L'EMPEREUR CLAUDE

 

IV. — RÉVISION DES TITRES DE CITOYEN.

 

 

Mort de Julia. Expédition de Bretagne, Voyage de l'empereur. Son triomphe. Réunion de la Judée à l'empire. Révolte d'Asinius Gallus. Apparition d'une île dans la mer Egée. 42, 43, 44, 45, 46[1].

 

La troisième année de son règne, Claude partagea les fonctions de consul avec Vitellius, riche Romain qui lui était entièrement dévoué et qui fut le père d'un empereur. Le commencement de cette année fut marqué par la suppression de plusieurs fêtes et sacrifices qui faisaient perdre aux rares travailleurs qui se trouvaient dans le peuple romain un temps qui pouvait être mieux employé. Une autre opération non moins importante, la révision des titres de citoyen romain fut l'objet de toute la sollicitude de l'empereur ; il voyait avec peine ce droit de cité appartenir souvent à des hommes méprisables. On fit une exacte recherche de tous les citoyens mal famés, et on leur enleva le titre qu'ils déshonoraient ; à côté de cela, Claude accorda facilement aux alliés et aux étrangers ce même nom de citoyen qu'il enlevait si rigoureusement à ceux des Romains qui en étaient indignes ; l'esprit supérieur de Claude devançait son époque, il comprenait que la nationalité, ce hasard de naissance, est vraiment peu de chose, que mieux valait un Gaulois ou un Germain rempli d'honneur et de vertu qu'un Romain avili et dégénéré, qu'un homme enfin ne vaut pas moins qu'un autre parce qu'il est né sous un ciel différent. Sénèque et quelques historiens blâment vivement Claude d'avoir donné droit de cité à des Gaulois et à des Espagnols ; d'autres empereurs l'ont fait également, et, comme le remarque Tillemont, saint Augustin les en a loués. Voilà la justice de l'histoire.

Un regrettable événement attrista les premiers jours de cette année. Bien que Claude ne l'eût pas ordonné, Messaline fit tuer Julia, fille de Drusus, déjà condamnée à l'exil. Ce qui peut expliquer ce fait et quelques autres analogues que nous verrons plus tard, c'est que Claude qui avait confiance en sa femme et en ses affranchis leur laissait souvent la disposition de son cachet (sigillum) dont l'apposition donnait l'authenticité à des ordres qu'il aurait assurément répudiés, et la plupart du temps ces meurtres demeuraient ignorés de l'empereur autour de qui l'impératrice savait imposer le silence.

 

Auguste ni ses successeurs n'avalent voulu continuer la conquête de la Bretagne commencée par Jules César, mais des insultes commises envers des citoyens romains, des réclamations menaçantes de la part de plusieurs chefs de ce sauvage pays, au sujet de transfuges qu'ils voulaient que l'empereur leur livrât, rendirent une nouvelle guerre inévitable ; un de ces Bretons réfugiés, nommés Bérique, décida Claude à l'entreprendre sans retard. Aulus Plautius, qui commandait les troupes en basse Germanie, reçut l'ordre de passer dans la Bretagne avec quatre légions : Vespasien, le futur empereur, devait être son lieutenant. Claude aimait beaucoup Vespasien, et, comme il avait su qu'il avait éprouvé de grands revers de fortune, il avait voulu se charger de l'éducation de son fils Titus, qui fut élevé au Palatin, et qui devait être le compagnon de jeux et d'études du propre fils de l'empereur, Germanicus — plus tard appelé Britannicus, après le triomphe de son père au retour de l'expédition de Bretagne. Mais cette guerre lointaine, l'Océan à traverser, la crainte de ces Bretons, à peine connus du monde ancien, tout cela souriait peu aux légions de Germanie qui disaient hautement qu'elles ne partiraient pas. Glande, informé par Plautius de ces velléités de révolte, envoya auprès de lui son homme de confiance, Narcisse. Narcisse, voulant faire l'homme d'importance, eut l'idée malencontreuse de haranguer les troupes : furieux, les soldats, dont beaucoup n'étaient peut-être cependant que des fils d'affranchis, l'accablèrent d'injures, ils interrompirent son discours par ces rudes apostrophes que s'adressaient les esclaves pendant les mascarades des saturnales ; mais, néanmoins, ils obéirent ; le camp fut levé rapidement, et bientôt quatre des meilleures légions commandées par Plautius et Vespasien s'embarquèrent pour la Bretagne. Les Romains malgré une assez vive résistance triomphèrent de leurs adversaires ; tout le sud de la contrée depuis l'Océan jusqu'à la Tamise fut promptement conquis ; là Plautius s'arrêta, il avait perdu dans de nombreux combats une grande partie de ses troupes ; et les Bretons du nord venaient en foule apporter à leurs frères du midi l'appui de leurs lourdes haches. Plautius, pour pouvoir continuer l'offensive fit demander des renforts à Glande Claude répondit qu'il viendrait lui-même.

Il s'embarqua en effet au port d'Ostie vers la fin de juillet, après avoir laissé le soin du gouvernement à Vitellius son ami ; une tempête sur les côtes de Ligurie, un violent ouragan occasionné par le mistral dans les parages des Strœchades (îles d'Hyères) retardèrent son arrivée à Marseille. De là, il traversa la Gaule pour gagner Boulogne-sur-Mer (Gesoriacum) où l'attendait l'armée de secours réunie par ses ordres. Cette campagne fut courte, les éléphants de guerre qui suivaient l'empereur contribuèrent beaucoup au succès par la terreur qu'ils inspirèrent aux Bretons[2] ; la ville principale des Bretons, Camalodunum (aujourd'hui Malden), fut enlevée d'assaut, deux ou, trois batailles heureuses eurent raison des dernières résistances et Claude quitta l'Angleterre pacifiée après y avoir passé seulement seize jours.

Pendant cette guerre on remarqua surtout les talents militaires de Vespasien, qui à la tête d'un corps d'armée séparé livra trente batailles, prit vingt villes, et conquit enfin l'île Vectis (de Wight). L'empereur en quittant la Bretagne en confia le gouvernement à Aulus Plautius qui continua ses triomphes et soumit, monté sur une escadre de galères, la célèbre île de Thulé (une des Orcades), l'ultima Thule d'Horace ; de sorte qu'au septentrion l'empire romain n'eut pour bornes que les limites de l'univers.

Claude revint à Rome sans se hâter ; il voulait visiter les provinces de l'Adriatique. ; il. fit en conséquence tout le tour oriental de l'Italie, parcourut successivement les côtes depuis le Bruttium jusqu'à la Cispadane ; là il remonta le cours de l'Eridan jusqu'auprès de Mantoue et gagna les grandes plaines qui s'étendent au pied des Alpes Cottiennes. Pendant le cours de ce voyage, il donna le titre de roi à Cottius, petit prince tributaire de Rome, dont les Etats comprenaient les importants défilés des Alpes Cottiennes, le pas de Suze. Puis il s'achemina lentement vers Rome, bien qu'il s'y sût attendu par un magnifique triomphe. Il n'y rentra qu'après six mois d'absence.

Peu de cérémonies étaient plus splendides et plus imposantes que le triomphe romain ; que devait-ce donc être quand le triomphateur c'était l'empereur lui-même. Le triomphe de Claude dépassa tous les autres. Un ornement jusqu'alors inconnu dans ces cérémonies y brilla au milieu de l'allégresse universelle ; ce qui attirait tous les regards ce n'étaient pas les richesses enlevées à l'ennemi, les dépouilles glorieuses 'prix de cinquante batailles, les captifs avec leurs vêtements de peaux de bêtes et leur coiffure étrange de cheveux hérissés ; c'étaient autour du triomphateur deux longues rangées d'hommes joyeux, les exilés qu'il avait rappelés, voulant relever encore l'éclat de. sa pompe triomphale par la clémence, cette vertu trop étrangère aux âmes romaines.

En avant du cortége marchaient les hérauts vêtus de trabées de pourpre brodées d'or, les musiciens sonnant les uns dans leurs longs clairons d'airain, les autres dans de grands cors d'argent de forme recourbée : puis défilaient lentement les captifs, quelques-uns portant encore autour du cou le collier d'or, insigne commandement chez les Bretons, les grands chariots de combat, principale défense de ces barbares, chargés au lieu de guerriers, des 3.000 livres d'argent, tribut que devait payé chaque année la Bretagne vaincue ; enfin les étendards et les insignes de guerre enlevés à l'ennemi.

Après venaient, portées par d'illustres citoyens, ces couronnes d'or que chaque province à l'envi envoyait au triomphateur : on remarquait surtout celles qu'avaient offertes l'Espagne citérieure et la Gaule transalpine, et qui pesaient la première 700 livres et la seconde 900. Des pontifes, des augures suivaient en chantant les hymnes consacrés à la grandeur de Rome.

Enfin s'avançait le char impérial attelé de quatre chevaux blancs rangés de front, et sur le char Claude lui-même revêtu des ornements triomphaux, mieux mérités cette fois qu'ils ne l'étaient d'ordinaire par les empereurs. Son front portait cette simple couronne de feuilles de chêne, la couronne civique, qui était restée toujours la plus belle et la plus précieuse ; sur un coussin de pourpre brillait auprès de lui la couronne navale aux rostres d'or. Il était entouré des exilés et des sénateurs qui s'étaient portés à sa rencontre les mains chargées de branches de palmier ou des verts rameaux du laurier.

Derrière son char, sur un quadrige plus simple, l'on voyait une femme vêtue de blanc, d'une robe aux draperies chastement tombantes : ses cheveux, roulés en bandeaux largement ondulés et s'abaissant sur la nuque pour former un chignon bas, étaient d'un noir brillant, elle avait le teint brun, le cou large et puissant, le front bas ; ses yeux grands ouverts, presque ronds, avaient l'éclat phosphorescent de ceux d'une tigresse, et se détachaient bizarrement sur le calme ensemble de la physionomie, masque que trouait la vrille ardente de ce regard. Cette femme c'était l'impératrice Messaline[3]. Elle était suivie d'un groupe de généraux et de tribuns militaires qui avaient par leur vaillance dans cette guerre mérité les ornements triomphaux ; ils marchaient à pied, précédés par un personnage consulaire, Crassus Frugi, à qui sa bravoure extraordinaire avait mérité cet honneur, et qui, revêtu d'une toge de pourpre brodée de branches de palmier d'or, montait un cheval dont le harnachement était tout orné de phalères.

Puis venaient les gardes prétoriennes aux casques précieusement ciselés, les légions pesamment armées, les Germains amis aux longues tresses blondes, aux moustaches pendantes, les envoyés des Coraniens, cette tribu bretonne qui avait aidé les Romains dans leur conquête, les auxiliaires des pays du nord, les Gaulois de la Belgique, commandés par leurs rois ou leurs chefs ; et lentement, à. travers les faubourgs et les rues de la Rome impériale, sur les grandes voies pavées de larges dalles se déployait au soleil d'Italie cette pompe triomphale : toutes les maisons étaient enguirlandées de fleurs, parées de tentures de soie ou de lin, dans char que rue l'encens fumait sur des trépieds de bronze, et au Capitole, au sommet de l'escalier aux cent marches de marbre, les vestales couvertes de longs voiles blancs et les membres des quatre grands sacerdoces papis des bandelettes sacrées attendaient, pour l'introduire dans le temple de Jupiter Capitolin, le triomphant empereur trois fois glorieux et clément !

Le soir de larges distributions de vivres, d'huile et d'argent furent faites non-seulement aux citoyens, mais même à cette foule sans nom et sans patrie qui pullulait dans les bas-fonds de la cité, mais même aux esclaves assez heureux pour avoir pu, à la faveur de cette fête, s'échapper de la maison de leur maître, ou peut-être même de l'ergastulum. Quelques jours après un décret du sénat conféra le surnom de Britannicus à Claude et au jeune fils que lui avait donné Messaline quatorze jours après son avènement au trône et qui s'était jusqu'alors nommé Germanicus, comme son oncle.

Reconnaissant de la part qu'avaient prise les sénateurs à son entrée triomphale, Claude leur abandonna le droit de nommer les gouverneurs des deux provinces d'Achaïe et de Macédoine ; à leur demande il restitua aux questeurs le soin de garder le trésor public et de veiller au maniement des deniers de l'Etat. Mais il se vit forcé de punir les Rhodiens qui S'étaient permis de mépriser les ordres du pouvoir et même de massacrer des citoyens romains qui voulaient les rappeler au devoir. L'île de Rhodes perdit momentanément toutes ses libertés municipales, châtiment bien doux en comparaison de celui que leur aurait imposé un Tibère ou un Caligula.

 

La cinquième année du règne de Claude ne' fut pas remarquable par de grands événements ; quelques sages réformes furent cependant opérées. Il était d'usage depuis Tibère qu'au renouvellement de l'année tous les sénateurs prêtassent individuellement serment à l'empereur : Claude les dispensa de cette formalité ; : pour l'ordre des sénateurs comme pour les autres ordres un seul membre dut à l'avenir prêter serment au nom de tous.

Depuis longtemps il était permis à tout le monde d'élever des statues dans la ville. Aussi, la mode s'en étant mêlée, les places, les rues étaient-elles remplies d'un véritable peuple d'inconnus de bronze ou de marbre. Souvent même une famille ruinée vendait ses statues à quelque gens d'une récente opulence qui se contentait d'en enlever les têtes et de les remplacer par celles de ses principaux personnages. C'était devenu une véritable dérision, et tous les bons esprits s'en moquaient. Claude fit enlever toutes les statues qui ne représentaient pas un homme vraiment célèbre et défendit d'en ériger à l'avenir sans l'autorisation du sénat.

Un gouverneur de province fut puni pour de flagrantes concussions, et à ce propos l'empereur remit en vigueur une ancienne loi qui défendait de donner à la même personne deux gouvernements de suite ; de plus chaque gouverneur dut en quittant ses fonctions se rendre immédiatement à Rome pour y expliquer ses actes et faire approuver sa conduite.

Hérode Agrippa, possesseur des deux royaumes de Judée et de Samarie, était mort en l'an 44, ne laissant que des filles et un fils en bas âge. L'une de ces filles était la célèbre

Bérénice connue sous un si faux aspect grâce au génie de Racine. Son jeune fils aurait dû lui succéder, mais Hérode Agrippa par ses goûts et ses habitudes romaines, ses combats. de gladiateurs et surtout la tendance païenne qu'on lui reprochait avait profondément mécontenté les Juifs : une minorité dans ces circonstances aurait infailliblement amené des révoltes, et l'on sait quels épouvantables désastres occasionnaient les révoltes des Juifs. Claude se décida donc à réunir la Judée à l'empire, il y envoya en qualité de procurateur son affranchi Félix ; le fils d'Hérode, nommé comme son père, reçut en compensation la paisible petite principauté de Chalcis, située non loin d'Antioche, avec la surintendance du temple de Jérusalem et le droit de nommer le grand-prêtre.

Le procurateur[4] Félix qui avait épousé Drusilla, une fille du dernier roi Hérode, ne paraît pas avoir été très-populaire. Tacite déclare qu'il gouverna sa province avec l'autorité d'un roi et le caractère d'un esclave. Nous savons par les Actes des apôtres qu'il fit jeter saint Paul en prison et qu'il l'y retint fort longtemps. Il faut cependant dire pour la de charge de l'affranchi procurateur que Josèphe reconnaît qu'il mit un peu d'ordre en Judée, en débarrassant le pays de bandes d'assassins et d'illuminés. Cette même année une éclipse de soleil arriva le jour même de la naissance de Claude ; mais comme l'empereur avait eu soin d'en faire avertir le peuple, elle n'occasionna aucune frayeur ni aucuns troubles, £e qui, sans cette sage précaution, n'aurais pas manqué d'arriver.

L'an 46 s'ouvrit par un deuil pour la famille impériale. Marcus Vinicius, patricien de mœurs tranquilles, étranger à la politique et allié de Claude par son mariage avec une sœur de Caligula, mourut subitement, probablement empoisonné. Claude ignora qu'on accusait généralement Messaline de cet empoisonnement. En tout. cas il regretta sincèrement Vinicius, et Messaline, si elle méritait la redoutable accusation portée contre elle, dut trembler en voyant tous les honneurs que son mari fit rendre dans sa douleur aux mânes de cet infortuné parent.

Une étrange révolte suivit de près la mort de Vinicius : il y avait à Rome un vaniteux personnage, Asinius Gallus, du reste issu d'une noble et ancienne famille, fils d'Agrippine, première femme de Tibère, et par conséquent frère de Drusus fils de Tibère. Cet Asinius était laid, petit, difforme, il parlait mal, il n'avait ni argent, ni amis ; cela ne l'empêcha pas de se déclarer empereur ; il était convaincu que l'éclat de son nom lui attirerait promptement de nombreux partisans. Mais ses espérances furent promptement déçues ; il fut remis aux mains de Claude par ceux même qu'il croyait ses partisans ; l'empereur voulut bien le regarder comme un fou, et l'exil fut la seule peine infligée à ce maladroit conspirateur.

Vers le même temps fut rendue la loi qui déclara que les affranchis accusateurs de leurs patrons redeviendraient esclaves de ceux qui leur avaient donné la liberté. Cette loi était juste, et fut bien accueillie, car on avait vu souvent sous Tibère et sous Caligula des affranchis profiter de la connaissance qu'ils avaient ou qu'on leur supposait avoir de la vie intime et des sentiments de leurs anciens maîtres pour porter contre eux de fausses accusations, malheureusement quelquefois écoutées par les magistrats.

L'année précédente avait été signalée par une éclipse de soleil ; celle-ci fut remarquable par un autre phénomène physique, l'apparition subite d'une île qui sortit des flots de la mer Egée, à quelque distance de l'île de Théra. Ce fut par une nuit orageuse, pendant une éclipse de lune : quelques barques de pêcheurs qui regagnaient le port de Théra virent tout à coup la mer s'agiter en bouillonnant ; il en sortit pendant quelques instants de grands jets de vapeur mêlés de flammes ; puis subitement une île de plus d'une lieue de tour émergea au-dessus du niveau des flots. Ce fait peut se rapprocher des récents phénomènes géologiques de Santorin qui ont tant préoccupé le monde savant, l'île de Théra des anciens n'étant autre que l'île de Santorin des modernes.

 

 

 



[1] Dion Cassius, l. 69. — Pline, l. 3. — Eutrope, V. Cl. — Onuphre, in fast. — Sénèque, Quest. nat., l. 2. — Tacite, Annales, l. XII. — Zonaras, l. XI. — Eusèbe, Cœsariensis historia. — Hieronymi, Chronicon.

[2] Les Romains, qui avaient commencé par être si fort effrayés des éléphants du roi Pyrrhus, avaient fini par en faire grand usage dans toutes leurs campagnes. Non-seulement ils s'en servaient en Afrique et en Asie, mais même dans les pays septentrionaux où le climat cependant ne paraissait pas permettre leur emploi. Les Bretons durent être stupéfaits à la vue de ces masses énormes qui jouaient vis-à-vis des barbares du Nord le rôle d'épouvantail que le canon remplit aujourd'hui à l'égard des sauvages. Les éléphants d'ailleurs, déjà si dociles et si intelligents de nos jours, l'étaient cependant encore davantage autrefois. Ce n'était rien pour eux que de danser sur la corde (per funes incessere) voir Pline, l. 8, § 2. — Mucien raconte qu'un éléphant avait appris à écrire en grec. L'éléphant Ajax, au service du roi Antiochus, se laissa mourir de faim, désespéré du triomphe de son camarade l'éléphant Patrocle : il s'agissait de traverser un fleuve ; Ajax qui avait toujours marché en tête refusa d'y entrer, ce qui arrêta tous les autres éléphants. On publia alors que celui qui entrerait le premier dans l'eau serait le chef de la troupe ; l'éléphant Patrocle osa le faire, et obtint pour récompense des colliers d'argent, sorte de parure à laquelle les animaux sont très-sensibles : de là, le désespoir et le suicide d'Ajax.

[3] L'impératrice Messaline (Valeria Messalina) appartenait à l'illustre famille des Messala, une des plus anciennes maisons patriciennes de Rome et alliée à celle des Claudius. Il ne faut pas la confondre avec une autre Messaline qui épousa Néron en 65. On connaît le célèbre récit de Juvénal qui nous montre la femme de Claude se livrant aux vices les plus effrénés. Les vers sont très-beaux, mais la plupart des historiens pensent comme Boileau que le poète a porté à l'excès sa sanglante hyperbole.

[4] Les procurateurs avaient pris alors une grande importance ; d'abord chargés uniquement de l'administration des biens impériaux soit dans les provinces dépendant du sénat, soit dans celles que s'étaient réservées les empereurs, ils obtinrent de Claude le droit de rendre la justice et de décider souverainement de toutes les affaires fiscales. Dans plusieurs provinces impériales, peu importantes il est vrai, ils remplacèrent complètement le propréteur ou le lieutenant et réunirent tous les pouvoirs en leur personne. La grande puissance accordée à ces hommes ordinairement issus de condition servile (c'étaient pour la plupart des affranchis de l'empereur) était-elle un bien, était-elle un mal ? Nous ne voulons pas nous décider à ce sujet ni rompre en visière avec Montesquieu qui est fort opposé aux procurateurs ; remarquons seulement que par suite même de leur basse condition ces agents étaient dans la dépendance absolue de l'empereur, sans lequel ils n'étaient rien, et que leur obéissance était aussi complète que possible, ce qu'un gouvernement absolu doit rechercher avant tout.