L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

LA FRANCE NON CATHOLIQUE. — LES DISSIDENTS.

 

 

S'il est relativement aisé de démêler les traits principaux de la France catholique, il est beaucoup plus difficile de fixer la physionomie de cette partie, de plus en plus considérable, de la société française contemporaine qui vit en dehors du catholicisme. Là, plus d'idée générale commune à tons, plus de ligne directrice, c'est le chaos, à l'aspect bouleversé qui faisait dire à de Vigny :

Ainsi tout est osé ! Tu vois, pas de statue

D'homme, de roi, de Dieu qui ne soit abattue,

Mutilée à la pierre et rayée an couteau,

Démembrée à la hache et broyée au marteau,

Or ou plomb, tout métal est plongé dans la braise

Et jeté pour refondre en l'ardente fournaise.

Tout brûle, craque, fume et coule ; tout cela

Se tord, se cuit, se fend, tombe là, sort de là ;

Cela siffle et murmure, ou gémit, cela crie,

Cela chante, cela sonne, se parle et prie,

Cela reluit, cela flambe et glisse dans l'air,

Eclate en pluie ardente ou serpente en éclair.

Œuvre, ouvriers, tout brille ; au feu tout se féconde.

Salamandres partout !... Enfer !... Eden du monde !

Paris ! principe et fin ! Paris ! ombre et flambeau !

Je ne sais si c'est mal, tout cela !... Mais c'est beau !

Comment appeler cette France-là ? — La France libre penseuse ? Mais que faire du groupe protestant, du groupe israélite orthodoxe ? — La France anticléricale ? Mais que faire de tous ceux qui ne veulent la mort de personne, et dont les âmes, encore pleines des souvenirs du passé, sont des églises à peine désaffectées ? — La France libérale ? Mais que faire des jacobins autoritaires, des sceptiques persécuteurs, dont la haine illogique ne s'embarrasse d'aucun scrupule et ne répugne à aucun sophisme ? La France que nous voulons étudier n'a qu'un caractère commun, et il est tout négatif : elle n'est pas catholique ; ce qu'elle est, elle n'en sait rien elle-même ; ce qu'elle sera un jour, nul ne pourrait le dire sans témérité ; nous n'essaierons même pas de le deviner ; nous l'ignorons profondément.

Il nous a semblé rationnel de diviser notre étude en trois étapes, qui nous mèneront chacune plus loin du catholicisme, en nous faisant passer des dissidents aux adversaires, des adversaires aux ennemis déclarés et militants de l'idée catholique ; mais ce cadre ne s'applique à peu près bien qu'à la libre pensée et nous devons d'abord dire quelques mots des protestants et des israélites, qui restent en dehors de notre classification.

Les protestants français ont recouvré la liberté civile dès 1787 et ont reconquis l'égalité politique avec la Révolution. Leur histoire, au dix-neuvième siècle, mériterait certainement d'être écrite, et renfermerait — tout comme celle du catholicisme — d'admirables pages.

Minorité active et sérieuse, d'une culture intellectuelle et morale supérieure à la culture moyenne de la nation, les protestants ont compté, au dix-neuvième siège, parmi les fils les plus instruits, les plus laborieux, les plus probes de la patrie ; ils se sont montrés, en général, passionnés pour le droit et pour la liberté.

L'esprit du siècle a soufflé sur eux comme sur nous tous, et la discussion a apporté la division dans l'Église réformée. Les uns ont voulu rester fidèles à la vieille doctrine calviniste, si bien faite dans son inflexible logique pour plaire à des tunes françaises ; ils se sont souvenus que cette doctrine avait donné à leurs ancêtres la force de combattre la persécution ; c'est à elle qu'ils continuent à demander leur nourriture spirituelle, le pain des forts, substantiel, réconfortant et qui ne lasse jamais. Solidement établis sur leur orthodoxie traditionnelle, peu jaloux d'élargir leur église, très résignés à ne former qu'une minorité, fiers peut-être de leur isolement, ils trouvent dans leur foi une source intarissable de vie intérieure et de sanctification et jouissent paisiblement à l'écart, réservés, discrets, parfois un peu hautains, de la liberté reconquise. Les autres estiment que les idées ont progressé depuis le seizième siècle, que la réforme fut un mouvement et qu'elle ne doit pas s'arrêter. L'Église protestante n'ayant ni pontife suprême, ni congrégation de l'Index, le protestantisme libéral n'a pas connu la proscription dont le catholicisme libéral a été frappé. Les orthodoxes ne se sont pas résignés sans combat à lui faire sa place ; il y a eu, il y a encore, au sein de l'église protestante française, de très vives polémiques ; mais le principe du libre examen a fini par triompher, et l'assemblée de Jarnac, en octobre 1906, a promulgué dans le plus noble langage la charte constitutionnelle du protestantisme libéral évangélique.

Les protestants réunis à Jarnac ont proclamé :

Leur foi en Jésus-Christ, le fils du Dieu vivant, don suprême du Père à l'humanité souffrante et pécheresse, le Sauveur qui, par sa vie sainte, son enseignement, sa mort sur la croix, sa résurrection et son action permanente sur les âmes et dans le monde, sauve parfaitement tous ceux qui, par lui, s'unissent à Dieu, et leur impose le devoir de travailler à l'édification de la Cité de justice et de fraternité.

La valeur religieuse unique de la Bible, document des révélations progressives de Dieu.

Le droit et le devoir pour les croyants et pour les Églises de pratiquer le libre examen, en harmonie avec les règles de la méthode scientifique, et de travailler à la réconciliation de la pensée moderne avec l'Evangile.

Le caractère nettement laïque et populaire des groupements religieux, la coopération fraternelle de toue, pasteurs et fidèles, dans la paroisse, chacun mettant au service des autres les dons qu'il a reçus.

Le maintien du régime presbytérien synodal, qui implique l'autonomie religieuse, administrative et financière, des paroisses et leur solidarité sous la forme d'une confédération des Églises.

Ainsi présenté, le protestantisme libéral évangélique peut être considéré actuellement comme la forme la plus moderne, la plus libre et la plus démocratique de la pensée chrétienne. Ses sentiments à l'égard du catholicisme résultent de ses principes mêmes. Il est évidemment aussi opposé que possible à la politique spirituelle du Vatican ; mais il parait animé des sentiments les plus fraternels à l'égard des catholiques libéraux, et ses membres les plus distingués espèrent toujours qu'une heure viendra où tous les hommes d'esprit vraiment religieux seront, enfin, assez chrétiens pour se donner la main, quelle que soit la confession particulière à laquelle ils appartiennent, et pour travailler tous à la vigne du Maitre, dans toute la mesure de leurs forces et dans toute la sincérité de leur cœur.

Le judaïsme connaît, comme le protestantisme, et plus encore que lui, une forme orthodoxe et une forme libérale. Le judaïsme orthodoxe ne sera, nous dit-on, bientôt plus qu'un souvenir. Le judaïsme libéral est une philosophie, que l'on dit très belle, et qui aurait, parait-il, les plus hautes ambitions.

Les Israélites jouent, en ce moment, en France, un rôle considérable, qu'ils doivent, en partie, aux circonstances politiques, en partie à leur esprit d'association et à leur richesse, mais aussi, il faut le reconnaître, à leur très vive intelligence, à leur merveilleuse faculté d'adaptation, à leur extraordinaire puissance de travail. A l'âge où le petit Français de vieille souche ne pense encore qu'à l'ornement et à la distraction de sa personne, comme disait Dickens, le petit Israélite sait déjà ce qu'il veut être un jour, et sait ce qu'il faut faire pour arriver au but qu'il s'est marqué à lui-même. Son application et son émulation sont extraordinaires ; sa mère en est malade, quand il n'est pas le premier de sa classe ; il collectionne les idées et les faits, il les range méthodiquement dans sa mémoire, il les étiquette, toujours avec l'arrière-pensée de les faire servir un jour à ses intérêts ; très sociable, très liant, il s'habitue de bonne heure à aiguiser son sens critique, à pénétrer et à jauger les gens ; il se garde avec soin de tout emballement, il donne tout à la réflexion et au calcul. Étonnez-vous qu'ainsi armé, il aille plus vite et plus loin que beaucoup d'autres.

Ses philosophes lui donnent pour caractéristique l'esprit de justice ; mais c'est là sans doute une manière un peu trop flatteuse de le représenter. Il nous parait plus vrai de le considérer comme un ferment mondial ; destiné, peut-être, à atténuer les fièvres nationalistes des différents peuples. Chaque nation moderne constitue aujourd'hui une véritable personne morale, consciente de ses intérêts, de ses droits et de son honneur ; ayant ses goûts particuliers et son humeur propre ; abandonnées à leurs seuls instincts, tes nations rivales seraient toujours en guerre ; répandu partout, riche partout, puissant partout, admirablement renseigné, le juif noue entre les nations mille relations d'affaires et d'intérêts ; il les enlace, sans qu'elles y. prennent garde, et concourt ainsi, à leur insu, malgré elles, au maintien de la paix générale et au bien de la civilisation.

Israël n'a, croyons-nous, qu'une considération assez médiocre pour le christianisme ; mais il se défend de toute idée persécutrice, et il a peut-être raison, quand il prétend que le signal des hostilités n'est point parti de son camp.

En dehors des minorités juive et protestante, et en face de la grosse armée catholique, se rangent les bataillons, sans cesse grossissants, des hommes qui ont renoncé aux religions positives et dont les opinions vont du catholicisme presque avoué jusqu'à l'indifférentisme le plus complet.

Le catholicisme était, hier encore, la religion officielle de la majorité des Français ; la culture catholique a formé la plupart des âmes françaises. Qu'on le veuille ou non, nous sommes presque tous pénétrés, imbibés de catholicisme, et ceux d'entre nous qui s'éloignent de la vieille Église des ancêtres, en gardent la marque indélébile dans leur cœur et dans leur esprit, si bien qu'on a pu voir dans les plus farouches anticléricaux de simples catholiques retournés.

Parmi ceux qui ont renoncé à l'obédience catholique, immense est le nombre de ceux qui ont gardé pour la religion de leurs jeunes années un culte véritable, une tendresse émue et persistante, semblable à l'amour que l'on garde pour sa mère, alors qu'on est séparé d'elle par les différences d'opinion les plus profondes et les plus tranchées.

Les poètes ont une préférence marquée pour ces stations aux portes de l'église. Ils y entrent parfois et ressortent charmés de la beauté du lieu. Ecoutez comme un de nos plus beaux poètes contemporains décrit une cathédrale :

Mais un lourd édifice, au bord, jetant son ombre

Surgit haut sur la voie et barra le ciel bleu ;

Le portail apparut, vieux front strié de rides ;

Et l'enfant, las d'errer sous les rayons torrides,

Poussa la porte et fut dans la maison d'un Dieu.

Un peuple aux rangs pressés remplissait tout le temple ;

Le jour, par les vitraux peints de vives couleurs,

Des bas côtés étroits jusqu'à la nef plus ample,

Filtrait comme une aurore et glissait des pâleurs ;

Tout au fond, dans des ténèbres plus assombries

Sur un bloc noir et blanc, chargé d'orfèvreries,

Les cierges allumés tremblaient parmi les fleurs.

Au-dessus, vers la voûte, en flocons de fumées,

Les aromes brumeux montaient des encensoirs.

Des voix d'appel aigu, puis d'autres voix calmées,

Se renvoyaient les chants de craintes ou d'espoirs ;

Un grand flot de musique épanché sur les têtes,

Emportant la voix calme et les voix inquiètes,

Roulait dans un seul cri des piliers aux voussoirs.

Et des marbres polis et des dorures mates,

Qui, tout au fond, dans l'ombre, éclataient de splendeur ;

Un mystère émanait parmi les aromates,

Jusqu'à lui, venu là, morne et souffrant rôdeur,

Un mystère si doux d'amour et de délice

Qu'il sentit, un moment, sous ce vaste édifice,

Tout son être dissous dans la molle tiédeur.

Mais tout à coup les voix se turent, la musique

Expira dans un merveilleux ravissement ;

Du fond du temple un lourd silence liturgique

Appesantit sa paix dans tout le monument ;

Et par-dessus les fronts de la foule assemblée,

Seul, en un très haut siège, à sa place Isolée,

Un homme apparut droit dans un long vêtement.

Et cet homme enseignait, parlant à cette foule.

Il énonçait les mots selon le sûr savoir ;

Il disait la douleur et le temps qui s'écoule

Et le seul et vrai bien qui ne peut décevoir ;

Puis, plus haut, soulevé sur le bord de la stalle,

Avançant sur les fronts sa main sacerdotale,

Il ordonnait la règle unique et le devoir.

— Ô mes frères, mes sœurs, je vous le dis encore :

Heureux celui qui souffre et n'est point irrité !

Car toute âme est conduite à des fins qu'elle ignore,

Et Dieu l'appelle à soi de toute éternité.

Or donc, vivez en paix les jours que Dieu vous donne.

Nous souffrons, Dieu le veut ! notre souffrance est bonne.

Tout doit être accompli suivant sa volonté ![1]

Le héros du poète prend peur à ces graves paroles et sort du temple ; mais il retrouvera d'autres poètes sur le parvis. Ils sont là, contemplant la masse prodigieuse de l'église, suivant du regard les flèches qui pointent vers les nues ; ils examinent les bas-reliefs et les statues, qui, de chaque portail, font un poème de pierre ; ils sourient aux douces martyres, aux belles vierges sages, les yeux baissés sous leurs longues cornettes, ils s'arrêtent devant la benoîte Vierge Marie, et les plus païens trouvent pour la chanter des accents d'une suavité délicieuse.

Voyez ce pauvre bohème, pâli dans la lourde atmosphère des bars et des estaminets, c'est Verlaine, et le voilà à genoux devant Notre-Dame, et le voilà qui chante :

Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.

Tous les autres amours sont de commandement,

Nécessaires qu'ils sont, ma mère seulement

Pourra les allumer aux cœurs qui l'ont chérie,

C'est pour Elle qu'il faut chérir mea ennemis,

C'est par Elle que j'ai voué ce sacrifice ;

Et la douceur de cœur et le zèle au service,

Comme je la priais, Elle les a permis,

Et comme j'étais faible, et bien méchant encore,

Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,

Elle baissa mes yeux et me joignit les mains

Et m'enseigna les mots par lesquels on adore.

C'est par Elle que j'ai voulu de ces chagrins,

C'est pour Elle que j'ai mon cœur dans les cinq plaies,

Et tous ces bons efforts vers les croix et les claies.

Comme je l'invoquais, Elle en ceignit mes reins.

Je ne veux plus penser qu'à ma mère Marie,

Siège de la sagesse et source des pardons...

Les poètes, d'ordinaire, n'aiment pas se mettre à genoux ; mais ils aiment lever les yeux vers le ciel, et il en est beaucoup qui, après l'avoir contemplé, baissent la tète et joignent les mains.

Victor Hugo a gardé, jusqu'à son dernier jour, la croyance en Dieu et la foi en l'immortalité de l'âme. Il a refusé les offices de toutes les églises ; mais il a demandé une prière à toutes les âmes. On pourrait extraire de ses œuvres des volumes entiers d'admirables poésies religieuses, parmi lesquelles on n'en trouverait pas de plus splendide que la pièce des Contemplations intitulée Relligio.

L'ombre venait ; le soir tombait, calme et terrible.

Hermann me dit : Quelle est ta foi ? Quelle est ta Bible ?

Parle, es-tu ton propre géant ?

Si tes vers ne sont pas de vains flocons d'écume,

Si ta strophe n'est pas un tison noir qui fume

Sur un tas de cendre néant ;

Si tu n'es pas une âme en l'abîme engloutie,

Quel est donc ton ciboire et ton eucharistie ?

Quelle est donc la source où tu bois ?

Je me taisais, il dit : a Seigneur qui civilises,

Pourquoi ne vas-tu pas prier dans les églises ?

Nous marchions tous deux dans le bois.

Et je lui dis : Je prie. Hermann dit : dans quel temple ?

Quel est le célébrant que ton âme contemple,

Et l'autel qu'elle réfléchit ?

Devant quel confesseur la fais-tu comparaître ?

L'église, c'est l'azur, lui dis-je, et quant au prêtre...

En ce moment le ciel blanchit.

La lune è l'horizon montait, hostie énorme ;

Tout avait le frisson, le pin, là cèdre et l'orme,

Le loup, et l'aigle, et l'alcyon ;

Lui montrant l'astre d'or sur la terre obscurcie,

Je lui dis : — Courbe-toi ; Dieu lui-même officie,

Et voici l'Elévation !

N'est-ce pas Hugo encore qui a su — don si rare l — atteindre à la sublime l'implicite de l'Evangile dans ces quatre vers, écrits au bas d'un crucifix :

Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car il pleure.

Vous qui souffrez, venez à Lui, car il guérit.

Vous qui tremblez, venez à Lui, car il sourit,

Vous qui passez, venez à Lui, car il demeure.

Quel orthodoxe fit jamais mieux pleurer et chanter l'orthodoxie ?

Alfred de Musset, le chantre de l'amour, le poète de toutes les faiblesses, est aussi l'auteur de l'Espoir en Dieu. Il a beau se sentir trop tremblant devant l'Eternel, trouver les cieux trop hauts et trop déserts, il ne peut plus dormir sur le commode oreiller du doute épicurien :

Quoique nous puissions faire,

Je souffre, il est trop tard ; le monde s'est fait vieux.

Une immense espérance a traversé la terre ;

Malgré nous, vers le ciel il faut lever les yeux.

Et, à ce ciel qu'il interroge, il demande désespérément Dieu :

Brise cette voûte profonde

Qui couvre la création ;

Soulève les voiles du monde,

Et montre-toi, Dieu juste et bon !

Tu n'apercevras sur la terre

Qu'un ardent amour de la foi,

Et l'humanité tout entière

Se prosternera, devant toi.

Tu n'entendras que tes louanges,

Qu'un concert de joie et d'amour,

Pareil à celui dont tes anges

Remplissent l'éternel séjour.

Et dans cet hosanna suprême

Tu verras, au bruit de nos chants,

S'enfuir le doute et le blasphème,

Tandis que la Mort elle-même

Y joindra ses derniers accents.

Le fier de Vigny se plaint aussi que Dieu se cache trop à nos regards, et ne réponde pas à nos prières :

S'il est vrai qu'au jardin sacré des Ecritures

Le fils de l'homme ait dit ce qu'on voit rapporté.

Muet, aveugle, et sourd au cri des créatures

Si le ciel nous laissa comme un monde avorté,

Le juste opposera le dédain à l'absence

Et ne répondra plus que par un froid silence

Au silence éternel de la Divinité.

Mais ce silence lui pèse et c'est toujours de Dieu qu'il parle, quand il invoque l'Idéal, quand il proclame sa foi dans l'invincible puissance des idées :

Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des Idées.

Sur nos fronts où le germe est jeté par le sort,

Répandons le savoir en fécondes ondées,

Puis recueillant le fruit, tel que de l'âme il sort,

Tout empreint du parfum des saintes solitudes,

Jetons l'œuvre à la mer, la mer des multitudes,

Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port !

Leconte de Lisle lui-même, l'impassible, l'inexorable Olympien, a senti parfois passer sur son âme le souffle chrétien le plus pur. La pièce des Poèmes barbares, intitulée Le Nazaréen, est un magnifique hommage au fondateur du christianisme, insulté sur la croix par le publicain et le pharisien :

Mais tu sais, aujourd'hui, ce que vaut ce blasphème.

Ô fils du charpentier, tu n'avais pas menti

Tu n'avais pas menti ! Ton Église et ta gloire

Peuvent, ô Rédempteur, sombrer aux flots mouvants ;

L'homme peut sans frémir rejeter ta mémoire

Comme on livre une cendre inerte aux quatre vents ;

Tu peux, sur les débris des saintes cathédrales,

Entendre et voir, livide et le front ceint de fleurs,

Se ruer le troupeau des folles saturnales

Et son rire insulter tes divines douleurs !

Car tu sièges auprès de tes égaux antiques

Sous tes longs cheveux roux, dans ton chaste ciel bleu,

Les âmes, en essaims de colombes mystiques,

Vont boire la rosée à tes lèvres de Dieu

Et comme aux jours altiers de la force romaine,

Comme an déclin d'un siècle aveugle et révolté,

Tu n'auras pas menti, tant que la race humaine

Pleurera dans le temps et dans l'éternité.

Et ce ne sont pas seulement des grands génies du siècle passé qui ont, tous, rendu hommage à la beauté de l'idée chrétienne ; les poètes nos contemporains l'ont saluée aussi et lui doivent souvent leurs meilleures inspirations. C'est elle qui a dicté à Jean Aicard son Jésus et à Rostand sa Samaritaine ; c'est elle encore qui apparaît par endroits dans les Noces corinthiennes d'Anatole France, et dans le sonnet du Vieil orfèvre d'Heredia. — N'est-ce pas une chose curieuse que les poètes qui ont le mieux parlé de l'âme, du ciel et du Christ, ne comptent pas parmi les orthodoxes proprement dits ? Est-ce, comme le dit M. Jules Lemaitre, que notre siècle consulte tous les dieux, non plus pour y croire, mais pour comprendre et vénérer les rêves que l'énigme du monde a inspirés à nos ancêtres et les illusions qui les ont empêchés de tant souffrir ? La curiosité des religions est-elle un de nos sentiments les plus distingués et les meilleurs ? N'y a-t-il, en tout cela, que dilettantisme, amour des poétiques légendes, des belles lignes architecturales et des somptueuses orfèvreries ?

Ne serait-ce pas plutôt — au moins chez les plus grands et les plus sincères — un reproche douloureux à ceux qui ont fait l'Église si fermée, si étroite, si jalouse et si dure ? Pourquoi tant de justes sont-ils sortis ? C'est peut-être qu'ils ne voyaient plus assez Dieu sous des voûtes trop sombres, qu'ils n'entendaient plus sa parole sous une rhétorique trop mondaine et trop redondante, qu'ils ne reconnaissaient plus sa charité devant les grands mariages et les enterrements de première classe, avec flammes vertes et catafalque empanaché ? Ils sont sortis, et la beauté des cieux et la misère des hommes ont rallumé dans leur cœur la flamme sacrée, qui a lui de nouveau, plus claire et plus haute, plus chaude et plus fraternelle.

Un homme résume en lui avec un éclat tout particulier ces caractères du dissident resté sympathique à l'Église qu'il a quittée. Cet homme est une des plus attrayantes figures de notre dix-neuvième siècle : c'est Ernest Renan.

Né à Tréguier, le 27 février 1823, il était fils d'un Breton, capitaine au long cours, et sa mère était originaire de Gascogne. Il perdit son père à cinq ans et fut élevé dans un paisible milieu de femmes et de prêtres, sous la tutelle de sa sœur Henriette, de douze ans plus âgée que lui. Il fut un enfant grave et réfléchi, ennemi du bruit et des querelles, préférant la société des petites filles bien sages à celle des garçons tapageurs et brutaux.

Il commença ses études au petit séminaire de Tréguier, puis, à quinze ans et demi, obtint une bourse à Paris, au petit séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, dirigé par l'abbé Dupanloup. Le provincial naïf et mystique, qu'il était alors, trouva à Paris un catholicisme mondain, bien différent de celui de Tréguier, qui le choqua. Il entra cependant en 1842 au séminaire d'Issy el, en 1843, à Saint-Sulpice. Il avait. déjà fait connaissance avec la philosophie allemande, avec Hegel el avec Herder ; ses Observations et faits psychologiques[2] nous permettent d'entrevoir ce qu'il sera un jour. Il a encore la foi, mais une foi qui raisonne et ne se paie point de mots : Ce soir, dira-t-il, on lisait, à la lecture spirituelle, l'histoire d'un philosophe ancien, qui jeta son argent à la mer, pour se mettre uniquement à l'étude de la sagesse, et la communauté se mit à rire. Si on avait raconté ce trait d'un saint, on l'aurait admiré. La fête de l'Epiphanie lui parait admirable ; mais il y voit un mythe, une allégorie de la manière d'arriver à la vérité. Il dira qu'il ne faut pas être injuste pour la scolastique, mais parce que c'est à elle que nous devons l'esprit rationnel et scientifique des modernes. Il écrira cette phrase, où le doute perce déjà : La meilleure preuve de la religion est dans l'histoire de la philosophie, et la plus forte objection contre elle dans l'histoire de l'Église. Un peu plus loin, le doute se montrera pleinement vainqueur : Une des choses qui me semblent les plus sinistres pour l'avenir de la religion en France, c'est qu'on n'a jamais vu dans l'histoire un mouvement rétrograde des idées, et il en faudrait un pour que la religion s'y maintint.

Le doute de Renan est venu de la science. Il s'était mis à apprendre l'hébreu, et l'étude des textes, en lui révélant des trésors historiques et esthétiques, lui prouva aussi que la Bible n'était pas plus exempte qu'aucun autre livre antique de contradictions, d'inadvertances et d'erreurs. Le catholicisme qu'on lui enseignait alors était tout d'une pièce ; une seule pierre descellée entraînait la ruine de tout l'édifice ; personne ne lui apprit à discerner entre les exigences religieuses fondamentales et les prescriptions des théologiens (Mgr Duchesne). Il crut sa foi perdue sans ressources, sa propre sœur l'engagea à ne pas rester plus longtemps dans une voie qui n'était pas la sienne, et, au mois de novembre 4845, il quitta Saint-Sulpice pour rentrer dans le siècle.

Il a expliqué très nettement et très noblement les motifs qui l'avaient poussé à abandonner la carrière ecclésiastique : Le catholicisme, dit-il, suffit à toutes mes facultés, sauf à ma raison critique, je n'espère pas pour l'avenir de satisfaction plus complète. Il faut donc, ou renoncer au catholicisme ou amputer cette faculté. Cette opération est difficile ou douloureuse ; mais croyez bien que, si ma conscience morale ne s'y opposait pas, si Dieu venait ce soir me dire que cela lui est agréable, je le ferais... je vois autour de moi des hommes purs et simples, auxquels le christianisme a suffi pour les rendre vertueux et heureux ; mais j'ai remarqué que nul d'entre eux n'a la faculté critique... Ah ! si j'étais né protestant !... Mais, dans le catholicisme, il faut être orthodoxe : c'est une barre de fer, il n'entend pas raison. (Lettre à l'abbé Cognat, 24 août 1845.)

Non seulement il a cru bien faire en quittant Saint-Sulpice, mais il s'en est applaudi jusqu'à la tin de sa vie ; dans un discours prononcé à Quimper, en 1885, il a dit : Je suis gai, parce que je suis sûr d'avoir fait en ma vie une bonne action ; j'en suis sûr. Et c'est de sa libération qu'il voulait parler. La loyauté et l'amour de la vérité ont été les deux idées directrices de ce grand et honnête esprit ; et beaucoup d'hommes lui ont jeté la pierre et l'ont maudit pour avoir abandonné une position que sa conscience lui faisait un devoir de quitter ; tant pis pour eux, s'ils n'ont pas compris la noblesse de cette action, s'ils y ont vu le châtiment de quelque péché atroce et inconnu : l'action fut digne et fut belle.

A partir de 1845, la vie de Renan appartient tout entière à la science, dunt Berthelot, plus jeune que lui, de quatre années, lui révéla l'imposante grandeur. Laissant à son ami le champ des sciences physiques et chimiques, il s'attacha à l'étude de l'histoire et de la philologie, et devint bientôt un des maîtres de la science contemporaine ; mais, quoique son érudition ait été considérable, il sut voir plus loin et plus haut que le mot, le fait ou le document. Il vit dans la science l'instrument par excellence da progrès social, il lui demanda de révéler à l'homme ses véritables destinées, il en fit une religion, et mit à la servir et à la propager toutes les ardeurs d'une âme restée sacerdotale.

Si je voyais, disait-il, une forme de la vie plus belle que la science, j'y courrais. Oh ! vérité, sincérité de la vie ! Ô sainte poésie des choses ! Avec quoi se consoler de ne pas te sentir ? Vivre ; ce n'est pas jouer avec le monde pour y trouver son plaisir, c'est consommer beaucoup de belles choses, c'est être le compagnon de route des étoiles, c'est savoir, c'est espérer, c'est aimer, c'est admirer, c'est bien faire. Celui-là a le plus vécu qui, par son esprit, par son cœur et par ses actes, a le plus adoré.

Son âme resta longtemps chrétienne et garda toujours une tournure religieuse : Comparez, disait-il après sa sortie de Saint-Sulpice, l'Evangile au symbole de saint Athanase, ou aux Canons du Concile de Trente. Est-ce le même monde ? Quel tort s'est fait le christianisme, en se définissant ainsi dans le moule scolastique. Le christianisme primitif, le christianisme, en Jésus-Christ, en l'Evangile ? Qui ne tomberait à genoux devant lui ? Pas un seul des plus antichrétiens qui ne s'incline devant celui-là ?

Il tenait l'avènement du christianisme pour le fait capital de l'histoire, et il se proposa d'étudier les origines et la naissance de ce mouvement prodigieux, en rejetant résolument le surnaturel et en n'admettant d'autres instruments de connaissance que l'observation, la science et le raisonnement.

Quand il commença ce gigantesque travail (1860), il y avait quinze ans qu'il avait quitté Saint-Sulpice. Il était devenu non seulement un savant de premier ordre, mais un écrivain d'un goût très pur et d'une exquise originalité.

En Galilée, dans le pays même où vécut le Christ, il conçut l'idée de son premier volume, la Vie de Jésus, qui parut le 23 juin 1863. Une histoire purement rationnelle de Jésus avait déjà été écrite en Allemagne par le docteur Strauss (1835) ; mais elle était peu connue en France, et le livre de Renan y fut considéré comme une scandaleuse nouveauté. Quoiqu'aucun esprit scientifique ne puisse admettre que Renan n'avait pas le droit absolu de présenter l'histoire de Jésus sous le jour qu'il estimait être le véritable, l'auteur se vit aussitôt l'objet des attaques les plus passionnées et les plus injurieuses. Après quarante ans passés, un prélat appelle le livre une œuvre de ténèbres, un livre faux, systématiquement faux. L'auteur ment pour tromper, ment pour mentir. Il a aveuglé les foules, il a fait pleurer les saints, il a fait saigner le cœur de l'Église, notre mère, il a donné le ton à la critique menteuse, il a donné du crédit au blasphème élégant[3].

Le livre coûta à Renan sa place de professeur au Collège de France, qui ne lui fut rendue qu'en 1870. Sans se départir, un instant, de son olympienne sérénité, il publia en 1866 son second volume, Les Apôtres ; en 1869, son troisième volume, Saint Paul. Les trois derniers : l'Antéchrist, l'Église chrétienne et Marc-Aurèle, parurent après la guerre et furent suivis d'une Histoire d'Israël en cinq volumes (1872-1892), qui rattacha l'histoire de l'ancienne loi à l'histoire de la loi nouvelle et paracheva le grandiose monument élevé par le penseur à la gloire du christianisme, considéré par lui comme un prodigieux réveil de l'idée de justice et une soif de moralité et de sainteté.

Rien n'est plus à l'honneur de Renan que le calme qu'il a su conserver au milieu des attaques furieuses dont il a été l'objet. Impassible dans la tempête, il est resté à la barre et a tenu sa voile toujours orientée vers le même but. Injures, calomnies atroces, haines déchaînées, rien n'a pu le faire dévier de son chemin ; rien n'a pu altérer même sa magnifique bonne humeur. Ironique pour tout dogmatisme étroit et intolérant, bienveillant pour tout effort vers le vrai, vers le bien, ou simplement vers le bonheur ; il a fini par personnifier la sagesse inaltérable et souriante, parvenue à l'entière possession de soi-même, à l'égalité d'âme absolue, tant prisée des sages antiques et si prodigieusement rare parmi nous.

C'est qu'il avait réellement fait le tour de la pensée. Parti de la foi, il était allé vers la science, qu'il avait, pendant cinquante ans, servie, honorée, élargie et embellie de toutes les richesses de son esprit et de son cœur ; et il avait fini par comprendre que ces deux cimes, en apparence si distinctes, ne sont que les deux sommets d'une même montagne. Il avait longtemps cru pouvoir opposer au Dieu personnel du christianisme, parfait dès l'éternité, mais qui tolère le mal et la douleur, le Dieu hégélien qui n'est autre que l'éternelle aspiration des choses vers l'organisation et vers la vie, et des êtres vers la conscience, vers la vertu, vers l'idéal ; mais, dans cette lente ascension vers la vérité, le christianisme lui était apparu, malgré ses erreurs scientifiques et l'étroitesse de son dogmatisme théologique, comme la source de vertus morales vraiment éternelles, et il concluait : Nous ne savons pas : voilà tout ce qu'on peut dire de plus clair sur ce qui est au delà du fini. Ne nions rien, n'affirmons rien, espérons ; gardons une place dans les funérailles pour la musique et l'encens. Ne disputons pas sur la dose, ni sur la formule de la religion. Bornons-nous à ne pas la nier, gardons la catégorie de l'inconnu, la possibilité de rêver.

Et cet incroyant, resté pieux et poète, mena la vie la plus belle qu'ait jamais menée le saint le plus régulièrement canonisé. Il était, a-t-on dit, chrétien comme un catéchumène, à qui son missionnaire aurait oublié de parler des Conciles. Il avait gardé de ses habitudes d'enfance la coutume de l'examen de conscience et de l'oraison ; il vécut d'une via intérieure profonde, austère et délicieuse ; il connut le recueillement de l'âme au sein du mystère, la retraite dans la contemplation ; sa religion fut une adoration perpétuelle de la vérité. Très simple dans ses goûts, très désintéressé, très peu curieux de ses intérêts matériels, il s'appliquait à des tâches obscures, utiles mais peu rémunératrices, alors que son nom au bas d'une page amusante était pour lui, quand il le voulait, une petite fortune. Quand l'âge amena la souffrance, elle le trouva stoïquement résigné, et consolé d'avance de ce qu'il aurait à endurer par les grandes et nobles joies que lui avait données la vie[4].

Ce grand travailleur, dont l'œuvre fut si considérable, et restera si belle, fut le modèle du savant sans parti pris. Ce n'est pas pour lui que l'histoire était l'art de mettre en valeur un petit nombre de textes probants et bien choisis. L'histoire était pour lui l'art de pénétrer jusqu'au cœur mémo des hommes, de démêler leurs pensées les plus confuses, leurs raisons les plus minces, parfois les moins conscientes. Comprendre, tout comprendre ; voilà à quoi il s'efforçait, soit qu'il eût à peindre un Jésus ou un Néron, une Poppée ou un saint Paul. Il apportait à ces examens de conscience historiques toutes les ressources de sa casuistique avisée, toutes les finesses de son esprit gascon, toutes les élégances de sa science parisienne... de là tant de pages étonnantes de profondeur, étincelantes d'esprit, charmantes de naturel. it entrait réellement dans la familiarité de tous ses personnages, et lui qui était toujours dans le monde si réservé, presque timide, s'émancipait avec ses héros, ne s'en laissant imposer ni par les prophètes, ni par les empereurs, et parlant de tous avec amour quand il les devinait nobles et bons, avec un mépris de grand seigneur quand il les trouvait bas et vulgaires.

Tout ce travail porta son esprit à un tel degré de culture et de fécondité, qu'à côté des travaux les plus sérieux il trouva le temps de composer mille fantaisies délicieuses, royales largesses à la foule, qui n'eût pas été capable de le suivre sur les hauts lieux où il se complaisait.

De la même main qui corrigeait les épreuves du Corpus inscriptionum semiticarum, il écrivait ses Dialogues philosophiques, son étonnant Caliban, son mélancolique Prêtre de Némi, sa dramatique Abbesse de Jouarre.

L'Abbesse de Jouarre ! Les snobs, les philistins, les Tartufes la lui ont-ils assez reprochée ! Quelles clameurs, quels cris, quels Abois !... Et pourtant, comme elle est humaine et vraie, cette simple histoire ! Quelle délicate analyse de la société frivole et charmante du dix-huitième siècle ! quelle liberté philosophique ! et tout aussitôt quelle haute préoccupation morale ! quelle expiation suit pour l'abbesse l'erreur d'un instant, et comme la vaillante accepta noblement l'épreuve et se relève d'elle-même jusqu'au jour où tous la jugent digne du pardon. L'Abbesse de Jouarre ! Supposez, un instant, qu'elle ne soit point de Renan, mais d'un auteur bien pensant, biffez quelques expressions hardies, et vous en faites une histoire édifiante.

Renan avait fini par être le plus séduisant causeur que l'on ait vu. Cet homme, qui avait collectionné tant d'idées, en faisait les honneurs à ses amis et à ses disciples avec une rondeur charmante. Il les prenait dans sa large main grasse, il les présentait comme des bibelots précieux et fragiles, il en montrait les beautés et les faiblesses ; il en sortait d'autres plus rares encore, de tout âge, de tout style ; il en donnait ; il en laissait mettre dans les poches et accompagnait tout cela de réflexions amusantes et fines, de boutades sans fiel, de plaisanteries familières d'un imprévu délicieux : Travailler, ça repose !Quand l'homme n'est pas s très méchant, il faut être très bon pour lui. — Tout ce qui n'a pas été attendri par le christianisme est viande dure et mauvaise. — Qui sait si la vérité n'est pas triste ? Si la vérité est triste, eh ! bien, que voulez-vous !... — Royaume de Dieu ?... parfait épanouissement de la conscience de l'univers. Dieu qui règne maintenant si imparfaitement régnera un jour pleinement. — Comme il faut peu de chose à l'humanité pour affirmer ses espérances ![5]

Ne pensez-vous pas que Renan n'eût pas trouvé spirituel du tout que l'on plantât sa statue au pied d'une Pallas gigantesque, juste en face de la cathédrale de Tréguier ? Nous nous le représentons philosophant avec saint Yves, après la cérémonie de l'inauguration, et haussant ses larges épaules, au souvenir des hommages de tant de gens qui ne l'avaient jamais lu, et étaient parfaitement incapables de le comprendre. Sa conversation a dû être étincelante, ce soir-là.

 

 

 



[1] Henri Rouger, Poèmes fabuleux, Paris, 1897.

[2] Revue Bleue, 4 et 11 janvier 1908.

[3] Mgr Baunard, Un siècle de l'Église de France, Paris, 1906, p. 178-181.

[4] Cf. E. Faguet, Ernest Renan, Revue de Paris, 1898.

[5] Pensées posthumes.