L'EMPEREUR CLAUDE

 

VIII. — ÉTAT DE LA GAULE SOUS LE RÈGNE DE CLAUDE.

 

 

Lyon. Destruction du druidisme[1].

 

L'état de la Gaule sous le règne de Claude nous parait mériter quelque attention. On sait que ce fut sous son règne que finirent d'être appliquées toutes les réformes et toutes les lois par lesquelles Auguste avait tenté de refaire une nouvelle Gaule, une Gaule romaine. Claude, né à Lyon, devait avoir pour son pays natal plus d'affection que les autres empereurs. Il le témoigna en délivrant ses compatriotes du culte sanglant des druides, en leur ouvrant l'accès du sénat, en multipliant pour eux les concessions de droit de citoyen romain, en accordant à nombre de villes ou de peuplades les droits de Latin (jus Latii), ou en leur conférant les privilèges de cité césarienne ou de cité augustale.

La Gaule transalpine, qui correspondait à peu près à la France et à la Belgique actuelles, se divisait depuis César en deux grandes parties principales, la Narbonnaise et la Gaule chevelue ; la Narbonnaise, la première soumise, qui comprenait les villes de Narbo Martius (Narbonne), Vienna Allobrogorum (Vienne), Avenio Cavarum (Avignon), Nemausus Arecomicorum (Nîmes), Tolosa (Toulouse), Arelate (Arles), Antipolis (Antibes), Forum Julii (Fréjus), le grand arsenal de l'empire, le port rival de Massilia ; enfin Massilia elle-même assise au fond de son port de Lacydon.

Elle était parsemée de nombreuses colonies romaines, peuplée des vétérans qu'Auguste y avait envoyés. C'était bien là une province romaine, paisible et soumise ; et Claude put, sans inconvénient, la remettre à l'administration du sénat. Pour le reste de la Gaule, ce qu'on appelait la Gaule chevelue, c'était différent ; là les souvenirs de révolte et d'indépendance subsistaient encore, les noms de Vercingétorix et de Sacrovir n'étaient pas oubliés, et l'empereur crut utile de garder sous son pouvoir immédiat les trois divisions territoriales qui la composaient : c'étaient l'Aquitaine qui s'étendait des Pyrénées à la Garonne, la Celtique de la Garonne à la Seine, la Belgique de la Seine au Rhin. Cette dernière était protégée contre les invasions des barbares du Nord par quarante forts construits sur le Rhin et par deux grands camps retranchés contenant chacun quatre légions. Les Ausciens tenaient le premier rang dans l'Aquitaine, les Eduens (habitants d'Autun), parmi les Celtes ; et les Trévériens (habitants de Trèves), parmi les Belges. Remi (Reims), Cœsarodunum (Tours), Senones (Sens), Avaricum (Bourges), Burdigala (Bordeaux), Augustodunum (Autun), Vesontio (Besançon), étaient les cités les plus importantes de ces régions. Toutes les villes avaient des droits divers, celles qui étaient toujours restées fidèles aux Romains étaient nécessairement les mieux traitées ; c'était parmi elles qu'on avait choisi ces cités augustales dont le nom précédé du mot Augusta se rencontre si souvent dans l'histoire des Gaules et qui jouissaient des privilèges municipaux les plus étendus ; telles étaient Augusta Treverorum (Trèves), Augusta Veromanduorum (Saint-Quentin), Augusta Suessionum (Soissons), Augusta Auscorum (Auch) ; les autres se contentaient des titres de césariennes, de fédérées, de libres. Puis tous les anciens centres d'autorité avaient été changés ; les vieilles villes rebelles soumises à des cités nouvelles : on avait aboli l'institution de la clientèle, sorte de suprématie féodale qui fournissait aux grandes cités de puissantes facilités pour la révolte ; la population avait été désarmée au centre et au midi ; les Gaulois du nord, qui fournissaient de nombreux auxiliaires aux armées impériales, avaient seuls conservé leurs armes ; mais vivant côte à côte avec les légionnaires, ils ne tardaient pas à prendre facilement les habitudes et les traditions romaines. Déjà, sous César, une des plus fidèles de ses légions, la légion de l'Alouette, était composée de Gaulois.

Il fallait à cette Gaule chevelue, séparée de Rome par les difficiles passages des Alpes, une métropole particulière. Augusta Treverorum (Trèves), Burdigala (Bordeaux), qui auraient pu briguer cet honneur n'étaient pas dans une position assez centrale ; Avaricum (Bourges), Augustodunum (Autun), rappelaient de dangereux souvenirs d'indépendance.

Il fallait une ville nouvelle qui n'eût qu'à penser à l'avenir sans songer au passé. La place de cette capitale fut fixée au confluent du Rhône et de la Saône, non loin des Alpes et de la mer de Provence. Ce fut Lugdunum (Lyon).

Déjà, quand les empereurs romains y arrêtèrent leurs regards, il s'y trouvait un petit village de bateliers ségusiens où, après le meurtre de César, Plancus, gouverneur des Gaules, avait établi quelques bannis viennois : là devait s'élever la seconde capitale de l'a France.

Admirablement placée au confluent de deux cours d'eau, à proximité de cette route que le roi Cottius avait tracée pour le service des Romains sur les flancs du Mont-Cenis, Lugdunum prit un rapide accroissement. Au temps de Claude, c'était déjà une des premières villes de l'empire. De sa colonne milliaire, pareille à celle de Rome, partaient toutes les voies impériales qui traversaient la Gaule ; un splendide temple d'Auguste dont les débris ornent encore l'église d'Ainay, un hôtel des monnaies, où se frappait la plus grande partie du numéraire des pays d'au delà des Alpes, un forum à l'instar de Rome ; tels étaient les principaux ornements de la récente Lugdunum ; enfin, au bord de la Saône se dressaient hautes et fières dans leur blancheur de marbre les soixante statues des grandes villes aquitaines, belges ou celtiques, entourant de leur cour immobile une colossale figure de la Gaule romaine.

Outre ses monuments, Lyon était remplie des riches demeures de ces nobles Gaulois qui dépassaient en opulence les patriciens même de Rome, et dont le type le plus brillant est ce Valerius Asiaticus, né à Vienne, qui achetait à Rome les jardins de Lucullus, prenait part au meurtre de Caius, disputait l'empire à Claude, et mourait, victime d'obscures intrigues, en ne songeant qu'à faire écarter des arbres de ses jardins favoris la flamme du bûcher qui allait le consumer.

Lyon possédait aussi une académie plus célèbre peut-être que celle que les temps modernes ont vu lui succéder. Claude la protégeait, et l'académie lyonnaise lui en était reconnaissante ; ce fut sans doute par ses soins que furent gravées ces tables d'airain, retrouvées il y a quelques années, et qui contenaient l'éloquent discours que Claude prononça au sénat romain en faveur des Gaulois ses compatriotes[2].

A Lyon et dans presque toutes les villes régnait la religion romaine ou plutôt ce polythéisme gaulois, opposé aux doctrines druidiques, et qui s'accommodait fort aisément à l'appropriation romaine : Kamul se disait Mars, Bélisana s'appelait Minerve, Teutatès Mercure, rien n'était plus simple ni plus commode, ce n'était qu'une affaire de traduction. D'ailleurs c'était la religion officielle, la plus avantageuse à suivre. Les Gaulois des hautes classes, les habitants des cités commerçantes, les jeunes gens de riche famille qui allaient faire leurs études dans les trois grands gymnases de la Narbonnaise, à Tolose, à Arelate, à Vienna Allobrogorum (Toulouse, Arles et Vienne), avaient embrassé cette religion de Rome si large et si tolérante pour toutes celles qui voulaient bien accepter le partage avec elle. Aujourd'hui encore on trouve souvent des débris d'antiquités gallo-romaines, des fragménts d'autels ou de bas-reliefs sacrés qui sont la preuve évidente de cette fusion des cultes et qui nous représentent fraternellement mêlés les divinités indigètes des Gaulois et les anciens habitants de l'Olympe.

Le druidisme au contraire avait conservé ses adhérents dans les campagnes, dans les forêts, dans les régions montagneuses ; il s'était réfugié sous ses vieux chênes couronnés de gui et de là bravait les Césars.

Auguste s'était déjà attaqué au druidisme, comme incompatible avec l'ordre romain : religion autoritaire, nationale, fertile en illuminés, prompte à verser le sang et à faire peu de cas de la vie humaine par le fait même de sa foi profonde à l'immortalité de l'âme, le druidisme s'était attaché à représenter l'esprit de résistance à la conquête romaine ; mais Auguste n'osa le proscrire ouvertement ; il se contenta de fermer à ses adeptes les carrières civiles et de leur ôter la possibilité d'obtenir le titre de citoyen romain.

Un peu de persécution est plutôt utile que nuisible à toutes les religions. Celle-ci n'en fut que plus forte ; l'âme de ses fidèles en devint plus ardente, les vieux rites qui prescrivaient l'immolation de l'homme comme la plus agréable offrande à la divinité inconnue, furent pratiqués avec plus de ferveur que jamais ; sur les grandes pierres levées le sang des victimes humaines ruissela dans toutes les forêts et dans toutes les landes de la Gaule chevelue. L'enthousiasme croissait de jour en jour ; dans les grands bois mystérieux les eubages aiguisaient leurs couteaux sacrés, toutes les nuits des gorges sauvages de l'Auvergne aux landes du pays des Carnutes retentissaient déjà les chants des bardes et le sourd fracas des épées.

Claude monta sur le trône des Césars ; dès son avènement il déclara au druidisme une guerre à mort. Envers les druides il fut sans pitié comme ils l'étaient envers leurs victimes. Leur culte fut proscrit, leurs prêtres envoyés au trépas, leurs retraites envahies par les soldats, leurs dolmens renversés ; ce fut une vraie persécution, implacable, incessante. Un chevalier d'origine gauloise, trouvé à Rome porteur d'un talisman druidique, un œuf de serpent, fut pour ce seul fait condamné et exécuté : ce talisman était destiné, avoua-t-il, à lui faire gagner ses procès et à lui procurer la faveur de l'empereur. Cette fois Claude avait fait en sorte de montrer aux adeptes du druidisme le peu d'efficacité de leurs amulettes.

Vaincus par cette énergique volonté, les druides cherchèrent un refuge en Bretagne, où ils possédaient d'importants établissements, surtout dans l'île de Mona (Man). De là ils essayèrent de reprendre leur influence en Gaule ; mais Claude veillait toujours, et l'expédition contre la Bretagne n'eut probablement pas d'autre but réel que d'aller poursuivre dans leur dernier asile les derniers fidèles de la religion proscrite. On sait quel fut le résultat de cette campagne ; après la défaite des Bretons, le druidisme disparut ; peut-être avait-il encore quelques sectaires acharnés, mais en tout cas ils se cachaient timidement, ils dissimulaient leur croyance ; le sang humain ne coulait plus ; et ce fut encore grâce à Claude que la Gaule fut, aux applaudissements du monde civilisé, délivrée de ce culte barbare qui du Dieu créateur et père de toutes choses ne faisait qu'un Dieu destructeur, qu'un Dieu de haine et de vengeance !

 

 

 



[1] Pomponius Mela, l. II et III. — Bucherii, De historia belgica, Leodii, 1655. — Strabon, l. IV. — Gruteri, Inscriptions, editæ 1616, apud Commelinum. — Ptolémée, l. II.

[2] Une partie des tables d'airain contenant le discours de Claude a été retrouvée à Lyon même dans les temps modernes : ces tables sont déposées au palais du Musée à Lyon ; le sens du discours, du moins pour ce qu'il en reste, car la plus grande partie manque malheureusement, est le même que dans le discours de Tacite que nous avons reproduit : il y a seulement une plus grande abondance de détails et de noms des principales familles de la Gaule, surtout de la Narbonnaise.