L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

L'ÉGLISE ET LA RÉPUBLIQUE DE 1870 À 1900.

 

 

Nous avons, pendant un instant, quitté la France pour étudier les grands événements qui ont changé la face de l'Italie et la physionomie intime de l'Église. Nous revenons aujourd'hui à notre pays, pour rechercher en quels termes ont vécu l'Église et l'État français dans les cinquante dernières années du me siècle. Nous résumerons d'un mot toute cette histoire en disant que c'est le régime de la mésintelligence et de la guerre à coups d'épingle.

L'Église de France, nous le savons déjà, ne regretta point la République de 48, qui lui avait cependant accordé l'expédition de Rome et la liberté de l'enseignement secondaire.

Elle applaudit cruellement au 2 décembre, et il n'est pas étonnant que les républicains lui en aient gardé rancune.

Elle profita, sous le second empire, de la faveur marquée que lui témoigna Napoléon III, toujours en coquetterie réglée avec l'épiscopat. Elle se servit du bras séculier pour combattre ses adversaires ; elle multiplia ses séminaires, ses institutions et ses écoles ; elle prit une part prépondérante à l'enseignement du peuple ; elle attira à elle la noblesse et la bourgeoisie réactionnaire ; elle surveilla jalousement la presse et l'Université ; mais, comme Napoléon III ne voulut pas servir toutes ses rancunes et ne déclara pas la guerre à Victor-Emmanuel après Castelfidardo, l'Église ne se donna jamais franchement à lui et accueillit sa chute avec une suprême indifférence.

Dans un livre tout récent[1], Mgr Baunard semble attribuer la chute de l'empire à l'abandon du pape et à la publication de la Vie de Jésus par Renan. Il nous dit que la France gouvernementale, impériale, officielle, trahissait le pape... et que le crime a du second empire, perpétré en complicité avec l'Italie révolutionnaire, ne laissera dans l'histoire qu'un sombre souvenir de honte ou de faiblesse (p. 102-103). Il nous dit que le livre de Renan fut le plus grand blasphème du siècle, le plus grand crime du second empire, et finalement son plus grand malheur aussi, en déchaînant sur lui, sur nous, les vengeances d'en haut et préparant les désastres sanglants de la patrie (p. 181).

Le 4 septembre 1870, l'Église de France se retrouva en face de la République, qu'elle croyait morte depuis dix-neuf ans, et qui se relevait, bien différente de ce qu'elle avait été après la révolution de Février.

Le gouvernement de la Défense nationale était, il est vrai, présidé par un catholique, le général Trochu. Le ministre des affaires étrangères, Jules Favre, refusait aux Italiens la dénonciation de la convention de septembre 1864, offrait en Corse un asile à Pie IX, et maintenait un stationnaire français à Civita Vecchia. Un décret de Gambetta, du 16 octobre 1870, plaçait les congrégations, même non autorisées, même les Jésuites, sous la protection de la loi. La délégation de Tours s'installait au palais archiépiscopal, dont Mgr Guibert lui faisait courtoisement les honneurs.

Mais, tandis que le gouvernement se montrait sage et bienveillant, la foule impatiente grondait déjà autour du clergé. La propagande anticléricale et matérialiste faite dans les grandes villes avait porté ses fruits. Le 8 novembre 1870, au club de la rue d'Arras, un orateur se plaignait qu'on n'eût pas décrété la levée en masse, sans excepter les membres des congrégations religieuses, les curas, les chanoines et autres fainéants qui se gorgent de nourriture et de volupté, pendant que le peuple est sur les remparts ; c'est une honte de laisser ces sacs à charbon se promener dans Paris.

Le 16 décembre, à la salle des Mille et un Jeux, un orateur vocifère : Pas de prêtres à la suite de nos ambulances ! S'il en parait, le devoir de tout patriote est de les fusiller. Les prêtres, en relevant nos blessés, leur verseraient du poison !

Dès cette époque, sous les yeux effarés de Trochu, des églises, des couvents, des écoles sont envahis et pillés. Le chef du gouvernement s'avoue impuissant à maintenir l'ordre.

Au mois de mars 1871, Paris abandonné par le gouvernement, Paris en grève forcée, affamé, ruiné, vaincu, travaillé par les internationaux, les blanquistes, les anarchistes, les révoltés de toute espèce, se soulève et se constitue en Commune autonome au milieu de la France envahie.

Le 2 avril, la Commune décrète la séparation de l'Église et de l'État, la suppression du budget des cultes, la confiscation des biens appartenant aux congrégations.

Le journal La Montagne écrit, le 20 avril 1871 : Nous ne croyons pas à Dieu. La révolution de 1871 est athée ; notre République a un bouquet d'immortelles au corsage ; nous menons sans prières nos morts à la fosse et nos femmes à l'hymen. Nos femmes et nos filles n'iront plus s'agenouiller balbutiantes dans l'ombre de vos confessionnaux... Notre grande cité du travail exclut les parasites et les paresseux... Partez, partez vite ! Prenez garde aux colères du peuple !

Les églises sont changées en clubs. A Saint-Pierre de Montrouge, Decamps, membre de la Commune, expulse le curé et lui dit en riant : L'église ne vous appartient plus ; si vous voulez y faire vos farces, il faut la louer ; nous allons vous l'affermer au mètre cube. A Saint-Sulpice, un clubiste provoque Dieu en combat singulier. Le général Eudes déclare plaisamment que, si Dieu existait, il le ferait fusiller.

Bientôt la Commune arrête des religieux et des prêtres, qu'elle garde comme otages. — Quelle est votre profession ? demande Raoul Rigault à un P. Jésuite. — Je suis serviteur de Dieu. — Où habite votre maitre ?Il est partout. — Greffier, écrivez : se disant serviteur d'un nommé Dieu, en état de vagabondage.

L'histoire de la Commune est encore mal connue : nous sommes de ceux qui pensent que ce feu de paille n'eût pas duré et qu'avec de l'or adroitement semé, des promesses, des marques de bienveillance, une politique ferme et prudente à la fois, on n'eût pas eu besoin d'assiéger une seconde fois la ville, de la prendre d'assaut, de l'exposer à l'incendie et à la subversion totale, sous les yeux des Prussiens triomphants.

Thiers se prononça pour la politique belliqueuse ; le massacre de l'archevêque de Paris et de quatre prêtres à Mazas, de dix prêtres à la rue Haxo, de douze religieux dominicains au boulevard d'Italie, fut l'atroce réponse de la Commune à l'entrée des troupes de Versailles dans Paris.

Le bilan de la Commune est terrible. Voici les chiffres donnés par M. Hanotaux : 17.000 hommes et femmes périrent dans la lutte ; 35.800 prisonniers restèrent aux mains des vainqueurs ; 22 conseils de guerre commencèrent 46.835 procès. Il y eut 23.727 ordonnances de non-lieu, 9.241 refus d'informer, 2.451 acquittements, 10.137 condamnations contradictoires, 1.895 condamnés graciés, 26 fusillés, 1.169 déportés dans une enceinte fortifiée, 3.417 condamnés à la détention, 332 au bannissement, 251 aux travaux forcés, 4.873 à des peines diverses.

Nous redirons, ici, ce que nous avons déjà dit au sujet des journées de Juin. Les guerres civiles n'ont pas de droit des gens, et c'est une grave lacune de notre droit public ; le vainqueur se constitue juge du vaincu, et le proscrit après l'avoir terrassé. Le clergé avait montré, dans ces jours néfastes, une véritable grandeur d'âme. Mgr Darboy avait atteint à l'héroïsme de Mgr Affre. Prisonnier de la Commune, il n'avait pas craint de blâmer les excès des troupes de Versailles, et ce fut pour cette raison que Thiers refusa de l'échanger contre Blanqui. L'archevêque paya de sa vie sa protestation ; mais son exemple ne trouva pas assez d'imitateurs. Le clergé célébra des messes d'actions de grâces pour le rétablissement de l'ordre ; il en avait le droit, mais n'eût-il pas été incomparablement plus grand s'il eût crié : grâce aux vaincus ! si, au lendemain des massacres, il avait demandé la liberté de ses persécuteurs ?

Il ne le fit point, et sans comprendre que la France du suffrage universel marchait forcément vers la démocratie, il se rejeta, en haine de la Commune, vers la forme la plus réactionnaire et la plus surannée de la monarchie, vers la monarchie de droit divin, représentée par le comte de Chambord.

Henri-Charles-Ferdinand-Marie-Dieudonné d'Artois avait cinquante-trois ans, quand il faillit devenir roi ; il y avait quarante-trois ans qu'il avait quitté la France ; il était marié depuis vingt-sept ans à une princesse de Modène, sa cousine, et n'avait point d'enfants. Un accident de chasse, survenu en 1841, l'avait rendu légèrement boiteux, mais lui avait laissé un extérieur agréable et sympathique. De taille assez haute et de corpulence un peu forte, il avait l'œil vif, le regard calme et droit, le nez fin, la barbe et les cheveux blonds. Ses serviteurs et ses fidèles vantaient sa droiture et. sa bonté ; il avait toute la courtoisie des grandes races et jouissait dans les environs de Frohsdorf, sa résidence, d'une très grande popularité. C'était un prince d'un réel mérite, parfait honnête homme, auquel on pourrait appliquer le vers de Musset :

Si l'on peut être roi de France, il l'eût été.

Mais il avait été élevé par les Pères jésuites Deplace et Druilhet, par l'abbé Frayssinous, par l'abbé Trébuquet, dans une dévotion étroite et exaltée ; son instruction, dirigée par le duc de Levis, avait été fort mal comprise ; il était à la fois hésitant et obstiné et n'avait aucune idée du pays qu'on voulait lui donner comme royaume, ni de la nation qu'il aurait à gouverner.

L'Assemblée nationale élue en février 1871 comprenait une trentaine de bonapartistes, 200 républicains et 400 royalistes ; mais ces royalistes étaient divisés : les uns ayant pour candidat le comte de Chambord, les autres lui opposant l'héritier de Louis-Philippe, le comte de Paris. Puis il ne pouvait être question de changer le régime de la France aussi longtemps que la paix ne serait point signée, que l'ennemi ne serait point payé et n'aurait point évacué le territoire.

Ce temps de dures épreuves, l'Assemblée en fit patriotiquement un temps de recueillement, et le clergé en fit une retraite. Habitué à voir la main de Dieu dans tous les événements humains, la France vaincue lui apparut naturellement comme une France châtiée, et il exhorta les peuples à la pénitence. Dès le mois d'octobre 1872, il organisa des pèlerinages à. Sainte-Anne d'Auray, à la Saiette, à Lourdes, à Rome.

Après la mort de Napoléon III, les chances de son candidat au trône lui parurent devenir plus sérieuses.

Le 24 mai 1873, à 14 voix de majorité, les monarchistes de l'Assemblée nationale renversèrent Thiers et mirent à sa place le maréchal de Mac-Mahon, qui promit bien à la France que rien ne serait changé aux institutions existantes, mais qui était prêt à accepter le retour du roi, si l'Assemblée lui rouvrait les portes de la France.

Alors commencèrent les manifestations destinées à préparer la nation à la restauration de la monarchie et à affirmer l'intime alliance de l'Église et de la royauté.

Une loi déclara d'utilité publique la construction sur la butte Montmartre d'une basilique dédiée au Sacré-Cœur de Jésus.

A Chartres, 140 députés à l'Assemblée nationale figuraient au nombre des pèlerins. Mgr Pie prêcha et prophétisa le retour de la monarchie : Ô noble pays de France, du jour où tu as mis la main sur l'arche sainte des droits de Dieu, en lui opposant ta déclaration idolâtrique des Droits de l'Homme, ta propre constitution a été brisée !... Ô Dieu puissant, écoutez la voix de ceux qui n'ont d'espérance qu'en vous seul !... Tel est le cri de la France en détresse ; elle attend un chef, elle attend un maître !

A Paray-le-Monial, 20.000 pèlerins venaient chanter l'hymne du Sacré-Cœur. M. de Charette déposait sur le tombeau de la bienheureuse Marguerite-Marie le drapeau de son régiment à la bataille de Loigny. L'évêque d'Autun consacrait la France au Sacré-Cœur.

On réconciliait le comte de Paris et le comte de Chambord. Le duc d'Aumale, dont on voulait faire le démocrate de la famille d'Orléans, acquiesçait à la fusion : Je n'ai plus d'enfants, disait-il ; c'est le comte de Paris, héritier légitime du trône, qui est mon fils adoptif ; je serais bien fou, dans ces conditions, de ne pas vouloir la monarchie.

Tout semblait aplanir les voies au prince tant désiré par l'Église. On pointait les noms des députés acquis et des députés douteux ; on déclarait qu'on ferait la monarchie à une voix de majorité. Dans l'enthousiasme du rêve, on parlait,-et même on parlait trop. Les imprudents déclaraient la guerre à la Révolution et menaçaient la France de la soumettre au régime théocratique. Le prétendant promettait de reconstituer sur ses bases naturelles une société profondément troublée, d'assurer avec énergie le règne de la loi, de faire renaître la prospérité au dedans, de contracter au dehors des alliances durables, et surtout de ne pas craindre d'employer la force au service de l'ordre et de la justice.

Le pays, inquiet et perplexe, se demandait où l'on voulait le mener, quand il apprit que son roi futur voulait lui ôter son drapeau, et, à cette nouvelle, tout le château de cartes si habilement échafaudé depuis un an croula d'une seule pièce. La majorité disparut à l'Assemblée nationale ; les voitures royales restèrent en panne à la frontière, et le maréchal-président, qui fut ce jour-là un grand citoyen, refusa de rien faire avant que l'Assemblée eût parlé.

Le comte de Chambord garda son drapeau... la France garda le sien aussi, et le mot le plus plaisant sur toute cette comédie fut dit par le pape : Comment ! Henri IV disait que Paris valait bien une messe, et Henri V trouve que la France ne vaut pas une serviette !

Si l'Assemblée nationale avait été conséquente avec ses principes, elle eût préféré la monarchie au monarque et proclamé Philippe VII à défaut d'Henri V.

Si le comte de Paris, qui venait de reconnaître le comte de Chambord comme chef de la maison de France, avait refusé la couronne, il eût encore été logique et politique de reconnaître la République et de l'organiser. Mgr Pie avouait lui-même que la République avait droit à certains égards : Ce que nous avons été, au lendemain de 1830 et de 1848, nous le serons encore. Sans abdiquer nos convictions personnelles sur ce qui serait le mieux adapté aux besoins, à l'esprit, aux mœurs, au tempérament de la France, et surtout sur ce qui serait le plus propre au recouvrement de son prestige à l'étranger, nous reconnaissons que, les faits étant ce qu'ils sont, l'état de République s'impose à nous et nous impose des devoirs envers lui ; nous les remplirons loyalement.

Gambetta reconnaissait, de son côté, que les hommes des anciens partis auraient pu rendre de réels services, s'ils avaient compris le rôle qui leur était offert de tuteurs, d'éducateurs et de guides du peuple. (Discours à l'Assemblée, 19 juillet 1873.)

Thiers disait : La République sera conservatrice ou elle ne sera pas.

Si le clergé avait eu la sagesse de comprendre où allait la nation, s'il avait oublié ses propres idées pour suivre avec la France la voie républicaine et libérale, il fût encore resté, pendant de longues années, le maitre de l'âme française ; mais celui qui eût alors engagé le clergé à se tourner vers la République eût été honni. (Lecanuet, p. 481.)

Au lieu de faire la monarchie ou d'accepter la République, l'Assemblée nationale remit à sept ans la solution de la question, pour laisser au comte de Chambord le temps de mourir et préparer les voies à Philippe VII. Mais on ne peut laisser, pendant sept ans, dans l'incertitude et le provisoire un grand pays désireux de vivre et de progresser. Si conservateur qu'il fût, le maréchal de Mac-Mahon fut le premier à demander à l'Assemblée d'organiser le gouvernement, et l'Assemblée monarchique vota la constitution républicaine de 1875, qui nous régit encore aujourd'hui.

Le clergé ne peut être rendu seul responsable de tous ces événements ; mais il a commis toute une série d'imprudences, qu'un historien impartial ne peut passer sous silence.

Le clergé n'a pas su comprendre que la chute du pouvoir temporel du pape est un fait sur lequel il est impossible de revenir. Il a protesté bruyamment contre l'occupation de Rome par l'Italie, au risque d'entrainer la France dans les pires aventures.

Pie IX avait été véritablement accablé par l'occupation de Rome et par le plébiscite, qu'il considérait comme un acte de monstrueuse ingratitude. Il s'était réfugié au Vatican dans une espèce de cellule, située aux étages élevés. Pour tout mobilier un petit lit de fer, étroit et bas, sans garnitures ni rideaux. Les murs étaient blancs et nus ; une plinthe le long de laquelle étaient alignées dix ou douze paires de mules blanches, un bureau d'acajou, une chaise pour le visiteur ; aucun autre meuble ni objet quelconque dans la pièce, sauf un flambeau de cuivre à trois bougies el une petite gravure coloriée de la Vierge dans un cadre à photographies. Le pape était d'ordinaire assis à contre-jour, tout vêtu de blanc. Parfois il se soulevait péniblement, appuyé sur une forte canne, et, parcourant lentement la longueur de la chambre, il s'arrêtait devant la fenêtre, d'où il contemplait mélancoliquement l'enceinte du Vatican, et au delà Rome et le Tibre, les collines boisées de la villa Paraphili. (Hanotaux, I, p. 542.)

Les évêques français, tous ultramontains, frémissaient d'indignation à la pensée que le souverain pontife, vicaire de Jésus-Christ, se trouvait réduit à une pareille situation. Ils faisaient dire des prières pour la délivrance du pape ; ils vouaient ses bourreaux et ses geôliers à l'exécration des fidèles. On vendait des images de piété où Pie IX était représenté en prières, derrière une grille fermée par un cadenas aux armes de la maison de Savoie

Ils firent plus encore : ils organisèrent un vaste pétitionnement pour obtenir une intervention du gouvernement français en faveur du pape prisonnier.

En janvier 1873, le gouvernement français ordonna à l'état-major du stationnaire français l'Orénoque, ancré en rade de Civita-Vecchia, de rendre visite à la fois au Vatican et au Quirinal. M. de Bourgoing, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, donna sa démission. Le pape laissa entendre qu'il n'accepterait pas qu'il fût donné un successeur à M. de Bourgoing. La droite de l'Assemblée voulut profiter de l'incident pour renverser Thiers, qui se sauva en envoyant à Rome le baron des Michels. Dans une entrevue avec le pape, le baron finit par ramener l'excellent homme, il buon vecchio, comme disaient familièrement les Italiens. Il accepta la nomination de M. de Corcelles, et M. Dufaure expliqua à l'Assemblée que la France était obligée d'avoir à Rome un représentant auprès du souverain territorial de l'Italie, reconnu par l'Europe entière, avec lequel elle avait un vif désir de conserver toujours de bonnes relations, et un autre représentant auprès du Saint-Siège, chargé de protester auprès du vénérable chef de la religion que professait la grande majorité des Français de tous ses sentiments de respect et de dévouement.

Les évêques n'en continuèrent pas moins à réclamer des mesures efficaces en faveur du Saint-Siège, tout en protestant qu'ils ne voulaient pas entraîner le pays dans une guerre avec l'Italie. Mais, comme dit le vicomte de Meaux, ils étaient à la fois sincères et inconséquents ; ils se satisfaisaient eux-mêmes et leur entourage, sans se demander s'ils n'allaient pas acculer le pays à l'abîme ou à une reculade.

Ils finirent par jeter Victor-Emmanuel dans les bras de l'empereur Guillaume Ier.

Ce n'est pas seulement à l'Italie, c'est aussi à l'Allemagne que s'en prenaient nos bouillants prélats. Au mois de mai 1873, le Reichstag avait voté quatre lois fort simples, qui n'ont certainement pas été sans influence sur le développement intellectuel du clergé' catholique allemand. Les aspirants aux fonctions ecclésiastiques étaient obligés de passer par les Universités ; une Haute Cour ecclésiastique d'État recevait, en certains cas déterminés, l'appel des sentences prononcées par les supérieurs ecclésiastiques ; l'excommunication n'étant pas reconnue par la loi allemande, défense était faite aux autorités ecclésiastiques de publier les no/ns des personnes frappées d'excommunication ; la loi allemande ne reconnaissant pas les veux perpétuels, la protection de l'État était assurée à quiconque voudrait quitter une communauté religieuse.

Le pape répondit aux lois de mai par l'encyclique Etsi multa luctuosa (21 nov. 1873), qui dépeignait sous les traits les plus sombres la situation des catholiques en Italie, en Suisse et en Allemagne. Les évêques dénoncèrent les excès de Bismarck à l'indignation des catholiques, et, dans cette campagne, Mgr Plantier, évêque de Nîmes, obtint la palme de la violence : Quoi de plus abject, disait-il, que cette haine des Césars pontifes pour tous les prélats et ecclésiastiques honnêtes de tous les pays ?... L'Allemagne de Bismarck a voulu continuer cette tradition de bassesse et d'immoralité. Bismarck, inquiet du rapide relèvement de la France et désireux de nous chercher querelle, saisit l'occasion que l'imprudence des évêques français lui offrait. On fomente la révolte chez nous, dans l'empire. Eh ! bien, nous serons obligés de vous déclarer la guerre, avant que le parti clérical, s'emparant du pouvoir, la déclare à l'Allemagne au nom de l'Église catholique persécutée. Et la Gazette de l'Allemagne du Nord écrivait : Les menées des évêques français contribuent à amener, entre la France et nous, des difficultés que nous ne cherchons point. Du moment où la France s'identifie avec Rome, elle devient notre ennemie jurée. Une France soumise à la théocratie papale est inconciliable avec la paix du monde.

M. de Fourtou dut rappeler les évêques aux égards mutuels que se doivent les États ; l'évêque de Périgueux publia un mandement incendiaire que l'Univers reproduisit par bravade, et M. Decazes suspendit l'Univers. Il y eut une interpellation à l'Assemblée ; mais le ministre n'eut pas de peine à obtenir une majorité, quand il dit : Nous voulons la paix, et nous la défendrons contre les vaines, déclamations, d'où qu'elles viennent !

A l'intérieur, la politique ecclésiastique n'était pas moins tapageuse ni moins brouillonne. On commençait à voir, à cette époque, quelques enterrements civils. Il est permis de penser à ce sujet tout ce que l'on voudra ; il n'est pas permis de contester le droit d'un citoyen de se faire enterrer comme il le juge convenable, et il est déraisonnable et même antichrétien de considérer un enterrement civil comme inférieur en dignité à un enterrement religieux. Ne jugez pas, a dit le Christ, si vous ne voulez pas être jugé. Affligez-vous, si vous le voulez, de voir un de vos frères mourir sans les espérances qui font votre force et votre consolation ; n'allez pas lui crier : Raca ! parce qu'il pense autrement que vous ; savez-vous si Dieu ne l'a point pris en grâce et si votre dureté de cœur ne l'offense point ?

Pour avoir oublié ces principes, le clergé s'exposa à jouer de très fâcheux personnages. Il fit refuser les honneurs militaires aux citoyens qui se faisaient enterrer civilement, et le général du Barail déclara à la tribune : Nous ne permettrons jamais que nos troupes soient mêlées à ces manifestations, à ces scènes d'impiété.

On vit l'intolérance religieuse s'attaquer même à des chrétiens. Le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, avait pour frère un historien distingué, qui appartenait à l'Église protestante. Lorsque l'historien mourut, le cardinal n'assista pas à ses obsèques, et un journal mal informé l'ayant nommé parmi les assistants, il crut devoir rectifier cette erreur, et déclarer qu'il était allé rendre visite à son frère, mais ne l'avait pas accompagné à sa dernière demeure.

Dans les villages, certains curés faisaient difficulté d'admettre les protestants dans le cimetière paroissial et les faisaient enterrer dans le coin maudit réservé aux suicidés et aux suppliciés.

Une seule mesure vraiment grande et libérale fut due, alors, à l'initiative ecclésiastique : ce fut, la déclaration de la liberté de l'enseignement supérieur et la création de cinq Universités catholiques à Paris, Lille, Angers, Toulouse et Lyon. Mais le clergé alla certainement trop loin en réclamant pour les grades conférés par ses établissements l'équivalence absolue avec ceux de l'État, et les évêques eurent le tort beaucoup plus grave de se méfier presque autant des Universités catholiques que des Universités de l'État pour faire l'éducation de leur clergé.

Les facultés catholiques ont, parmi leurs membres, des hommes savants et distingués ; leurs élèves trouvent auprès des jurys d'État l'impartialité la plus bienveillante ; mais le clergé français profite moins que les laïques de tout ce haut enseignement et attend encore cette Ecole des hautes études ecclésiastiques, que Pie X parle d'organiser à Rome, et que nous aimerions mieux voir à Paris.

Cependant les années passaient ; la France pansait ses blessures, recouvrait sa liberté d'action, se reprenait, travaillait, refaisait son armée, reconstruisait ses places fortes, sortait de la crise, étonnant ses ennemis par sa vitalité et sa puissance de réparation. Les membres de l'Assemblée nationale avaient le droit d'être fiers des résultats acquis par eux, car cette résurrection était bien leur œuvre ; mais leur incurable défiance de la démocratie les sépara du peuple, et la France refaite par eux se donna à d'autres.

Les élections de 1876 donnèrent à la France sa première Chambre républicaine — 363 républicains contre 170 monarchistes —, et cette Chambre prépara une loi sur l'instruction primaire gratuite, obligatoire et laïque, une loi pour retirer la collation des grades aux Universités catholiques.

Les monarchistes voyaient avec stupeur la France s'habituer à la République et la République se prendre elle-même au sérieux. Ils obtinrent du maréchal président Mac-Mahon la dissolution de la Chambre (16 mai 1877) et le pays renvoya au Parlement une majorité républicaine. L'imprudent langage des chefs de l'opposition, les taquineries et les vexations de l'administration et de la magistrature réactionnaires, l'éloquence de Gambetta, l'entrain de tous les républicains, tout contribua à rendre plus éclatante la défaite du parti réactionnaire. La République, sanctionnée pour la seconde fois par le suffrage universel, devint le gouvernement légitime de la France, et le maréchal, sommé par les monarchistes de faire un coup d'État, s'y refusa noblement et patriotiquement. Bientôt le Sénat lui-même devint républicain, et, en janvier 1879, le maréchal céda, de lui-même, la présidence à un vieux républicain, alors fort estimé, Jules Grévy.

L'histoire religieuse des vingt dernières années du dix-neuvième siècle n'est point, à notre avis, réellement intéressante. Elle peut avoir de l'attrait pour les hommes de parti ; elle n'en a pas pour l'idéaliste épris, avant tout, de justice et de liberté.

L'Église et l'État ont continué, durant cette période, à vivre en très mauvaise intelligence, et auraient dû avoir la sagesse de se séparer dès 1880.

L'Église a gardé longtemps, vis-à-vis de l'État, une attitude hostile et hargneuse, qu'un pouvoir monarchique n'eût certainement pas tolérée. Pendant longtemps, les mots catholique et antirépublicain ont été synonymes, et la force des choses a conduit la République à chercher appui chez les non-catholiques : juifs, protestants et libres penseurs, dont les luttes politiques ont fait, peu à peu, ce qu'ils n'étaient point au début, des anticatholiques. Ces trois minorités n'auraient très probablement jamais pu prévaloir contre la majorité catholique, si une puissante association, la franc-maçonnerie, n'eût mis à leur disposition sa hiérarchie savante, ses cadres tout prêts et ses habitudes de discipline. N'appartenant pas à la franc-maçonnerie, nous ne connaissons pas assez son organisation ni sou but pour en parler ; nous pensons seulement que son action a été prépondérante sur les chefs politiques du parti républicain, et que d'elle surtout procède leur anticléricalisme.

Combattue par l'Église pendant neuf ans, avec une opiniâtreté vraiment farouche, la République victorieuse ne pouvait pas ne pas combattre l'Église à son tour ; elle avait pour lutter contre elle une arme aussi simple que sûre, aussi puissante que légitime : l'instruction. La République comprit bien cette vérité élémentaire ; mais, au lieu de chercher avant tout à conquérir l'Église par la science, elle chercha à arracher la nation à l'Église, au risque de compromettre et de perdre dans la bataille quelques-uns des intérêts vitaux de ce pays.

Nous disons que la République aurait dû conquérir l'Église ; nous avons de très bonnes raisons de croire que la chose eût été relativement facile et rapide. Il eût suffi de pousser les jeunes clercs vers les Universités, d'exiger des grades des professeurs ecclésiastiques, de favoriser par tous les moyens légitimes l'émancipation intellectuelle du clergé, de réserver aux prêtres les plus instruits les postes les plus importants, les doyennés, les canonicats, les chaires des séminaires, de choisir les évêques parmi les hommes de savoir, de caractère et de larges idées. Il eût été facile d'envoyer des élèves ecclésiastiques bien préparés étudier en Allemagne ou aux États-Unis. Vingt ans de cette grande et belle politique eussent donné à l'Église de France une âme toute nouvelle, une âme éprise de liberté, c'est-à-dire une âme républicaine. Nous connaissons des hommes d'Église, formés dans nos écoles, et qui pourraient dire si nous nous trompons.

Nos politiciens ont, préféré rendre à l'Église guerre pour guerre et lui ont appliqué la peine du talion : œil pour œil, dent pour dent. Le grand esprit qu'était Jules Ferry a voulu interdire l'enseignement aux congrégations religieuses, et a donné le signal des expulsions. On a retiré aux diocèses la personnalité civile ; on a supprimé les processions ; on a rendu à l'Église toutes ses maussaderies d'antan.

Dès que les républicains ont été les maîtres, dit M. Baudrillart, jamais un acte favorable, jamais une parole de sympathie ; toujours la défiance, le sarcasme on l'injure, l'Église considérée comme une pestiférée dont il fallait à tout prix se détourner : même les plus modérés, les plus honnêtes, les meilleurs, craignant par-dessus tout de passer pour les amis du clergé. Et on s'étonne que les prêtres se soient sentis blessés, atteints jusque dans leur honneur et dans leurs sentiments de citoyens français, aussi fiers que d'autres, après tout ! (Quatre cents ans de concordat, p. 334.)

Si l'État ne s'est pas montré gracieux après la victoire, l'Église a, de son côté, plus d'un reproche à se faire. Elle a dénoncé comme des attentats à ses libertés toutes les libertés que la société laïque s'est réservées. Elle a fait aux lois scolaires une opposition acharnée et vraiment impolitique, qui n'a pas peu contribué à ruiner sa popularité ; elle a anathématisé ou ridiculisé, suivant les régions, l'enseignement secondaire des jeunes filles ; elle a crié au scandale, lorsque le divorce est rentré dans nos lois civiles, lorsque le service militaire a été exigé de tous les citoyens, des futurs prêtres comme de tous ; elle a crié à la spoliation, quand on a soumis les établissements religieux au droit d'accroissement. Elle s'est compromise dans l'intrigue boulangiste. Elle a applaudi beaucoup trop bruyamment aux fureurs antisémitiques de la France juive. Elle a donné à sa polémique un ton haineux vraiment insupportable. Elle est tombée, à peu près, dans tous les excès qu'elle reproche à ses adversaires.

Et, dans cette bataille furieuse des partis, se sont perdus, de part et d'autre, des trésors d'énergie, qui auraient certainement pu trouver un emploi meilleur.

A voir ainsi cléricaux et anticléricaux s'injurier, se vilipender, se menacer sans cesse, la France a perdu le peu de respect qu'elle gardait encore pour l'idéal religieux ou philosophique ; les partis ont pris des habitudes d'intransigeance, de brutalité, profondément regrettables ; le nombre des indifférents, des amoraux, a augmenté ; comme on s'est moqué de Dieu, on s'est moqué de la patrie, de la justice et du droit, du simple devoir et de la vulgaire probité. L'argent et le plaisir sont les grands dieux de la foule ; l'arrivisme est la philosophie du jour.

Un instant, les deux lutteurs ont semblé s'apercevoir qu'ils se battent, en somme, sur le dos de la patrie ; les armes ont failli tomber de leurs mains ; un pape, qui aura sans doute un grand nom dans l'histoire, faillit presque les réconcilier.

Léon XIII n'était pas un sentimental comme Pie IX ; c'était une intelligence merveilleusement lucide et ordonnée. Grand seigneur par l'éducation, les manières et l'esprit, théologien consommé, brillant latiniste, ami des lettres, des sciences et des arts, ayant en lui toutes les qualités d'un grand pontife de la Renais saper, il fut l'un des premiers diplomates de son temps, et arriva par l'étude et la réflexion à la pleine intelligence des aspirations sociales du monde moderne.

Bien avant les clercs de France, il comprit que l'Église française s'enlisait dans une conception surannée de son rôle politique, et, dès le 8 février 1884, il lui conseilla de se rallier à la République par l'encyclique Nobilissima Gallorum gens. Le 19 décembre 1885, l'encyclique Immortale Dei vint rendre le Syllabus à peu près respirable, en commentant avec un art infini les violentes propositions de 1864 et en marquant tous les tempéraments, toutes les atténuations que l'Église elle-même apporte à la rigueur de la doctrine absolue. Le 20 juin 1888, l'encyclique Liberia : venait définir la liberté chrétienne, et lui donnait une amplitude tout à fait encourageante.

Le 12 novembre 1890, Mgr Lavigerie, archevêque d'Alger, prononça un toast retentissant, où il exprima avec hardiesse et grandeur les idées mêmes du pontife : Quand la volonté d'un peuple s'est nettement affirmée sur la forme du gouvernement, et lorsque, pour arracher un peuple aux abîmes qui le menacent, il faut l'adhésion sans arrière-pensée à cette forme politique, le moment est venu de déclarer l'épreuve faite, et il ne reste plus qu'à sacrifier tout ce que la conscience et l'honneur permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier pour le salut de la patrie.

Le toast d'Alger fut accueilli par les rires ironiques des républicains et par les cris de fureur des royalistes, et, quand le pape l'eut confirmé par l'encyclique Inter innumeras sollicitudines du 16 février 1892, on pria dans certains couvents pour la conversion de Léon XIII.

Il n'en est pas moins vrai que l'intervention de Léon XIII amena une sérieuse détente dans les rapports entre l'Église et l'État, et eût, pu finir par ramener la paix religieuse, si les rallié s avaient été plus prudents, et surtout plus sincères.

L'Église profita largement de l'esprit nouveau qui animait alors les conseils de la République, et cette accalmie durerait peut-être encore sans la terrible Affaire qui agita toute la France dans les deux dernières années du lue siècle.

Il n'entre nullement dans notre dessein de parler ici, en détail, de l'affaire Dreyfus. Une dame dreyfusiste, fort aimable d'ailleurs, nous disait un jour : Tous ceux qui ne pensent pas comme nous sont des canailles ou des imbéciles. Nous croyons, pour notre part, qu'il y en eut dans les deux camps, et qu'il y eut aussi dans l'un et dans l'autre des hommes de haute raison, d'esprit droit et de cœur chaud, qui s'enflammèrent, ici pour la justice absolue, là pour la patrie, qu'ils croyaient menacée dans sa sûreté et dans son existence.

Cet extraordinaire procès divisa la nation, comme jamais question politique ne l'avait encore divisée : d'un côté, se rangèrent, à. la suite de très nobles idéalistes, tous ceux qui détestaient l'esprit militaire, l'autorité, la hiérarchie ; de l'autre, passèrent instinctivement, à la suite des plus hautes autorités du :pays, tous ceux qui ne pensent pas assez de bien de l'homme pour croire à l'absolue justice, et qui estiment l'esprit militaire indispensable à la sauvegarde de la patrie et la patrie nécessaire à la sauvegarde de la liberté ; le clergé adhéra presque tout entier à ce second parti.

Les deux Frances, ainsi mises en présence par l'affaire, se livrèrent deux grandes batailles électorales, et l'Église y fut encore vaincue ; mais, cette fois, le vainqueur sortait de la lutte exaspéré et décidé à faire à son irréconciliable adversaire une guerre sans merci.

 

 

 



[1] Un siècle de l'Église de France, Paris, 1906.