Titus était bien vu de lui, et, quand on sut que le jeune lieutenant de légion partait pour féliciter le nouvel empereur, le bruit courut qu'il allait auprès de Galba pour devenir son fils adoptif et son héritier. Titus du reste était trop habile pour démentir ce bruit favorable, bien au contraire peut-être en fut-il le premier auteur ; il était probable en effet que Galba, le voyant arriver à Rome jouissant déjà par avance du titre de son héritier et le sachant soutenu par l'imposante armée de Vespasien, par les cohortes de Tibère Alexandre qui pouvait affamer l'Italie en fermant le port d'Alexandrie, aurait craint de mécontenter cet héritier imposé, et aurait mieux aimé l'avoir pour fils que l'avoir pour ennemi. En tout cas, Galba n'eut pas le temps de prendre un parti à ce sujet ; bientôt il mécontenta les prétoriens, l'adoption qu'il fit à la hâte du jeune Pison augmenta encore leur déplaisir ; sept mois après son avènement il était assassiné, et Titus l'apprenait en débarquant à Corinthe. M. Fulvius Othon, le successeur de Galba, était à peu près de l'âge du fils de Vespasien, et le beau rêve d'une adoption impériale s'évanouissait pour Titus. Triste et mécontent, mais non découragé, il s'en retourna vers la Judée, inquiet de savoir ce que ferait son père, car Othon, à peine acclamé Auguste, avait déjà de redoutables compétiteurs ; l'armée de Germanie, se refusant à reconnaître Othon, avait désigné pour empereur son général Aulus Vitellius, et il était probable qu'une affreuse guerre civile ne tarderait pas à déchirer le monde romain. Titus, qui connaissait si bien le caractère superstitieux de ses concitoyens, eut recours à une tactique qui lui fut habituelle pendant toute sa vie et dont la prédiction faite dans son enfance lui avait donné l'idée : faire parler les dieux en sa faveur. Jamais, à aucune époque de l'histoire, on ne vit un homme aussi occupé d'interroger l'avenir. Dans sa route pour regagner la Judée il s'arrêta à l'île de Paphos, célèbre par le culte de Vénus, mais d'une Vénus assez étrange. La statue révérée, l'idole, n'était pas, comme d'habitude, un type exquis de beauté féminine, un chef-d'œuvre de l'art plastique ; elle n'avait aucune ressemblance avec la Vénus de Milo : c'était tout simplement une grosse pierre, vénérée depuis les temps les plus reculés, et taillée grossièrement en forme de cône, d'aucuns disent même irrévérencieusement en forme de corne. Cette déesse-là était sans doute quelque peu cousine de la grosse pierre noire d'Héliogabale. Quoi qu'elle pût être, Titus, comme à son ordinaire, s'arrangea de façon à se mettre dans les bonnes grâces de ses prêtres. L'oracle de Paphos lui fit d'abord en public quelques prédictions insignifiantes ; sans doute, de peur de se compromettre avec le gouvernement d'Othon, ne voulut-il pas prédire publiquement à Titus tout ce que celui-ci désirait. Mais le jeune lieutenant de légion, étant resté seul avec le devin dans le sanctuaire, en sortit tout radieux et dévoila à ses amis l'éblouissant avenir que les dieux lui réservaient. A peine Titus fut-il revenu à Antioche auprès de Vespasien, à peine ses amis avaient-ils eu le temps de répandre parmi les légions la bonne nouvelle des hautes destinées qui l'attendaient, qu'on apprit le suicide d'Othon et le triomphe de Vitellius. A cette nouvelle Titus pressa Vespasien de saisir le pouvoir, mais Vespasien hésita, il fit même proclamer Vitellius ; il n'osait se révolter par crainte de Mucien, le gouverneur de Syrie, qui commandait une armée plus considérable que la sienne et dont il ignorait les sentiments. Titus alors va trouver Mucien, il le gagne si bien à la cause de Vespasien que, dans une entrevue des principaux chefs des troupes romaines en Orient, Mucien conjure Vespasien de se saisir du pouvoir. De leur côté Bérénice et Agrippa travaillent à rattacher au parti du père de Titus tous les rois et tous les chefs d'Asie. Vespasien hésite encore, mais, malgré cette hésitation, Titus continue d'agir, il prépare tout de concert avec Mucien qu'il a été rejoindre et dont il a complètement su faire la conquête. On approche d'une crise ; déjà l'armée de Judée commence à se troubler ; les camps s'agitent, les soldats sont mécontents, humiliés ; Vitellius était l'élu des troupes de Germanie, Othon avait été choisi par les prétoriens, Galba par les légions d'Espagne. Etait-ce donc que les armées d'Orient ne valaient pas les autres ; ne pourraient-elles pas faire elles aussi un empereur qui ne manquerait assurément pas de leur prouver sa reconnaissance ? Puis, quelques personnes bien informées annonçaient déjà que les soldats cantonnés en Mésie ne voulaient pas de Vitellius, d'autres répandaient le bruit que toutes les troupes de Syrie, d'Egypte et de Judée allaient être déportées en Germanie, tandis que les légions de Germanie viendraient prendre leur place en Orient, dans ce doux pays où la neige et le froid étaient inconnus. En outre la plupart des soldats de Vespasien, depuis longtemps en Syrie ou en Egypte, avaient créé des relations de toute espèce avec les habitants de ces contrées ; beaucoup même avaient contracté de durables unions ; amis, famille, beau climat, villes voluptueuses, fructueuses expéditions, il leur faudrait quitter tout cela pour aller combattre dans les forêts sombres de la froide Germanie, sur les bords glacés du Rhin, contre ces rudes barbares du Nord, aux vêtements de peaux de bêtes, chez qui il n'y avait à espérer que peu de butin et beaucoup de fatigues. Et alors, comme le mécontentement était à son comble, que Vespasien, sans doute accablé par le chagrin, restait enfermé dans sa tente, voici qu'il circula dans le camp une lettre ensanglantée ; c'est le dernier billet qu'ait tracé la main défaillante d'Othon ; c'est un appel à la vengeance qu'il adresse à Titus et à Vespasien ; il les déclare ses héritiers à condition qu'ils soient ses vengeurs. Comment cette lettre était-elle arrivée, on n'en sut jamais trop rien : rappelons-nous à quoi Titus aimait à s'exercer lorsqu'il quitta le palais après la mort de Britanicus, et nous aurons le mot de l'énigme. Mais les soldats romains ne réfléchissent pas tant que cela ; ils n'attendaient qu'un signal et le voilà donné : on n'entend plus qu'une immense clameur : Vengeons l'empereur Othon ! A ce bruit, les rideaux de la tente prétorienne s'écartent brusquement ; comme étonné de tout ce tumulte Vespasien apparaît, et une formidable acclamation sortie de soixante mille poitrines annonce enfin à Titus qu'il est le fils d'un empereur ! IVAlexandrie. Séjour de Vespasien dans cette ville. Débuts financiers et miracles du nouvel empereur. 70[9].Vespasien est à peine proclamé empereur que les bonnes nouvelles affluent de tous les côtés : Titus est revenu au camp de son père, assuré de l'appui des rois voisins, même de celui du redoutable roi des Parthes : Mucien s'est dévoué au parti de Vespasien, et bientôt on apprend que la garnison d'Alexandrie, soulevée par Tibère Alexandre, l'ami de Titus, a devancé l'armée de Judée ; l'Egypte avait reconnu Vespasien deux jours avant ses propres soldats. L'entreprise s'annonce bien : Alexandrie est la clef de l'Egypte et l'Egypte est la clef de Rome, car c'est d'Egypte que Rome tire tous les approvisionnements destinés à ses distributions frumentaires ; un retard dans les envois de blé d'Alexandrie et la capitale du monde va mourir de faim. Aussi Vespasien et Titus vont-ils se hâter de quitter la Syrie pour aller occuper en personne l'importante position d'Alexandrie. Mais, après avoir reçu de ses soldats le titre d'Auguste, Vespasien s'est rappelé ce prisonnier juif protégé par son fils et qui le premier lui a prédit ouvertement l'empire ; retenu jusqu'à ce moment dans une douce captivité on lui rend toute liberté ; plus tard Vespasien lui donnera à Rome sa propre maison paternelle et même.son propre nom de Flavius ; en attendant, Josèphe fait partie de l'entourage intime de l'empereur, et nous le verrons toujours dans le cours de ce récit suivre fidèlement Titus, avec un dévouement qui ne connaissait pas de bornes, jusqu'à prendre part en personne à la ruine de cette patrie qui cependant l'avait comblé d'honneurs, l'avait choisi pour chef, lui avait donné sa confiance. On peut excuser Coriolan, mais on doit mépriser Josèphe. Ce triste personnage, heureux de sa faveur et de sa captivité, rabaissé au rôle d'affranchi, accompagna l'empereur Vespasien et le César Titus dans leur voyage à Alexandrie. Du moins avons-nous, grâce à cette faveur de l'historien juif, conservé quelques détails sur ce qu'était alors cette ville si curieuse ; aidé de Josèphe, et aussi de Strabon et de Diodore de Sicile, nous allons tâcher de la faire revivre dans l'imagination du lecteur. Sur une étroite bande de terre, bornée au nord par la Méditerranée, au sud par le grand lac Maréotis, s'étendait Alexandrie[10], la grande cité commerçante de l'ancien monde, la reine des mers d'Orient. Divisée en cinq quartiers dont un n'était composé que de palais, deux immenses rues de cent pieds de large la traversaient l'une du nord au midi, l'autre de l'orient à l'occident. Deux ports sur la Méditerranée, séparés par une chaussée qui menait à l'île de Pharos et dont l'un portait le doux nom de port d'heureux retour, plusieurs autres sur le lac Maréotis réuni au Nil par de vastes canaux, un grand marché fréquenté journellement par les marchands et les chefs de caravane qui de là partaient pour les villes de Syrie, cette position unique en face de l'Europe, presque au point exact où se rejoignent les continents d'Afrique et d'Asie, tout cela ne pouvait manquer d'en faire la plus riche cité commerçante qui fût jamais sous le soleil. Lorsque après avoir dépassé le phare célèbre de Sostrate de Cnide, surmonté d'un miroir magique (?) qui réfléchissait les objets en les grossissant, la galère venant d'Europe abordait doucement aux quais de marbre de l'Antirrhodus, quel magnifique spectacle s'offrait aux yeux du passager antique ! Derrière lui, autour de lui, des vaisseaux de toute forme, ceux de l'Eubée, ronds et lourds, ceux des côtes des Liburniens, effilés comme les poissons de leurs rivages, rapides comme les éperviers de leurs rochers, les galères de Smyrne et de Béryte, de bois précieux, aux voiles de pourpre brodées d'or ; à côté les vaisseaux venus d'Espagne, du dur sapin des Pyrénées, aux grossières voilures de chanvre rude et mal écru ; enfin dominant ces flottes du commerce, dépassant tous ces pacifiques navires, se dressaient, remarquables par leur lourd éperon de cuivre ou de fer, les grandes quadrirèmes impériales portant à leurs mâts élevés le vexillum navale. A gauche, le môle tout chargé de curieux et où l'on voyait mêlés à la toge romaine ces pittoresques costumes aux belles couleurs bien franches dont l'Orient a toujours eu le secret. Là le grave Romain avec sa blanche toge noblement drapée, le commerçant grec avec sa tunique bien serrée à la taille, son manteau de peau de chèvre roulé à la ceinture et son grand chapeau de forme conique ; ici, le Numide couvert comme aujourd'hui de vêtements amples et flottants, le Syrien vêtu d'étoffes éclatantes, largement rayées de pourpre et d'or, le Juif alexandrin habillé de fourrures et de robes sombres, et derrière tous les autres, le pauvre Egyptien, presque étranger dans cette ville grecque et juive, voilant à peine sa nudité sous le pauvre vêtement de toile que comme sa misère il porte encore depuis plus de deux mille ans ; puis, au milieu de cette foule, les magistrats romains d'un maintien noble et sévère, les philosophes du Musée, ces prédécesseurs de nos modernes académiciens, venus sur le port pour apprendre quelques nouvelles des pays d'au delà de la mer. Elles abondaient aussi les courtisanes de toute nation, l'ardente Lesbienne, la fière beauté de Corinthe ou d'Athènes, la molle fille de l'Ionie au cou ondulant comme celui de, la colombe, l'âpre Juive aux parures de pièces d'or, la Libyenne, vivante statue taillée dans le bronze ; passant indifférents au milieu de cette cohue humaine qu'ils écartaient brusquement, quelques hommes se promenaient d'un air méditatif, vêtus insuffisamment d'un peu de bure grossière, tête et pieds nus comme ils l'étaient toujours, malgré l'ardeur des jours ou la fraîcheur des nuits ; c'étaient les gymnosophistes, ce rameau des brahmes indous égaré dans l'Occident. Et, encadrant cette foule houleuse de curieux, de marchands, d'hôteliers et de femmes, tous souriant au voyageur, quel splendide décor s'étendait de tous les côtés ! A droite du port l'immense temple de Sérapis[11], un rêve de colonnades, de portiques, d'obélisques, de sphinx gigantesques, ville divine dans la ville humaine. A gauche c'était le quartier du Bruchium, vaste entassement de palais, de temples et de bois sacrés. C'était là que se trouvait l'antique demeure des Ptolémées, brûlée par César et restaurée par Cléopâtre, le Musée et ses bibliothèques reconstruits par les soins de Claude, le grand théâtre, le manège, la Palestre, le Soma, temple-palais dédié au fondateur de la ville et où reposaient dans leur cercueil d'or les restes du grand Alexandre, enfin le Forum, lieu des harangues, rendez-vous des oisifs ; tout cela dentelé de colonnes et d'obélisques, surchargé de frontons dorés, d'immenses fresques hiératiques, inondé d'une lumière brillante et limpide, sous le plus beau ciel du monde que rafraîchissaient par instant les grands coups de vent venus de la haute mer. Et, lorsque ayant pris terre, le passager perçant la foule suivait le vaste boulevard qui s'ouvrait devant lui, et qu'il arrivait au point où cette voie gigantesque se croisait avec cette autre grande rue qui menait de la porte Canopique au faubourg de Nécropolis, quelle impression devait-il ressentir, lui, l'habitué des pays plus calmes de l'Occident, à la vue de cette immense place que formaient les deux rues en se croisant, immense place toute couverte de petites tables mobiles derrière lesquelles, l'œil inquiet et la main prompte, se tenaient les changeurs[12], Juifs ou Romains pour la plupart ! Partout, exposés librement à la vue, ruisselants des rayons du soleil s'étalaient des monceaux de deniers d'or à l'effigie des empereurs de Rome, des statères, d'or encore, à la tête d'Hercule imberbe, frappés par Alexandre le Grand ; puis à boisseau roulaient sur les tables toutes ces pièces d'argent qui couraient par le monde antique, les aigles des Ptolémées qu'on retrouve même aujourd'hui sur toutes les côtes d'Afrique, les larges tétradrachmes d'Athènes et de Macédoine, ceux-ci bombés en forme de bouclier, ceux-là chargés de la chouette à l'amphore ; les pièces des rois parthes, ces archers qui auraient tant plu au roi Louis XI ; enfin dans de vastes sacs, aux pieds des changeurs, ces grands as romains, de bronze brillant, vile monnaie d'alors dont chacun cependant était un objet d'art. Les rues étaient incessamment parcourues par des cavaliers libyens ou numides, à la longue lance droite, appartenant comme auxiliaires à la garnison romaine, par des files de chameaux venus de ces lointains pays où le Nil prend sa source et chargés d'or, d'ivoire, ou de plumes brillantes ; l'on voyait passer, tranquilles et d'un pas soumis, des panthères, des lions que des dompteurs tenaient par des chaînes de fleurs ; à tous les coins de rues, des cercles de parieurs entouraient des coqs de combat, la passion des oisifs de la ville ; à chaque instant s'élevaient des rixes, des querelles, des luttes entre tous ces étrangers de races si diverses ; tout cela devait être un éblouissement, une féerie, un rêve ; ah ! combien n'en donnerait-on pas de nos jours maussades de maintenant pour en revivre un seul de cette belle vie antique, si richement épanouie sous un soleil moins pâle, sous un ciel plus bleu que le nôtre ! Mais la mort elle-même était riante à Alexandrie ! La ville des sépulcres, Nécropolis, avait le charme des champs des morts dans les villes modernes de l'Orient ; c'était un mélange de jardins et de tombes, de grottes funéraires taillées dans le roc et chargées de ces peintures sacrées, de ces solennels hiéroglyphes calmes et froids comme la mort ; mais au-dessus de ces grottes il y avait tant de beaux palmiers, tant de fleurs, un tel charme mystérieux qu'on se plaisait à y rêver face à face avec ces deux infinis, l'autre vie, la grande mer. Au contraire, le quartier turbulent, habité par les matelots, c'était l'île de Pharos que réunissait à la ville un môle long de sept stades ; c'était encore le faubourg de Nicopolis où se trouvait près des deux aiguilles de Cléopâtre le vaste hippodrome dont les ruines subsistèrent si longtemps. Nulle part l'eau ne manquait dans la ville ; des canaux ingénieusement construits amenaient dans presque chaque maison, au moment des débordements, l'eau du Nil qui se recueillait dans des caves voûtées, revêtues d'un ciment lisse et poli ; au bout de quelque temps le limon dont est chargée l'eau du grand fleuve se séparait du liquide et tombait au fond des citernes ; et jamais, au témoignage de tous les voyageurs, il n'y eut de meilleure boisson, plus fraîche ni plus salutaire, que l'eau du Nil ainsi purifiée naturellement. Sur les cinq quartiers de la ville deux étaient occupés par les Juifs Alexandrins que Philon nous a si bien fait connaître ; le reste de la population était un mélange de toutes les races, mais où dominait l'esprit grec. Alexandrie du reste n'était pas seulement une ville de commerce, préoccupée exclusivement de lucre et de profits ; plus que partout ailleurs les lettres et les sciences y étaient en honneur. La grande bibliothèque, brûlée au temps de César et rétablie peu après, est trop célèbre pour que nous en parlions ; mais elle n'était pas seule ; deux autres nommées le Sérapéon et le Sébastéon s'ouvraient également au public ; enfin le Musée fondé par Ptolémée Philadelphe et reconstruit par l'empereur Claude était un établissement vraiment unique. Les savants qui y étaient admis, divisés en différentes sections comme ceux de notre Institut, y étaient nourris, entretenus, défrayés de toutes leurs dépenses, sans même être astreints en revanche à l'obligation d'enseigner. Seuls, ceux qui le voulaient instruisaient et formaient des disciples ; l'Etat par exemple semble avoir eu quelque droit de contrôle sur cet enseignement, car les auteurs anciens nous ont conservé le nom d'un de ces professeurs, Hégésias, dont le cours fut fermé par ordre pour avoir eu trop de succès ; il est vrai que le succès d'Hégésias consistait à avoir si bien prouvé à ses élèves l'inanité des choses de la vie que ces jeunes gens profondément dégoûtés de l'existence en voulurent sortir par le suicide. Remarquons que leur professeur se garda bien de les imiter. L'importante cité d'Alexandrie, la seconde alors de l'empire romain, avait été, depuis le règne de Néron, confiée à la direction de Tibère Alexandre, cet ami de Titus qui le premier de tous proclama Vespasien. La ville entière, amie d'ailleurs des troubles et des changements, avait volontiers pris part au mouvement et reconnu sans hésitation le nouvel Auguste. Aussi, quand ils eurent connaissance de la prochaine arrivée de leur empereur, les Alexandrins s'imaginèrent-ils, d'ailleurs avec quelque apparence de raison, qu'ils allaient avoir le bénéfice de leur dévouement. Déjà ils se voyaient exempts d'impôts, décorés de titres d'honneur, comblés de privilèges de toute espèce. On peut juger par là de l'empressement avec lequel ils accueillirent Vespasien et Titus, empressement qui ne fit que croître lorsqu'on apprit que les troupes de Vitellius avaient été vaincues à la bataille de Crémone par Antonius Primus (général d'origine gauloise qui avait embrassé le parti de Vespasien), que Vitellius lui-même était mort assassiné par les soldats et que le sénat avait officiellement reconnu Vespasien en qualité d'Auguste, accordant en outre à Titus les titres de César et de prince de la jeunesse, chargeant de plus le second fils de Vespasien, Domitien, décoré également du nom de César, de gouverner l'empire avec l'aide de quelques amis de son père ; ajoutons qu'à la vérité l'autorité réelle fut confiée d'abord à Arrius Varus, préfet du prétoire, et à Antonius Primus, ensuite à Mucien venu en hâte de son gouvernement de Syrie. Sabinus, le frère de Vespasien, ancien préfet du prétoire sous Néron, chef naturel des partisans de son frère, avait été tué dans la lutte avec les sicaires de Vitellius. Vespasien fut dès lors assuré de sa puissance, il n'avait plus rien à craindre ; un soulèvement dans les Gaules devait bientôt être apaisé par les soins de ce Cerealis qui commandait naguère sous ses ordres une légion en Judée ; Vespasien, l'esprit désormais tranquille, pouvait donc commencer à régner véritablement ; on attendait à Alexandrie, avec quelle impatience, est facile de le comprendre, quel serait son premier décret. Ce fut une contribution extraordinaire imposée à la ville ; le second décret annonça un nouvel impôt, le troisième des taxes variées ; il en fut de même des suivants. Vespasien eut même alors l'intuition d'une des principales mesures financières des temps modernes : il songea à faire un emprunt forcé de soixante millions de sesterces ; mais les financiers de cette époque étaient moins confiants que les citoyens de nos jours ; et l'idée si ingénieuse, si commode pour les gouvernements de l'emprunt volontaire ou forcé fut indéfiniment ajournée. Néanmoins les Alexandrins commencèrent à trouver peu à leur goût le nouveau maître auquel ils s'étaient donnés, ils se mirent à railler Vespasien, l'appelant Cybiosacte (marchand de poissons salés), du nom d'un de leurs plus fameux avares ; bientôt ils le huèrent quand il passait dans les rues ; Vespasien s'irrita ; bref, des troubles étaient imminents, et il fallut que Titus, qui ne trouvait pas encore bien solide le pouvoir paternel, s'interposât entre son père et les Alexandrins pour ramener un peu de calme dans la turbulente cité. Le règne de Vespasien s'annonçait mal ; le prestige est nécessaire à un souverain, et Vespasien manquait déjà de prestige. L'intelligent Titus essaya de réparer les fautes de son père : ce père comme homme est avare, ridicule, il en fera plus qu'un homme, un thaumaturge ; Vespasien va faire des miracles ! C'était chanceux : il n'y a qu'un dieu ou qu'un charlatan qui puisse faire des miracles ; si l'on ne passe pas pour l'un, on passe inévitablement pour l'autre. Titus prit toutes ses mesures pour faire réussir son entreprise, et il est probable qu'il ne prévint même pas Vespasien du rôle qu'il allait lui faire jouer. Un beau jour, sur la place publique, au milieu d'une cérémonie quelconque, tandis que tout Alexandrie se pressait autour de l'empereur et du César, un aveugle et un boiteux percent la foule, se précipitent aux genoux de Vespasien et implorent sa pitié : Sérapis, le grand dieu d'Alexandrie, leur est apparu, il leur a donné l'assurance que l'un recouvrerait la vue, si l'empereur daignait lui cracher sur les yeux, et que l'autre cesserait à l'instant d'être boiteux, si l'empereur voulait bien lui donner un coup de pied. Vespasien, qui n'était pas prévenu et qui se croyait parfaitement incapable de faire des miracles, commença par refuser énergiquement ; mais, devant les instances de son fils Titus qui le pressait de céder aux demandes des deux infirmes, il comprit qu'il y avait là quelque mystère, et il se résigna d'assez mauvaise grâce à pratiquer sur les deux postulants les très-simples opérations qu'ils réclamaient. A peine mouillé, l'aveugle ouvre les yeux ; à peine touché, le boiteux jette ses béquilles, et la foule ébahie applaudit au miracle. Tout le monde est convaincu du caractère divin de Vespasien, sauf Vespasien et Titus et probablement aussi les deux infirmes guéris. Mais il faut croire que ce poétique rôle de thaumaturge ne plut pas beaucoup à l'esprit positif et sérieux de l'empereur ; car, pendant tout le cours de sa vie, on ne lui vit plus faire ni miracle, ni prodige ; et plus d'une fois il se moqua par avance devant ses familiers de l'apothéose inévitable qu'il entrevoyait au bout de sa carrière. Cependant Vespasien sentait que sa présence devenait nécessaire à Rome ; déjà un commencement de révolte avait eu lieu dans quelques îles de la Grèce ; un esclave échappé, habile à jouer de la lyre et à composer des vers, s'était fait passer pour Néron ; il avait promptement réuni autour de lui d'assez nombreux partisans ; mais, avant que le mouvement pût se propager, il avait été pris et tué à Cythnus. Domitien commençait à vouloir gouverner réellement ; Mucien, qui occupait Rome avec quatre légions, était avec le jeune César le véritable maître de l'Italie ; mais leur administration laissait beaucoup à désirer, et il pouvait être dangereux de confier une aussi grande autorité à un jeune homme et à un général qui, bien que fidèle encore, disait cependant hautement que c'était à lui que le nouvel empereur devait son élection. Domitien avait de plus fort mécontenté son père par les changements perpétuels qu'il apportait dans l'administration ; tous les magistrats, tous les fonctionnaires, même les plus inoffensifs, furent impitoyablement renvoyés : ce fut au point que Vespasien écrivit un jour à son fils pour le remercier de n'avoir pas encore du moins destitué son père. Titus, le vrai chef de la famille flavienne, trouvait moins répréhensible la conduite de son frère ; toutes ces places vides devaient être remplies, et les nouveaux titulaires seraient assurément des fonctionnaires plus dévoués que les anciens, nommés par les précédents empereurs ; aussi s'employa-t-il à apaiser la colère paternelle. Il fallait également songer à terminer la guerre de. Judée qui durait depuis trop longtemps. En conséquence le père et le fils se décidèrent à quitter Alexandrie, l'un pour aller régner à Rome, l'autre pour aller détruire cette Jérusalem dont l'orgueil outragé des aigles romaines demandait implacablement la chute et l'anéantissement. VSiège et prise de Jérusalem par Titus. 70[13].On était au printemps, la saison riante de la Judée, alors que le soleil d'été n'a pas encore brûlé la verdure nouvelle des campagnes. La Pâque approchait et de tout le pays d'alentour de longues caravanes de Juifs, hommes, femmes, enfants, se dirigeaient vers le temple vénéré de Jérusalem. Jérusalem elle-même semblait avoir oublié pour quelques jours ses discordes et ses dissensions ; une sorte de trêve, un peu d'apaisement régnait dans la cité ; toutes les maisons pleines d'hôtes venus de la campagne ou des villes voisines se préparaient à célébrer la fête du vrai Dieu. On eût dit à voir les rues remplies de monde, les visages rassérénés des habitants, que la ville de Caïphe et de Judas n'avait plus rien à craindre, qu'elle pouvait chaque soir s'endormir paisible et confiante en la main du Seigneur. Déjà les marchés se rouvraient ; des vallées de Térébinthe et de Saron l'on amenait d'immenses troupeaux de jeunes agneaux ; des collines voisines on apportait par brassées les palmes et les rameaux d'olivier. Jérusalem ne pensait qu'à la fête sainte, qu'au doux repos des jours consacrés, oubliant qu'elle était l'ennemie de Rome et la fille maudite de son Dieu. C'était le 13 avril de l'année 70, le jour allait tomber, lorsque brusquement, au sommet assombri de cette montagne des Oliviers qui dominait le temple, apparurent quelques cavaliers vêtus de bronze et de fer ; au-dessus d'eux flottait le vexillum redouté, l'enseigne des conquérants du monde. Puis au loin s'éleva une grande rumeur, un tumulte confus de bruits de voix et de bruits d'armes ; et, du haut de leurs remparts, du haut des galeries du temple, du sommet de la colline de Sion, les Juifs terrifiés purent apercevoir s'étendant au nord de la cité, à moins d'une lieue de ses murailles, d'immenses files d'hommes rangées sous les aigles des légions, sous les manipules des cohortes, sous les drapeaux étranges des rois alliés de Rome. Les Juifs allaient donc les voir ces jours de désolation prédits par leurs prophètes, ces temps de misère et de désespoir où les mères' regretteraient d'avoir des enfants et les enfants d'avoir des mères ! Les Romains s'apprêtèrent à camper ; on entendit le son perçant de leurs trompettes, qui prédisaient alors aux murs de Jérusalem, comme jadis celles des Hébreux aux murs de Jéricho, la ruine et la destruction. Cette fois c'en était fait : le siège de Jérusalem était commencé. L'armée qui venait d'arriver ainsi inopinément auprès de la capitale de la Judée était commandée par Titus en personne, ayant comme principal lieutenant le Juif apostat, Tibère Alexandre. Elle était formée des trois légions qu'avait précédemment commandées Vespasien au début de cette guerre, d'une quatrième tirée de l'armée de Syrie, la douzième, celle même qui avait perdu son aigle avec Cestius et qui brûlait de réparer cet échec ; cinq mille hommes des légions alors cantonnées en Egypte étaient venus en outre combler les vides qu'avait faits la précédente campagne dans les trois légions de Vespasien. L'armée de Titus comprenait encore vingt corps d'infanterie et huit corps de cavalerie composés de troupes alliées, équipées à la manière romaine, les contingents des rois Agrippa, Soëme, Antiochus, et enfin une nuée d'Arabes du désert, excellente cavalerie qui devait plus tard vouloir elle aussi donner des empereurs à Rome et des maîtres au monde, et qui créa avec Odenath et Zénobie l'éphémère empire des Palmyréniens. En outre, nombre de Romains, célèbres par leur naissance ou par leur valeur, étaient venus rejoindre Titus, désireux de se distinguer sous les yeux du nouveau César, charmés de visiter ces voluptueuses cités d'Asie, si chéries des Romains, avides enfin d'assister à ce grand drame au tragique dénouement qui allait se dérouler devant le monde attentif. Jamais en effet siège plus formidable, prise de ville plus horrible, guerre plus acharnée n'affligea l'humanité. On porte à plus de onze cent mille le nombre des Juifs qui périrent, et de leur dispersion ordonnée par Titus leur race désormais errante n'a jamais pu se relever. Et cependant, quand le siège commença, Jérusalem avait bon espoir ; bâtie dans une excellente position défensive, assise sur deux montagnes escarpées, protégée du côté du temple par le ravin et le torrent de Cédron, riche en vivres (qui plus tard furent brûlés dans les luttes intérieures des Juifs), assurée de ne jamais manquer d'eau grâce à des sources intarissables, bien fournie d'armes et de machines enlevées aux Romains eux-mêmes lors du désastre de Cestius, défendue par une citadelle, une enceinte et des tours construites d'après les règles de la fortification romaine et surtout par la formidable bastille appelée la tour Antonia et élevée par Hérode le Grand, s'appuyant sur son fanatisme, sur sa confiance en son Dieu, Jérusalem se croyait réellement imprenable. Ces Juifs méprisaient ces païens ; pour eux c'était Jupiter et la tourbe de son Olympe attaquant Jéhovah, le seul et l'éternel ; il eût été impie de seulement douter du succès. Le camp romain une fois établi et la nuit donnée au repos, Titus, impatient de commencer les travaux du siège, voulut aller reconnaître la ville. Suivi de six cents chevaux il s'approcha du pied des murailles ; il était sans casque, sans cuirasse, ne s'attendant nullement à une attaque ; mais les Juifs s'en aperçurent : quelques milliers d'entre eux sortirent brusquement, se jetèrent sur les Romains, et peu s'en fallut que Titus ne perdît la vie dans cette escarmouche. Mais son but était atteint, il avait pu se rendre compte de la force exacte des murailles et les premières opérations du siège furent immédiatement entreprises. Le mont des Oliviers, séparé par un ravin de l'enceinte extérieure du temple, fut occupé par la 10e légion, qui s'y retrancha fortement malgré quelques vives attaques des Juifs que Titus fut forcé de venir repousser en personne ; les autres troupes assiégeantes se rapprochèrent de l'enceinte, surtout du côté du nord, partie faible de la ville. Nous ne voulons pas raconter ici en détail le siège de Jérusalem qu'on trouve tout au long dans Josèphe qui en fut le témoin oculaire. Notre récit ne serait qu'une traduction de l'historien gréco-juif, et les traductions de cet auteur ne manquent assurément pas. Bornons-nous donc à esquisser brièvement les principaux faits de ce grand événement. La ville, bien que divisée en trois factions, se défendit courageusement, malgré certaines défaillances individuelles ; ainsi, dans les premiers temps, plus de cinq cents Juifs s'échappaient journellement de la cité et tâchaient de se sauver ; les Romains en prenaient beaucoup ; tous ces prisonniers embarrassant Titus, il les fit simplement mettre en croix en face de la ville afin d'y jeter la terreur. Ce moyen d'intimidation paraît lui avoir réussi, car peu de jours après il emporta la première enceinte du nord — le nord de Jérusalem, la ville basse, qui n'était pas sur la montagne comme les deux autres quartiers d'Acra et du temple, était protégé par trois murailles distinctes —, bientôt la seconde tomba également en son pouvoir. Au même moment le désordre était à son comble dans Jérusalem ; néanmoins, grâce à une vigoureuse sortie, les assiégés purent brûler la plupart des machines des Romains, entre autres leurs terrasses de bois destinées à élever leurs combattants à la hauteur des murs de la ville. Titus alors se résolut, suivant la tactique ordinaire des sièges de cette période de l'antiquité, à investir complètement Jérusalem en l'entourant d'une forte muraille, protégeant ses soldats et empêchant en même temps toute communication des assiégés avec le dehors. A partir de ce moment la famine[14] régna dans Jérusalem, les assiégés ayant dans la fureur de leurs luttes intestines mis le feu à la plupart de leurs magasins de vivres ; une petite mesure d'herbes sèches se vendait quatre drachmes (près de 4 fr., la drachme valant environ 90 cent.) ; on se disputait la fiente de bœuf desséchée qu'on faisait griller et qu'on mangeait avidement ; enfin une mère dévora son enfant. Cet épouvantable forfait vint, par l'entremise de Josèphe, jusqu'aux oreilles de Titus, et le César saisi d'horreur jura solennellement que le soleil n'éclairerait bientôt plus la cité maudite où se passaient de telles infamies. Josèphe approuve beaucoup cette indignation ; nous également, mais peut-être Titus aurait-il dû aussi réfléchir qu'il était bien un peu coupable de ce triste événement, et que, si lui-même n'avait pas fait le siège de Jérusalem, il ne s'y serait pas commis d'aussi abominables crimes. En quelques jours plus de cent mille personnes moururent de faim ; le grand prêtre et ses trois fils furent assassinés par les membres d'une des factions qui déchiraient la ville, les zélateurs ; et, comme à ce moment Titus devenu plus clément avait renoncé à faire crucifier les Juifs qui lui tombaient dans les mains, beaucoup des assiégés rassemblèrent leur argent et leurs objets précieux et tâchèrent de quitter la ville pour gagner le camp romain ; mais, comme ils craignaient avec raison que les zélateurs, autrement dit les brigands de Jérusalem, ne découvrissent qu'ils se sauvaient en emportant leurs richesses, quelques-uns des fuyards[15] convertirent au prix de tous les sacrifices leur fortune en or et en pierreries, puis ils avalèrent cet or et ces pierreries, et se rendirent ainsi les mains vides au camp de Titus, sûrs de n'être pillés par personne, et pouvant se donner pour de misérables échappés, indignes de la colère et de la rapacité des Romains. Du camp il était facile de gagner Antioche ou Césarée, villes importantes, remplies d'Israélites paisibles, où l'on trouvait des secours et où avec le capital si étrangement conservé il était facile de refaire sa fortune. Pendant quelque temps cette ruse réussit aux fugitifs, mais, un jour, par malheur, un soldat syrien, ayant suivi très-curieusement un Juif, s'aperçut de la singulière façon dont les réfugiés cachaient leur fortune : aussitôt le bruit s'en répand dans toute l'armée ; les Juifs ont le ventre rempli d'or ! En un instant tous ceux qu'on peut saisir sont éventrés ; dans les entrailles de quelques-uns on trouve en effet de l'or et des pierres précieuses, diamants, rubis, émeraudes. Dès lors tout Juif qui arrive au camp tombe victime de la cupidité des soldats ; disons pour l'honneur des armées romaines que ces assassins étaient pour la plupart des alliés, c'est-à-dire des Arabes ou des Syriens. Titus, tardivement informé de cette barbarie, eut le plus grand mal à la faire cesser, et les habitants de Jérusalem, avertis par quelque transfuge ou par quelque espion du sort qui les attendait dans les lignes des assiégeants, se résignèrent désormais à rester dans les murs de leur ville. En quelques semaines les Romains se rendirent successivement maîtres d'une grande partie de la place ; le temple, qu'ils voulaient épargner à cause de ses richesses, restait seul aux Juifs avec quelques points de la haute ville, de la montagne de Sion ; un dernier effort donna aux Romains toute la partie extérieure du temple, partie qui fut d'ailleurs presque entièrement brûlée dans l'ardeur de la lutte. Le sanctuaire, le Saint des Saints, était tout ce que les Juifs avaient pu conserver, et cependant ils espéraient encore : Ce n'était plus la ville juive, c'était la demeure de Dieu qui maintenant était attaquée, disaient leurs prophètes, Dieu ne pouvait manquer de secourir son temple. Mais, tandis que les derniers défenseurs se berçaient encore de ces vaines espérances, un jour pendant une attaque, quelques soldats romains arrivent au pied même du mur qui entourait les constructions intérieures du temple ; ce mur était depuis plusieurs jours battu et ébranlé par les béliers et menacé par une hélépole[16] ; un des soldats ramasse un tison ardent ; montant sur les épaules d'un camarade, il atteint à la hauteur d'une ouverture et jette le tison dans le sanctuaire. Le sanctuaire était garni intérieurement de bois précieux, de riches étoffes ; le feu s'y met à l'instant ; bientôt une partie de l'édifice est en flammes ; les Juifs consternés laissent pénétrer les Romains ; Titus lui-même, qui prenait un peu de repos dans la tour Antonia précédemment occupée par ses troupes, accourt et se fraye un passage au milieu des soldats empressés de piller ; il pénètre jusque dans l'intérieur, dans la partie mystérieuse du temple ; par ses ordres on en arrache les ornements sacrés, le chandelier à sept branches, l'arche sainte, les tables d'or ; après quelque instants il ressort, il s'éloigne de cette scène de tumulte en recommandant d'éteindre le feu et de sauver le temple ; mais toute l'armée romaine, les alliés, les Syriens, les Arabes se ruent dans l'enceinte sacrée ; à la vue des richesses accumulées depuis des siècles dans le trésor sacerdotal, l'armée entière est comme affolée ; ces portes, ces murs recouverts de lames d'or et d'argent qui fondent au contact brûlant de l'incendie, ces lampes d'or, ces vases sacrés ornés de toutes les pierreries de l'Orient, ces parfums, trésors qui s'évaporent en odorante fumée, tout cela a comme grisé les envahisseurs : chacun ne pense qu'à piller ; à peine quelque légionnaire s'arrête-t-il un instant pour achever un blessé ; tous n'ont qu'une idée, qu'une passion, piller ; et l'on arrache à pleine main les lames d'or, les tentures raides de perles, de rubis, d'améthystes ; les uns se précipitent sur les vases ou sur les objets de métal précieux, les serrent fiévreusement dans leurs bras, d'autres emplissent leur casque de pièces d'or enlevées aux coffres sacerdotaux, et nul ne songe à arrêter les progrès des flammes ; on pille au milieu même des brasiers, il y a des mains avides qui se crispent sur l'or en fusion, l'avarice, plus forte que la douleur, fait contracter des poitrines et des bras qui ne veulent pas laisser tomber ce métal brûlant qui les dévore, ces richesses qui les tuent ; les blessés, les mourants eux-mêmes se relèvent pour piller et retombent, mais sur un amas d'or ! L'incendie continue toujours, sous l'action du feu le temple se crevasse de toutes parts, les voûtes se fendent, il n'y a plus d'or et les derniers pillards se décident à quitter cette délirante proie. Il était temps, les flammes augmentent, l'édifice saint s'écroule brusquement et disparaît dans un vaste brasier, au milieu des clameurs de l'armée et de l'immense lamentation des Juifs réfugiés sur la hauteur de Sion. Le temple saint n'est plus ; à la place de ses portiques et de ses colonnes les yeux désespérés de ses adorateurs n'entrevoient plus à travers leurs larmes qu'un amas de décombres, des cendres et du sang. La plupart des Juifs avaient été pendant cette lutte suprême chercher un asile sur la colline de Sion ; la situation de ce quartier de la ville était naturellement si forte qu'ils purent y résister pendant encore dix-huit jours ; mais leur courage était brisé et, depuis la destruction du temple, ils avaient perdu l'espérance ; au contraire les Romains étaient exaltés par leurs succès, par l'exemple de Titus qui dans un seul jour avait tué douze ennemis de sa main, et le dernier rempart qui protégeait les restes de la nationalité juive tomba enfin devant les légions victorieuses. Alors commença un de ces épouvantables massacres qu'on retrouve trop souvent dans l'histoire de l'antiquité. Blessés, vieillards, jeunes enfants, furent immolés sans pitié à la vengeance de Rome ; une seule chose fut plus forte que les instincts sanguinaires, que les appétits meurtriers déchaînés par Titus sur la cité vaincue, ce fut la cupidité. On épargna ceux des prisonniers qui avaient une valeur vénale : la soif de l'or fit taire la soif du sang. Le massacre et le pillage durèrent longtemps, car les Juifs avaient cherché des refuges dans les cavernes sépulcrales, au fond des égouts, à l'abri des ruines fumantes qui par leur horreur et leur danger même étaient devenues comme des lieux d'asile. Enfin, quand le soldat fut las de tuer et de piller, l'on rasa ce qui restait de Jérusalem[17] ; trois tours et un pan de muraille furent seuls conservés pour attester le souvenir du siège et servir de retranchements au camp d'une légion, et solennellement la charrue romaine passa sur la place où s'élevait naguère encore dans tout l'éclat de sa splendeur le temple de l'Eternel. Les prédictions du Christ étaient accomplies : Jérusalem n'existait plus que dans l'histoire et dans le souvenir, à côté de ces cités détruites, les Troie, les Ninive, les Babylone et les Thèbes, qui semblent ne s'être élevées si haut par l'opulence ou par la guerre que pour faire ressortir plus vivement la profondeur de leur infortune et l'immensité de leur ruine. VITitus passe l'hiver en Syrie, il rêve l'empire de l'Orient. Son retour à Rome. Ses visites au bœuf Apis et à Apollonius de Tyane. Son triomphe, son administration. 71[18].Les captifs de Jérusalem furent emmenés à Césarée : là une partie fut vendue sous la lance aux marchands d'esclaves accourus de tous les points du monde pour prendre part à cette curée de chair humaine. La Syrie, l'Egypte, l'Arabie, la Bactriane, les Indes même regorgèrent d'esclaves juifs. Une grande partie des prisonniers fut cependant réservée pour les combats de l'amphithéâtre. Tout l'hiver Titus donna à la Syrie de magnifiques fêtes pour célébrer son triomphe ; à Béryte (Baïrout), à Antioche, le sang des captifs coula à grands flots ; à Béryte notamment, le jour anniversaire de la naissance de Vespasien fut célébré par le massacre de deux mille cinq cents Juifs déchirés par les bêtes fauves ou forcés de se donner mutuellement la mort pour repaître du spectacle enivrant de leurs souffrances les belles Syriennes aux grands yeux alanguis. Au milieu de ces spectacles joyeux l'hiver passa rapidement ; les soldats romains, les alliés, depuis le Syrien d'Antioche jusqu'à l'Arabe venu des déserts de Palmyre, tous enrichis des dépouilles de la Judée avaient voué à Titus une véritable affection ; exalté par ces succès, par cet amour universel, grisé des adulations de tous les petits rois de l'Orient, si mauvais princes mais si bons courtisans, Titus, impatient de régner, se laissa aller à une idée qu'il avait depuis longtemps, surtout depuis sa liaison avec Bérénice : il rêva de reconstituer à son profit unique l'empire, d'Alexandre le Grand. L'Asie, l'Egypte étaient dans sa main ; il songea à abandonner l'Italie, les contrées d'Occident, la froide Gaule, la dure Bretagne, les pays aux montagnes de neige, aux eaux glacées, et cette Rome turbulente, trop habituée à faire et à défaire des empereurs, pour ces pays d'Orient si bien façonnés à l'obéissance, si riches, si voluptueux. Peu s'en fallut que, rebelle contre son père, il ne se laissât entraîner par les mêmes espérances que Marc-Antoine. Les choses en vinrent à ce point qu'il se mit en rapport avec le roi des Parthes, l'ennemi héréditaire du nom romain : il accepta la couronne d'or que le grand roi lui envoyait comme à un collègue, il accepta même l'offre des quarante mille archers que Vologèse proposa de mettre à son service pour l'aider- dans sa révolte contre Rome et Vespasien, contre son père et contre sa patrie. Allait-on voir encore cette fois, non plus entre beaux-frères comme aux temps d'Octave et d'Antoine, mais entre le père et le fils, une nouvelle bataille d'Actium ? Heureusement Bérénice n'était pas Cléopâtre l'enchanteresse ; Titus revint à la raison, pensant qu'avec un peu de patience il serait à la fois maître de l'Orient et de l'Occident. Il se résigna donc à attendre ; sans doute comprit-il aussi que l'Orient sera toujours destiné à être le vassal de l'Occident ; l'empire de la terre appartient, l'histoire en fait foi, aux rudes peuples des climats du Nord. L'homme s'amollit vite sous le ciel dévorant d'Afrique, dans l'énervante atmosphère de l'Inde ou de la Syrie. [manque la page 83] était Jérusalem ; c'était du reste le chemin pour aller d'Antioche à Alexandrie. Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis la prise de la cité juive ; une légion romaine campait dans les décombres ; nul spectacle ne pouvait être plus triste que l'aspect de ces lieux funèbres ; partout des ruines, et non pas de ces ruines antiques que le temps couvre de verdure et de mousse, mais des pans de murs calcinés, des égouts éventrés, des colonnes brisées, des fragments de dalles diaprés de larges taches noires qu'on devinait avoir été du sang, de petits monticules couverts de pierres entassées à la hâte et qui étaient des tombeaux, l'odeur fade des cadavres mal ensevelis, et enfin, sauf dans l'étroit espace occupé par les troupes, ce silence des sépulcres et des ruines immense et solennel. Et alors, comme effrayé de la grandeur de cette destruction, Titus se sentit ému, et lui, le dur Romain, le preneur de villes, il pleura sur Jérusalem. Cette pitié ne fut pas longue, car à Alexandrie le sang dés Juifs n'en coula pas moins dans le vaste amphithéâtre du Bruchium, pendant le séjour du victorieux Titus. Ce pieux César aurait manqué à toutes ses habitudes, si passant par l'Egypte, probablement pour la dernière fois, il avait quitté le sol sacré des Pharaons sans aller recueillir d'heureux présages auprès de cette bizarre divinité, le collègue de son père Vespasien en sa qualité de faiseur de miracles, le bœuf ou plutôt le taureau Apis. C'était dans la célèbre ville de Memphis, auprès du temple vénéré de Phtah que le dieu avait sa résidence. Cent prêtres étaient attachés à sa personne ; près de son palais un sérail, ou plutôt un haras, renfermait les plus belles génisses de l'Egypte choisies pour ses plaisirs divins. Un puits consacré ne devait désaltérer que lui, et lui-même ne pouvait s'abreuver que de cette eau. Sa vie s'écoulait paisible dans de larges galeries, de vastes cours, de fraîches prairies toujours vertes ; seulement, au bout de vingt-cinq ans, cette douce vie devait fatalement finir et il lui fallait faire place à un nouvel Apis. Pour être désigné bœuf Apis il était nécessaire de réunir sur sa personne jusqu' à vingt-neuf signes distinctifs. L'aspirant devait être entièrement noir, sauf deux taches blanches, l'une sur le front en forme de triangle, l'autre sur le flanc droit et en forme de croissant ; enfin, le dessous de la langue devait avoir un nœud représentant aussi exactement que possible l'image d'un scarabée. Une fois ces conditions remplies, à la première vacance, le jeune bœuf était reconnu bœuf Apis, prédisait l'avenir, faisait des miracles et gouvernait l'Egypte au gré de ses prêtres. Titus, qui semble avoir eu la bosse de la vénération, plus respectueux en tout cas que Cambyse de déicide mémoire, alla pieusement offrir à cette vénérable divinité ses hommages et ses présents. L'oracle du lieu, consulté par le nouveau César, répondit d'une manière de tout point conforme à ses désirs : heureuse traversée d'abord, plus tard un règne prospère, tel était le sort réservé à Titus, le fils chéri de toutes les divinités. Aussi aurait-il fallu que Titus fût d'un caractère bien craintif pour ne pas s'embarquer l'esprit tranquille et le cœur content. D'Alexandrie, il fit voile pour l'Italie ; mais, sur sa route, il tint à relâcher à Argos ; ce n'était pas précisément cette fois, pour interroger un oracle, mais bien un des plus célèbres philosophes qui vécussent alors, Apollonius de Tyane[19], qui avait déjà eu de fréquents entretiens avec Vespasien à Alexandrie. Titus ne demanda pas à ce sage illustre de soulever pour lui les voiles de l'avenir ; il voulut seulement apprendre de lui ce qu'il devrait faire pour être toujours humain et vertueux : il est bon qu'un futur chef de gouvernement ait l'air d'avoir de pareilles préoccupations ; cela coûte si peu et cela fait tant de plaisir au peuple. Apollonius se contenta de conseiller à Titus de suivre toujours les avis de Démétrius et des autres philosophes ; aussi, quelques années plus tard, un membre de l'école stoïcienne, Héras, se fiant au respect que devait avoir Titus pour la recommandation du grand Apollonius, aura-t-il l'audace de faire au fils de Vespasien quelques représentations sur le scandale de sa conduite ; c'était au moment où Titus, outre ses orgies habituelles, mécontentait l'esprit national des Romains en laissant entrevoir la probabilité de son union avec Bérénice. Le bienveillant Titus écouta patiemment les observations du philosophe, puis il lui fit trancher la tête. On pourrait croire qu'à partir de ce moment Titus redevint complètement vertueux, car l'histoire ne nous dit pas qu'il ait eu désormais à encourir d'autres critiques du genre de celles d'Héras. D'Argos, où il avait été recueillir avec tant d'avidité ces préceptes du sage Apollonius, préceptes dont il devait si bien profiter, Titus se rendit en Italie. L'empereur Vespasien, prévenu à temps, attendait son fils sur le rivage de Brindes ; l'entrevue fut touchante : Me voici, mon père, me voici ! s'écria Titus en posant le pied sur le sol italique, et dès lors il ne fut plus question de ces bruits de révolte qui avaient couru sur le compte de l'héritier du pouvoir ; des ambassades et des promesses du roi des Parthes, nul n'osa parler. Vespasien et Titus paraissaient si bien ensemble, qu'il eût été vraiment cruel ( et peut-être dangereux) de troubler ce bon accord. D'ailleurs, on ne pensait plus qu'à une chose, aux fêtes qui allaient être célébrées et que devaient nécessairement accompagner quelques-unes de ces grandioses distributions d'or et d'argent monnayé, de meubles, d'esclaves même, dont tous les Romains, du plus pauvre au plus riche, étaient également avides. Le sénat venait de décréter deux triomphes : l'un pour Vespasien, l'autre pour Titus. Titus, en sa qualité de fils, aurait dû nécessairement triompher le second ; mais sa piété filiale était telle, qu'il ne voulut triompher qu'avec son père, auquel il prouva d'ailleurs assez facilement qu'une seule cérémonie coûterait beaucoup moins cher que deux. Vespasien, du reste, ne tenait que médiocrement à tous ces vains honneurs ; à une époque où l'empereur pouvait bien réellement dire que l'Etat se confondait avec lui, il comprenait que ce serait toujours le trésor public, c'est-à-dire le sien, qui ferait les frais de cette coûteuse cérémonie ; aussi aurait-il préféré supprimer complètement le triomphe. Mais c'était chose impossible ; il fallait se résigner à charmer par le spectacle de cette pompe guerrière, par d'impériales largesses, les regards, et, hélas ! aussi les mains avides des Quirites. Nous ne nous appesantirons pas sur le double triomphe du père et du fils : tous les triomphes romains se ressemblaient à peu près, et nous en avons déjà fait la description dans l'histoire de l'empereur Claude. Ce triomphe-ci ne différa de tous les précédents que par la mauvaise humeur d'un des héros de la fête. Vespasien, en effet, pendant tout le temps de la cérémonie, alors qu'il dominait du haut de son char triomphal la masse houleuse de ce peuple qui l'acclamait, qui l'égalait aux dieux, Vespasien ne cessa pas de se plaindre de la fatigue de cette représentation, et de maugréer en calculant à combien reviendrait tout cet enthousiasme. Les Romains, du reste, ne firent guère attention à l'air morose, à la figure rechignée de leur empereur ; tous les regards ne cherchaient qu'une chose : les dépouilles du temple de Jérusalem, dont la réputation était depuis longtemps parvenue jusqu'en Italie ; les tables des pains de proposition, l'arche d'alliance, les trompettes d'argent du jubilé, ce bizarre chandelier à sept branches qui se voit encore reproduit sur les bas-reliefs de l'arc de Titus, les vases sacrés aux formes étranges, puis aussi le chef juif prisonnier, Simon, fils de Gioras, pieds et tête nus, barbe hérissée, couvert d'une longue robe noire, voilà ce qui attirait l'attention universelle. Mais ce qu'on regardait encore le plus, plus que ces masses d'or, que ces entassements de parures hiératiques, que ces monceaux de pierreries, plus que l'ennemi vaincu, c'était un frêle arbrisseau, porté dans une caisse, sur les épaules de quelques captifs, l'opobalsamum ; chose merveilleuse, dit Pline, les empereurs Vespasiens ont fait voir aux Romains un arbrisseau esclave ; les arbres eux-mêmes ont été portés en triomphe ! Il s'en était, du reste, fallu de bien peu que les Romains ne pussent point jouir de ce spectacle. L'opobalsamum[20] ne se trouvait que dans deux endroits, et les Juifs, dans leur fureur, essayèrent de détruire tous les pieds de ce rare arbuste : les Romains voulurent le défendre, et il y eut des batailles acharnées livrées pour quelques buissons. Il faut avoir lu tous les auteurs grecs et latins pour parvenir à se faire une idée de la passion qu'avait l'antiquité pour les parfums et pour les onguents dont on se frottait le corps. L'huile odorante qui assouplissait ses membres était plus nécessaire au pauvre citoyen d'Athènes et de Rome que le dur et mauvais pain dont il se contentait. Il n'y a qu'une chose qui peut donner une légère idée de ce goût passionné pour une superfluité, c'est la fureur des épices, du girofle, de la cannelle, du poivre, qui affola l'Europe entière au commencement des temps modernes. Hollandais, Portugais, Espagnols, Anglais se firent d'épouvantables guerres, versèrent des flots de sang, dépensèrent des tonnes d'or pour se disputer la possession de quelques côtes brûlées, de quelques flots à peu près déserts où poussaient les précieuses plantes à épices. A peine le triomphe[21] était-il terminé, à peine les portes du temple de Janus, rouillées à force d'être restées ouvertes, s'étaient-elles refermées comme à regret sous l'effort puissant de la main du nouvel empereur, qu'une pluie d'honneurs s'abattit sur Titus ; collègue de son père dans le consulat et dans là censure, associé au pouvoir suprême, déclaré imperator[22] pour ses victoires de Judée, cela ne lui suffit pas ; son père avait négligé de demander au sénat, qui ne la lui aurait certes pas refusée, la puissance tribunitienne[23]. Cette puissance, dont jouissaient les empereurs depuis Auguste, donnait à ceux qui en étaient revêtus l'inviolabilité. Il est vrai que cette inviolabilité n'avait pas empêché Tibère d'être étouffé, Caligula poignardé, Claude empoisonné ; il est vrai que l'inviolable Néron s'était vu réduit à se donner la mort ainsi qu'Othon ; que Galba et Vitellius, inviolables également, n'en avaient pas moins été assassinés : du moins cette puissance donnait-elle le droit de sévir plus cruellement contre les attentats et les conspirations ; c'était tout ce que voulait Titus. Le sénat, toujours docile, accorda ce nouveau titre dès qu'on voulut bien le lui demander, non-seulement à Vespasien, mais encore à Titus qui fut ainsi décoré de tous les titres dont se paraient les empereurs, sauf de ceux d'Auguste et de grand pontife. Titus n'était donc pas complètement, quoi qu'en aient dit certains historiens, du moins au point de vue légal, le collègue ni l'associé de son père. Cependant tous ces titres, toutes ces fonctions n'étaient pas encore en assez grand nombre pour satisfaire la dévorante activité du prince de la jeunesse : il demanda de plus à être préfet du prétoire, bien que cette charge ne fût d'habitude donnée qu'à des gens de peu d'importance, qu'à de simples chevaliers. Les prétoriens étaient les exécuteurs ordinaires des vengeances impériales ; à eux appartenait le droit d'immoler les ennemis des empereurs. Soldats et bourreaux à la fois, Titus se rendit justice en demandant à les commander. Dès qu'il vit son pouvoir affermi, Vespasien songea plus que jamais à ses intérêts pécuniaires ; il avait à réparer les brèches faites à son trésor par les dépenses du triomphe. Il commença par envoyer l'ordre au procurateur de Judée, Libérius Maximus, de vendre au profit du fisc toutes les terres des Juifs, au lieu de les distribuer aux vétérans comme l'usage s'en était établi. Une seule colonie, nommée Nicopolis, fut fondée au bourg d'Emmaüs afin de pourvoir à la sécurité du pays. Ensuite, comme les Juifs, même ceux qui habitaient hors de Judée, à Rome, à Alexandrie ou partout ailleurs, avaient l'habitude de payer chacun deux drachmes (1 fr. 8o c.) par an pour l'entretien du temple de Jérusalem, Vespasien leur fit remarquer que le temple étant brûlé n'exigeait plus aucuns frais, et les força en revanche de payer au trésor du Capitole la somme qu'ils avaient coutume de verser pour le temple de Jéhovah. A partir de ce moment Vespasien donna libre carrière à ses instincts financiers. On connaît assez le bizarre impôt qui a immortalisé son nom et qui lui a fait prendre rang dans la mémoire du peuple à côté d'un moderne préfet de Paris, pour que nous n'ayons pas à nous en occuper[24]. Du reste, en matière de rapacité et d'exactions fiscales, on pouvait tout attendre d'un empereur qui, à des envoyés d'une ville chargés de lui annoncer que la ville en question venait de lui voter une statue, répondit en tendant la main : Voici la base, et se fit payer en espèces ayant cours ce qu'aurait coûté la statue. Tandis que Vespasien s'occupait ainsi à amasser de l'or, Titus tout fier et tout heureux de sa nouvelle puissance, dans le joyeux épanouissement du triomphe, Titus s'occupait à verser du sang. Dans cette espèce de duumvirat familial c'est à lui que revient le soin de punir et de frapper ; pauvres Romains ! le père en veut à votre bourse, le fils en veut à votre vie. Partout, au théâtre, aux revues de troupes, jusque dans les festins, Titus ne pense plus qu'à faire disparaître tous ceux qui peuvent être un obstacle à l'établissement de la dynastie des Flavius, tous ceux même qui ont le malheur de déplaire à ce César improvisé. Au théâtre, il aposte des affidés qui lui désignent par d'horribles clameurs ceux dont le peuple, disent-ils, réclame instamment le supplice ; aux revues des prétoriens et des légions, d'autres scélérats demandent au nom des soldats la vie des plus riches citoyens ; dans les festins, ce sont les plus vils débauchés de Rome, ses compagnons les plus chers, qui sollicitent eux aussi de nouvelles proscriptions ; et Titus ne sait rien refuser ni au peuple ni aux soldats, encore moins à ses amis. Ce n'est pas tout : la cupidité de Vespasien semble le gagner ; mais, s'il est avide d'argent, c'est pour le follement dépenser dans les plus immondes orgies. Néron à côté de lui est un être presque vertueux. Comme Titus est entouré d'une cour de migrions et d'eunuques, et que l'argent de Bérénice ne suffit pas pour entretenir cette tourbe immonde, il s'abaisse jusqu'à accepter, jusqu'à demander de l'argent aux plaideurs, aux solliciteurs pour les appuyer dans leurs procès ou dans leurs pétitions. Bérénice d'ailleurs a conservé toute son influence sur l'esprit de Titus ; déjà au Palatin, où elle habite avec son amant, ses flatteurs lui donnent devant son entourage intime le titre tout romain d'impératrice ; elle-même se fait appeler Augusta comme Livie, bien que Titus ne soit cependant pas encore Augustus ; elle a fait accorder à son frère, au Juif Hérode, les insignes de la préture ; du reste, elle est bien vue de Vespasien, très-sensible aux riches présents dont elle le comble, et qui retiré dans l'ancienne villa de Salluste joue bourgeoisement son rôle de souverain bonhomme, laissant à son fils tout le faste, tout le prestige et toutes les dépenses du pouvoir. Le peuple ne dit encore rien ; mais dans quelques années, lorsque Bérénice, enhardie par l'habitude, affectera, non plus dans l'intérieur de son palais, mais en public, aux jeux du Cirque, dans les rues de Rome, les manières hautaines d'une impératrice, le peuple commencera à murmurer. Faudra-t-il donc que les vieux Quirites, forcément oublieux de leurs lois séculaires qui défendent l'alliance avec l'étrangère, s'inclinent devant la Juive, devant la femme de cette race méprisée, vaincue, haineuse et haïe ; cette fois ce serait trop ; Rome s'indignera, elle grondera. Titus est prudent ; Bérénice depuis longtemps n'est plus aimée ; ses richesses doivent s'épuiser, d'ailleurs le peuple est là qui payera pour elle. Bérénice partira donc avant que son amant ne soit empereur, le jour même où sa présence deviendrait un danger pour lui. Et le peuple ne la verra plus apparaître dans la loge impériale, à la place où s'asseyaient Livie, Messaline, Agrippine et Poppée, des monstres il est vrai, mais des monstres romains ! VIIGrands travaux à Rome. Reconstruction du Capitole. Haine de Titus pour la mémoire de Néron. Destruction du palais de cet empereur. Mort d'Helvidius Priscus. 72, 73[25].Pendant les années qui suivirent le double triomphe de Vespasien et de Titus, les nouveaux maîtres du monde s'occupèrent principalement de constructions et de réparations[26]. On jeta les fondements de ce célèbre arc de Titus (achevé seulement sous Domitien) sur lequel les israélites de Rome jettent encore à la dérobée des regards de haine et de colère ; on éleva un temple à la Paix, divinité peu honorée jusque-là par les Romains, mais sous la protection particulière de laquelle les Flaviens semblent avoir voulu se placer en leur qualité de pacificateurs de l'empire ; il y avait si longtemps que Rome, depuis Marius et Sylla jusqu'à Othon et Vitellius, était déchirée par la guerre civile que la nouvelle divinité ne devait pas manquer d'adorateurs. Ce fut à la Paix que l'on dédia les dépouilles de la guerre des Juifs, dépouilles que la guerre devait quelques siècles plus tard faire passer dans les mains de Genséric, roi des Vandales, et maître de l'Afrique alors arrachée aux Romains. Mais, homme utilitaire avant tout, Vespasien voulut que le bel édifice consacré à la Paix n'eût pas qu'un seul emploi : il en fit tout à la fois un temple, un lieu de réunion pour les gens de lettres de Rome qui devaient y déposer chacun un exemplaire de leurs ouvrages, et enfin un musée de tableaux dont la pièce capitale était une Bataille d'Issus enlevée à la galerie des Ptolémées à Alexandrie. Les rues de Rome et les routes de la banlieue furent repavées avec soin ; les terrains abandonnés ou couverts de ruines, concédés, au détriment de leurs légitimes propriétaires, à ceux qui voudraient y bâtir, cessèrent d'offenser la vue et de rappeler aux passants le souvenir des discordes civiles. Enfin l'on se mit avec la plus grande activité à reconstruire le Capitole[27], ce cœur de la patrie romaine, incendié au début du règne de Vespasien, au moment de la lutte suprême de Vitellius avec les partisans des Flaviens. Déjà l'on avait en l'absence de Vespasien fait l'inauguration des travaux. Le onze des calendes de juillet de l'an 70, par un ciel serein, l'on avait délimité avec des bandelettes sacrées l'enceinte de l'édifice, on avait fait entrer dans l'espace consacré des soldats porteurs de noms d'heureux augure, comme Faustus, Pius, Félix, Secundus, etc. Le sol fut arrosé d'eau lustrale par la main sainte des vestales, tandis qu'un chœur de jeunes enfants n'ayant encore porté aucun deuil chantait les louanges des dieux ; Plautius Ælianus, pontife, immola pour purifier le sol un taureau, un porc, une brebis ; une invocation solennelle fut adressée à la trinité capitoline[28] de Jupiter, de Junon et de Minerve. Alors le préteur Helvidius Priscus, une des futures victimes de Titus, prit le câble qui devait amener à sa place la première pierre, la pierre fondamentale, de l'édifice sacré ; avec lui les sénateurs, les vestales, les chevaliers, les soldats, même des plébéiens, pour que tous les ordres de Rome fussent représentés à cette cérémonie, s'attelèrent au câble et firent arriver à force de bras la pierre jusqu'à l'endroit où on devait la poser. Dans les fondations on jeta des médailles d'or et d'argent, des métaux vierges que le feu n'avait jamais touchés. Mais comme dans cette cérémonie le préteur Helvidius Priscus avait eu grand soin de ne pas prononcer le nom de Vespasien ni celui de Titus, une seconde fête d'inauguration fut jugée nécessaire, lorsque l'empereur fut installé à Rome. Cette fois il fut question de Vespasien et de Titus, tellement question qu'on frappa à cette occasion, en l'honneur du nouvel Auguste, une si grande quantité de médailles représentant à l'avers le profil impérial et au revers le Capitole qu'on en trouve encore aujourd'hui chez presque tous les numismates. Le plan primitif fut d'ailleurs conservé, seulement avec de plus vastes proportions. On devait toujours retrouver, avec de nombreux embellissements, la forme consacrée du vieux temple des Quirites. Les travaux furent rapidement exécutés, Rome ne pouvait se passer d'un Capitole ; l'énergique Vespasien, pour encourager, pour exciter les travailleurs, voulut lui aussi contribuer de sa personne à cette pieuse réédification, et au grand détriment de la majesté impériale, à la grande indignation de son fils Titus, il emporta sur son auguste dos une vulgaire hottée de plâtras. Mais, au milieu de tous ces travaux qui semblent faits uniquement pour l'utilité et la grandeur de Rame, on voit percer la pensée secrète de Titus, pensée qu'il s'efforce de faire partager à son père : faire oublier Néron, l'empereur regretté de la plèbe romaine. Ce sera à cette pensée que la ville éternelle devra ce gigantesque monument du Colisée, inauguré plus tard par Titus, cet abattoir et ce charnier qui est la plus belle pensée du fils de Vespasien, la plus noble trace qu'il ait laissée de son règne. Pour le moment Titus consacre une statue à Britannicus, victime de Néron, réédifie sur le mont Cœlius le temple inachevé, presque détruit, du divin Claude, victime de Néron, temple qu'avait commencé Agrippine victime de Néron le parricide. Ce qui restait du vaste palais du dernier empereur de la maison d'Auguste, de la célèbre maison dorée, fut condamné à disparaître ; les jardins, le beau lac, les grands bois, tout cela fut impitoyablement bouleversé et détruit ; la partie des jardins qui s'étendait du côté de l'Esquilin fut occupée par le temple de la Paix ; enfin le palais, la demeure même de Néron, fut enterré sous une terrasse factice, et sur ses ruines disparues s'élevèrent pour les faire oublier les Thermes offerts par Titus aux plaisirs du peuple romain. Ce travail fut fait avec une telle précipitation que l'on ne prit même pas le temps de retirer du palais de Néron ses principaux ornements. Les plus belles statues, entre autres celle du Méléagre (aujourd'hui au musée Pie-Clémentin), un des chefs-d'œuvre de l'art antique, de grands vases de porphyre, notamment l'immense coupe, d'un prix inestimable, qui décore aujourd'hui une des salles du Vatican, quantité d'objets précieux, de splendides fresques, tout cela disparut sous une couche épaisse de terre et de plâtras, et il a fallu les fouilles des modernes pour rendre à la lumière, pour restituer à l'admiration de l'humanité, tous ces modèles de l'art antique que la haine impatiente de Titus avait voués à un éternel oubli, comme rappelant au peuple le souvenir d'une famille impériale, plus illustre et plus noble que celle des Flaviens. Galba, Othon, Vitellius avaient laissé debout le splendide colosse de bronze auquel le sculpteur Zénodore avait donné les traits de Néron ; Titus sorti du bas peuple de Rome en avait tous les mauvais instincts ; il ne comprit pas, comme malheureusement du reste ne le comprennent pas encore les masses, que l'art doit tout couvrir de sa sublime protection ; et le pauvre colosse renversé, mutilé, restauré par de soi-disant artistes alla orner la voie sacrée avec une nouvelle tête, plus ou moins bien ajustée, qui, tout entourée de rayons dorés et reproduisant les traits de Titus, voulait symboliser à la fois le Dieu-Soleil et le César. Louis XIV, on le voit, est bien dépassé ! avant le Roi-Soleil il y a eu le César-Soleil. Cette étrange idée de chercher à s'identifier, à se confondre avec une divinité connue, adorée, sera, dans la décadence impériale, commune à bien des empereurs. C'est l'influence de l'Orient, de ces pays mystérieux des incarnations divines, qui s'est lentement et peu à peu infiltrée dans l'esprit romain. Les vieux consuls de l'ancienne Rome, les Fabius, les Cincinnatus, esprits précis, froids et positifs, n'auraient jamais eu de semblables imaginations ; il fallait pour les concevoir l'esprit exalté d'un César enivré de sa formidable puissance, entouré, pressé par les eunuques et les mignons d'Orient, enfants de cette molle Asie prête à tout croire ou de cette pieuse Egypte prête à tout adorer. Mais ces vagues idées de divinité, cette tentative d'usurpation céleste n'étaient pas à Rome universellement bien vues ; chose terrible, on s'en moquait ! Il y avait trop de gens qui avaient connu la mère de Titus, lorsqu'elle n'était guère plus qu'une courtisane, trop de commerçants à qui Vespasien, maquignon failli, n'avait pas entièrement payé tout ce qu'il devait, pour que cette outrecuidante prétention n'excitât pas la risée publique. En vain, jaloux de la famille impériale des Julius qui descendait de Vénus et d'Enée, Titus veut-il trouver une origine divine à la famille des Flavius ; en vain choisit-il modestement un petit dieu, un parvenu de l'Olympe, un peu balourd et lourdaud, Hercule, non dieu de naissance, mais seulement promu dieu après sa mort ; les Romains ne veulent point croire à cette descendance, les savants, gens de leur nature consciencieux et peu flatteurs, déclarent la généalogie apocryphe, et l'on finit par découvrir que l'auteur de l'illustre maison flavienne était tout bonnement un pauvre journalier de la Gaule cisalpine, qui, venant tous les ans louer ses bras à quelques riches agriculteurs de Réate, avait fini par s'y marier et par s'y fixer définitivement vers l'époque des guerres de Marius. Vespasien ne prit pas trop mal cette fâcheuse découverte ; il n'avait d'ailleurs jamais voulu reconnaître Hercule pour son ancêtre ; mais l'orgueil de Titus fut vivement froissé et l'orgueil froissé ne pardonne jamais. On le vit bien, et sans beaucoup tarder ; les philosophes de l'école stoïque, irrespectueux par principes et plus instruits que la foule, avaient dû nécessairement être les plus violents adversaires de l'origine céleste des Flaviens. Titus leur fit une guerre impitoyable. L'homme qui par ses talents, ses vertus et sa haute position sociale pouvait être regardé à Rome comme le chef de l'école stoïcienne, école qui était devenue en quelque sorte un véritable parti, c'était cet Helvidius Priscus, que nous avons vu présider en qualité de préteur aux premiers travaux de la reconstruction du Capitole. Sa vie était simple, sa conduite irréprochable, car on ne lui reprochait que de trop aimer la gloire. Gendre de Pétus Thraséas, il avait puisé dans les entretiens de cet illustre républicain l'amour de la liberté ; comme lui, il regrettait le temps où florissait la république ; son rude esprit ne pouvait se résoudre à comprendre que le temps de la puissance aristocratique et républicaine était définitivement passé, et que, pour retenir ce faisceau mal lié de nations si diverses dont se composait alors l'empire de Rome, il fallait la main de fer d'un seul homme, l'unité du pouvoir absolu. Pendant les premiers temps du règne de Vespasien, Helvidius Priscus ne cessa de faire au nouvel Auguste une perpétuelle opposition. Nommé à plusieurs grandes charges, il affectait toujours de parler au nom du peuple sans prononcer jamais le nom de l'empereur. Plusieurs fois il essaya d'enlever au chef de l'Etat certains droits et certaines prérogatives pour les faire attribuer au sénat ; il blâmait hautement la conduite déréglée de Titus, l'avarice de Vespasien. Fatigué de ces attaques incessantes dirigées contre sa personne et contre son pouvoir, Vespasien, qui n'était cependant pas cruel, se décida à sévir ; d'ailleurs son entourage le pressait de faire un exemple. Déjà du reste, deux philosophes obscurs, Dionysius et Héras, avaient payé de leur vie quelques phrases imprudentes. Héras mériterait d'être plus connu ; Titus avait banni les stoïques ; mais les stoïques avaient leurs martyrs, leurs confesseurs comme les chrétiens ; malgré les défenses, les dangers, quelques-uns étaient restés à Rome ; un d'entre eux, Diogène, eut même l'audace de reprocher à Titus en plein théâtre ses crimes et ses vices. On le saisit, on le bat de verges, on le laisse pour mort sur la place. Qui maintenant oserait encore offenser Titus. Qui ? ce sera Héras ; un second stoïque succède au premier, et Héras, calme et résolu, blâme avec une indomptable énergie les infâmes amours, les cruautés et les vices du César. Cette fois le licteur trancha la tête du stoïque. Mais ces philosophes étaient des hommes de peu ; Titus suppliait son père de frapper des têtes plus hautes, de fermer ainsi ces bouches insolentes des patriciens qui voulaient ébranler la dynastie mal enracinée des Flaviens. Vespasien céda ; le prince, qui avait marié richement, et, chose plus belle encore pour un avare comme lui, en la dotant de ses propres deniers, la fille de son ennemi Vitellius, le prince, qui à une dénonciation contre un sénateur accusé d'aspirer à le renverser répondit en le nommant consul pour s'en faire un ami, disait-il, si plus tard il devenait empereur, un pareil homme n'aurait pas été cruel, s'il n'y avait pas été irrésistiblement poussé par ce fils dur et ambitieux qui n'usa jamais que pour faire le mal de l'influence dont il jouissait auprès de son père. Helvidius Priscus avait déjà été banni, mais cela ne suffisait pas à Titus : les exilés peuvent revenir. Un soir il arracha à son père l'ordre de faire mourir le banni. Vespasien venait à peine de signer l'arrêt fatal qu'il commençait déjà à s'en repentir. Il veut revenir sur cette fatale décision : un courrier est envoyé pour arrêter le centurion chargé de faire périr Helvidius Priscus. Il est encore temps : le condamné sera sauvé. Mais non, Titus est là : il veille, il sait veiller quand il s'agit de ses vengeances, il retient le courrier, ne le laisse partir que quand il est trop tard pour prévenir l'exécution, et bientôt Vespasien apprend que sa clémence n'a pas été assez prompte et qu'Helvidius est mort. Eh bien, franchement, empêcher un malheureux d'avoir sa grâce, voler ainsi la vie d'un homme, n'est-ce pas plus mal et plus lâche encore que de le condamner même injustement ? J'aime mieux Néron faisant au mépris de toutes les lois périr l'intègre et vertueux Corbulon que Titus escroquant ainsi la mort d' Helvidius Priscus. Cela seul ne suffirait-il pas pour faire détester à jamais les Délices du genre humain ? et ce n'est pas le seul fait de ce genre que nous rencontrerons au cours de ce récit, avant d'avoir complètement arraché à cet hypocrite pleurard le masque de sensibilité sous lequel il a su, depuis dix-huit cents ans, cacher, grâce à la connivence de l'histoire, son front flétri et sa face éhontée ! VIIIProspérité de l'empire au début du règne de Vespasien. Meurtre juridique de Sabinus et d'Eponine. Assassinat de Cécina par Titus. Mort de Vespasien. 74 à 79[29].La sévère économie de Vespasien, son gouvernement méticuleux et actif avaient ramené dans l'empire une véritable prospérité ; les impôts donnaient régulièrement les quatre milliards de sesterces nécessaires aux dépenses de l'Etat ; la paix régnait partout, sauf dans l'île lointaine de Bretagne que devait bientôt pacifier le célèbre Agricola. Toutes les concessions faites par Néron. à différents peuples avaient été révoquées, l'Achaïe, la Lycie, la Cilicie, la Commagène, Rhodes, Byzance, Samos avaient été remises sous la sujétion immédiate de Rome ; l'unité régnait enfin dans l'empire qui ne renfermait plus que des provinces. On n'avait même pas épargné les plus vieux alliés du nom romain, même pas les plus fidèles amis de Vespasien. Ainsi, le roi de la Commagène, vieillard inoffensif dont les troupes avaient rendu à Vespasien et à Titus les plus grands services pendant la guerre de Judée, dont les fils avaient été les compagnons d'armes de Titus, s'était vu enlever de son pays et jeter dans les fers. C'était le dernier roi de l'illustre famille des Séleucides. Un seul des princes vassaux de Rome avait conservé son ombre d'indépendance : le frère de Bérénice, Hérode Agrippa, obtint de l'amant de sa sœur la tranquille possession de sa petite tétrarchie. Le genre de services que rendait cette triste famille des Hérodes à la dynastie flavienne devait nécessairement être mieux récompensé que les services de guerre du vieux roi de Commagène, que le sang perdu par lui et par ses fils pour les intérêts des Flaviens. Les lettres elles-mêmes répandaient quelque éclat ; Vespasien, désireux d'être loué en beau langage, créait en faveur des rhéteurs deux chaires d'éloquence, l'une à Rome et l'autre à Athènes, avec un traitement de cent mille sesterces ; Pline l'Ancien, nommé préfet de la flotte, dédiait au César Titus son grand ouvrage, son Historia mundi, le plus vaste monument que nous ayons conservé de la science des anciens ; Mucien, l'ancien commandant de l'armée de Syrie, toujours influent auprès de Vespasien, riche comme Lucullus, se piquait d'écrire, encourageait les auteurs, et jouait avec assez d'intelligence l'agréable rôle de Mécène, tranquille position qu'il s'était réservée, laissant aux empereurs Vespasiens, ainsi qu'on nommait le père et le fils, les fatigues et les soucis du pouvoir. Malheureusement cette prospérité ne devait pas durer ; de nombreux tremblements de terre, qui renversèrent trois villes dans l'île de Chypre, et qui désolèrent Salamine et la riche Paphos, furent, pour ainsi dire, les précurseurs de cette terrible éruption qui bouillonnait déjà dans les flancs alors verdoyants et fleuris de la montagne du Vésuve. Une horrible peste à Rome, qui enleva jusqu'à dix mille personnes par jour, vint jeter l'épouvante dans toute l'Italie ; les lois immuables de la nature semblèrent elles-mêmes bouleversées, et la chronique d'Alexandrie affirme sérieusement que pendant la durée de ce fléau une femme de Rome nommée Alcippe donna le jour à un éléphant. Ce fut vers cette époque que se dénoua ce touchant épisode de Sabinus et d'Eponine[30], qui est resté dans toutes les mémoires et qui aurait dû cependant mieux faire connaître à tous ceux qui en ont conservé le souvenir quel était le véritable caractère de Titus. En l'an 79 on découvrit au fond d'une caverne un noble Gaulois nommé Julius Sabinus qui s'y cachait depuis neuf ans. Ce Sabinus, d'une puissante et ancienne famille du pays des Lingons, prétendait descendre de Jules César par son aïeule à qui le fondateur de la maison impériale des Julius s'était attaché pendant la guerre des Gaules. A la nouvelle de la mort de Vitellius il avait soulevé les Lingons, ses compatriotes, et, déclarant que désormais la Gaule repoussait tous ces empereurs que lui imposaient l'Italie ou les provinces, il avait pris pour lui-même le titre de César. Son but était de fonder un vaste empire gaulois, de réunir par un lien étroit toutes ces nations divisées de la Gaule, qui une fois unies auraient pu faire la loi au monde entier ; il voulait enfin transporter à Andomatunum, à la cité des Lingons, la suprématie dont avait joui si longtemps, grâce à l'anarchie gauloise, l'orgueilleuse ville aux sept collines. Mais Sabinus, malgré ses vastes desseins, ne connaissait pas l'esprit de son pays ; ce ne fut même pas par des Romains, mais bien par des Gaulois qu'il fut vaincu. L'immense et turbulente multitude des Lingons qu'il avait entraînée à sa suite fut mise en déroute au bout de quelques jours par un peuple voisin, les Séquanes, qui, restés fidèles à la puissance romaine, avaient embrassé la cause de Vespasien. Sabinus, abandonné de tous les siens, sauf de deux affranchis, s'était retiré dans une profonde caverne qui pendant longtemps avait servi de sépulture à sa famille ; il avait fait courir partout le bruit de sa mort ; un de ses affranchis était même venu l'annoncer en pleurant à l'épouse de son maître, Eponine, cette femme dont le nom prédestiné signifiait en vieille langue gauloise héroïne. Quand Eponine eut pendant plusieurs jours pleuré la mort de Sabinus, l'affranchi revint lui dire que son époux vivait, mais qu'elle eût soin de continuer à le pleurer comme mort ; la nuit seulement elle pourrait se glisser dans la caverne ; parfois, sous prétexte d'un voyage, elle pourrait même y faire quelque séjour de plus longue durée. Pendant neuf ans les deux époux vécurent de cette triste vie ; deux fils naquirent dans la caverne et y furent secrètement élevés. Personne n'avait de soupçons, tout le monde croyait si bien Sabinus mort depuis longtemps qu'Eponine put l'emmener une fois jusqu'à Rome dans l'intention d'aller se jeter tous les deux aux genoux de Vespasien et d'implorer sa clémence ; mais, sur le conseil de quelques amis dévoués qu'elle avait à Rome et auxquels elle avait confié son secret et ses espérances, elle ne se fia pas à la bonté de l'empereur et elle revint avec Sabinus retrouver cette retraite sévère et lugubre, mais que du moins elle croyait assurée. Malheureusement, Eponine, devenue plus confiante par l'habitude, se laissa aller à prendre moins de précautions ; on l'épia, on la suivit, et bientôt Sabinus, surpris dans sa caverne avec sa femme et ses fils, fut livré au lieutenant des Gaules qui l'envoya à cet empereur Vespasien qu'il avait osé combattre. Rome entière admira le dévouement d'Eponine et plaignit le sort de Sabinus ; lorsque amenée avec son mari devant Vespasien, Eponine portant ses fils dans ses bras se jeta aux pieds de l'empereur en lui disant : César, tu vois ces deux enfants, je ne les ai conçus, je ne les ai nourris dans un tombeau que pour être un jour plus de suppliants à te demander la grâce de leur père, Vespasien s'attendrit ; il alla jusqu'à verser des larmes ; tous croyaient au pardon : Titus rappela l'inflexible raison d' Etat ; un homme qui avait osé usurper la pourpre impériale ne devait pas vivre ; la clémence serait un encouragement à la rébellion. Et Vespasien cédant à l'impitoyable dureté de son fils signa l'arrêt de mort des deux époux, Titus ne voulant sans doute pas qu'on séparât dans la mort ceux qui s'étaient tant aimés dans la vie. Plutarque lui-même dit dans son traité De amore que sous ce règne on ne vit rien de plus odieux que cette double exécution, et que les malheurs qui frappèrent plus tard la race des Flaviens furent le châtiment mérité de la barbarie de Titus. A peine Sabinus venait-il de périr, que Titus découvrit un complot tramé contre son père et contre lui-même. Marcellus et Alliénus Cécina[31] avaient, parait-il, gagné quelques soldats pour renverser l'empereur régnant. Titus en avait la preuve par des lettres écrites de la main de Cécina ; remarquons, en passant, le rôle important que jouent les lettres dans la vie de Titus ; ce fut grâce à une lettre d'Othon, fausse il est vrai, qu'il souleva les légions et fit nommer son père empereur. Titus se charge de prévenir cette nouvelle révolte ; un autre aurait simplement fait arrêter Cécina et Marcellus : Titus agit autrement. Peut-être Cécina, le chef de la conspiration, contre lequel on n'avait en somme d'autre preuve que ses lettres, aurait-il, ces criminels ont tant d'audace, déclaré devant les juges qu'elles n'étaient pas de sa main et refusé de les reconnaître. Or, conspirateurs ou non, Cécina et Marcellus étaient de dangereux personnages, intrigants, trop bien vus d'une partie de l'armée qui n'avait pas oublié le vainqueur de Bédriac. Titus est adroit : il dissimule ses soupçons, accable Cécina d'amitiés et d'invitations à dîner ; puis, un beau soir, après un repas splendide, comme Cécina venait de prendre congé du César, et traversait l'atrium du Palatin pour regagner son logis, quelques soldats apostés l'assaillirent et le massacrèrent, à quelques pas des dieux pénates des Flaviens, gardiens de leur hospitalité. Et le lendemain, Titus prouva lettres en main à l'assemblée du sénat que Cécina était coupable et que, sans ce coup de vigueur, la conspiration aurait éclaté dans la nuit même. Il pourrait bien se faire, du moins c'est l'avis d'Aurelius Victor, que Cécina fût surtout coupable d'avoir su plaire à Bérénice. Quant à l'autre conjuré Marcellus, il fut arrêté et devait être jugé par le sénat ; mais il s'ouvrit la gorge avec un rasoir ; du moins est-il sûr qu'on le trouva un matin dans sa prison la gorge ouverte, sans vie et par conséquent sans voix. Mais la santé de Vespasien commençait à décliner ; dans un voyage en Campanie, il avait été atteint par les sèvres ; revenu à Rome malade, il voulut aller chercher la guérison dans les montagnes de la Sabine, son pays natal ; il avait d'ailleurs l'habitude de passer tous les ans l'été dans ses terres de Réate, ce petit bourg d'où était sorti sa famille. De là à cause de la proximité de Rome, il pouvait continuer à surveiller les affaires publiques et à diriger l'empire. Cutilies, ville située à très-peu de distance de Réate, était renommée pour ses eaux froides : elles étaient, nous dit Pline, très-salutaires pour l'estomac, les nerfs et le corps entier. Vespasien voulut y suivre un traitement, mais son tempérament épuisé par l'âge et par un genre de vie intime fort peu édifiant n'avait probablement plus assez de forces pour réagir contre le froid pénétrant de ces eaux qui faisaient sur la chair des baigneurs l'impression d'une morsure. Bientôt son estomac ne fonctionna plus ; en vain lutta-t-il contre le mal, mit-il à devenir dieu la plus mauvaise volonté possible, la maladie, une sorte de dysenterie, triompha de cette énergique volonté, et le chef de la race flavienne mourut, après s'être redressé dans un suprême effort sur son lit d'agonie, en répétant ce mot, sans doute depuis longtemps préparé : Un empereur doit mourir debout. (24 juin 79.) Maintenant, c'est en tremblant que nous allons prononcer contre Titus la plus effroyable de toutes les accusations ; nous ne conclurons pas, espérant pour l'honneur de la nature humaine que cette accusation est fausse. Nous nous contenterons de rapporter l'opinion d'un autre : l'empereur Adrien, dans ses mémoires, accuse formellement Titus d'avoir empoisonné son père Vespasien. Vespasien est, en effet, mort d'une maladie d'estomac, maladie bien suspecte à cette époque, après avoir bu beaucoup d'eau froide ; coïncidence fâcheuse, Britannicus est mort également d'un poison donné dans l'eau froide ; les princes doivent éviter de boire frais, cela est plus malsain pour eux que pour personne. Deux ans plus tard, Titus mourant se reprochera désespérément un seul crime, lequel ? c'est ce que nous tâcherons de savoir quand nous en serons aux derniers moments de ce prince. Dion Cassius, qui rapporte, sans vouloir y croire, l'opinion de l'empereur Adrien, est forcé cependant de reconnaître que de son temps beaucoup de gens pensaient comme cet empereur au sujet de la fin de Vespasien. Peut-être cette accusation de parricide est-elle fausse, encore une fois, nous voudrions le croire ; mais quand il s'agit de la mort d'un père, le fils de César ne devrait même pas être soupçonné. IXLe règne de Titus. Protestation de Domitien. Funérailles de Vespasien. Désordre de l'administration. Folie de Titus. Sa prétendue clémence. 79[32].La nouvelle de la mort de Vespasien n'amena aucun trouble à Rome ; l'autorité de Titus, associé, sinon de titre, du moins de fait à la puissance impériale, était trop bien établie pour qu'on osât la contester. Une seule protestation s'éleva : Domitien prétendit que son père l'avait institué héritier comme son frère, qu'un testament déposé au Palatin en faisait foi. Titus, blessé qu'on soupçonnât sa loyauté, produisit la, pièce en question ; elle le déclarait seul héritier de l'empire et des biens particuliers de son père. Domitien, que Titus avait eu soin pendant tout le règne de Vespasien de laisser à l'écart, sans argent, sans influence, Domitien se vit réduit au silence, heureux encore que son frère le laissât vivre. Nous voici arrivés à une bien curieuse période de
l'histoire ; le décor dans lequel Titus a encadré jusqu'ici sa personne et sa
vie va changer subitement : plus de sang versé, plus d'orgies, au moins en
public, une recherche perpétuelle de l'amour du peuple ; on est habitué
depuis neuf ans à l'avarice de Vespasien, à la cupidité de Titus ; et voilà
que tout à coup le nouveau prince devient d'une si formidable générosité
qu'en quelques mois il vide complètement l'immense trésor amassé par son
père. Lui, le César froidement cruel, ennemi de toute clémence, dédaigneux de
toute justice, il veut être aimé, il devient clément, débonnaire, tendre
d'une tendresse maladive ; à propos de rien, seulement en regardant le
peuple, il se met à pleurer à chaudes larmes, il cherche des phrases
aimables, il fait des mots pour la postérité. Le peuple étonné commence par
se méfier ; ce rude César tourné si subitement au roi-soliveau ne lui dit
rien de bon. Mes amis, j'ai perdu ma journée.
— Personne ne doit sortir mécontent d'une audience
de l'empereur. Tout cela le laisse un peu froid ; mais voilà Titus qui
fait des distributions colossales, dignes de Néron, à tous les Romains ; jeux
publics, fêtes, loteries, grands festins, tout l'argent de Vespasien si
péniblement arraché à Rome et aux provinces, passe en ces inutiles dépenses
malheureusement les mieux vues de la foule ; et la foule se prend alors à
aimer le prince dont elle a redouté si longtemps la cruauté, surtout
l'avarice, et qui vient de se dévoiler subitement comme un prodigue de la
plus brillante espèce. Comment expliquer ce changement imprévu dans le caractère de Titus ? Faut-il croire avec M. Beulé que ce fut la conséquence d'un plan depuis longtemps mûri, que Titus avait joué d'abord la comédie de la cruauté pour jouer plus tard celle de la clémence, qu'il avait voulu en quelque sorte imiter cet adroit personnage qui sut être Auguste après avoir été Octave, plan d'autant plus ingénieux que les barbaries de Titus, commises Vespasien régnant, pourraient être mises à la charge de ce dernier ? Faut-il croire enfin que Titus héritier du pouvoir fut uniquement cruel pour pouvoir sans danger être un empereur clément et bénéficier de la transition ? Cela est fort possible et à première vue paraît même très-vraisemblable ; on peut ajouter aussi que la plupart des princes ont bien commencé ; les débuts des gouvernements ont toujours été les plus belles époques de l'humanité ; promesses, espérances, généreuses aspirations, amour du peuple, rien n'y manque. Néron, Domitien ont été pendant leurs premières années d'incomparables souverains ; au commencement, heureux de leur pouvoir, tous les princes sont disposés aux douces émotions de l'âme, ils voient tout en beau ; plus tard seulement le caractère s'aigrit : arrive l'habitude, la satiété de la puissance, puis l'ennui, puis souvent aussi les conspirations, les complots, par suite la défiance d'abord et bientôt après la haine de l'humanité. Titus, qui paraît avoir été dans sa jeunesse un fort adroit personnage, pouvait se dire aussi qu'un empereur universellement adoré a nécessairement moins de chance qu'un autre de tomber sous le poignard d'un assassin. Tant qu'il n'était qu'héritier, on n'avait pas grand avantage à le faire disparaître : lui mort, Vespasien restait. D'ailleurs toutes les cruautés sont, au nom de l'empereur régnant, c'était donc à Vespasien que devaient s'adresser toutes les haines et toutes les vengeances. Mais maintenant que Titus est le maître, qu'il est responsable de ses actes, il va changer entièrement ; il faut qu'il ne mécontente personne, il faut qu'il soit garanti par l'amour universel de son peuple contre toute révolution, contre tout attentat, et le successeur d'Auguste va jouer sérieusement, imperturbablement son rôle d' honnête homme, sans avoir même la franchise de dire comme Auguste en mourant : Amis, applaudissez-moi, la farce a été bien jouée. Tout cela, disions-nous, est très-vraisemblable et même très-possible ; mais notre opinion particulière est qu'outre tous ces raisonnements, il y eut aussi autre chose qui influa beaucoup sur le changement de conduite de Titus. Titus avait eu une vie extrêmement agitée, une jeunesse inquiète ; tantôt heureux, tantôt misérable, il avait eu à supporter nombre de ces brusques variations de fortune qui éprouvent profondément le système nerveux de l'homme le plus fort. Depuis neuf ans que son père était au pouvoir il s'était livré à tous les vices, à tous les excès et à toutes les débauches innommées que Rome avait héritées de l'Orient vaincu ; son tempérament était usé, son cerveau affaibli ; la joie d'arriver à l'empire lui porta le dernier coup ; lui, le pauvre officier d'aventure, le descendant du journalier de Réate, le fils d'une mère dont les matrones romaines s'écartaient dédaigneusement, le voilà le maître du monde ! Il est le maître de tous et de tout ; il est l'égal des dieux, comme eux on l'appelle immortel et clément, comme eux on l'encense, on l'invoque, on l'adore ; ne serait-il pas dieu réellement ? Sa tête se trouble, n'est plus assez forte pour résister à tant d'émotions, sa raison inégale à porter le poids de ses grandeurs semble vaciller comme une lampe près de s'éteindre. Voyez le portrait qu'en font les historiens anciens, alors qu'il est devenu Auguste : il pleure toujours, sans raison ; à propos de rien on le voit fondre en larmes, adresser au peuple des discours à peine sensés, plus dignes d'un enfant en bas âge que d'un empereur triomphant. Souvent sa langue se paralyse, il balbutie, se répète, exprime difficilement sa pensée ; il a souvent la fièvre, son estomac et ses entrailles sont profondément atteints, il éprouve parfois du délire. Titus a tout simplement un ramollissement de la moelle épinière : Titus n'est devenu doux et clément qu'en devenant idiot. Les premiers soins dont l'héritier de Vespasien eut à se préoccuper, ce furent les obsèques de l'empereur défunt ; les anciens, doués mieux que les modernes sous le rapport de l'instinct théâtral, de l'amour de la pompe et de la décoration, avaient su donner aux tristes cérémonies des funérailles un cachet de grandeur et d'imposante majesté. C'était le soir, à la lueur fauve des torches, par le grand silence de la nuit, par le deuil que l'obscurité met à la nature entière qu'on enlevait les corps des défunts pour les transporter hors de la ville, au champ de Mars quand il s'agissait de grands personnages ; car c'était toujours à quelque distance des habitations que s'élevait le bûcher funèbre. Les restes de Vespasien furent d'abord transportés dans son palais de Rome, et huit jours environ après son trépas on célébra sa pompe funéraire. Parfumé, embaumé d'aromates, le corps resta quelque temps exposé dans l'atrium du Palatin ; puis, un soir, sur l'ordre du maître des cérémonies commença le long défilé du convoi. En tête s'avançaient les ordonnateurs chargés de régler la marche lente du cortège ; derrière eux venaient les licteurs vêtus de noir, tenant leurs faisceaux renversés, les musiciens tirant une funèbre harmonie de leurs longues flûtes tibicines, les pleureuses aux cheveux épars se répandant en sanglots, en gémissements cadencés ; puis, seul et isolé, marchait l'archimime, le personnage important de cette lugubre cérémonie, qui, vêtu comme le défunt, s'efforçait de le rappeler par les gestes et par la parole. Le corps de l'empereur mort venait ensuite porté par les plus illustres sénateurs, des consulaires ou des patriciens de vieille race ; il était précédé des affranchis de la maison impériale, d'esclaves chargés des images des ancêtres, des insignes du défunt ; derrière, sanglotant, soutenus par quelques amis, Titus et Domitien, enfin tout le sénat suivi à son tour des anciens magistrats, des généraux, des lieutenants des provinces et des lieutenants des légions, des pontifes, tous répétant par intervalle ces lamentations solennellement rythmées que réglait l'étiquette funéraire. Au Forum le cortège s'arrêta ; les prétoriens élevant leurs torches entourèrent la vaste place, et du haut de la tribune aux harangues on prononça l'éloge funèbre de l'empereur ; puis le cortège reprit sa marche vers le champ de Mars à travers les rues pleines de monde et pourtant silencieuses. Au champ de Mars un catafalque était préparé surmontant un énorme bûcher ; le corps de Vespasien y fut déposé revêtu d'une enveloppe d'amiante, afin de pouvoir retrouver les cendres impériales sans qu'elles se mêlassent aux débris impurs du bûcher. Le feu est mis à la place préparée ; une flamme vive et brillante jaillit à l'instant, embrase tout le catafalque dont le sommet s'entrouvre et laisse échapper un aigle impatient qui monte droit dans les cieux et semble emporter avec lui, de son vol fier et puissant, vers les dieux de l'Olympe qui l'attendent, l'âme enfin délivrée du divin père de Titus[33]. Mais toute cette belle et touchante cérémonie fut gâtée par l'archimime qui, désireux de bien représenter au naturel le personnage de Vespasien, ne trouva rien de mieux à faire que d'apostropher l'intendant de l'empereur qui suivait le convoi et de lui demander à combien reviendraient ses funérailles, parlant comme s'il eût été Vespasien lui-même : l'intendant, surpris de cette demande imprévue, ayant répondu : Dix millions de sesterces, ce qui était la vérité. —Donnez m'en cent mille et jetez mon corps dans le Tibre, répliqua le prétendu Vespasien. On comprendra facilement l'effet que dut produire sur le peuple ce peu respectueux épisode. Comme tous les maniaques, Titus avait une certaine suite dans ses idées fixes ; il voulait, nous l'avons vu, être à toute force de famille divine. On a ri quand il a voulu se faire passer pour le descendant d'Hercule ; maintenant qu'il est empereur, il ne se contentera plus de cette lointaine parenté, toute sa famille va être une famille de divinités ; Vespasien est déclaré dieu, la mère de Titus est également proclamée déesse : il en est de même pour sa grand'mère, Vespasia Polla. Le sénat l'a reconnu, les collèges sacerdotaux l'ont affirmé, voilà Titus fils et petit-fils de dieux, en attendant qu'il soit dieu lui-même pour le plus grand bonheur de son frère Domitien. Pour le moment, il se contente d'être grand pontife, comme l'étaient tous les empereurs depuis Jules César ; encore prétend-il n'accepter cette haute fonction que pour être forcé de conserver ses mains pures de tout sang versé. Tibère, Caligula, Néron avaient également été grands pontifes, et nous ne savons pas que cela les ait jamais empêchés de faire tuer personne. Néanmoins, il est juste de tenir compte à Titus de cette bonne intention. Vespasien a donc ses temples, ses autels, ses prêtres, mais voyez la malice du Destin : la vieille divinité, jalouse sans doute de cet envahissement de l'Olympe, donne au dieu Vespasien, pour pontife de son nouveau culte, le satirique Juvénal. Pauvre dieu Vespasien ! combien de fois, dans l'intimité du sanctuaire, ta récente divinité a-t-elle dû souffrir des mépris et des railleries de son incrédule pontife ! Mais pourquoi. Titus s'est-il arrêté en si beau chemin ? Pourquoi n'a-t-il pas -continué de diviniser ses ascendants et même quelques collatéraux ? Sans doute par respect pour ce nombre trois, honoré de tout temps, de Pythagore à Jésus-Christ. L'importance de ce nombre impair est curieuse à observer dans toutes les religions ; ainsi, l'Egypte avait eu la mystique trinité d'Isis, d'Osiris et d'Horus, et, à Rome même, le paganisme révérait la trinité du Capitole ; le sanctuaire réservé, le vrai Capitole, ne renfermait que trois divinités, Jupiter, avec Minerve à sa droite et Junon à sa gauche ; et le serment le plus solennel des Romains, c'était de jurer par la trinité capitoline. Malheureusement, ces occupations religieuses prenaient tout le temps de Titus ; avec sa déplorable idée de ne renvoyer personne mécontent et de ne jamais rien refuser, le trésor devait vite s'appauvrir ; les provinces, surtout celles qui étaient éloignées de Rome, devaient subir tous les caprices, toutes les fantaisies, toutes les dilapidations de leurs gouverneurs. Un sénateur couvert de dettes, avide de réparer sa fortune délabrée et de fuir sous une protection officielle les poursuites de ses créanciers, demande un gouvernement. Est-il capable, est-il honnête ? peu importe ; ce qu'il faut, avant tout, c'est qu'il ne s'en aille pas mécontent d'une audience impériale ; il ne faut jamais rien refuser, c'est la maxime de l'empereur, même pas ce qu'on sait bien ne jamais pouvoir donner, encore moins ce qu'il est possible d'accorder. Pour avoir argent, places, fonctions lucratives, il n'y a qu'à demander ; or ceux qui demandent sont généralement ceux qui ne méritent pas. En peu de temps, l'administration, la justice même, ne fonctionnèrent plus ; des fêtes de cent jours interrompaient tout travail ; le peuple romain n'avait plus qu'à songer à ses plaisirs, qu'à rêver chaque nuit à ce qu'il réclamerait le matin à son empereur pour les divertissements de la journée. Titus, en effet, en proie à un véritable délire, ne demande plus qu'à être aimé, n'importe à quel prix, en satisfaisant toutes les passions, et, s'il le faut, tous les vices de ses sujets. Ce désir intense et subit d'affection n'était évidemment qu'une des formes de la timidité morbide qu'on remarque chez les malades atteints comme lui d'un ramollissement général. Quant à ses mœurs, on ne peut nier qu'elles ne se fussent améliorées, bien légèrement il est vrai. A la vérité, Bérénice était repartie pour l'Asie, pleurant son amour et son argent, tous deux également perdus ; avec elle s'en était allé tout l'entourage des eunuques et des beaux enfants d'Orient ; mais pourquoi faut-il que Titus ait pris en revanche un goût si vif pour les gladiateurs thraces, jusqu'à se compromettre en public avec eux ; pourquoi faut-il surtout qu'il ait eu, pour le plus fort et le plus beau d'entre eux, Mélancomas, un amour qui rappelle celui d'Alexandre le Grand pour Bagoas, celui de Néron pour Sporus ? Malgré la maladie qui commençait à le miner, Titus, au début de son règne, avait encore assez de raison pour remplir ce rôle hypocrite qu'il semblerait avoir eu réellement l'intention de jouer en arrivant au pouvoir ; d'ailleurs, n'avait-il pas dans son entourage quelque adroit courtisan, ce Flavius Josèphe par exemple, rusé comme tous ceux de sa race, qui fut capable d'imaginer une de ces scènes pathétiques et touchantes qui font si bien dans les panégyriques impériaux et royaux ? Qu'admire-t-on le plus dans la vie du divin Auguste, ce modèle des souverains de Rome ? le pardon généreux qu'il accorda à Cinna. Titus aura ses Cinnas. Voici, en effet, qu'une conspiration se découvre : deux sénateurs, désireux sans doute d'avoir Domitien pour maître, complotent contre Titus, et Titus se hâte de leur pardonner ; il ne leur en veut même pas, l'empereur est trop au-dessus de l'humanité : C'est le destin qui fait les empereurs, a-t-il soin de leur dire ; donc, inutile de chercher à contrarier le destin ; le poète n'a-t-il pas dit : ineluctabile fatum. Mais, bien mieux, Titus pousse l'attention jusqu'à dépêcher un courrier chargé d'annoncer à la mère de l'un des conjurés que son fils a reçu son pardon ; qu'il ne court aucun danger ; mieux encore, il ne se contente pas de pardonner à ses assassins, il les emmène à l'amphithéâtre avec lui, il les fait asseoir dans sa loge ; il demande comme pour les examiner des épées de gladiateur, il montre avec ostentation à la foule qu'elles sont bien affilées, bien tranchantes, et il les confie aux deux conjurés assis à ses côtés. Nécessairement le peuple applaudit, trépigne et hurle d'enthousiasme comme au bon temps des Augustans de Néron, et l'histoire officielle enregistre pompeusement cette clémence, qui laisse celle d'Auguste bien loin derrière elle. L'histoire officielle n'a oublié qu'un détail, c'est de nous dire ce qu'ont reçu, pour jouer cette triste comédie, les deux prétendus conjurés. Oui, il y eut là comédie, et la plus méprisable de toutes, comédie de clémence ; il n'est guère vraisemblable que l'homme qui avait fait périr Helvidius Priscus, Héras, Sabinus, Eponine, Cécina, eût ainsi pardonné à de véritables assassins ; en tout cas, il ne les aurait pas ainsi choyés. Et, si par grand hasard il avait voulu être clément, il n'y aurait pas mis toute cette ostentation, il aurait pardonné simplement, noblement, et n'aurait pas fait de ce pardon un intermède théâtral. XL'éruption du Vésuve. 79[34].Il y avait à peine deux mois que Titus gouvernait l'empire, lorsque arriva l'épouvantable catastrophe qui ravagea la plus belle partie de la Campanie, détruisit des villes entières et fit périr des milliers d'hommes, effrayant l'humanité par un cataclysme jusqu'alors sans exemple. On ne peut se représenter ce qu'était à l'époque des
Flaviens ces côtes de la mer Tyrrhénienne que dominait le haut sommet du
Vésuve ; le golfe de Naples, si vanté par les voyageurs, si chanté par les poètes,
ne peut nous en donner qu'une bien faible idée. Essayons cependant de nous
figurer ce golfe mollement arrondi de Crater (aujourd'hui
golfe de Naples) tout bordé de villas blanches, de temples dorés par
le temps ; pendant plus de dix lieues la courbe ovale du rivage ne présente à
l'œil ébloui qu'une succession de portiques, de colonnades, de frais bosquets
d'orangers, de grands bois d'oliviers venant se baigner dans la mer, puis des
forêts de pins solitaires qui semblent faites pour rêver ; tout près au contraire
la luxuriante végétation d'immenses champs de vignes tantôt rampant sur le
sol, tantôt décorant de leurs guirlandes une futaie d'ormes élancés ; là de
grands platanes dont le feuillage épais abrite d'une ombre mystérieuse les
blanches théories des jeunes Campaniennes ; et partout, dans les champs de
vignes, sous les orangers, près des grands sapins, au pied des platanes, des
roses à foison ; de quoi fournir à Sybaris des milliers de couches odorantes,
de quoi fournir à Rome ces millions de couronnes qu'elle effeuillait dans ses
coupes ou flétrissait dans ses orgies. C'était là le lieu de plaisir de tout le monde romain ; Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron ont successivement habité sur ces rives bienheureuses ; tous ils ont voulu fouler ce sol enchanteur, respirer ces parfums, se plonger dans les ondes tièdes et salutaires que la nature prévoyante a semées le long de cette côte pour réparer les forces épuisées par toutes les voluptés faciles qu'offraient aux heureux d'alors les rivages de la mer Tyrrhénienne. C'est à Noies qu'est mort Auguste, Caligula a jeté sur le golfe de Baies son pont colossal, rival de celui que Xerxès imposa au Bosphore ; ce fut dans ces flots que sombra par une belle nuit d'été la galère d'Agrippine, ce fut sur ce rivage qu'elle présenta au fer du centurion le sein coupable d'avoir porté Néron. Là-bas, vers la haute mer, cette lie aux âpres rochers, aux abords escarpés, mais dont les cimes apparaissent riantes de verdure et de palais, c'est Pile mystérieuse, la Caprée de Tibère ; encore, sous le règne de Titus, les pêcheurs l'évitent, les barques s'en éloignent et l'ombre du vieil empereur semble toujours interdire aux profanes l'entrée de ce sanctuaire mystérieux des voluptés inénarrables et des cruautés surhumaines. De cette île, pendant dix années, partirent imprévus comme des coups de foudre ces décrets sanglants, ces ordres barbares au souvenir desquels tremblaient encore les Romains. Au fond du golfe, le dominant de toute sa hauteur, écrasant de sa masse immense Pompéi, Herculanum, Stabies, Rétine, s'étale dans sa grandiose majesté une énorme et large montagne ; c'est alors un vaste cône au sommet élargi ; on dirait une corbeille renversée, verdoyante d'aspect, toute fleurie, toute embaumée ; le soir, quand le soleil se couche derrière les rochers de Caprée, elle exhale à plusieurs lieues aux alentours l'odeur de ses champs de roses, de ses bois d'orangers. Le sol en est le plus fertile de toute l'Italie ; c'est le rêve de tout riche Romain que de suspendre à ces pentes enchantées la villa désirée. Cette montagne, c'est le pendant de Caprée ; d'elle aussi va aussi sortir la mort ; son nom, qui ne rappelle que plaisir, calme et fécondité, va effacer de son fulgurant éclat le nom de l'île sa voisine ; que seront Caprée et ses souvenirs de meurtres, d'horreurs et de proscriptions, quand soudainement, un soir d'été, la montagne comme en délire va jeter sur ces villes confiantes, sur ces villas bienheureuses ses flammes, ses rochers, ses pluies de cendres et de soufre et tracer en lettres de lave sur ce pays ravagé le nom flamboyant du Vésuve ! Or, plus que jamais, depuis que Vespasien avait rendu à l'empire un peu de calme et de confiance, la riche société romaine avait pris l'habitude de passer la saison chaude sur les bords du golfe de Crater. Non seulement les opulents affranchis des Césars, les riches sénateurs, les consulaires destinés aux gouvernements de provinces venaient y dépenser le fruit de leurs rapines et les rançons que leur payaient les villes et les nations pour mériter leur protection ou pour éviter leur colère ; mais aussi les citoyens de fortune plus modeste, les chevaliers, les changeurs dont les tables couvertes de monnaies charmaient dans le Forum les regards des oisifs et surtout ceux du poète Martial, tous venaient passer quelque temps dans ces villes coquettes, véritables villes d'eaux de l'antiquité, et où l'on trouvait réunis tous les plaisirs imaginables. L'année 79 s'annonçait justement à Rome comme plus chaude et plus malsaine que d'habitude, et la canicule redoutée avait fait fuir sur les côtes salubres de Campanie tous ceux que leurs occupations ou leur pauvreté ne retenaient pas forcément attachés dans la fiévreuse métropole. Herculanum, Pompéï, Stabies, Rétina étaient, comme Naples et Misène, remplies d'hôtes et de visiteurs, toutes les villas regorgeaient de monde. Plus que jamais la foule affluait à Herculanum, la ville à la mode qui, d'origine purement grecque, avait conservé toute l'élégance et tout le bon goût de ses ancêtres. Seize ans auparavant, un tremblement de terre avait déjà effrayé les côtes de la Campanie. Herculanum et Pompéï avaient été en partie renversées ; mais le phénomène ne s'était pas renouvelé, les maisons avaient été reconstruites avec les mêmes matériaux et l'on ne songeait déjà plus à l'accident éloigné qui avait pendant quelques étés privé de ses hôtes habituels les bords du golfe Tyrrhénien. On était à la fin du mois d'août de l'an 79[35] ; depuis quelques jours la chaleur était étouffante ; subitement toutes les sources, tous les puits avaient tari et l'on avait observé dans les flots du golfe de bizarres bouillonnements ; plusieurs fois aussi l'on avait entendu retentir sous le sol comme de sourds grondements de tonnerre. Le 23 août, au matin, Pompéï s'était réveillée peu inquiète de tous ces présages ; l'amphithéâtre à peine restauré il devait y avoir représentation, combats de gladiateurs, et nul n'aurait pensé à y manquer ; d'ailleurs, sauf une chaleur torride, oppressante, la journée n'offrait aucun symptôme inquiétant ; et toute la population était venue s'asseoir joyeusement sur les gradins qui couronnaient l'arène. Tout à coup, comme les spectacles commençaient, à une heure de l'après-midi, un cri d'épouvante sortit de toutes les poitrines. Subitement le sommet du Vésuve s'était entrouvert et une immense colonne de fumée montait dans le ciel bleu ; tantôt cette fumée paraissait blanche, tantôt noirâtre ; puis des langues de feu la traversaient, d'énormes masses incandescentes s'élançaient dans les airs et retombaient bientôt entraînées par leur pesanteur. En quelques instants le ciel s'obscurcit, probablement par l'effet d'une immense quantité de cendres ténues et légères que vomissait le Vésuve avec de la vapeur d'eau qui se condensait en nuages à sa sortie du cratère. A peine les Pompéiens commençaient-ils à se remettre de la stupeur que leur avait causée cet étrange et redoutable spectacle, qu'une grêle de pierres se mit à tomber sur eux ; c'étaient du reste des pierres assez légères, une sorte de pierre ponce ; l'amphithéâtre, les rues, les cours en furent bientôt remplis ; et, au moment où la foule éperdue s'échappait de tous côtés, les uns courant chercher un abri dans leurs maisons, les autres fuyant au hasard, essayant avant tout de sortir de cette ville qui leur semblait maudite, voici que le sol se met à trembler, de larges déchirures s'ouvrent brusquement sous les pas des fuyards ; les murs se fendent, les toits tombent, les colonnes, les statues vacillent ; la pluie de pierres redouble de violence — en quelques heures, peut-être en quelques minutes, il y en avait sur la ville plus de quatre mètres d'amoncelées — ; des gaz mortels, sortant de ce sol, qui se crevassait soudainement, asphyxiaient les malheureux Pompéiens. Ceux-là seuls qui eurent la présence d'esprit de fuir au plus tôt dans la campagne, le plus loin possible du Vésuve, en se couvrant la tête d'oreillers, de coussins, de paquets d'étoffes pour se garantir de la chute des pierres, ceux-là seuls eurent la vie sauve, à l'exception toutefois de quelques-uns empoisonnés par les gaz délétères dont l'éruption se produisit, mais à des places assez éloignées les unes des autres, dans un rayon de plusieurs lieues autour du Vésuve. Tous les habitants au contraire qui s'étaient réfugiés dans les maisons, dans les caves, dans les souterrains, furent enterrés vivants sous cette grêle de pierres à laquelle s'ajouta bientôt une nouvelle pluie de cendres chaudes. Tous moururent soit d'asphyxie, soit de faim, et leurs squelettes aux attitudes tourmentées, que l'on découvre encore de nos jours, nous montrent dans toute leur horreur le spectacle de leurs dernières souffrances. Herculanum, située près de la mer, entourée de deux rivières, en outre abondamment fournie d'eau par de grands aqueducs, fut surtout victime d'une inondation ; au moment où s'entrouvrait le sommet du Vésuve un tremblement de terre agitait toute la côte de Campanie, et, de même qu'on le vit dans le désastre de Lisbonne en 1755, le fond de la mer subitement exhaussé précipita sur la ville une véritable inondation ; les deux rivières refoulées par la hauteur et l'agitation des eaux de la mer ne purent plus avoir leur écoulement ordinaire et refluèrent sur Herculanum ; au même moment commença à tomber une épouvantable pluie de cendres chaudes ; puis, la fumée lancée par le Vésuve en prodigieuse quantité se condensa en vapeur d'eau et retomba en pluie ; ce fut comme un véritable déluge, toutes ces eaux roulèrent sur les pentes du Vésuve et des montagnes voisines et firent promptement irruption sur la ville en entraînant avec elles des débris de toute sorte ; en peu d'heures plus de quatre-vingts pieds d'une boue formée de cendres liquides et de terre détrempée recouvrirent l'emplacement de la ville ; rapidement, au contact de l'eau, cette terre et cette cendre s'étaient transformées en un vrai mortier : Herculanum s'y moula. Successivement sous cette poussière brûlante qui devenait en tombant une boue tiède et fétide, les rues, les maisons, les toits, les hauts édifices disparurent ; et, quand trois jours plus tard les habitants qui avaient survécu revinrent pour tâcher de sauver ceux qui leur étaient chers ou les débris de leur fortune, leur œil étonné ne distingua plus qu'une vaste plaine de boue, d'un aspect sombre et grisâtre, d'où rien n'émergeait, ni les frontons les plus hauts, ni les arbres les plus élevés ; il n'y avait plus rien, il leur fallait chercher le lieu même où avait été leur patrie ; d'Herculanum aux cent villas il ne restait même plus de ruines. Le désastre dut être plus grand à Herculanum qu'à Pompéi ; nous savons en effet que les Pompéiens revinrent au bout de quelques jours, qu'ils purent pratiquer certaines excavations dont les modernes ont retrouvé des traces, et c'est ce qui explique le peu d'or et de bijoux qu'on a rencontré dans les fouilles. Les pierres ponces qui recouvraient la ville pouvaient être facilement remuées, et, une fois une entrée creusée jusqu'au toit d'une maison, on pouvait circuler de chambre en chambre, et même passer d'une demeure à une autre en perçant les murailles ; on voit souvent à Pompéi des maisons qui ont été ainsi évidemment éventrées dans un but de recherches. Mais il n'en fut pas de même pour Herculanum ; le mortier encore liquide, d'une énorme hauteur, qui la recouvrait en entier, était rebelle à tout travail ; les trous qu'on essayait de creuser, n'ayant que des parois sans consistance, s'effondraient immédiatement. Désespérés, les habitants se dispersèrent dans toutes les villes d'alentour, tandis que ceux de Pompéi reconstruisaient au contraire, non loin de l'ancien emplacement, une nouvelle Pompéi. Rétina et Stabies, et de plus quelques villages de peu d'importance, furent également victimes de la catastrophe. Stabies périt de la même façon que Pompéi ; quant à Rétina, située entre Pompéi et Herculanum, et où se trouvait cantonnée une partie des équipages débarqués de la flotte romaine, son sort fut encore plus affreux. Atteinte un peu plus tard par les cendres du Vésuve, bloquée d'un côté par l'inondation et la mer de boue d'Herculanum, de l'autre par une coulée de lave qui alla jusqu'à la mer, elle vit Pline, préfet de la flotte de Misène, venir en hâte à son secours avec ses vaisseaux légers ; mais, comme nous l'avons déjà dit, le fond de la mer s'était subitement exhaussé ; la flotte de Pline, malgré tous ses efforts, dut renoncer à aborder ; d'ailleurs un déluge de cendres tièdes auxquelles se mêlaient des scories incandescentes menaçait d'incendier les navires, et lentement, en face de ces vaisseaux qui renonçaient à les sauver, les malheureux habitants de Rétina furent ensevelis vivants sous cet épouvantable tombeau de cendres. D'autres villes et, particulièrement, Misène et Naples furent également atteintes par ces cendres redoutables ; il en tomba même à Rome et le grand vent de mer, qui se leva comme pour accompagner le cataclysme, en porta jusque sur les côtes d'Egypte et de Syrie. Plusieurs personnages célèbres périrent pendant l'éruption du Vésuve ; un prince de la famille des Hérodes, parent de Bérénice, et le poète Cœsus Bassus disparurent avec leurs villas englouties par la lave ; tout le monde connaît la mort de Pline l'Ancien, probablement asphyxié par une colonne de gaz délétère. Sans doute serait-il plus poétique, d'un effet plus grandiose, de se figurer ces malheureuses villes de Campanie sombrant un soir de fête, parées pour le plaisir, comme de grands navires, dans une mer de feu ; mais l'histoire doit être véridique avant tout : les laves ne purent détruire que les nombreuses villas éparses sur les flancs du Vésuve ; Pompéi et Stabies furent en quelque sorte lapidées, Herculanum et Rétina disparurent dans la boue, Nulle part on n'y retrouve de lave ; la lave du reste aurait tout consumé, tout anéanti ; dans de plus récentes éruptions des statues de bronze, différents objets de métal, entrèrent en fusion au seul contact de la lave ; or, on retrouve à Pompéi, à Herculanum, à Stabies de nombreux ustensiles de bronze ou d'autres métaux, de frêles papyrus encore lisibles, des peintures dont les tons délicats ne sont même pas altérés, des verreries encore intactes : la lave aurait détruit tout cela. Il faut donc renoncer à la pathétique hypothèse de l'engloutissement de ces cités sous des flots de lave incandescente ; pour les détruire, pour ravager le plus beau pays que connût alors l'humanité, la cendre et la boue ont suffi. Il est facile de s'imaginer de quelle horreur fut saisie l'Italie quand on apprit ce gigantesque désastre. Ce fut une stupeur universelle ; l'empereur Titus, dont le règne commençait sous de si tristes auspices, en fut affecté comme il convenait. Lui qui était subitement devenu si généreux, donnant, au dire de Suétone, aux mauvais comme aux bons tout ce qu'ils demandaient, ne refusant jamais personne, Titus va montrer toute la grandeur de sa libéralité. Voilà le cas de puiser à pleines mains dans le trésor amassé par son père ; sans doute cette pluie de cendres, dont les dieux de l'Olympe ont accablé la Campanie, va disparaître dans le souvenir des hommes devant la pluie d'or que Titus, le Dieu vivant, se hâtera de faire tomber sur ses sujets. En effet il s'émeut : des consulaires partent d'après ses ordres tout chargés de bonnes paroles. Que voudra-t-il faire, le bienfaisant César, pour apaiser tous ces désespoirs, calmer toutes ces douleurs, consoler toutes ces afflictions ? Ecoutez attentivement, pauvres déshérités d'Herculanum et de Pompéi, César va parler, d'un mot vos douleurs vont cesser ! Titus vous donne..... la permission d'employer à rebâtir vos villes l'argent des victimes de la catastrophe mortes sans laisser d'héritiers. — Assurément, c'est que César est pauvre, ses inintelligentes largesses ont déjà épuisé le trésor paternel. Non pas : c'est qu'il bâtit le Colisée, c'est qu'il est avide de voir se terminer cet immense abattoir où tant de nobles vies viendront trouver leur fin, c'est qu'il veut presser ce grand travail qui dévore de l'or en attendant qu'il dévore des hommes, c'est qu'il a hâte de voir sur le sable doré de ses arènes couler le sang de ses prisonniers : il a encore des Juifs en réserve ! Allons, pauvres matelots, rares échappés qui avez tout perdu au désastre de Rétina, cultivateurs ruinés des pentes du Vésuve, habitants sans foyers des villes détruites, pères sans enfants, enfants sans pères, accourez, César vous invite ; vous assisterez du moins aux jeux du Colisée, vous verrez encore souffrir, encore mourir ; applaudissez, remerciez Titus, de sang du moins il est prodigue ! XILa littérature à Rome à l'époque de Titus. 79, 80.Les Flaviens, de rude origine campagnarde, n'avaient pas l'esprit littéraire comme les empereurs de la maison d'Auguste, d'ancienne race patricienne, fine et délicate ; et cependant, par un phénomène qui se reproduit souvent dans l'histoire, les littérateurs eurent peut-être à leur époque plus d'influence que sous le principat d'Auguste. Jamais assurément Jules César ni Auguste n'auraient eu l'idée de faire des consuls d'Horace ou de Virgile ; et voici qu'un poète de la décadence, Silius Italicus, sera trois fois nommé consul de par son mérite littéraire ; voici que Quintilien, simple rhéteur sans aucun génie, simple faiseur de phrases, sera également consul sous les Flaviens. Il est vrai que cette magistrature, si belle sous la république, importante encore sous Jules César et Auguste, avait depuis Tibère bien diminué d'éclat, et peu s'en était fallu que les consuls Silius et Quintilien n'eussent pour collègue le cheval de Caligula, le vénéré Incitatus[36], qui en sa qualité de candidat et d'aspirant aux honneurs tenait table ouverte et recevait comme Lucullus. Aux époques viriles, fortes et fécondes, on demande aux hommes des actions ; aux temps de décadence on ne demande que des paroles, et l'on se contente d'avoir pour magistrats ou pour consuls, au lieu de Scipion, des Sénèque, au lieu de Fabius, des Silius, au lieu de héros qui font l'histoire, des rhéteurs qui l'écrivent. Le premier Flavius, l'empereur Vespasien avait nécessairement peu de goût naturel pour la littérature, en sa qualité de financier ; la poésie l'endormait, même celle de Néron. Cependant, quand il eut succédé à Vitellius, il crut de bon goût de protéger les belles-lettres : aimer les arts, c'était un moyen de paraître appartenir quelque peu à cette aristocratie lettrée qui avait remplacé à Rome l'aristocratie guerrière ; puis, Vespasien était assez intelligent pour comprendre que ce sont le plus souvent les écrivains qui font la réputation des princes ; et ce fut dans cette idée qu'il sacrifia chaque année cent mille sesterces en traitements de professeurs d'éloquence, afin d'avoir le plaisir de s'entendre louer en beau langage. Titus, élevé à la cour de Claude, sous les yeux de ce prince lettré, avait nécessairement reçu la meilleure éducation qui se pût donner alors ; il parlait facilement le grec, et, dans sa jeunesse, il improvisait assez aisément des vers fort bien tournés ; mais il négligea bientôt ces talents, s'occupa surtout d'escrime, d'équitation, d'art militaire, pensant avec raison que l'empire appartiendrait plutôt à un guerrier qu'à un poète. L'écrivain qui sous les deux règnes du père et du fils jouit constamment de la plus haute faveur, ce fut Pline l'Ancien ; mais ce n'était pas seulement comme écrivain, c'était surtout comme homme politique qu'il était apprécié de ceux qu'il appelait ses empereurs Vespasiens. La postérité n'a pas jugé de même, et l'ancien proconsul d'Espagne, le préfet de la première escadre, serait aujourd'hui bien oublié sans l'auteur de l'Histoire naturelle. Mucien, le voluptueux général, l'influent ami de Vespasien et de Titus, aimait à écrire, ainsi que nous l'avons dit plus haut. Il avait composé plusieurs savants traités ; Pline l'Ancien le cite quelquefois, et, si l'on peut juger d'après ces citations, les ouvrages de l'ancien gouverneur de Syrie ne devaient pas manquer d'intérêt ; malheureusement ils sont perdus pour nous : impossible donc d'en donner un jugement raisonné. Tacite était alors tout jeune ; l'année même où Titus succéda à Vespasien il épousa la fille d'Agricola ; ce fut à ce mariage que le vainqueur des Bretons dut principalement sa célébrité ; bien d'autres généraux de cette époque ont eu une aussi belle carrière qu'Agricola ; malheureusement pour eux, ils n'ont pas eu Tacite pour gendre. Josèphe est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en parler longuement : traître à son pays, comblé de richesses et d'honneurs par Titus qui prit la peine de certifier conforme à la vérité le récit de ses propres hauts faits narrés par l'écrivain juif, Josèphe est le type des historiens officiels ; il faut souvent s'en méfier et n'ajouter foi entière à ses récits que sous bénéfice de vérification. Un des grands hommes de l'antiquité, celui qui avec Pline nous a laissé le plus de détails sur les mœurs de ces civilisations disparues de Grèce et d'Italie, le biographe Plutarque était encore obscur dans sa petite ville de Chéronée, commençant déjà sans doute à écrire ses vies et ses traités de morale, n'ayant pour le moment que le modeste éclat des célébrités provinciales. Il ne vint à Rome que sous le règne de Domitien. Les poètes sont encore nombreux. Par respect pour l'autorité mettons en première ligne le consulaire Silius Italicus, honoré de trois consulats. C'est le modèle du poète habile. Aimé de Néron, ami dévoué de Vitellius, il devint immédiatement après la ruine de son protecteur l'intime de Vespasien ; il sut persuader à ce prince et, chose plus difficile, à tous ses contemporains, qu'il était lui, Silius, l'égal d'Homère. Il est bien rare à présent de rencontrer quelqu'un qui ait lu en entier le poème des Guerres puniques. Après lui venaient dans l'estime publique Cœsus Bassus, à la fois riche propriétaire et poète goûté, qui mourut englouti avec sa villa dans l'éruption du Vésuve, en même temps qu'un parent de Bérénice, un prince de la maison des Hérodes : Valérius Flaccus, l'auteur des Argonautiques, pâle et ennuyeuse imitation du poème d'Apollonius de Rhodes, mais qui se sauve par l'élégance et la pureté du style : Curiatius Maternus, le plus célèbre des avocats de l'époque, le plus célèbre également des poètes tragiques ; il avait déjà donné une Médée, un Caton, mal vu des Césars, et travaillait alors à une tragédie de Thyeste ; il mourra sous Domitien, condamné par ce prince pour une pièce où l'on avait cru voir quelques courageuses allusions aux défauts ou aux crimes du dernier des Flaviens. L'exemple du reste aura profité ; après Curiatius Maternus il n'y eut plus à Rome de poète tragique. Il y avait aussi furetant par la ville, pendant le principat de Titus, un rusé personnage, type de poète crotté, qui passa sa vie et employa quatorze livres d'épigrammes à demander n'importe quoi, pourvu qu'il demandât ; il a tout sollicité, tout imploré, d'une maison jusqu'à une chemise ; et en outre, jamais content : lui donne-t-on la maison, de grâce accordez-lui aussi des tuiles pour la couvrir. Obtient-il de votre générosité une toge, vous ne pouvez lui refuser un vêtement de dessous qui soit en harmonie avec cette belle toge toute neuve. Ajoutez à cette importune mendicité que ces épigrammes parfois obscènes sont rarement spirituelles, un pareil quémandeur ne pouvant risquer de blesser personne. De nos jours on enfermerait infailliblement, pour cause de mendicité persécutrice, le poète Martial, Marcus Valérius Martialis. Un autre satirique, plus mordant celui-là et qu'animaient au moins par moment quelques-unes de ces haines énergiques qui font elles aussi les poètes, Juvénal, n'écrivait ou du moins ne publiait rien encore ; se méfiant sans doute de la clémence de Titus, il préférait au dangereux métier de poète d'opposition la tranquille sinécure de prêtre de Vespasien. Enfin le rhéteur Quintilien était, à l'avènement de Titus, dans tout l'éclat de sa renommée. Il comptait parmi ses élèves le César Domitien, fils et frère d'empereur, héritier de la dynastie nouvelle, et le jeune Pline, C. Plinius Cæcilius Secundus, alors âgé d'environ dix-huit ans, ce prétentieux épistolier qui a commencé, séduit, hélas ! par l'exemple de Cicéron, l'insupportable série des gens qui écrivent à leurs amis des lettres pour la postérité. A cette époque Pline le Jeune se contentait de compiler, mais avec une rage que l'abbé Trublet lui-même ne connaissait pas. Pline le Jeune a du reste le soin de nous le dire dans ses lettres : il compilait toujours, au lit, à table, à la promenade ; il compilait même pendant l'éruption du Vésuve ! Tandis que Pline l'Ancien, son oncle et son père adoptif, qui l'avait élevé, choyé, qui l'aimait tendrement, partait pour aller secourir les malheureuses victimes de Rétina, Pline le Jeune refusait d'accompagner son oncle et restait tranquille à Misène ; ce modèle des écoliers avait encore à compiler ! Quintilien avait un rival dans Stace le père, auteur d'un poème sur l'incendie du Capitole, mais qui pour vivre tenait école de littérature grecque et de poésie latine, et dont l'élève le plus connu fut son propre fils, plus tard en grande faveur auprès de Domitien, Publius Papinius Statius, l'auteur de la Thébaïde. Outre ces écrivains, poètes et prosateurs, il y avait alors de par le monde un célèbre thaumaturge qui, en sa qualité de philosophe, peut trouver place ici à côté des littérateurs : nous voulons parler de celui qu'on a appelé le Christ païen, Apollonius de Tyane. Apollonius a joué pendant toute la période des Flaviens un rôle vraiment important ; l'opinion publique s'était beaucoup préoccupée de ce personnage, et les moindres de ses paroles retentissaient dans tout le monde civilisé. Vespasien le rencontra à Alexandrie et s'empressa de lui demander ses conseils ; Titus également, en allant d'Alexandrie à Rome, se détourna de sa route pour visiter à Argos ce vertueux philosophe et lui, demander des règles de conduite. Ce n'était pas, craignons-nous, la réputation de vertu d'Apollonius qui attirait ces princes vers lui ; c'était plutôt l'opinion universellement accréditée qu'il avait le don de faire des miracles et de prédire l'avenir. Tous les prodiges attribués à Apollonius et qui se trouvent narrés complaisamment dans sa biographie par Philostrate semblent nécessairement très-peu authentiques. Un seul fait de double-vue, de ce que les Ecossais appellent second sight, est attesté par plusieurs historiens : au moment même où Domitien était assassiné à Rome, Apollonius qui était à Ephèse, en Asie, causant avec ses amis s'interrompit pour s'écrier : Courage, frappez le tyran ! Puis il annonça à l'assistance stupéfaite de cette exclamation que Domitien venait d'être tué ; effectivement la nouvelle en arriva quelques jours après : c'était bien au jour, à l'heure, à l'instant même où Apollonius avait poussé son cri d'encouragement que Domitien tombait sous le poignard du conjuré Stéphanus. Si nous étions sceptique, nous dirions bien qu'Apollonius, grand ami de Nerva successeur de Domitien, connaissait la conspiration et savait d'avance le jour où elle devait éclater ; mais il vaut mieux ne pas être sceptique, le scepticisme ôtant beaucoup de charme à l'histoire et à l'existence en général. Qu'on ne s'étonne pas que nous donnions au milieu de la vie de Titus ces quelques détails sur l'état de la littérature à son époque. La littérature était alors avec les jeux publics un des rares moyens d'occuper ses loisirs qu'eût à sa disposition la haute société romaine. L'aristocratie, regrettant toujours son ancien pouvoir, avait jusqu'alors perpétuellement conspiré contre les premiers Césars, ces usurpateurs de la souveraineté dont jouissaient auparavant les quelques centaines de grandes familles qui étaient réellement toute la Rome républicaine ; de là colère et vengeances des Césars, vengeances cruelles quelquefois, mais que l'esprit du temps doit faire souvent excuser : la clémence est une vertu moderne ; on ne la rencontre dans l'antiquité que bien rarement, et elle est généralement une preuve d'ostentation plutôt qu'une preuve de vertu. Ceux qui furent réellement cléments, comme l'empereur Claude, n'en sont que plus admirables. Mais plusieurs des successeurs d'Auguste, Tibère, Néron, Domitien entre autres, durs, barbares même à Rome pour défendre leur vie constamment menacée par ces orgueilleux patriciens qui élevaient au fond de leurs palais des autels à Brutus, veillaient beaucoup plus au bon gouvernement des provinces que les magistrats de la république ; les procurateurs impériaux, sortis du peuple, des provinciaux, souvent même des affranchis, valaient généralement mieux que les Verrès de la vieille Rome patricienne. Plusieurs fois décimé, le sénat se recruta sous Vespasien parmi de nouvelles familles provinciales ou plébéiennes ; mais instruite par les récents exemples des exécutions de Néron, cette aristocratie improvisée affecta prudemment de ne pas trop s'occuper de politique ; elle évita également de s'adonner à la carrière militaire : on se souvenait de Corbulon, et le goût des armes, des distinctions guerrières pouvait également passer pour dangereux. L'armée romaine d'ailleurs, depuis l'exemption de service accordée par Auguste à Rome et à l'Italie entière, n'était plus guère composée que d'hommes des provinces, d'Espagnols, de Gaulois et surtout d'Illyriens, ce peuple qui avait conservé sa rudesse primitive, par suite sa sève et sa vigueur, et qui donna à l'empire en décadence ses plus énergiques empereurs, entre autres Dioclétien. L'occupation la plus inoffensive, la mieux vue des Césars, c'était donc la littérature ; il va sans dire qu'on ne s'avisait pas de traiter dans ses écrits ce que nous appellerions, nous autres modernes, les questions sociales, ni même les questions politiques ; on ne faisait que de l'art. Aussi est-ce la belle époque des rhéteurs, des faiseurs de vers ; être poète cela devient un métier ; on s'établit poète comme on se ferait changeur ou marchand, et voilà pourquoi sous le règne des Flaviens, sauf peut-être Juvénal, bien que trop élevé dans les cris de l'école, il n'y a pas un seul vrai poète. Ces gens-là en effet n'expriment pas ce qu'ils éprouvent ; ce n'est pas parce qu'ils sont poètes, parce qu'ils sentent bouillonner en eux la divine inspiration qu'ils se mettent à chanter : ils chantent parce que c'est leur métier. Aussi y a-t-il autant de différence entre la poésie de Virgile et celle des Silius, des Stace, des Martial, qu'entre un tableau de grand maître, fait d'un coup de génie, et des dessus de boîte en mosaïque faits seulement avec patience. Rome a perdu son dernier poète en la personne de Néron, mauvais empereur peut-être, mais grand artiste assurément. Grandiose esprit mal dirigé, un jour il cherchait sérieusement à supprimer tous les impôts à la fois ; et le lendemain peut-être, par un soir d'orage, debout sur la tour de Mécène, devant l'embrasement de Rome entière, aux lueurs sinistres de l'éclair et de l'incendie, Néron, insensible à tout, fasciné par l'immense poésie de ce spectacle splendidement horrible, Néron chantait sur sa lyre d'or l'incendie de la ville de Priam ! Plus tard, détrôné, prêt à mourir, tout jeune, tout plein de vie, il ne songeait même pas à son empire, à sa jeunesse perdus e, dans son sublime orgueil de poète, ne se pleurait que comme artiste ! XIIChâtiment des délateurs. La police à Rome. 79. Campagnes d'Agricola[37].Un des faits dont l'histoire fait le plus honneur à Titus, c'est le châtiment des délateurs, cette plaie de la Rome des Césars. Mais il ne faut pas croire que la société antique eût sur ces misérables les mêmes idées que la société moderne qui, haïssant les délateurs, les dénonciateurs, a cependant fait un office public, une magistrature honorée de l'accusation, ce que les Romains n'auraient jamais osé faire. On n'estimait pas les délateurs, ils étaient mal vus, mais il ne faut pas croire qu'ils fussent méprisés comme nous les méprisons ; assurément ils n'étaient pas estimés, mais on éprouvait surtout à leur égard de la crainte et par conséquent de la haine. Horace même reconnaît que les délateurs causent d'épouvantables terreurs surtout à ceux dont la conscience n'est pas tranquille. D'ailleurs le délateur n'est pas un produit du gouvernement impérial ; il existait déjà sous la république ; puis il faut aussi reconnaître que dénoncer était bien un peu dans les mœurs romaines, et nous ne voyons pas beaucoup de différence entre dénonciateur et délateur. Caton l'Ancien, l'austère Caton, a sur la conscience plus de cent dénonciations, fausses pour la plupart ; il est vrai qu'en revanche lui-même fut accusé plus de cinquante fois de concussions ou de crimes variés. La police n'existait pas à Rome ; pour assurer l'exécution des lois fiscales, on encouragea les citoyens à s'espionner les uns les autres ; les infractions à ces lois étaient punies d'énormes amendes, le dénonciateur eut promesse d'en recevoir le quart ; l'argent était difficile à gagner à Rome, ce métier peu fatigant et même intéressant ; cette chasse aux délits, aux contraventions passionnait certaines gens, et, aux plus beaux temps de la république, sous les Scipions, sous Paul-Emile, les délateurs abondaient déjà ; seulement ils ne s'occupaient qu'à rechercher les contraventions aux lois de finance, qu'à poursuivre ceux qui fraudaient l'Etat. Mais les délateurs eurent une bien autre importance, lorsque les empereurs subrogés aux droits du peuple jouirent comme lui du bénéfice de cette célèbre loi de majesté, si dangereuse par le vague même qui régnait dans sa rédaction : celui qui nuisait en quoi que ce fût à la grandeur ou à la dignité du peuple romain (ensuite, de l'empereur) était puni de mort et ses biens étaient confisqués — quicunque amplitudinem dignitatemque populi (deinde principis) lœsisse arbitrabatur, is majestatis convictus putabatur, etc. — Dans ce cas-là celui qui par ses dénonciations avait amené la condamnation du coupable recevait en récompense le quart de sa fortune quelle qu'elle pût être ; les gens riches n'avaient qu'à se bien tenir, surtout si l'empereur avait en surplus la prétention d'être dieu : lèse-majesté divine et humaine, tels étaient les crimes que les délateurs espéraient bien pouvoir leur reprocher tôt ou tard. Le moindre prétexte, avec une loi si mal conçue, si peu claire, suffisait pour amener le châtiment : changer de chemise devant une statue de l'empereur régnant ou même d'un précédent César, lèse-majesté ! payer dans un mauvais lieu avec une pièce de monnaie à l'effigie impériale, lèse-majesté, sacrilége, et au bout de tout cela, mort, confiscation et la part du délateur. Maintenant, pour être juste envers les empereurs, il faut avouer qu'ils étaient bien un peu excusables de favoriser cette triste engeance ; comme nous l'avons dit, la police n'existait pas à Rome, il y avait bien des cohortes urbaines, des cohortes de vigiles chargées de maintenir le bon ordre dans les rues ou sur les marchés ; il y avait bien aussi quelques soldats choisis parmi les plus intelligents du corps des speculatores qui surveillaient la ville, un peu plus en agents de police qu'en soldats ; les prétoriens veillaient bien autour de leur maître, mais ils ne prévoyaient pas ; excellents pour triompher d'une sédition, ils ne pouvaient garantir le prince du poison versé par une main familière, du coup de poignard d'un patricien ; ce n'était pas dans leur camp qu'ils pouvaient apprendre et déjouer les complots formés au fond des vieux palais de l'aristocratie républicaine. En un mot les Romains n'avaient que l'équivalent de notre garde municipale et de nos sergents de ville : la vraie police, celle qui prévoit le mal, qui l'épie, qui l'arrête à temps, la police secrète, n'était pas inventée. En arrivant sur le trône la plupart des empereurs se croyaient assez forts de l'amour qu'ils se figuraient bénévolement inspirer à tous leurs sujets ; d'instinct, en leur qualité d'hommes, ils n'estimaient pas ces gens qui faisaient de la délation un métier, un moyen de fortune ; souvent, sous leurs propres prédécesseurs, ils avaient eu à se plaindre ou à se méfier des délateurs ; bref, ils les éloignaient, quelquefois même ils les châtiaient. Mais survenaient bientôt les conspirations, les complots ; quand deux ou trois fois le prince avait manqué d'être assassiné, qu'il commençait à voir le poison dans chaque coupe, le fer sous chaque toge, alors il rappelait les délateurs, et leur règne recommençait jusqu'à l'avènement d'un nouveau César. Titus à peine au pouvoir poursuit de sa colère les délateurs, les exile, les fait vendre comme esclaves : s'il eût régné plus longtemps, il en eût fait ses amis. Domitien commença comme lui ; il fit même mieux : non content de persécuter les délateurs, il prononça à leur sujet une belle phrase destinée à lui faire honneur. Ne pas punir les délateurs, disait-il, c'est les encourager. Deux ans plus tard les délateurs étaient tout-puissants à Rome. Titus et Domitien devaient d'ailleurs avoir une certaine rancune contre cette méprisable corporation ; c'était par un délateur que Néron avait appris le malencontreux sommeil de Vespasien, tandis que le poète impérial récitait ses vers, et peu s'en était fallu que cette dénonciation ne détruisît entièrement l'avenir de la maison flavienne. Donc, encore sous le coup de ce ressentiment, Titus sévit contre les délateurs ; on les arrêta, puis ils furent battus de verges dans le Forum, exposés dans l'arène aux injures de la populace, ce qui suppléait avantageusement au pilori du moyen âge ; enfin les uns furent vendus à l'encan, les autres, ceux que Titus aurait voulu faire périr, furent transportés dans les îles les plus malsaines ou au fond de la Lybie ; l'empereur avait juré de ne plus verser le sang, c'était un moyen ingénieux d'arriver au même but, la mort. Quelques-uns cependant durent être épargnés, ne fût-ce que pour veiller sur les jours précieux de l'empereur ; on punit surtout les plus misérables, ceux qui n'avaient guère d'argent ni d'appui. Les plus riches, les plus habiles échappèrent, entre autres ce Regulus dont il est si souvent question dans les lettres de Pline le Jeune. Cet homme qui faisait proscrire les autres était cependant lui-même le fils d'un proscrit et de haute race patricienne ; il commença sa carrière sous Néron et ne la termina que sous Trajan, après avoir fait fortune sous Titus et sous Domitien ; il jouissait de six cents millions de sesterces (environ douze millions de francs) et de l'estime générale, notamment de celle de Stace, grand flatteur de ce prince des délateurs à la fois poète et avocat et surtout riche à millions. Pendant que Titus s'adonnait à Rome à la recherche et à la punition de quelques délateurs, une guerre sérieuse, la seule du reste qu'il y ait eu sous son règne, exerçait ses ravages dans le nord de la Grande-Bretagne. Les Calédoniens, divisés en nombreuses tribus dont les noms barbares étaient inconnus des Romains, faisaient de perpétuelles incursions sur les frontières des pays soumis à l'empire. Agricola, qui avait pendant trois ans habilement gouverné l'Aquitaine, avait reçu la première année du règne de Titus le titre de consul substitué, et le gouvernement de la province de Bretagne. Depuis cette époque, il ne cessait de lutter contre les Calédoniens, toujours avec des chances heureuses. Son gendre Tacite nous a donné le récit de ses campagnes avec un tel luxe de détails que nous n'aurions qu'à le copier textuellement ; mais ce n'est malheureusement ni la plus belle ni la plus intéressante partie des œuvres de Tacite, et nous épargnerons au lecteur le récit détaillé de la guerre de Bretagne, à laquelle du reste Titus ne prit aucune part personnelle. Nous nous bornerons à constater qu'Agricola recula jusqu'aux rives du Taüs (le Tay) les bornes de la province romaine, qu'il y construisit de nombreux forts, si heureusement situés que, malgré de fréquentes attaques sous les règnes des empereurs suivants, aucun ne put jamais être pris. Il relia également par une série de fortifications les deux golfes qui forment presque un isthme entre les deux golfes de Glota (embouchure de la Clyde) et de Bodotria (embouchure du Forth), de sorte que les possessions romaines furent à l'abri de toute invasion de la part des montagnards du Nord, peu habiles dans l'art des sièges. Agricola devait pendant plusieurs années encore continuer ses expéditions contre les Calédoniens et les Pictes ; mais ces campagnes eurent lieu sous Domitien et par conséquent sortent de notre cadre. Ne se contentant pas de ses triomphes militaires, Agricola prit aussi à tâche de transporter en Bretagne les mœurs et les usages de Rome. Il parait y avoir bien réussi : les Bretons devinrent Romains comme l'étaient devenus les Gaulois, et ils oublièrent bientôt cette antique liberté pour laquelle cependant ils avaient durant de longues années voulu combattre et su mourir. XIIIIncendie et peste à Rome. Inauguration du Colisée. 80[38].C'est vraiment une chose étrange que de voir s'accumuler les catastrophes sous le principat de Titus, comme si ce règne tant vanté eût été maudit du ciel. A peine l'éruption du Vésuve vient-elle de finir, à peine Rome terrifiée commence-t-elle à reprendre confiance que deux nouveaux fléaux viennent s'abattre sur elle, l'incendie et la peste. Titus était alors absent de sa capitale ; il était allé voir par lui-même les désastres de la Campanie, suivant l'habitude des chefs d'Etat qui se figurent que leur seule présence suffit à consoler les victimes des désastres, quand subitement, une nuit, des montagnes de la Sabine, des collines du Latium on vit s'éclairer les rives du Tibre et s'élever une flamme immense qui fit croire à tous les habitants d'alentour qu'un nouveau Vésuve venait d'éclater en Italie. C'était Rome qui brûlait. Le désastre devait être cette fois-ci encore plus grand que sous Néron ; en effet, du temps de ce prince, l'incendie, qui parait d'ailleurs n'avoir été qu'une énergique expropriation pour cause d'utilité et de salubrité publiques, l'incendie véritablement intelligent avait eu plus d'étendue, mais n'avait du moins guère consumé que les vieux quartiers de Rome, rues étroites et malsaines, cloaques et bouges empestés d'où sortaient chaque été les fièvres et les épidémies. Sous Titus au contraire le feu atteignit et détruisit les plus beaux quartiers, ceux du Champ de Mars, du Capitole et du Palatin ; et, outre la perte de plusieurs centaines des plus belles maisons de Rome, l'on eut encore à déplorer l'anéantissement des plus remarquables monuments de la ville ; les plus splendides pages de son histoire de pierre, les temples, les palais qui tous rappelaient aux Quirites quelque grand souvenir ou quelque grande idée, tout cela disparut dans ce funeste embrasement. Longue est la liste des monuments détruits : d'abord le Capitole, ce centre du monde romain, qu'on venait à peine de terminer, puis le Panthéon, les trois magnifiques temples de Sérapis, d'Isis et de Neptune, les thermes d'Agrippa, les deux théâtres de Balbus et de Pompée, les Septa (l'endroit où le peuple se réunissait pour voter), le Diribitorium (le trésor militaire), enfin la maison d'Auguste, relique chère aux Césars, avec le temple d'Apollon et les grandes bibliothèques fondées par les premiers empereurs. A cette désastreuse nouvelle Titus se hâta de revenir à Rome. Cette fois il fut généreux envers les victimes de l'incendie ; ce n'étaient plus des provinciaux, trop timides pour implorer des secours, c'étaient des Romains qui en exigeaient à grands cris. Puis le mal n'était pas à quelques journées de Rome, il était là sous ses yeux ; la misère faisait sur son esprit une perpétuelle impression, il était impossible de n'y pas penser. Ce qui restait du trésor de Vespasien passa à secourir les incendiés, et Rome reprit promptement son ancien aspect grâce à la bienfaisance impériale, grâce même à l'impatience de Titus pressé de voir disparaître ces tristes débris et ces lamentables ruines. La flamme a fait son office, maintenant c'est le tour de la peste. Elle arriva promptement, s'abattit sur Rome avec une violence inouïe ; elle fut telle, dit Suétone, qu'on n'en vit jamais de pareille. Le peuple en fut épouvanté ; devant ces cercueils qui faisaient dans les rues devenues trop étroites pour eux de lugubres embarras, il retrouva toute la piété des anciens jours. L'empereur plus que personne cherchait à apaiser la colère des dieux ; sacrifices, jeux de toute espèce en l'honneur de toutes les divinités, riches offrandes, jusqu'à dépouiller pour les temples le palais impérial, rien ne fut épargné — la peste est contagieuse et ne respecte pas plus les empereurs que les esclaves —. Enfin, à force de prières, peut-être aussi à force de temps, le mal diminua de vigueur, on arriva à la fin de l'épidémie, et Rome décimée, pleine de deuil et de larmes, put, après des mois d'angoisse, se croire délivrée du fléau. Deuils et larmes furent bientôt oubliés ; Titus avait la satisfaction de voir terminés les thermes et l'amphithéâtre qu'il avait destinés aux plaisirs du peuple-roi ; le Colisée[39] était enfin prêt à recevoir les hôtes de son créateur, la foule immense des Romains. Jamais on n'avait admiré magnificence pareille à celle de ce gigantesque monument, qui nous apparaît encore aujourd'hui grandiose dans son isolement, majestueux dans sa ruine, solennel dans son abandon, semblable à un entassement d'arcs de triomphe foudroyés : Un million de prisonniers de guerre avaient travaillé à l'achever, des milliers d'entre eux étaient morts à la peine. Pour élever ces grands blocs de pierre retenus les uns aux autres par des crampons de bronze bien des forces humaines avaient dû succomber ; peu importait à Titus, et il n'épargna ni l'or ni les hommes pour satisfaire sa monstrueuse fantaisie du Colisée. C'était un immense amphithéâtre de forme ovale, d'une circonférence de plus de cinq cents mètres, entouré de quatre étages de galeries s'élevant à environ cinquante mètres ; la plus haute galerie était décorée de colonnes des marbres les plus rares soutenant un large plafond de bois entièrement doré. Au-dessus du monument d'ingénieux appareils servaient à tendre, en cas de soleil ou de pluie, un velarium teint de pourpre et broché d'or qui recouvrait le monument tout entier. L'arène avait quatre-vingt-cinq mètres de long sur soixante de large ; des conduits souterrains permettaient de l'inonder complètement afin de donner au peuple, comme dans la naumachie d'Auguste, des représentations de batailles navales ou de lui montrer nageant et luttant pêle-mêle des crocodiles et des hippopotames. L'arène, quand elle était à sec, était entourée d'un large canal, afin de garantir de toute attaque des animaux féroces les spectateurs des premiers gradins ; ce canal, nommé l'Euripe, était bordé par un mur de cinq mètres environ au-dessus duquel était disposé le podium, le premier rang des gradins ; là se plaçaient l'empereur, les vestales, les sénateurs, les pontifes, les ambassadeurs des rois étrangers ; derrière eux, sur quatorze gradins, se développaient les longues rangées des chevaliers romains ; au-dessus le populaire, hommes, femmes, enfants, esclaves même, foule tumultueuse et confuse de cent vingt mille spectateurs qu'avaient grand'peine à maintenir dans le bon ordre les nombreux designatores, officiers public chargés d'indiquer à chacun la place qu'il devait occuper. Au niveau du sol, au-dessous du podium, dans un couloir fermé du côté de l'arène par un mur de ciment, des loges à portes de fer étaient destinées à renfermer cinq cents lions, quarante éléphants[40], des tigres, des ours, des panthères, des taureaux, et enfin les gladiateurs qui devaient paraître prochainement dans les combats de l'amphithéâtre. Pour rafraîchir l'air, pour abattre la poussière, pour combattre l'âcre odeur du sang, des machines faisaient monter du fond de grandes citernes de véritables fleuves de vin et d'eau mêlés de safran qui retombaient en odorante rosée sur l'arène et sur les gradins. De grands corridors, sombres et frais, richement ornés de peintures à fresque et de marbre appliqué, entouraient tout le monument ; la scène proprement dite, réservée à ce que nous appelons les représentations théâtrales, était décorée de balustres en cristal de roche, de colonnes de porphyre, de vases d'or et d'argent, et même de tableaux précieux. L'inauguration du Colisée fut gigantesque comme le monument : cent jours de jeux, neuf mille bêtes féroces tuées, dont cinq mille en un seul jour, autant de victimes humaines, luttes navales entre de véritables galères ; tessères (billets de loterie) jetées du haut de la loge impériale au peuple répandu dans l'arène, et qui toutes donnaient à leurs possesseurs des terres, des maisons, de l'argent, des esclaves, des objets précieux d'orfèvrerie, de riches étoffes ; tout cela fut splendide, mais cependant ne différât en rien des fêtes que les autres empereurs avaient données aux Romains. Deux fois seulement, durant le cours de ces jeux, le peuple put jouir d'un spectacle nouveau : d'abord, d'un combat entre des grues et des nains qu'on avait ramassés dans tout l'empire, combat qui avait la prétention de rappeler les fameuses batailles des Pygmées[41] avec leurs adversaires emplumés, ensuite d'une lutte entre des femmes et des lions, touchante innovation qui fait l'éloge du cœur sensible de Titus. Titus du reste pensait à tout : rien ne devait manquer aux plaisirs de ses sujets ; il prenait au sérieux son rôle de pourvoyeur de voluptés, et, sous les gradins des vestales, il avait eu la délicate attention de faire disposer certaines voûtes (fornices), égayées de libres peintures, et où le peuple-roi, fatigué de combats, de luttes et de sang versé, pouvait aimer à bon marché. Le jour solennel où fut inauguré ce rêve de sa vie, cette gloire de son règne, Titus aurait dû rayonner de joie. Lorsqu'il arriva dans cette loge du podium qui dominait l'arène, qu'il s'assit sur ce siège élevé au-dessus duquel soutenu par des lances d'or flottait le dais impérial, qu'il contempla pour la première fois ce grand amphithéâtre sur lequel veillaient, sentinelles impassibles, trois mille statues de bronze, ces gradins revêtus de marbre et disparaissant sous une foule enthousiasmée, son âme aurait dû s'épanouir, il aurait dû se trouver heureux ; mais en vain les sénateurs aux laticlaves bordés de pourpre, les chevaliers vêtus de blanc, les femmes aux cheveux poudrés d'or, les fières patriciennes coiffées de ces chevelures d'un blond ardent qu'elles faisaient enlever aux jeunes filles de Gaule, le peuple entier vêtu de la toge romaine, les Grecs de Rome en pallium et en tunique de couleur, en vain toute cette foule hurlante, exaltée, l'acclamait-elle comme un dieu ; Titus restait sombre et inquiet ; par moments s'échappaient de ses paupières des larmes qu'il était impuissant à retenir ; cependant tous les siens étaient là Domitien, son frère, Domitilla, sa sœur, Julie, sa fille ; que regrettait-il ? peut-être Vespasien. Du moins les captifs juifs qui mouraient dans l'arène, déchirés par les lions, broyés par les éléphants, eurent-ils la consolation dans leurs tortures de pouvoir de leurs yeux obscurcis par les larmes de la souffrance voir aussi pleurer leur vainqueur. XIVPortrait de Titus : son entourage. Apparition d'un faux Néron. Mort de Titus. 81[42].Le palais impérial n'était plus sous le règne de Titus brillant comme à l'époque des premiers empereurs de la maison d'Auguste ; les grandes fêtes y étaient devenues rares, la vie s'y écoulait monotone, coupée seulement par quelques secrètes orgies. Titus, depuis la répudiation de sa seconde femme, Marcia Furnilla, ne s'était pas remarié, et Bérénice était repartie pour la Judée, emportant avec elle l'éclat et la splendeur de la cour de son ingrat amant. Une femme, une impératrice manquait à ce vaste palais désert agrandi par Vespasien, et que hantait encore, au dire du vulgaire, l'ombre mauvaise du sombre empereur Tibère. Du reste, nous comprendrions facilement que Titus, s'il n'eût pas été empereur, n'eût pu trouver sans grande peine une troisième épouse ; outre les désordres de sa vie privée, chose d'ailleurs de peu d'importance en ces temps-là il était de plus d'une remarquable laideur, du moins si nous en jugeons d'après ses médailles, surtout d'après les pièces d'or et d'argent. Ses statues nous présentent un type différent, presque agréable, mais les statues offrent, selon nous, beaucoup moins de garanties d'exactitude que les médailles. D'abord on n'est jamais parfaitement certain de l'attribution d'une statue ou d'un buste ; reconnaître à coup sûr un personnage qu'on n'a jamais vu de ses yeux et qui a disparu de la scène du monde depuis dix-huit cents ans, cela nous a toujours paru bien difficile. Avec les monnaies au contraire on est parfaitement assuré de bien avoir le portrait d'un souverain ; le seul inconvénient qu'offre en ce cas l'art numismatique, c'est que les effigies sont généralement flattées ; c'est une tradition qui subsiste encore aujourd'hui ; mais aussi, quand sur une monnaie un empereur ou un roi nous semble laid et disgracieux, on peut être bien convaincu qu'il n'est pas mieux, qu'il est peut-être seulement encore plus hideux. Or, les pièces frappées à l'effigie de Titus offrent le plus vilain type qu'il soit possible de voir : Titus ressemble à un boucher mal tourné avec un certain air de finasserie narquoise, l'air heureux d'un homme qui vient d'attraper les autres. Le cou est large, puissant, et tout le bas de la figure rappelle, mais en laid, celle de Néron ; le front est profondément ridé, le nez et les yeux ont un air de famille avec ceux de Vespasien. Les pièces de bronze (grands et moyens bronzes) ont un type un peu différent, surtout par rapport au nez et au menton qui y paraissent beaucoup plus accentués et qui tentent visiblement à se rejoindre en formant une courbe disgracieuse. La coiffure est composée d'une multitude de petites boucles qui descendent jusque sur le front : c'est nécessairement la coiffure à la Titus, nommée ainsi on ne sait vraiment pourquoi, car elle se retrouve sur des médailles et des camées antérieurs à Titus, qui ne peut donc, sous aucun prétexte, réclamer même le mérite de cette abominable invention capillaire. Quant au reste de sa personne, Suétone, qui lui accorde un certain air de majesté, déclare cependant qu'il était de petite taille et qu'il avait un gros ventre. Les auteurs qui en font un portrait plus séduisant l'ont sans doute dépeint tel qu'il était dans sa jeunesse ou dans son adolescence. Quant à la statue et aux deux bustes qui sont au musée du Louvre, ils ressemblent un peu, mais très-peu, au type des médailles de bronze, et nullement à celui des médailles d'or et d'argent. Ils ont assurément meilleure mine que les têtes des camées et des petites monnaies ; mais, de notre temps, n'y a-t-il pas d'habiles artistes, peintres et sculpteurs, qui savent du plus vilain modèle tirer les plus charmants effets ; pourquoi les grands artistes de la sculpture antique n'auraient-ils pas fait comme les nôtres, pourquoi n'auraient-ils pas fortement idéalisé les traits vénérés de leur souverain, trop flattés d'une auguste commande pour n'être pas disposés à voir tout en beau plutôt qu'en laid ? Titus n'avait pas de fils ; il n'avait qu'une fille, Julie, qui par son nom comme par sa conduite rappelait la fille d'Auguste ; Domitien avait refusé de l'épouser, peut-être avait-elle déjà été sa maîtresse ; repoussée par son oncle, elle s'était mariée avec l'un des fils de Sabinus, frère de Vespasien ; son mari s'appelait Flavius Sabinus ; c'était un vaniteux personnage, enivré de la récente grandeur de sa famille, et qui prenait l'extrême liberté d'habiller ses esclaves de blanc, couleur réservée aux maisons des Augustes et des Césars, à la grande indignation du César Domitien, qui, écrasé par le luxe et le faste de Flavius Sabinus, sut plus tard en tirer vengeance. Domitien, qui habitait avec son frère, et probablement par ordre, comme les héritiers des sultans, le palais impérial, Domitien ne s'annonçait nullement comme devant être le cruel tyran que devaient faire de lui tant de complots, tant de conspirations à grand'peine évités. C'était alors un grand jeune homme d'aspect mélancolique et triste ; rougissant facilement, il cachait sous les apparences de la timidité un énorme orgueil qui, jusqu'à cette époque, avait eu beaucoup à souffrir. Né pendant les disgrâces de Vespasien, peu aidé, peu aimé par son père et par son frère, il avait tout jeune encore dû trouver dans la plus vile débauche des moyens d'existence. On disait même tout bas qu'il avait eu un commerce infâme avec ce Nerva qui devait être son successeur. Plus tard, à l'avènement de son père, nommé César et décoré par le sénat du titre de préteur, il avait cru voir s'ouvrir devant lui la plus brillante carrière ; mais, au retour de Vespasien et de Titus, son amour-propre n'avait pas tardé à souffrir de nouveau : tandis que son frère Titus triomphait comme son père, monté sur le char aux quatre coursiers blancs, Domitien suivait simplement à cheval confondu dans la foule des généraux ; sept fois déjà avant son avènement, Titus avait été consul ; Domitien, cependant aussi fils d'empereur, ne l'avait été qu'une seule fois ; encore le devait-il à son frère qui lui avait cédé sa place comme par grâce. Systématiquement tenu à l'écart pendant tout le règne de son père dévoué complètement aux intérêts de son fils aîné, il s'était vu (peut-être par les artifices de Titus) frustré de la succession paternelle. Aussi ne faut-il pas trop le blâmer d'avoir joué auprès de son frère le rôle de mécontent, rôle cher d'ailleurs à tous les proches parents des empereurs et des rois, à toutes les branches cadettes des maisons souveraines. Titus aimait les orgies, les longs soupers qui duraient jusqu'au jour, les vieux vins que servaient de beaux esclaves dans des coupes d'ambre ou de cristal : Domitien soupait seul, froid, austère, d'un simple fruit, d'une pomme généralement ; il poussait la vertu jusqu'à ne boire que d'une liqueur de ménage préparée par sa femme, d'après quelque abominable recette domestique. Titus, depuis et même avant le départ de Bérénice, témoignait une affection fâcheuse à l'athlète Mélancomas : Domitien adorait sa femme, et toutes les matrones romaines le citaient comme exemple à leurs époux ; aussi Titus n'aimait-il guère Domitien ; mais il n'avait pas de fils, il tenait avant tout, par esprit d'orgueil, comme tous les parvenus du trône, à fonder une dynastie ; ce fut à ce sentiment que Domitien dut très-probablement la vie. Deux autres membres de la famille fia-vienne, qui passent inaperçus dans l'histoire, ont eu cependant auprès de Titus la plus décisive influence ; c'est à eux qu'il doit en grande partie sa belle réputation si peu méritée : ce sont son cousin Flavius Clémens[43], second fils de Sabinus, et l'épouse de ce Flavius Clémens, Domitilla, fille elle-même d'une autre Domitilla sœur de l'empereur Vespasien et du premier Sabinus. Ce couple était chrétien : grâce à lui pour la première fois la secte naissante eut auprès de l'empereur de puissants protecteurs. De là l'admiration qu'ont éprouvée pour Titus la plupart des historiens chrétiens. Jusque là les adeptes du christianisme, beaucoup plus turbulents qu'on ne le croit généralement, n'avaient guère enrôlé de grands personnages sous la bannière de leur foi : ce fut pour eux un vrai triomphe que d'avoir des coreligionnaires aussi haut placés ; se fiant en cet appui, ils s'enhardirent, et il fallut la répression sanglante de Domitien pour retarder les progrès de ce nouveau culte qui, tout noble et tout pur qu'il était, devait cependant amener nécessairement, fatalement, la ruine de l'empire, et par conséquent devait être traité en ennemi par les empereurs les plus intelligents comme les plus vertueux, les Marc-Aurèle et les Dioclétien. (Voir à ce sujet le chapitre XV : la légende de Titus.) Mais d'ordinaire les empereurs avaient encore plus de confiance en leurs affranchis qu'en leurs parents ; Narcisse, Pallas, Phaon, Icélus, Epaphrodite, Hélius et tant d'autres ont été les vrais directeurs de la politique de leurs maîtres. Leur réputation a survécu et leurs noms sont restés dans l'histoire. Il n'en est pas de même pour ceux qui formèrent l'entourage de Titus ; le règne si court de ce prince ne leur a pas permis de jeter les fondements d'une solide renommée. D'ailleurs le principal conseiller de Titus, celui qui tenait auprès de lui ce rôle intermédiaire entre l'esclave et le ministre qu'avaient eu auprès de Claude Narcisse, auprès de Néron Hélius, auprès de Galba Icélus Marcianus, c'était le Juif Josèphe, décoré comme un affranchi du reste du nom de son protecteur et qu'on appelait Flavius Josèphe. Cet habile homme, si bon prophète, avait su obtenir de l'avare Vespasien, outre une forte pension encore augmentée plus tard par Titus, le don de la maison où était né le vainqueur de Jérusalem ; il la montrait respectueusement aux étrangers — peut-être même tirait-il quelque profit de ces visites — ; cultivant précieusement les bonnes grâces de Titus, il n'écrivait rien sans lui demander avis, et Titus, enchanté de l'ouvrage intitulé : La Guerre des Juifs, avait même voulu en signer une copie de son auguste main ; cette copie fut déposée dans le temple de la Paix ; Titus tenait beaucoup à ce que ce livre ne se perdît pas ; on n'a qu'à le lire pour en comprendre la raison. Ce Flavius Josèphe s'était fort lié, au point de lui dédier ses ouvrages, avec un des anciens affranchis de Néron, qu'il avait introduit au palais et que Titus avait fort bien accueilli ; c'était pour lui une véritable bonne fortune que de pouvoir montrer journellement à ses côtés au peuple qui voulait toujours douter de la mort de Néron l'affranchi qui avait aidé ce prince à se donner le coup fatal, le célèbre Epaphrodite[44]. Et, malgré tous ces soins, malgré toutes ces preuves que Titus donnait à Rome de la mort de son empereur regretté, Néron passait encore pour vivant ; une nouvelle fois nous allons voir au fond de l'Asie apparaître un faux Néron[45]. Depuis quelque temps on trouvait chaque matin affichés au Forum des proclamations, des édits, tous signés du fils d'Agrippine ; il annonçait sa prochaine arrivée ; échappé par miracle aux proscriptions du sénat, on allait le voir revenir du fond de l'Orient, de ces grands déserts inconnus ; il arriverait, foudre en main, prêt à détruire la race parvenue des Flaviens. Déjà Rome s'agitait, se rappelait ses largesses, ses fêtes splendides où l'on voyait se réaliser l'impossible. C'était bien lui le maître qui convenait à Rome, l'enfant du vieux sang romain, le petit-fils d'Auguste, l'authentique descendant des Julius et de la déesse Vénus ; qu'étaient-ce auprès de lui que ces bourgeois de Réate, grossiers soudards de sang presque barbare ! Le danger était grand pour Titus. Une fois entraînée, l'imagination populaire peut dans son enthousiasme irréfléchi renverser en quelques instants les trônes et les dynasties qui paraissent le plus solides. Déjà le Néron qui venait d'apparaître avait soulevé une partie de l'empire ; les provinces arrosées par l'Euphrate reconnaissaient son autorité, et le roi des Parthes, toujours ennemi de l'empereur régnant, avait reçu comme un frère l'empereur prétendant. Une guerre redoutable était sur le point d'éclater, et le tourment qu'en éprouva Titus, depuis longtemps malade et affaibli, avança sans doute le terme de son existence. Lui-même se sentit plus souffrant ; ses pleurs maladifs avaient encore augmenté ; outre les craintes justifiées d'une guerre civile, une vague inquiétude, l'appréhension d'une fin prochaine avaient absorbé tout ce qui lui restait d'intelligence et de pensée. Par un sacrifice solennel il voulut détourner la colère des dieux vengeurs, mais à ce sacrifice même il arriva le plus funèbre présage que connussent les devins de l'antiquité : la victime, un taureau blanc, s'échappa des mains des sacrificateurs, et, au moment où Titus s'approchait de l'autel pour implorer la pitié des dieux, comme signe de leur colère, le tonnerre gronda sourdement dans un ciel serein. Découragé, se sentant vaincu par cette terrible fatalité à laquelle rien ne peut soustraire l'homme, il voulut une dernière fois assister aux jeux publics, jouir de cet incomparable coup d'œil de l'amphithéâtre, contempler ces immenses carnages, afin de savourer encore l'âpre volupté de se sentir vivant devant l'agonie des autres. Au sortir du Colisée sa litière l'attendait ; il désirait ardemment retourner aux lieux où s'était écoulée une partie de son enfance, à cette modeste villa de la Sabine où étaient morts tous les siens. Rassasié de grandeurs, il aspirait à revivre cette simple vie des jours d'autrefois ; le grand palais des Césars aux larges voûtes, aux immenses galeries, aux lourds plafonds semblait peser sur lui ; il ne désirait plus qu'habiter tranquille, loin de Rome, cette humble demeure de Phalacrine, enfouie dans un des petits vallons de l'Apennin, aux pentes vertes, aux fraîches eaux, aux vagues horizons bleus ; il avait hâte de retrouver ce bienheureux coin de terre où il avait vécu tranquille, innocent ou du moins sans remords ; mais en route la fièvre le prit, une fièvre ardente qui par moments lui donnait le délire, par d'autres le laissait affaissé, morne, renfermé en lui-même, se rappelant tout ce qu'il avait fait de mal et le peu qu'il avait fait de bien ; et alors il se soulevait dans sa litière, écartait les rideaux, voulait voir largement le beau ciel, les belles campagnes, toutes les splendeurs de la nature, comme s'il sentait qu'il ne les verrait bientôt plus ; il accusait les dieux de le faire mourir avant le temps, et, dans ces moments de désespoir, il se repentait à haute voix d'un crime, mais d'un seul. Sans doute que tous les autres qu'il avait commis, assassinats, violences, vols, trahisons, tout cela disparaissait devant ce crime-là tant il était grand, tant il était horrible ! Ses derniers moments[46] furent d'ailleurs comme un commencement d'expiation : presque seul dans sa villa, n'ayant auprès de lui pour ami que son frère Domitien, il se sentit un jour subitement défaillir ; un bain, qu'il voulut prendre pour apaiser les ardeurs de la fièvre qui le dévorait, ne fit que le rendre plus malade ; il était évident que sa fin approchait ; Domitien le fit plonger dans une cuve de neige, réactif suprême qui, au dire des médecins, pouvait le sauver, mais qui trop prolongé pouvait en revanche amener immédiatement la mort ; puis il écarta tout le monde, et tandis que Titus abandonné, seul avec le souvenir de ce crime[47] qui l'obsédait, expirait lentement dans son bain glacé, le César Domitien du galop furieux de son cheval dévorait la route de Rome, avide de voir enfin se lever sur les temples du Capitole, sur les dômes du Palatin, la brillante aurore de son règne. (13 septembre 81.) Maintenant, quel était ce crime que Titus se reprochait si désespérément ? Lui qui en avait tant commis, lui l'auteur des meurtres d'Helvidius Priscus, de Sabinus, d'Eponine, d'Héras, de Cécina et de tant d'autres dont les noms plus obscurs sont restés dans l'oubli, lui, le débauché souillé de toutes les infamies du monde antique, pour qu'il ne se reprochât qu'un crime, il fallait que l'énormité de ce forfait effaçât tous les autres ; or le plus épouvantable des crimes, celui que les dieux poursuivent toujours de leur implacable vengeance, celui que Rome comme l'humanité tout entière maudit de ses plus terribles imprécations, celui pour lequel il n'y a pas de pardon ni chez les dieux, ni chez les hommes, c'est le parricide ! XVLa légende de Titus.Quand on voit si universellement répandue cette opinion que Titus fut le type du souverain clément, vertueux, juste et bienfaisant, on se demande avec étonnement quelles ont pu être les causes de cet étrange engouement. En réfléchissant un peu, elles sont faciles à trouver. Toutefois, remarquons d'abord que déjà quelques auteurs anciens, assez rapprochés de l'époque où vivait Titus, n'avaient accepté que sous toutes réserves l'opinion commune sur ce favori de l'histoire. L'empereur Adrien l'accusait de parricide et le consulaire Dion Cassius répétait à regret cette accusation, l'empereur Julien le traitait fort mal, et, un peu plus tard, le poète Ausone disait de lui : felix brevitate regendi, heureux d'avoir si peu régné. Tous les vieux auteurs reconnaissent que, jusqu'à son avènement, on l'avait regardé comme un être cruel et vicieux ; bref qu'on craignait de voir revivre en lui un second Néron. Or, pour les historiens aristocratiques de l'école de Tacite ou de Dion Cassius, comparer quelqu'un à Néron, c'est la pire injure qu'on puisse lui faire. Ce ne fut, d'après eux, qu'une fois arrivé au pouvoir que Titus changea du tout au tout ; observons ici que Titus n'a régné qu'environ deux ans, et que les pires des Césars, les Néron, les Caligula, les Domitien ont tous eu de splendides débuts. Néron s'écriant, alors qu'on lui présentait un arrêt de mort à signer : Que je voudrais ne pas savoir écrire ! vaut bien Titus regrettant d'avoir perdu sa journée. Mais ce ne fut pas à ce court règne de deux années, pendant lequel il semble ne pas avoir joui de tout son bon sens, que Titus a dû sa réputation ; ce fut en grande partie à la tradition chrétienne et par suite aux historiens catholiques 'd'une époque plus moderne. Quel est, en effet, le grand acte de la vie de Titus ? la destruction de Jérusalem. Or, cette destruction avait été annoncée, formellement prédite par le Christ ; la génération d'alors, les fils des mères qui s'étaient pressées autour de l'Homme-Dieu méconnu devaient en être les témoins. Un demi-siècle s'était écoulé et Jérusalem était toujours debout ; son temple, qui aurait dû être rasé, dominait encore superbement la cité de David ; de nouvelles murailles venaient même d'augmenter la puissance et l'orgueil de la cité-reine de Judée ; les années passaient après les années, et la prédiction ne se réalisait pas. Déjà prévenus par saint Pierre et saint Paul de la ruine prochaine de Jérusalem, les chrétiens avaient quitté cette ville, l'avaient abandonnée aux Juifs, aux déicides ; rien ne devait plus retenir la colère céleste et cependant Jérusalem existait encore. Déjà quelques-uns d'entre les chrétiens commençaient à s'étonner ; fallait-il donc douter des paroles de Dieu, douter de Dieu lui-même ? Et voici qu'alors apparaît Titus : devant lui Jérusalem, la ville bien gardée, la ville forte contre l'ennemi, tombe d'une horrible chute ; elle souffre, la cité détestée, tous les maux prédits par le Christ ; les mères dévorent leurs enfants ; grâce à Titus, les prophéties sont accomplies, et le fils de Vespasien se montre à l'imagination chrétienne, debout sur les ruines de la Judée vaincue, comme le vengeur même de Dieu. De là le réel sentiment de reconnaissance qu'éprouvent pour lui tous les auteurs chrétiens ; de plus, sous son règne, entre Néron et Domitien, tous deux des persécuteurs, les chrétiens ont été laissés en paix, grâce à l'appui de Flavius Clémens et de Domitilla, nièce de Titus et chrétienne elle-même ; on les a comme oubliés, et c'était tout ce que le nouveau culte affaibli, momentanément intimidé par les violences de Néron, demandait alors aux empereurs. Eh bien, malgré tout le respect qu'on doit avoir pour le christianisme, assurément une des plus belles et des plus pures religions qu'aura jamais l'humanité, il faut reconnaître que la persécution, la poursuite du chrétien, était, d'après la conscience romaine, un devoir pour les Césars. Rome était alors à une époque bien critique ; l'heure de la décadence avait déjà sonné pour elle ; sa civilisation vieillie ne pouvait plus se soutenir qu'à force d'énergie patriotique, et le christianisme tuait justement cette sorte d'énergie. Déjà sur toutes les frontières, en Germanie, en Dacie, dans les immenses plaines des Sarmates et des Scythes, derrière la digue perpétuellement sapée des légions, de l'Océan au Pont-Euxin grondaient les flots menaçants des invasions barbares : Pictes, Scots, Frisons, Saxons, Chérusques, Marcomans, Bructères, Quades, Bastarnes, Sarmates, Vandales, Gépides, Goths de l'Est et de l'Ouest, Gètes, Burgundes étaient prêts à se jeter sur l'empire, et derrière eux, formidable réserve, s'agitaient déjà sur les hauts plateaux de l'Asie centrale, les grandes hordes des Huns attendant leur Attila. Or, devant cette inondation de la barbarie, l'empire romain avait, avant tout, besoin de n'avoir qu'une même pensée, qu'un même esprit : une fissure dans son unité et l'invasion y passait. Les chrétiens, par cela même qu'ils étaient chrétiens, étaient les alliés, inconscients peut-être, mais enfin les alliés réels des barbares : pour eux, ce n'étaient pas des ennemis, c'étaient des frères, des prosélytes à convertir ; les chrétiens savaient mourir ; mais, en dépit des légendes de la légion thébaine, les chrétiens d'alors ne savaient pas tuer. Que leur faisait, à ces humbles catéchumènes, l'envahissement de leur patrie : leur patrie n'était pas de ce monde ; malgré la doctrine célèbre : Rendez à César ce qui appartient à César, il est évident qu'entre un chef barbare qui se serait fait chrétien et César grand pontife des idoles, Polyeucte n'eût pas hésité. Un empereur, pour être logique, devait, comme le vertueux Marc-Aurèle, chercher à détruire le christianisme ou, comme le bourreau Constantin[48], l'embrasser franchement et s'en faire un appui. Ce sont les évêques catholiques, et Dieu nous garde de les en blâmer, qui ont ouvert aux barbares, aux jeunes nations fières et fortes, les portes vermoulues du vieil empire romain ; on les voit s'entendre à merveille avec tous les chefs des invasions : les rudes envahisseurs inclinent bientôt leur orgueil devant les successeurs des apôtres, et saint Remi préfère Clovis aux empereurs ariens qui représentent alors la patrie romaine. A mesure que le christianisme fit des progrès dans le monde, la légende de Titus se forma peu à peu, d'autant plus aisément que la masse du peuple, du moins de celui de Rome, n'avait.pas eu à se plaindre de lui, et que, frappée seulement de ses dernières années, elle n'avait conservé de lui qu'un agréable souvenir de fêtes et de largesses ; moins satisfaites peut-être furent les provinces chargées de remplir les coffres vidés au profit de Rome ; mais peu importait, les réputations ne se font que dans les capitales. De plus, les nombreux crimes de Titus, ces meurtres répétés de sénateurs ou de philosophes, n'avaient pas ému la masse des Romains ; la colère des Césars, qui ne frappait que les grands, laissait parfaite-. ment indifférents les milliers de misérables qui constituaient alors le peuple-roi ; au contraire, le fils d'affranchi, le prolétaire, n'étaient pas fâchés de voir livrer au bourreau ou plutôt au centurion chargé des vengeances impériales le patricien et le philosophe dont ils sentaient haineusement la supériorité. Ce fut ce sentiment qui fit la force des Césars ; le peuple romain, intimement convaincu qu'il n'était rien, jouissait réellement en voyant que les plus hauts par la race ou l'intelligence n'étaient comme lui rien que des sujets, que des esclaves de l'empereur, et, dans sa jalousie furieuse contre toutes les aristocraties, il applaudit, il aima les empereurs qui du moins faisaient régner à Rome une égalité, celle de la servitude. Que Titus ait fait tuer le sénateur Helvidius Priscus, Julius Sabinus, le descendant de Jules César, qu'est-ce que cela peut faire au peuple ; ce ne sont que des patriciens qui, sans la main de fer de Titus, seraient peut-être des maîtres. Au moyen âge, continue la tradition du Titus vertueux, cela devient une légende ; l'empereur Tite grandit toujours. Clercs et moines, dans leurs histoires naïves, font du vainqueur de la race maudite qui immola le Christ une espèce de saint vénérable ; peu s'en faut qu'on ne le canonise. Sous Louis XIV la tradition subsiste encore ; Lenain de Tillemont, qui de par sa profonde érudition se voit forcé de rapporter un grand nombre des crimes de Titus, les cite gravement sans commentaires et déclare après cela bonnement que malgré tout ce fut un excellent prince. Plus tard, La Bletterie, dans sa Vie de l'empereur Julien s'irrite sérieusement contre ce prince qui dans ses dialogues des Césars a eu la malencontreuse idée de se défier quelque peu de la bonté de Titus et de le faire condamner par Jupiter à passer sa vie dans une maison suspecte, prison cependant bien douce pour un pareil personnage ; un peu plus La Bletterie demanderait que l'empereur Julien fût excommunié pour ce sujet, s'il ne l'était déjà de plein droit en sa qualité d'apostat. A la suite des auteurs sérieux, dictionnaires, biographies, précis trop abrégés ou abrégés trop précis, cours à l'usage des demoiselles, petits volumes destinés à parfaire l'éducation des gens du monde qui n'en étaient pas dans leur jeunesse, ont tous de nos jours célébré les vertus de Titus ; on s'est habitué à l'entendre vanter sur tous les tons, et plus d'un lecteur croira sans doute que nous avons voulu, en accusant un César qui a laissé de si bons souvenirs, développer tout simplement un paradoxe plus ou moins ingénieux. Cependant les savants modernes moins crédules ont eu de Titus quelque méfiance : J.-J. Ampère l'appelle un prince coquette (sic) ; même lorsqu'il est empereur, après ce soi-disant retour au bien, sous ce règne si vanté il cherche vainement des actes vraiment généreux, des mesures vraiment utiles, il y voit plus de paroles que d'actions. M. Beulé, enchanté de faire pièce à un empereur, a travaillé plus que tout autre à ébranler l'idole impériale ; mais, retenu par la vieille tradition scolaire, par le respect de l'opinion commune, il n'a pas osé la renverser franchement ; il se contente de voir en Titus un hypocrite, cherchant à jouer le rôle d'Octave Auguste, cruel avant d'être le maître absolu, clément par raison, une fois arrivé au but suprême de son ambition. M. Duruy est un historien de trop de mérite pour avoir pleine confiance en Titus : il veut bien, probablement par condescendance pour l'enseignement de ses devanciers, admettre la conversion de Titus au bien ; mais il fait remarquer, et cela avec grande raison, qu'il a régné pendant un espace de temps trop court pour que sa récente conversion eût été véritablement mise à l'épreuve. M. de Champagny, au contraire, dans sa belle et pieuse
homélie sur les Antonins, semble convaincu que Titus, peut-être parent du
pape Clément, dut infailliblement revenir au bien et à la vertu. Au rebours
des historiens que nous venons de citer, il veut rester fidèle à la tradition
: le gouvernement de Titus fut, dit-il, celui d'un homme de cœur. Cependant,
dans un autre chapitre du même auteur nous trouverons la phrase suivante : Titus avait, avant de régner, donné des signes d'une cruauté
et d'une corruption qui auraient peut-être reparu. Pour nous, s'il est permis d'exprimer son opinion après celles de tous ces maîtres, nous déclarons être intimement persuadé que Titus fut un des plus mauvais princes qu'ait jamais pu avoir la Rome impériale ; elle ne lui dut aucune loi utile, ses travaux furent toujours des œuvres d'ostentation, favorisant seulement les instincts déjà trop cruels et trop débauchés d'un peuple corrompu ; couvert de crimes et d'infamies, formellement accusé de parricide, il a su cependant tromper la justice de l'histoire, usurper le nom d'honnête homme, grâce à quelques phrases prétentieuses, à quelques mois de maladie qui avaient affaibli toutes ses passions, émoussé tous ses mauvais instincts. Aussi avons-nous ressenti en étudiant sa vie une de ces vigoureuses indignations que ne manquent jamais de nous faire éprouver les hypocrisies de toute sorte, de politique ou de morale ; heureux serons-nous si nous pouvons faire partager cette indignation à quelques personnes, heureux surtout si le lecteur, en fermant ce volume, n'éprouve pas le regret d'avoir lui aussi perdu sa journée. LISTE DES CONSULS PENDANT LES RÈGNES DE VESPASIEN ET DE TITUS.An 69. Servius Sulpicius Galba (empereur) et T. Vinius Rufinus. 70. Titus Flavius Vespasianus Augustus et Titus Flavius Cæsar. 71. Titus Flavius Vespasianus Augustus et Cocceius Nerva. 72. Titus Flavius Vespasianus Augustus et Titus Flavius Cæsar. 73. Domitianus Cæsar (Domitien) et Valérius Messalinus. 74. T. Fl. Vespasianus Aug. et Titus Flavius Cæsar. 75. T. Fl. Vespasianus Aug. et Titus Flavius Cæsar. 76. T. Fl. Vespasianus Aug. et Titus Flavius Cæsar. 77. T. Fl. Vespasianus Aug. et Titus Flavius Cæsar. 78. L. C. Commodus et D. Novius Priscus. 79. T. Fl. Vespasianus Aug. et Titus Flavius Cæsar. RÈGNE DE TITUS. 80. Titus Flavius Augustus et Domitianus Cæsar. 81. S. Annius Silvanus et T. Annius Vérus Pollio. Nous n'avons mis dans cette liste que les consuls qui donnaient leurs noms à l'année ; on sait que depuis l'avènement des Césars ces consuls éponymes ne restaient que quelque temps en fonction, deux mois ordinairement, et faisaient ensuite place à des consuls substitués. Le grand nombre des consuls substitués explique pourquoi l'on trouve dans les annales de l'empire romain une si grande quantité de personnages consulaires. Du reste, le consul qui donnait son nom à l'année, le consul éponyme, jouissait d'une beaucoup plus grande considération que le consul substitué ; il était bien rare qu'un empereur acceptât un consulat substitué. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Suétone, Vespasien, Titus. — Tacite, Hist., l. 2 et 3. — Onuphre, In fast. — Goltzius, Méd. — Dion Cassius, l. 59, 60 et suivants. — Eutrope, Vita Vespas. — Zonaras, Annales, Basileæ, 1657. — Xiphilin, l. 66.
[2] Généalogie de la famille flavienne. — (Nous n'avons mis dans cette généalogie que les principaux personnages.)
Titus Flavius Sabinus usurier et receveur du quarantième épouse Vespasia Polla
De ce mariage deux fils :
Sabinus, père de Flavius Sabinus, Flavius Clémens et une fille.
Flavius Sabinus épousa Julie.
Flavius Clémens épousa Flavia Domitilla II. De ce mariage deux garçons choisis un moment par Domitien pour héritiers.
La fille de Sabinus fut mère de sainte Domitille.
L'empereur Vespasien épouse Flavia Domitilla, père de Titus, père de Julie, Domitien et Domitilla, mère de Flavia Domitilla II.
Il est indiscutable, d'après le témoignage unanime des historiens, qu'une statue ait été élevée au père de Vespasien avec cette inscription : Au publicain honnête homme. Mais il serait intéressant de savoir si l'érection de cette statue eut lieu avant ou après l'avènement de Vespasien au trône, Le nom de Vespasien s'emploie encore de nos jours dans certains villages du pays de Caux comme terme d'injure : dire à quelqu'un : Tu n'es qu'un Vespasien, est la plus grande insulte qu'on lui puisse faire. C'est sans doute un reste du mauvais souvenir qu'avait laissé en Gaule le système financier du père de Titus.
[3] Le tribunal des récupérateurs était spécialement chargé de juger les contestations d'état civil.
[4] Un savant estimable, M. Noël des Vergers, trompé sans doute par le passage erroné de Dion Cassius (chap. XL), déclare dans la Biographie universelle (Paris, Didot, art. Titus, t. 45) que Titus commença par être tribun des soldats, sous les ordres de son père Vespasien, dans la guerre de Bretagne qui eut lieu sous le règne de Claude. Il cite à l'appui de son opinion un mémoire d'un numismate qui a supposé qu'une médaille frappée sous le règne de Vespasien et qui représente, dit-il, Titus à cheval foulant aux pieds un barbare, faisait allusion à ce fait.
M. Noël des Vergers et l'érudit numismate en question auraient dû se souvenir que Titus était né en l'an 41 et que la guerre de Bretagne eut lieu en l'an 43. Malgré les sympathies que M. Noël des Vergers témoigne à Titus, il nous paraît vraiment étrange qu'il l'ait cru assez précoce pour pouvoir faire campagne à deux ans et sauver à cet âge la vie à son père Vespasien, comme le prétend ce même savant numismate. Titus n'a jamais pu servir sous Claude ; il n'avait pas treize ans quand mourut cet empereur, et les Romains ne connaissaient pas les enfants de troupe. Suétone dit bien que Titus fit la guerre en Bretagne ; est-ce une erreur de copiste, c'est probable, mais Titus put aussi, pendant qu'il était en Germanie, passer de là en Bretagne avec quelque envoi de troupes ; en tous cas, bien qu'en dise M. Noël des Vergers, ce ne fut ni sous les ordres de Vespasien, ni sous le règne de l'empereur Claude.
[5] Josèphe, De bello Jud., l. 2 et 3, et De vita sua. — Philostrate, Apollon. Tyan. Vita. — Eusèbe, Chronicon.
[6] C'étaient la cinquième et la dixième légion. La cinquième (Macedonica) avait pour emblème un éléphant qui rappelait ses succès en Afrique ; la dixième (Gemella, Pia) avait pour emblème un taureau.
[7] Quelques historiens ont voulu faire du grand prêtre du mont Carmel un pontife d'Israël. Mais il n'est pas présumable qu'un oracle juif eût si bien accueilli l'envahisseur de sa patrie : un gentil du reste n'aurait pu offrir un sacrifice au Dieu des Juifs, ce Dieu exclusif n'acceptant que les hommages de son peuple. Tacite parle d'ailleurs du dieu du mont Carmel comme d'une divinité tout à fait locale, d'une sorte de genius loci.
[8] Suétone, Vespasien. — Dion Cassius, l. 65, — Tacite, Hist., l. 2. — Josèphe, De bello Jud., l. 4, 5 et 6.
[9] Josèphe, De bello Jud. — Strabon. — Dion Cassius, l. 66. Diodore de Sicile, l. 1 à 5, passim.
[10] Un fait bizarre, c'est le grand attrait qu'eut pour les Romains le séjour d'Alexandrie. J. César se plut à y demeurer ; les mêmes charmes y retinrent le triumvir Antoine, et Néron, dans les derniers jours de son règne, offrait d'abandonner l'empire pourvu qu'on lui laissât la préfecture d'Alexandrie ; Vespasien lui-même eut grand'peine à s'en arracher, et Titus, qu'attendait cependant le triomphe à Rome, s'attarda néanmoins quelque temps dans la ville des Ptolémées.
[11] Sérapis, qui n'était très-probablement qu'une des formes d'Osiris, avait été accepté par les Romains qui n'avaient vu dans son nom égyptien qu'un synonyme de Jupiter ; il y avait même à Rome un temple de Jupiter Sérapis qui fut brûlé dans le grand incendie de l'an 80. L'attribut qui distingue Jupiter Sérapis, c'est le boisseau renversé (modius), posé sur la tête en guise de couronne.
[12] Les changeurs avaient raison de se méfier de la population d'Alexandrie. C'était une des villes de l'antiquité où il se commettait le plus de vols. Le vol y était devenu de l'art : les Alexandrins avaient conservé un véritable culte pour la mémoire du Pharaon Rhampsinit, qui, séduit par l'habileté d'un voleur, lui donna sa fille en mariage.
[13] Josèphe, De bello Jud., l. 6 et 7. — Dion Cassius, l. 65. — Eusèbe, Chronicon. — Zonaras.
[14] Il ne faut pas croire que cette triste nourriture ait été peu abondante ; les Juifs, comme tous les peuples de l'Orient, où le bois est rare et cher, faisaient de grandes provisions d'excréments d'animaux et s'en servaient en guise de combustible ; de nos jours encore les fellahs d'Egypte n'en connaissent guère d'autre. Du reste, convenablement préparée et séchée, cette substance n'est pas d'un emploi désagréable ; elle brûle à peu près comme la tourbe, en exhalant une odeur musquée qui est loin d'être répugnante et qui a même l'avantage d'être très-saine ; c'est une supériorité sur le gaz et sur le pétrole.
[15] Il est évident que les Romains avaient dans Jérusalem un parti puissant qui aida sans doute à la ruine de la ville ; à la tête de ce parti était le rabbin Jochanan qui avait plusieurs fois conseillé aux Juifs de se rendre à Titus. Surveillé de près par les zélateurs, les fanatiques de la résistance, et craignant leur courroux, Jochanan se fit passer pour mort : il s'enferma dans un cercueil, en ayant soin d'y mettre avec lui un morceau de viande fortement putréfiée. Puis, deux disciples de confiance chargèrent le cercueil sur leurs épaules et sortirent de la ville au nez des sentinelles des zélateurs qui, croyant reconnaître l'odeur cadavérique, furent convaincues de la mort du rabbin et laissèrent paisiblement s'éloigner le pseudo-convoi funéraire. — Bien que fort resserrés par les Romains, les Juifs pendant tout le siège purent cependant enterrer leurs morts à quelque distance de la ville. — Jochanan, quand il fut hors de Jérusalem, se hâta de quitter son funèbre véhicule et alla rejoindre Titus qui l'accueillit à merveille et lui accorda même plus tard la grâce et la liberté de quelques-uns de ses compatriotes, probablement partisans aussi des Romains.
[16] Chaque légion avait réglementairement à sa suite dix grandes machines (onagri) et cinquante-cinq petites (carrobalistæ) ; en cas de siège les armées romaines avaient en outre d'autres instruments de destruction plus puissants, tels que les béliers qui servaient à battre les murailles, et les hélépoles (preneuses de villes), grandes tours en bois couvertes de cuir frais qui permettaient aux assiégeants d'approcher à couvert, sans craindre ni les flèches ni les traits enflammés des assiégés.
[17] Détruite par Titus et pendant quelque temps abandonnée par les Juifs, Jérusalem, grâce à l'âpre ténacité de la race israélite, se releva peu à peu de ses ruines ; bien que la plus grande partie des Juifs fussent restés dispersés en Europe et en Asie, elle était redevenue sous le règne d'Adrien assez peuplée et assez importante pour tenter de se révolter encore contre la puissance romaine. Terriblement ravagée par un des généraux d'Adrien, Julius Sévérus, en 135, elle fut rebâtie sous le nom d'Ælia Capitolina, repeuplée de colons romains et de Syriens ; les Juifs eurent défense d'y rentrer, défense qui du reste n'eut d'effet véritable que pendant quelques années.
[18] Chronicum Alexandrinum, Munachii, 1615. — Orose, 7. — S. Calvisii, Chronol., Francofurti, 1620. — Pline l'Ancien, Hist. nat., l. 35. — Hérodien, l. I. — Aulu-Gelle, l. 6.
[19] Cet étrange personnage, que le savant évêque Godeau appelle le singe de Jésus-Christ, naquit à Tyane en Cappadoce à peu près à la même époque que le divin fils de Marie ; à quatorze ans il alla étudier à Tarse et à Eges en Cilicie, et à seize ans il embrassa la doctrine pythagoricienne, s'abstenant scrupuleusement de liqueurs fermentées et de tout ce qui avait vécu ; il poussait le scrupule si loin que jamais il ne porta de souliers de cuir ni d'étoffes de laine ; il ne s'habillait que de lin, ne voulant rien avoir sur lui qui fût venu d'un animal mort. Dès l'âge de raison il avait résolu de renoncer au mariage, et de se consacrer tout entier à la pratique de la vertu et à l'étude de la science. Maître de sa fortune, il la distribua à des parents pauvres ; puis, comme par une sorte de noviciat, il s'astreignit à rester cinq ans sans parler. Après ces cinq ans d'épreuve, il se rendit successivement dans les deux grandes cités d'Antioche et d'Ephèse, y adora publiquement les idoles et fonda une secte mystérieuse où l'on n'était admis qu'après être resté quatre ans sans parler. On voit qu'Apollonius était bien persuadé que le silence était d'or. D'Ephèse il voulut aller visiter les Indes accompagné de son disciple Damis ; sur sa route, en Mésopotamie, il apprit à connaître le langage des oiseaux, et à Babylone il se fit instruire de tous les secrets des mages. Arrivé aux Indes, il eut de longues conférences avec Harchas, le chef des Brahmes ; il revint ensuite se fixer en Ionie ; mais son humeur voyageuse l'empêcha de rester longtemps en repos ; il visita encore Rome et l'Italie, Cadix en Espagne, enfin l'Afrique et l'Egypte, où il rencontra Vespasien, auquel il conseilla vivement (il prenait là du reste une peine bien inutile) de ne pas rétablir la forme républicaine. Il visita ensuite l'Ethiopie et prétendit avoir découvert les sources du Nil ; il revint de là en Grèce où il reçut, étant à Argos, la visite de Titus. Plus tard, conspirant probablement avec Nerva, il retourna à Rome où il fut arrêté par ordre de Domitien qui n'osa le faire périr. Quelque temps après l'assassinat du dernier des Flaviens, assassinat qu'il avait vu d'Ephèse par un phénomène de double-vue (?), il disparut subitement. Bien des gens se refusèrent à le croire mort et prétendirent qu'il était monté ou ciel. Peu de temps après cette disparition mystérieuse, il apparut à ses disciples Damis et Démétrius et s'entretint avec eux. (Jésus-Christ apparut également à ses disciples, après sa résurrection.) Un de ses principaux miracles fut la résurrection d'une jeune fille (un miracle de ce genre fut opéré par le Christ) ; comme le Christ, il chassa nombre de fois les démons des corps des possédés ; jeté dans les fers par ordre de Domitien, il fit tomber ses chaînes à sa volonté. (Se rappeler saint Pierre délivré de ses liens par un ange.) Un jour, dans ses voyages, il rencontra un lion qu'il assura posséder l'âme du roi Amasis. (Voir dans la Bible l'épisode de Nabuchodonosor.) A l'imitation du serpent d'airain de Moïse, il avait élevé à Byzance un serpent de bronze qui eut l'utile propriété de faire périr tous les serpents qui jusqu'alors avaient été un véritable fléau pour cette ville et ses environs. Après sa mort son ombre apparut à l'empereur Aurélien qui voulait saccager la ville de Tyane, où on lui avait élevé un temple. Une grande partie de l'Asie honora Apollonius comme un dieu ; Ephèse l'adorait encore au quatrième siècle de l'ère chrétienne. Eumape au cinquième siècle disait de lui qu'il tenait le milieu entre la divinité et l'humanité, et que sa vie était la descente d'un dieu sur la terre ; Alexandre Sévère avait dans son lararium le portrait d'Apollonius entre ceux de Jésus-Christ et d'Abraham. Il est triste de dire que les miracles d'Apollonius sont certifiés par de nombreux historiens, et qu'ils étaient des articles de foi pour beaucoup d'hommes intelligents de l'antiquité.
Les principaux ouvrages du célèbre philosophe de Tyane étaient : 1° un traité d'astrologie ; 2° un traité des sacrifices, où il indiquait ce qu'il fallait offrir à chaque divinité pour s'en faire exaucer ; 3° la vie de Pythagore ; 4° un recueil de ses propres oracles ; 5° un hymne à la mémoire.
Le Christ païen, Apollonius, eut le grand mérite d'essayer de faire abolir les combats de gladiateurs et tous les massacres d'hommes ou d'animaux dans les cirques et les amphithéâtres. Il avait du moins une qualité incontestable, le scrupuleux respect de toutes les existences, respect qu'il devait à l'étude des doctrines de Pythagore et à ses entretiens avec les brahmes de l'Inde.
[20] Le véritable baume dont il est ici question est encore plus rare aujourd'hui que du temps de Titus ; il en existe un flacon au Jardin des Plantes de Paris. La seule plantation qui subsiste aujourd'hui se trouve à Béder-Houssein en Arabie ; elle fournit trois livres de ce précieux baume au sultan, une livre au vice-roi d'Egypte, une livre encore à l'émir chargé de diriger la grande caravane de la Mecque. Ce baume n'est jamais mis dans le commerce ; ce que ledit commerce fait accepter sous ce nom n'est qu'une imitation plus ou moins défectueuse, obtenue en faisant bouillir des graines ou des branches du véritable arbre à baume, de l'opobalsamum ou xylobalsamum des anciens, de l'amyris Gileadensis des modernes. Ce baume est connu vulgairement aujourd'hui sous le nom de baume de la Mecque.
[21] Il est à remarquer que ni Vespasien ni Titus ne prirent, comme l'aurait prescrit l'usage, le titre de Judaïcus ; était-ce parce que la Judée déjà réunie précédemment à l'empire n'était pas à proprement parler une conquête nouvelle ? Etait-ce à cause du peu d'estime qu'avaient les Romains pour la nation juive ? Nous ne saurions trop le dire. Cependant une médaille de Vespasien, ce qui semblerait prouver qu'il était fier de son triomphe, représente la Judée vaincue sous la forme d'une femme pleurant à l'ombre d'un palmier.
[22] Le mot imperator qui n'était qu'un titre d'honneur pour les consuls et les généraux victorieux, et que porta même le peu belliqueux Cicéron, se mettait avant le nom : Imperator Marcus Tullius Cicero. Plus tard, mis après le nom il désigna cette nouvelle puissance, immense et mal définie, de ces chefs d'État que nous appelons les empereurs romains. Le vrai titre serait plutôt celui d'Auguste ou celui de prince ; on dit du reste le principat d'Auguste pour le règne d'Auguste.
[23] Auguste, le fondateur de l'empire, avait voulu réunir sur sa tête la plupart des magistratures importantes de l'ancienne république : le tribunat était du nombre ; mais cette magistrature, primitivement destinée à défendre les plébéiens contre les entreprises des patriciens, ne pouvait légalement appartenir qu'à un des premiers ; or, Auguste était patricien ; cependant il était assez intelligent pour savoir que, lorsqu'on est le plus fort, toutes les lois peuvent être bien facilement éludées ; aussi, respectant la constitution de son pays (noble exemple pour les générations futures), il prit simplement, non le titre de tribun, mais le pouvoir de tribun avec toutes les prérogatives qui y étaient attachées, notamment l'inviolabilité ; ce fut ce qu'on appela la puissance tribunitienne. Les premiers successeurs d'Auguste, de sa famille et patriciens comme lui, l'imitèrent tout naturellement ; Vespasien et Titus, dont la naissance n'était assurément pas un obstacle aux fonctions du tribunat réel, jugèrent que par cela même qu'ils étaient empereurs ils devaient également être patriciens de droit, et suivirent en conséquence l'exemple de leurs nobles prédécesseurs. Ce pouvoir tribunitien se renouvelait à époques fixes comme le vrai tribunat ; les médailles impériales portent souvent après le nom de l'Auguste TRIB. POT. I ou II, etc. C'est avec les indications de consulat le seul moyen pour les numismates de connaître exactement les dates des médailles.
Titus obtint la puissance tribunitienne en même temps que son père, après leur triomphe commun : quelques monnaies de Vespasien semblent cependant indiquer que cet empereur jouissait de ce pouvoir dès le commencement de son règne ; mais les monétaires peuvent avoir mis par habitude la formule sacramentelle TRIB. POT. (tribunitia potestate functus) à la suite des autres titres impériaux, tous les Augustes ayant jusqu'alors possédé la puissance tribunitienne.
Outre les tribuns du peuple, il y avait eu autrefois des tribuns militaires ayant le pouvoir des consuls et les remplaçant ; il y avait encore également les tribuns des légions, officiers qui se trouvaient au nombre de six dans chacun de ces corps de troupes.
[24] Le célèbre impôt malodorant, comme l'auraient appelé nos vieux chroniqueurs, tant reproché à Vespasien, est mal connu dans ses détails. Voici exactement en quoi il consistait : les Romains, qui vivaient beaucoup hors de chez eux, avaient la douce habitude de trouver en grande quantité au coin des rues, près de tous les monuments, sur les places, même sur les routes, de grands vases en terre cuite ayant forme de tonneaux et destinés au même usage que les petites colonnes qui ornent nos boulevards. Ces tonneaux étaient confiés aux soins des esclaves publics, et l'usage en était gratuit. Maintenant figurez-vous Paris se réveillant un beau matin, sans être prévenu de rien, se servant en toute sécurité, comme d'habitude, des petites colonnes des boulevards et voyant apparaître auprès de chacun de ces utiles monuments un sicaire du pouvoir (alias sergent de ville) réclamant une contribution pour ce service jusqu'alors gratuit. Quel effet! Eh bien, ce même effet se produisit à Rome : un beau jour les Romains qui s'approchèrent de leurs tonneaux de terre cuite, restèrent stupéfaits en voyant auprès de chacun d'eux un agent du fisc réclamant au nom de l'empereur une taxe, modique il est vrai, mais vexatoire au plus haut degré. Peu s'en fallut qu'il n'y eût une révolution ; heureusement tout se passa en chansons, quolibets, etc., et Vespasien put dire, bien avant le cardinal Mazarin : Ils chantent, donc ils payeront, ce qui pour lui était la chose importante.
[25] Calvisii, Chronol. — Dion Cassius, l. 66. — Suétone, Vespasien. — Frontini, De aq. duct. — Casauboni, Notæ. — Bellori, Veteres arcus Augustorum, Romæ, 1690.
[26] Remarquons, à ce sujet, que la voirie romaine n'était nullement dirigée d'après les mêmes principes que la nôtre. Les autorités chargées de ce service non-seulement n'y recevaient pas de traitement, mais encore elles y mettaient de leur argent. Ce fut ainsi qu'Auguste, nommé curator de la via Flaminia, la fit entièrement refaire à ses frais. Titus fit également de ses propres deniers réparer un aqueduc endommagé. Les différents services de la voirie étaient confiés à des curateurs, généralement de riches personnages, qui y faisaient le plus souvent les grandes améliorations nécessaires en les payant de leur bourse. Il est vrai que, comme le désintéressement est une vertu qui a besoin d'être fortement encouragée, ils en étaient toujours récompensés par les suffrages du sénat ou du peuple, et, plus tard, parla protection de l'empereur, lorsqu'ils briguaient quelque magistrature.
Les principaux curatores étaient, au premier siècle de l'ère chrétienne : les curatores viarum, chargés des routes ; les curatores operum publicorum, chargés des constructions publiques ; les curatores alvei et riparum Tiberis, chargés de l'entretien du lit et des rives du Tibre ; les curatores cloacarum et aquarum, chargés des égouts et des eaux.
[27] Il existe une grande médaille (ce que les numismates appellent grand bronze) de Vespasien, sur laquelle est reproduit le sanctuaire du Capitole. Ce sanctuaire représente un fronton orné de figures, soutenu par six colonnes élevées sur trois degrés ; entre les deux colonnes du milieu, plus écartées que les autres, se trouve la statue de Jupiter assis, une main appuyée sur un long sceptre touchant à terre ; de chaque côté, séparées seulement par une colonne, l'on voit debout Minerve armée et Junon revêtue du costume des dames romaines. Des deux côtés du sanctuaire, mais hors des colonnes ; il y a deux figures d'hommes nus, probablement ces Dioscures si révérés par les anciens Quirites, et qu'on retrouve souvent sur les vieilles monnaies consulaires ; sur le haut du fronton, on distingue aussi quatre figures d'hommes étendant les bras comme des suppliants.
[28] La religion chrétienne n'est pas la seule qui possède le mystère de la Trinité ; outre la trinité égyptienne dont nous parlerons tout à l'heure, voici les principales trinités des cultes anciens : religion de l'Inde, trinité composée de Brahma, Vichnou et Siva ; religion de Boudha, trinité composée d'Adi-Boudha, de Dharma et de Sanga ; religion chinoise de Lao-Tseu : trinité composée de Ki, Hi et Ouei ; rappelons également les trois hypostases de Plotin et de Proclus.
[29] Eusèbe, Chron. — Chronicum Alexandr. — Onuphre, In fast. — Plutarque, De amoribus. — Victorini, Epit. — Eutrope, Vita Vespas. — Dion Cassius, l. 66. — Hist. de Sabinus, par Secousse. — Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. VI, an 1729.
[30] Les deux enfants de Sabinus et d'Eponine eurent la vie sauve. L'un d'eux alla en Egypte où il mourut, l'autre fut rencontré à Delphes par Plutarque ; il revint dans son pays et s'y maria ; ses descendants existaient encore au sixième siècle, et l'un d'entre eux, qui avait embrassé la vie ecclésiastique, fut canonisé sous le nom de saint Valentin.
[31] Alliénus Cécina était un général d'une grande réputation et fort estimé des troupes. Il avait d'abord pris parti pour Vitellius et avait vaincu Othon à la bataille de Bédriac, mais bientôt il s'était prononcé pour Vespasien et avait puissamment contribué à l'élévation de la famille flavienne ; néanmoins, mal vu de Mucien, l'ancien général de l'armée de Syrie, qui jouissait d'un grand crédit auprès de Vespasien et de Titus, Cécina avait peu à peu perdu la confiance de Vespasien et surtout celle de Titus, qui lui reprochait, probablement à tort, une trop grande intimité avec Bérénice.
[32] Eutrope. — Dion Cassius, l. 66. — Suétone, Vita Titi. — Aurélius Victor. — Themistii, Orat. 10, Lutetiæ, 1684. — Zonaras, Annales, Basileæ. 1657.
[33] Le mot divus, qui sert à désigner les personnages honorés de l'apothéose, n'a pas tout à fait le même sens que deus. On devenait divus par la consecratio : ainsi Vespasien est divinisé, divus, n'est pas dieu, deus de naissance, comme Jupiter. Cela ressemblerait plutôt à notre moderne canonisation ; d'ailleurs la religion païenne, toute de mythes et de symboles, n'est généralement pas bien connue, du moins quant à son esprit intime. Jupiter, Neptune, Mars, Vénus étaient plutôt primitivement des personnifications d'éléments ou de sentiments ; plus tard, leur rôle se rapprocha sensiblement de celui de nos génies, de nos fées, et même de nos saints du moyen âge. Au-dessus d'eux planait toujours dans son inexorable impartialité le fatum, le destin des Romains ou l'άνάγκη, la fatalité des Grecs ; c'était là le vrai Dieu, nous dirions l'Etre suprême, si ce nom vénérable n'était devenu un terme d'argot politique.
[34] Strabon, l. 5. — Pline le Jeune, l. VI, ep. 16. — Eusèbe, Chron.
[35] Les historiens ne sont pas d'accord sur la date de l'éruption du Vésuve, quelques manuscrits de Pline le Jeune parlant des calendes de septembre et quelques autres des calendes de novembre : les deux dates seraient le 23 août ou le 1er novembre de notre calendrier ; nous penchons pour la date du 23 août, à cause de cette circonstance, rapportée par différents auteurs anciens, que l'éruption eut lieu à la fin des jours caniculaires.
[36] Le cheval Incitatus — ce mot qui signifie littéralement : excité, se traduirait bien comme nom de cheval par VENTRE-À-TERRE —, ne fut pas nommé consul, bien que Caligula y ait, d'après Suétone, sérieusement songé ; en revanche, il fut nommé pontife du nouveau dieu Caligula, digne prêtre d'une pareille divinité. Caligula n'est pas, d'ailleurs, le seul grand personnage de l'antiquité qui ait porté jusqu'au ridicule l'affection pour son cheval. On se rappelle Alexandre le Grand fondant Bucéphalie, et Sémiramis amoureuse d'un coursier au point d'oublier pour lui tous ses devoirs. Le cheval de César, avec ses pieds de devant semblables à ceux d'un homme, était également chéri de son maître. Auguste fit élever à son cheval un magnifique tombeau avec une épitaphe en vers composée par Germanicus. Néron aimait son coursier Asturcon (nom d'une race de chevaux d'Espagne allant à l'amble) autant que Caligula chérissait son Incitatus. Héliogabale nourrissait son cheval favori de raisins secs d'Apamée, et Vérus portait sur ses vêtements impériaux l'image brodée en or de son coursier Volucris (Ailé). On voit que les anciens amateurs de chevaux laissaient bien loin derrière eux les sportsmen modernes qui n'ont encore osé porter que des cravates à la Gladiateur.
Du reste, les chevaux d'autrefois se montraient dignes de cette affection par le dévouement qu'ils portaient à leurs maîtres ; le cheval d'Antiochus, monté par un Galate qui venait d'assassiner cet Antiochus, se jeta dans un précipice et se tua avec le meurtrier. Après le trépas du roi Nicomède, son cheval se laissa mourir de faim. Dans les combats, nombre de chevaux ramassaient avec leurs dents les javelots tombés par terre et les présentaient à leurs maîtres. (Voir Pline l'Ancien, liv. VIII.)
[37] Martial, In amphith. epig., 7, 4. — Suétone, Titus. — Tacite, Agric. Vita.
[38] Eusèbe, Chron. — Dion Cassius, l. 66. — Suétone, Titus. — Jean Tristan, Commentaires historiques, Paris, 1644.
[39] On confond souvent à tort le Colisée, qui était un amphithéâtre, avec le grand cirque. Les cirques, beaucoup plus grands que les amphithéâtres, étaient spécialement destinés aux courses de tout genre. Le grand cirque de Rome, qui datait de Tarquin, avait été successivement augmenté et embelli ; Vespasien, nous dit Pline, l'avait mis en état de recevoir deux cent cinquante mille spectateurs. Il était situé, comme le Colisée, au pied du Palatin, mais du côté opposé. Au lieu d'être ovale comme les amphithéâtres, il était de forme allongée, d'une longueur de plus de mille mètres. Entre deux terrasses chargées de gradins était la piste, coupée en deux dans sa longueur par la spina. La spina était une longue terrasse haute de deux mètres et large de huit ; on y entassait tous les chefs-d'œuvre que la valeur romaine avait conquis sur la Grèce ou l'Asie ; c'était comme une exposition permanente de statues, de grands vases, d'objets curieux de toute espèce : on y voyait même un obélisque. Un grand arc de triomphe, entouré de douze plus petits, décorait le fond du cirque. C'était de ces arcs que partaient les chars au nombre également de douze, conduits par des cochers appartenant aux quatre factions du cirque : l'albata, la russata, la prasina, la veneta ; la blanche, la rouge, la verte et l'azurée. Des deux côtés de ces arcs s'élevaient de petites tours où des musiciens jouaient, pendant les courses, du tympanon, des cymbales, du fifre ou de la trompette. Les chars en partant (les courses les plus ordinaires étaient des courses de chars) suivaient et longeaient un côté de la spina ; arrivés à l'extrémité, ils la contournaient et recommençaient de l'autre côté de la spina, en sens inverse, la course qu'ils venaient de faire. Il fallait faire sept fois le tour de la spina ; à chaque tour, on voyait disparaître un des sept énormes œufs dorés qui ornaient le sommet d'un petit édicule et qui indiquaient ainsi où en était la course. L'emploi de l'œuf pour cet usage était sans doute un hommage aux Dioscures, patrons des courses et des exercices équestres ; d'ailleurs, l'œuf revenait souvent dans l'ornementation du cirque ; les bornes, entre autres, en étaient toutes surmontées. Du côté du Palatin se trouvait la loge impériale, le Pulvinar, reconnaissable à ses coussins de pourpre : cette loge communiquait avec la demeure particulière de l'empereur. En face, deux grandes loges, ornées également de coussins, étaient destinés, l'une aux censeurs, préteurs et édiles, l'autre à tous les sénateurs. Le reste des assistants n'avait à sa disposition que des gradins de pierre ou de marbre ; du reste, il n'était pas défendu d'apporter avec soi des nattes ou des coussins, et les dames romaines acceptaient généralement avec reconnaissance ceux que leur offraient de jeunes et galants chevaliers. Au-dessus des arcs dont nous avons parlé s'étendait une grande terrasse où se groupaient ceux qui faisaient courir les chars, les grands amateurs, les parieurs ; bref, c'était l'enceinte du pesage des turfistes de l'antiquité.
Le grand cirque ne servait pas seulement aux courses de char ; on y faisait aussi courir, et quelquefois lutter, des hommes et des animaux. Auguste y montra une fois une course de quatre cent vingt panthères ; parfois, le grand arc du milieu, réservé pour ces circonstances, donnait passage à de grands défilés de bêtes curieuses, à des cortèges de chasseurs qui luttaient contre toute sorte d'animaux. Jules César fit voir dans ce cirque la première girafe qui fût jamais venue en Europe. L'édile Scaurus, avant cela, avait exposé en ce même lieu deux bandes d'hippopotames et de crocodiles, au grand ébahissement des badauds d'alors. Moins heureux que le Colisée, le grand cirque a disparu.
On vient de voir par ce qui précède que les cirques antiques n'étaient jamais de forme ronde ; leur nom, comme pourrait le faire croire la vue des cirques de Paris, ne vient donc pas de la forme circulaire qu'ils n'avaient pas, mais bien du nom de l'enchanteresse Circé, qui fit construire le premier de ces lieux de délices.
[40] Ces animaux étaient les favoris du peuple romain ; plus d'une fois on vit les spectateurs, attendris par leur intelligence et leur courage, demander grâce pour eux. D'ailleurs, l'éléphant antique n'était pas seulement intelligent, il était aussi profondément moral et s'indignait contre le vice ; sous le règne de Titus, un des éléphants de l'empereur, ayant surpris la femme de son cornac en conversation ultra-criminelle, la tua avec son complice, puis, les ayant remis avec soin dans le lit où il les avait trouvés, il alla chercher son maître et lui montra son ouvrage. (Voir Elien, liv. XI, ch. XV.) Les empereurs entretenaient plusieurs troupeaux d'éléphants en Italie, pour les services et les plaisirs publics.
[41] Ce petit peuple légendaire était très à la mode à l'époque de Titus ; une grande partie des fresques de Pompéi représentent la vie et les combats de ces vaillants petits nains.
[42] Suétone, Domitien. — Zonaras. — Cuspiani, In fast. — Philostrate, Apoll. Vita. — Plutarque, De Sanit. — Xiphilin, l. 66.
[43] Flavius Clémens, après avoir d'abord joui de la faveur de Domitien, collègue de l'empereur son cousin dans le consulat en 95, fut tué cette même année ; sa femme Domitilla fut exilée à la même époque avec sa nièce nommée comme elle et canonisée sous le nom de sainte Domitille, vierge et martyre. La mort de Clémens n'avait-elle pour cause que la religion, ainsi que le prétendent certains historiens, ou n'était-elle que la suite inévitable des craintes qu'une parenté trop rapprochée avec le sang impérial inspirait à Domitien, c'est ce que nous ne saurions dire avec certitude ; cependant cette dernière opinion nous paraîtrait la plus vraisemblable.
D'après M. de Rossi (Bulletin d'Archéologie chrétienne), le pape saint Clément aurait été le petit-fils d'un frère inconnu de Flavius Clémens. Sainte Pétronille paraît avoir été également de la famille des Flaviens, c'est du moins encore l'avis de M. de Rossi ; on sait que sainte Pétronille, ayant été promise en mariage à un jeune patricien, se mit en prière pendant trois jours, et, vouant à Dieu sa chasteté, obtint la grâce de mourir vierge le troisième jour. Peut-être eût-il été plus simple de refuser le mariage, les usages de Rome respectant la volonté des femmes à ce sujet.
On voit par ce qui précède que Vespasien, Titus (et aussi Domitien), auraient eu dans leur famille des saints et même des martyrs.
[44] Cet Epaphrodite avait été le secrétaire (a libellis) de Néron ; il jouissait de l'affection de ce prince et eut du moins, à défaut d'autres mérites, celui de ne pas abandonner son maître dans le malheur. Réfugié avec Néron dans la villa de Phaon, un autre affranchi, il aida l'empereur abandonné de tous à se donner la mort. Epaphrodite, mal vu de Galba, fut bien traité par Vitellius ; présenté par Josèphe à Titus, il fut, comme nous l'avons dit, très-bien accueilli par le prince ; l'ancien affranchi de Néron aimait d'ailleurs la littérature et affectait de la protéger ; Josèphe était son obligé. Epaphrodite fut le maître du célèbre philosophe stoïque, Epictète ; il ne faut pas le confondre avec un autre Epaphrodite, son contemporain, affranchi lui-même du préfet d'Egypte, Modestus. Ce second Epaphrodite était, comme Plutarque, né à Chéronée, et il jouissait sous Titus d'une certaine réputation de grammairien. (Voir Suidas.)
L'Epaphrodite affranchi de Néron fut tué par ordre de Domitien pour avoir porté la main sur son maître, bien qu'il en eût reçu l'ordre formel. Domitien craignait sans doute une erreur de ses gens, une fausse interprétation de ses volontés, un excès de zèle, et montrait ainsi qu'en quelque circonstance que ce put être, celui qui portait la main sur son maître méritait le dernier supplice.
[45] Cet imposteur s'appelait, à ce qu'il paraît, Térentius Maximus ; on n'a pas de détails sur sa vie.
[46] Les historiens ne sont pas d'accord sur les derniers moments de Titus. Philostrate (livre VI), et Théodorus Métochites disent qu'il mourut pour avoir mangé du lièvre marin, poison peu connu des modernes, mais fort en usage à la cour de Néron, βεβροκώς λαγών θαλασσίων. Le lièvre marin était probablement l'aplysie, sorte de mollusque dont les longues tentacules antérieures rappellent vaguement les oreilles du lièvre. Cédrénus parle d'une violente ardeur (fièvre ?) qui amena une hémorragie nasale et une défaillance, pendant laquelle Domitien fit plonger Titus dans une cuve de neige, sous prétexte de lui faire reprendre ses sens. Aurélius Victor parle d'un bain empoisonné. Scaliger (in Eusebium) et la légende juive veulent que Titus ait eu le cerveau rongé par une mouche qui y avait pénétré par les narines, ce qui amena une mort accompagnée d'horribles souffrances ; mais cette dernière opinion est la moins vraisemblable de toutes : on sait que Domitien, arrivé à l'empire, s'enfermait tous les jours pendant plusieurs heures pour percer des mouches d'un stylet ; s'il avait été redevable à ces petits insectes du trépas de son frère, il ne les aurait pas ainsi persécutés, il leur aurait plutôt élevé des autels.
[47] Certains auteurs ont prétendu que Titus se reprochait simplement des rapports incestueux avec sa belle-sœur Domitia ; d'après Dion Cassius, le doux Titus se repentait seulement de n'avoir pas fait tuer son frère Domitien, par lequel il se serait cru empoisonné. Bien que peu suspect de partialité pour Titus, nous n'avons pas cependant, comme certains de ses défenseurs, osé dire que ne pas avoir assassiné son frère fût le crime dont il avait tant de regrets : d'ailleurs, avoir épargné Domitien était peut-être une faute ; mais en tout cas ce n'était pas un crime.
[48] Cet empereur fit, comme on le sait, assassiner son fils Crispus sous prétexte d'un complot, sa seconde femme Fausta, pour avoir faussement accusé Crispus, son neveu Licinius, âgé de douze ans, sans aucune espèce de raison ; Constantin voulut attendre jusqu'à ses derniers moments pour recevoir le baptême, dans l'ingénieuse pensée de laver ainsi en une seule fois les nombreux péchés qu'il aurait pu commettre dans le cours de sa vie : l'Eglise grecque en a fait un saint.