L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT.

 

 

Nous avons dit que la cause de la liberté de l'enseignement était une cause grande et juste. Nous croyons, en le disant, exprimer une pensée chère à l'Université. Elle a subi plutôt qu'aimé le régime du monopole, et, depuis qu'elle vit sous un régime différent, ses progrès ont été assez marqués et assez soutenus, son renom a assez grandi pour qu'elle se soit, plus que jamais, attachée à la liberté.

La liberté de l'enseignement n'est qu'une extension légitime du droit de parler et d'écrire ; mais, comme l'exercice de ce droit comporte des responsabilités immédiates et peut entraîner des conséquences formidables, l'État méconnaîtrait, croyons-nous, son devoir social, s'il n'exigeait des maîtres de la jeunesse des garanties sérieuses de savoir et de moralité, et s'il n'exerçait sur eux un contrôle, à la fois très sévère pour les mœurs et très libéral pour les idées.

Telles sont les données du problème. Il n'a rien d'effrayant ni d'insoluble, quand on l'aborde sans parti pris et de bonne foi.

En fait, l'ancienne France avait vécu sous le régime du monopole ecclésiastique. La plupart des professeurs de l'ancien régime appartenaient au clergé. C'est à peine si, dans les dernières années du dix-huitième siècle, après l'expulsion des jésuites, on avait vu commencer timidement une forme nouvelle d'enseignement public, dans laquelle une part avait été faite à l'élément laïque. - Les Ecoles centrales de la Révolution constituèrent une tentative très intéressante d'enseignement d'État. Les programmes furent très variés et très souples ; le régime de l'internat disparut, mais les autorités locales ne surent pas comprendre la valeur de l'institution qui leur était confiée, et, en face des Écoles centrales, mal dotées et mal recrutées, s'ouvrirent des pensions à l'ancienne mode, à programmes étroits, à discipline automatique, qui eurent toute la clientèle. Le législateur avait fait effort pour sortir de l'ornière ; le citoyen y retournait passivement, par la seule puissance de la routine.

Napoléon voulut un enseignement d'État, comme il avait voulu un clergé d'État. En instituant l'Université, il ne pensa pas un moment au progrès de la science, à l'émancipation des intelligences ; il pensa aux intérêts immédiats de l'empire et de la dynastie. Ses lycées impériaux ne furent que des pépinières de fonctionnaires et d'officiers. Il se trouva seulement, comme nous l'avons dit, que les hommes cultivés auxquels fut remis le soin de la jeunesse portèrent leur idéal un peu plus haut que ne le demandait l'empereur, derrière l'empire virent la patrie, et dans la patrie voulurent une place pour la science et la liberté. L'Université de Napoléon fut avant tout impérialiste, par reconnaissance et par éblouissement ; elle garda aussi quelque chose de l'esprit critique du dix-huitième siècle ; elle tendit vers le progrès scientifique et la pensée libre.

Et c'est précisément par ces tendances critiques et libérales qu'elle inquiéta le gouvernement ombrageux de la Restauration, qui pensa tout d'abord à la supprimer, puis trouva plus opportun de refaire à son profit ce que Napoléon avait fait au sien. Si Louis XVIII est sage, avait dit l'Empereur, il se contentera de changer les draps, 'et couchera dans mon lit, car il est bon. La Restauration changea les draps et n'alla guère plus loin.

Mais l'Université, qui avait failli mourir de mort violente, faillit se transformer si complètement que cette métamorphose eût été une véritable mort. On voulut littéralement la mettre en religion. On lui nomma des directeurs ecclésiastiques ; on remplit ses rangs de clercs et de dévots. Elle ne sentit point venir la vocation. Elle resta ce qu'elle était : la fille légitime du dix-huitième siècle et de la Révolution.

Le gouvernement des Bourbons dut désespérer de changer son cœur, puisqu'il organisa lui-même, en face de l'Université royale, une véritable université ecclésiastique, celle-là toute aux mains du clergé, avec les sept collèges des pères jésuites, les 126 petits séminaires autorisés, les 53 institutions libres simplement tolérées, et les pensionnats qui s'ouvraient un peu partout. C'étaient' là les écoles fidèles, d'où la monarchie tirerait ses meilleurs serviteurs ; les écoles universitaires resteraient ouvertes à la bourgeoisie frondeuse et suspecte, que le régime aristocratique tendait, de toutes ses forces, à éliminer des hautes fonctions publiques.

On sait avec quel chagrin Charles vit M. de Martignac s'attaquer aux collèges des jésuites et aux petits séminaires ; sa prédilection pour les écoles ecclésiastiques ne peut faire le moindre doute.

Cependant, si les efforts de Mgr Frayssinous n'avaient pas réussi à réconcilier pleinement l'Université avec le roi, ils avaient suffi à rendre l'Université suspecte aux libéraux, et la marque de cette défiance se retrouve dans l'article 69 de la charte de 1830, qui promettait la liberté d'enseignement. Dans un pays de mœurs vraiment libres, cette promesse eût, été considérée par tous comme un simple retour au droit. Dans la France de 1830, nous croyons qu'il y faut voir un acte de défiance. Le parti libéral n'avait plus foi dans le libéralisme de l'Université. Il ne tarda pas d'ailleurs à reconnaître son erreur, et sitôt qu'il eut compris que l'Université était restée, malgré tout, fidèle au drapeau tricolore, — je ne trouve pas de meilleur symbole pour exprimer ma pensée, — il se montra infiniment moins pressé d'accorder au pays une liberté d'enseignement, dont l'Église, peu près seule, était en mesure de profiter.

Mais la liberté est une de ces choses que l'on ne peut pas donner à moitié. On peut refuser aux hommes ce mets divin ; sitôt qu'ils y ont goûté, ils ne veulent plus d'autre nourriture. Bon gré mal gré, en dépit du mauvais vouloir des libéraux eux-mêmes, la liberté s'établit, et, le jour où la République la proclama, elle ne fit pour ainsi dire que reconnaître le fait accompli.

La première application du principe de la liberté d'enseignement eut lieu en 1833. Ce fut la loi Guizot sur l'enseignement primaire. Après une enquête mémorable, qui révéla des faits inouïs, Guizot résolut de donner aux écoles primaires une organisation d'ensemble, qui leur avait manqué jusque-là. Chaque commune dut avoir une école. ou s'unir pour en avoir une avec la commune la plus voisine L'instituteur dut être âgé de 18 ans au moins pourvu d'un certificat de moralité et du brevet élémentaire ou supérieur. Il était proposé par le comité communal et le conseil municipal, nommé par le comité d'arrondissement et institué par lé ministre. Les communes pouvaient choisir entre l'enseignement laïque et t enseignement congréganiste. Le frère directeur d'école communale devait avoir son brevet, comme l'instituteur laïque ; mais ses auxiliaires en étaient dispensés, ce qui était un premier privilège à l'enseignement ecclésiastique. Un second privilège autorisait les sœurs, munies d'une lettre d'obédience de l'évêque diocésain, à tenir école publique sans les astreindre au brevet, que devait posséder l'institutrice laïque.

La loi Guizot doit donc être considérée non comme une loi de vraie liberté, mais, dans une certaine mesure, comme une loi de privilège. Ce fut presque une victoire pour l'Église. Elle prit à l'enseignement primaire une part immense, qui eût été absolument légitime, s'il y avait eu égalité de traitement entre elle et ses concurrents laïques. Les résultats de la loi n'en furent pas moins excellents. En quinze ans, le nombre des écoles primaires passa de quarante-deux à soixante-trois mille, et les écoliers de deux millions à trois millions et demi.

L'Église tenait bien davantage à la liberté de l'enseignement secondaire, qui lui eût permis d'attirer à elle la jeunesse bourgeoise et de s'assurer l'avenir. Il y avait, sans doute, dans cette idée une forte dose d'illusion, car l'expérience a prouvé qu'il ne suffit pas de recevoir une éducation jacobine ou catholique pour demeurer toute sa vie un bon catholique ou un bon jacobin. Si la plupart des hommes conservent assez docilement l'empreinte qui leur fut donnée tout d'abord, beaucoup se modifient plus tard, ou changent même du tout au tout ; si bien que tel libéral se fera religieux et tel clérical jettera le froc aux orties. Tout ce qu'il est peut-être permis de dire, c'est que l'homme élevé dans le libre examen en garde généralement une certaine tendance à la tolérance et à l'indulgence, tandis que l'homme élevé dans le système autoritaire portera dans sa nouvelle foi politique, s'il vient à changer, quelque chose de la raideur et de l'intransigeance qu'il avait déjà dans son ancienne religion. Mais ces idées sont des idées de philosophe, et, pour la plupart des politiques, la maxime tenue pour vraie, aujourd'hui comme en 1830, est que qui tient la jeunesse tient l'avenir.

L'homme qui fit le plus, aux premières heures de la monarchie de Juillet, pour la cause de la liberté de l'enseignement, ce fut Lamennais. Déjà démocrate, Lamennais concevait l'Église comme une grande force mondiale, combattant le mal physique et le mal moral sous toutes ses formes, par tous les moyens légitimes, pour l'honneur et le progrès de l'humanité. Nous nous proposons de consacrer une leçon entière à ce grand homme ; nous ne voulons, ici, que marquer son rôle dans la querelle qui nous occupe. Dès te mois d'octobre 1830, Lamennais fonda un journal, l'Avenir, où écrivirent des prêtres comme Salinis, Rohrbacher, Gerbe et Lacordaire, des laïques comme de Coux et Montalembert, toute une pléiade de jeunes gens aussi profondément libéraux que franchement catholiques.

Au mois de décembre 1830, l'Agence générale pour la défense de la liberté religieuse se donna comme principale tache la conquête de la liberté d'enseignement à tous les degrés.

Pour joindre l'exemple à la parole, l'Agence ouvrit, en avril 1831, une école secondaire libre à Paris ; et Montalembert, Lacordaire et de Coux y enseignèrent publiquement.

L'école, ouverte au mépris des privilèges de l'Université, fut fermée ; mais, Montalembert appartenant à la pairie, ce fut devant la Chambre des pairs que fut jugé le procès. Le procureur général Persil, qui avait conclu, au mois de février précédent, contre Polignac et ses complices, occupait le siège du ministère public. La défense de l'école fut prononcée par Lacordaire. Le début de son plaidoyer fut plein de fermeté et de hardiesse : Je regrette et je m'étonne. Je m'étonne de me voir au banc des prévenus, tandis que M. le procureur général est au banc nu ministère public. De quoi m'accuse-t-il ? D'avoir usé, en ouvrant une école libre sans autorisation, d'un droit écrit dans la Charte, mais non encore réglé par la loi, et lui, sans autre droit, demandait naguère la tête de quatre ministres !

Lamennais, Lacordaire et Montalembert furent condamnés à cent francs d'amende ; mais la question de la liberté de l'enseignement était posée avec éclat devant l'opinion publique.

Les difficultés intérieures qui marquèrent les premières années de la monarchie de Juillet retardèrent jusqu'en 1836 le dépôt du premier projet de loi sur la liberté de l'enseignement.

M. Guizot déclara, enfin, que l'État acceptait la nécessité, le devoir, de soutenir avec succès, avec éclat, une concurrence infatigable.

Le 15 juin, un universitaire, Saint-Marc-Girardin, présenta à la Chambre des députés le rapport légal sur le projet de loi.

Il rappela que, dès l'ancien régime, la concurrence des congrégations enseignantes, notamment des jésuites, avait été, de l'aveu même de Voltaire, un bienfait : Le monopole de l'enseignement accordé aux prêtres, disait-il, serait de notre temps un funeste anachronisme ; l'exclusion ne serait pas moins funeste. La loi n'est faite ni pour les prêtres ni contre eux. Elle est faite, en vertu de la Charte, pour toutes les personnes qui voudront remplir les conditions qu'elle établit. Personne n'est dispensé de remplir ces conditions, et personne ne peut, s'il a rempli ces conditions, être exclu de cette profession. Nous entendons parler des congrégations abolies par l'État, et qui, si nous n'y prenons garde, vont envahir les écoles. Nous n'avons point affaire dans notre loi à des congrégations, nous avons affaire à des individus. Nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir si ces individus font partie de congrégations, car à quel signe les reconnaître, et comment s'en assurer ?... quel code tracassier et inquisitorial il faudrait faire !... et il suffirait d'un mensonge pour l'éviter !

Saint-Marc-Girardin mettait ainsi la question sur le solide terrain de la liberté. La Chambre refusa de l'y suivre. Un député, M. Vatout, proposa d'obliger tous les directeurs d'établissements libres à prêter le serment qu'ils n'appartenaient pas à une congrégation non autorisée : la Chambre vota l'amendement.

Restait la question des petits séminaires, établissements réellement privilégiés, soustraits au contrôle de l'Université, exemptés de la rétribution scolaire et de l'obligation de suivre les cours des collèges de l'État. Les évêques nommaient les directeurs et les professeurs, rédigeaient les programmes, inspectaient seuls les études. L'obligation du costume ecclésiastique, imposée par Martignac aux élèves figés de plus de quatorze ans, était tombée en désuétude. Les petits séminaires étaient, en fait, des collèges diocésains d'enseignement secondaire.

Le ministre de l'Instruction publique, M. Sauzet, poussa la complaisance pour le clergé jusqu'à demander aux évêques s'ils voulaient pour leurs petits séminaires le régime du droit commun, nu s'ils préféraient s'en tenir au statu quo ?

Les évêques auraient voulu un régime mixte, qui leur eût conservé toute leur indépendance, et qui leur eût donné le droit, qu'ils n'avaient pas encore, de recevoir des dons et des legs.

M. Guizot déclara que l'État devait à l'Église, non seulement la liberté, mais la protection et la bienveillance ; l'autorité publique devait vouloir sincèrement et loyalement la durée, la dignité, l'extension, du pouvoir moral et social de la religion et de ses dépositaires.

La Chambre ne voulut pas aller si loin : elle avait voté l'amendement Vatout ; elle n'accorda aux petits séminaires que le régime du statu quo. La loi fut votée, à trente voix de majorité, le 29 mars 1837 ; mais, telle qu'elle sortait de la discussion, elle n'intéressait plus personne. Le clergé n'en voulait plus. M. Guizot la trouvait antilibérale ; il quitta le ministère quelques jours après le vote, et la loi ne fut jamais présentée à la Chambre des pairs.

Quatre ans plus tard (1841), à la suite de longues négociations entre Montalembert, Cousin et Villemain, ce dernier se décida à présenter un nouveau projet de loi.

Villemain offrit à l'Église le régime pur et simple du droit commun. Quiconque voudrait ouvrir une école le pourrait, à la seule condition d'avoir les grades nécessaires et de se soumettre aux mêmes contrôles que l'Université. Les petits séminaires, assimilés en tout et pour tout aux autres écoles, pouvaient continuer à se développer librement ; mais les professeurs auraient des grades et accepteraient le contrôle de l'État. Un délai de cinq ans leur était accordé pour se mettre en règle avec la loi.

Le clergé montra clairement, en cette occasion, que la liberté, telle qu'il l'entendait, n'était vraiment pas le droit, mais le privilège. Aux professeurs gradués de l'Université, il voulait opposer ses maîtres sans grades ; aux professeurs liés par les règlements, surveillés par une administration jalouse, contrariés à chaque instant dans leur initiative, il voulait opposer un enseignement absolument indépendant de l'autorité civile, maître souverain de ses allures, de sa discipline.

Il avait ainsi, à la fois, tort et raison.

Il avait tort de vouloir s'exempter des. grades, garantie minima de compétence, que l'État aurait dû lui imposer avec la plus inflexible rigueur.

Il avait raison de vouloir être autonome, et l'Université aurait dû demander à l'État la même autonomie, au grand bénéfice de la libre culture nationale et des progrès de la science. Il y avait autour d'elle trop de prêtres, de magistrats, d'administrateurs, de politiques, mauvais médecins qui, sous prétexte de la soigner, l'empêchaient de vivre. Le corps enseignant eût mérité se gouverner lui-même... mais il eût fait bon dire cela à M. Cousin !

Le projet Villemain était à peine connu que cinquante-six -évêques réclamèrent contre les prétentions du ministre, et le projet mort-né ne vit même pas le feu de la discussion.

Aussi irrités du retrait qu'ils l'avaient été du projet même, les -évêques rentrèrent en campagne et trouvèrent en Montalembert un polémiste de premier ordre, capable de les mener à la victoire. Si le clergé de France pouvait devenir libéral, c'était avec un tel .guide, avec un homme de cette valeur morale et de ce caractère.

Les catholiques de France, disait-il, sont nombreux, riches, estimés ; il ne leur manque qu'une chose, c'est le courage. Jusqu'à présent, dans la vie sociale et politique, être catholique a voulu dire rester en dehors de tout, se donner le moins de peine possible et se confier à Dieu pour le reste... Je ne suis qu'un soldat, tout au plus un chef d'avant-garde... Il y a deux espèces d'hommes : les hommes de bataille et les hommes de transaction ; les soldats qui gagnent les victoires et les diplomates qui concluent les traités, qui reviennent, chargés de a décorations et d'honneurs, pour voir passer les soldats aux Invalides.

Ces paroles montrent bien quelle était son ardeur et combien il connaissait à fond son parti, pavé de bonnes intentions, rêvant de triomphes extraordinaires et incapable d'une action sérieuse et suivie au grand jour de la discussion publique.

Montalembert et Lacordaire galvanisèrent ces hommes, qui avaient comme perdu le sens de la vie. Ces muets se remirent à parler ; mais leurs premiers mots furent semblables à des colères d'enfants, et ce ne fut que peu à peu que leur esprit s'éclaircit et que leur langage s'épura.

En 1843, Mgr Parisis, évêque de Langres, entreprit un voyage en Belgique. Il en revint plein d'admiration pour l'activité de cette petite nation : Tout bien pesé, disait-il, les institutions libérales sont les meilleures, et pour l'Église et pour l'État... les catholiques doivent accepter, bénir et soutenir, chacun pour sa part, les institutions libérales qui règnent aujourd'hui sur la France... On s'obstine à répéter que nous ne défendons que la cause du clergé ; il faut bien voir que nous défendrons a la cause de ceux contre qui nous réclamons.

Après les grandes journées du Collège dé France, un membre de la Compagnie de Jésus, un émule de Lacordaire, le P. de Ravignan, présenta au public la défense des jésuites dans un discours d'une forme parfaite et d'une grande fermeté :

J'éprouve le besoin de le déclarer : je suis jésuite, c'est-à-dire religieux de la Compagnie de Jésus. Il y a d'ailleurs, en ce moment, trop d'ignominies et d'outrages à recueillir sous ce nom pour que je ne réclame point publiquement ma part d'un pareil héritage. Ce nom est mon nom : je le dis avec simplicité ; les souvenirs de l'Evangile pourront faire comprendre à plus sieurs que je le dise avec joie... Si je devais succomber dans la lutte... je dirais avec tristesse qu'il y eut un jour où la vérité fut dite à ma patrie, une voix la proclama, et justice ne fut pas faite... le cœur manqua pour la faire... mais il y aura un jour meilleur.

Il est permis, sans doute, de ne pas être de l'avis du P. de Ravignan ; mais on ne peut pas ne pas voir en lui un homme de cœur. Quinet et Michelet avaient, cette fois, un adversaire digne d'eux. L'atmosphère s'éclairait et devenait respirable à tous. La liberté soufflait à tous les partis son air frais et vivifiant. En 1844, les évêques de la province de Paris, bientôt appuyés par 53 prélats, adressèrent au roi un mémoire sur la liberté de l'enseignement.

Dupin se fit, à la Chambre, l'avocat du monopole.

Montalembert lui répondit, à la Chambre des pairs, par un discours qui retentit comme un coup de canon.

Désavouant hautement toute arrière-pensée de monopole clérical, il demanda la liberté de l'enseignement pour ceux qui se préoccupaient, avant tout, de conserver la foi de leurs enfants, et à l'inflexibilité des juristes gallicans comme Dupin, il opposa dramatiquement l'inflexibilité du croyant : Savez-vous ce qu'il y a de plus inflexible au monde ? Ce n'est ni la rigueur des lois injustes, ni le courage des politiques, ni la vertu des légistes c'est la conscience des chrétiens convaincus. Permettez-moi de vous le dire, Messieurs, il s'est levé parmi vous une génération d'hommes que vous ne connaissez pas. Nous ne sommes ni des conspirateurs ni des complaisants ; on ne nous trouve ni dans les émeutes ni dans les antichambres ; nous sommes étrangers à toutes vos coalitions, à toutes vus récriminations, à toutes vos luttes de cabinet et de partis. Nous n'avons été ni à Gand ni à Belgrave-Square ; nous n'avons été en pèlerinage qu'au tombeau des apôtres, des pontifes et des martyrs ; nous y avons appris, avec le respect chrétien et légitime des pouvoirs établis, comment on leur résiste quand ils manquent à leurs devoirs, et comment on leur survit... Nous ne voulons pas être des ilotes ; nous sommes les successeurs des martyrs, et nous ne tremblerons pas devant les successeurs de Julien l'Apostat. Nous sommes les fils des croisés ; nous ne reculerons pas devant les fils de Voltaire (Séance du 16 avril 1844.)

Quelques jours plus tard, Villemain apportait à la Chambre des pairs un nouveau projet de loi sur la liberté de l'enseigne-meut. H renonçait au certificat d'études. Tout bachelier pourvu d'un certificat de moralité pouvait ouvrir une école libre. Un Conseil supérieur de l'enseignement libre aurait la surveillance et le contrôle de cet enseignement, et partagerait avec le Conseil royal de l'Université le droit de présenter des candidats aux chaires des facultés.

Ce projet pouvait être un chef-d'œuvre bureaucratique ; il était réellement incohérent. L'État n'avait pas à organiser le contrôle de l'enseignement libre, mais à le contrôler lui-même, et par ses propres inspecteurs. Faire participer l'enseignement libre au choix des membres de l'enseignement supérieur était un véritable non-sens.

Au courant de la discussion, M. Cousin présenta, pour la première fois, un argument que l'on a beaucoup répété depuis. Il s'attacha à défendre le monopole de l'Université comme garantie de l'unité morale de la France : Dès l'enfance, dit-il, nous apprendrons à nous fuir les uns les autres, à nous renfermer comme dans des camps différents. Merveilleux apprentissage de cette charité civile qu'on appelle patriotisme !

L'argument est spécieux ; nous avouons ne pas en être touché. Toute institution humaine a sa face et son revers ; mal pour mal, mieux vaut la diversité dans la liberté que l'unité dans le monopole. J'entends toujours parler de façonner les esprits, de modeler les intelligences... Quelle lâche est celle-là ? Est-ce là ce que doit faire un éducateur ? Point ! Il doit éclairer les chemins de l'esprit signaler les impasses et les fondrières, mais laisser l'esprit marcher où il veut, comme il l'entend, à ses risques et périls. L'idéal n'est point de créer des hommes tous semblables les uns aux autres, mais des hommes libres et autonomes, capables de se faire à eux-mêmes une règle de vie, une conscience, une raison. Nous ne sommes pas des abeilles ; les neutres n'ont que faire parmi nous. Et voilà pourquoi il ne faut pas s'effrayer de la concurrence et dire : cela fera deux Frances ! Il n'y a pas deux Frances : il y en a dix, il y en a cent ! Et toutes ces Frances n'en font qu'une : notre grande France ondoyante et diverse, au large esprit, au grand cœur, à la parole acérée et subtile, au geste prompt et vengeur, reine par la pensée et par l'art.

La Chambre des pairs n'écouta pas M. Cousin, mais sortit mal à propos du droit commun par une injuste défiance de l'Université ; elle voulut restreindre l'enseignement de la philosophie, et donna aux tribunaux ordinaires la juridiction sur l'enseignement libre, au lieu de la laisser aux conseils académiques et au Conseil royal de l'Instruction publique. Par une disposition très remarquable et vraiment libérale, elle supprima, en principe, tous les procès de tendance, en déclarant qu'il ne pourrait y avoir de poursuites pour enseignement séditieux, mais seulement pour enseignement immoral.

A la Chambre des députés, le libéralisme de la Chambre des pairs parut excessif et dangereux. Thiers fut nommé rapporteur de la loi.

Il se prononça pour la liberté dans le droit commun, mais en écarta résolument les congrégations non autorisées.

L'esprit de notre Révolution, dit-il, veut que la jeunesse soit élevée par ses pareils, par des laïques, animés de nos sentiments, animés de l'amour de nos lois. Les laïques sont-ils des agents d'impiété ? Non encore ; car, nous le répéterons sans cesse, ils ont fait les hommes du siècle présent plus pieux que ceux du siècle dernier.

Si le clergé, comme tous les citoyens, sous les mêmes lois, veut concourir à l'éducation, rien de plus juste, mais comme individus, à égalité de conditions, et pas autrement. Le veut-il ainsi ? Alors plus de difficultés entre nous. Veut-il autre chose ? Il nous est impossible d'y consentir.

La Chambre applaudit l'orateur, et, le 3 mai 1843, vota un ordre du jour dirigé contre les jésuites.

Les Pères furent à la veille de revoir les mauvais jours de 1828. Ils furent sauvés par Guizot, qui négocia sournoisement avec Rome et berna l'opposition avec une désinvolture digne des meilleurs politiques de la Compagnie.

Les jésuites possédaient alors, en France, une trentaine d'établissements. Ils fermèrent leurs trois maisons professes de Paris, Lyon et Avignon, et leurs deux noviciats de Laval et de Saint-Acheul. Les Pères appartenant aux établissements supprimés furent répartis dans les instituts conservés, et, le 16 juillet 1846, le Moniteur imprima effrontément que le gouvernement du roi avait reçu des nouvelles de Rome, que la congrégation des jésuites cesserait d'exister en France et allait se disperser d'elle-même ; ses maisons seraient fermées et ses noviciats dissous. L'incident était clos, et l'opposition, distraite par d'autres sujets, n'en demanda pas davantage. (Debidour, L'Église et l'État, p. 468.)

Cette courte campagne avait eu du moins pour résultat d'arrêter la loi. Les prélats n'en avaient plus voulu entendre parler, sitôt qu'ils avaient connu l'ostracisme dont étaient frappées les congrégations non autorisées : Plutôt cent ans de guerre, disait Mgr Parisis, que la paix à ce prix.

Plus naïf peut-être, mais plus sincère, et partant plus fort, Montalembert releva le gant, et, au lendemain même de l'incident des jésuites, se jeta avec ardeur dans la polémique électorale. Il engagea les catholiques à voter pour des protestants, pour des républicains, pour des socialistes, s'ils se prononçaient pour la liberté religieuse. Sa parole tombait comme une pluie de feu sur ses adversaires : Non ! disait-il, vous ne dormirez pas tranquilles ! Les dents du dragon sont semées ; il en sortira des guerriers ! Nous sommes assez d'ultramontains, de jésuites, de néo-catholiques, pour troubler à jamais votre repos jusqu'au jour où vous nous aurez rendu notre droit. Nous avons mordu au fruit de la discussion, de la publicité, de l'action ; nous avons goûté son âpre et substantielle saveur ; nous n'en démordrons pas !

Le comité Montalembert fit élire, le 1er aout 1846, cent quarante-six candidats, presque le tiers de la Chambre ; et. M. de Salvandy, le nouveau ministre de l'Instruction publique, présenta en 1847 un nouveau projet de loi sur la liberté de l'enseignement, dont la révolution de Février empêcha seule la discussion.

L'Église avait, en dix-sept ans, livré trois grandes batailles au monopole universitaire, et n'était point parvenue à le renverser ; mais de graves symptômes indiquaient que la place ne tarderait pas à succomber.

La garnison, mal encouragée par ses chefs, avait vu de nombreuses désertions éclaircir ses rangs. L'ennemi, en arborant l'étendard de la liberté, avait lui-même troublé la conscience d'un grand nombre de bons soldats de l'Université. Beaucoup souhaitaient sincèrement le démantèlement de la vieille bastille bâtie par Napoléon, et la libre concurrence au plein air de la grande vie nationale.

Au clergé de nous dire s'il y avait dans ses rangs beaucoup d'hommes assez libéraux et assez généreux pour ne réclamer, eux aussi, que les droits de la liberté.

Un homme qui ne peut être suspect de partialité envers l'Université, M. Guizot, a écrit qu'il y avait, dans les attaques dirigées contre elle, beaucoup d'injustice et quelque ingratitude. Le gouvernement de l'Université, grand maitre ou Conseil royal, ministre ou président, avait toujours usé de son pouvoir avec une grande modération. A la fois rival et maitre des établissements particuliers d'enseignement secondaire, il les avait surveillés sans jalousie et sans rigueur, les autorisant partout où ils offraient des chances de légitime succès, et ne portant jamais, sans de puissants motifs, atteinte à leur stabilité ou à leur liberté. C'était, au milieu du despotisme général et d'une institution despotique en elle-même, une administration juste et libérale.

On peut se demander, également, si le clergé était en mesure de profiter des libertés qu'il réclamait si impérieusement.

Le clergé compte, aujourd'hui, dans son sein un grand nombre d'hommes instruits et distingués ; c'est à l'un des plus savants et des plus renommés, à M. Alfred Baudrillart, agrégé de l'Université, docteur en Sorbonne et directeur de l'Institut catholique de Paris, que nous emprunterons les détails que nous allons donner à ce sujet[1].

Le clergé, dit M. Baudrillart, n'étudiait alors — au commencement du XIXe siècle — que dans les grands séminaires, et l'on s'y contentait des éléments indispensables à l'exercice du ministère journalier. Toute la philosophie était pour lui renfermée dans un manuel latin, la Philosophie de Lyon, mélange habilement dosé et, somme toute, assez convenable, de cartésianisme et de scolastique... Toute la théologie tenait dans les volumes de Bailly, encore un compendium.

Montalembert disait, en 1837 : Il n'y a peut-être pas cinq séminaires en France où l'on enseigne à la jeunesse ecclésiastique l'histoire de l'Église... L'Écriture sainte n'était considérée que comme un cours accessoire. L'apologétique était négligée : En fait d'arguments, le clergé catholique brandissait avec trop de confiance de vieilles piques, de vieilles lances passablement rouillées et dont les coups ne faisaient pas grand mal. (Baudrillart, p. 10.)

Et tout l'outillage scientifique était à refaire. Le clergé n'avait plus ni écoles ni bibliothèques.

Mgr Frayssinous, sincèrement épris de science, et plus au courant que la plupart des évêques de ce qui se faisait à l'étranger eût voulu créer en France un haut enseignement des sciences ecclésiastiques. En 1823, le roi proposa au clergé de lui donner pour siège de cette école les magnifiques bâtiments du Val-de-Grâce avec une dotation de 200.000 francs. Le clergé refusa, les évêques tenant peu au progrès scientifique et tenant beaucoup à l'autonomie de leurs séminaires et à leur autorité absolue dans leurs diocèses.

C'est encore à Lamennais que revient l'honneur d'avoir réorganisé le premier foyer de vie scientifique au sein de l'Église française.

En 1828, une petite communauté s'installait au domaine de la Chesnaie, en Bretagne, et constituait 'bientôt une académie chrétienne qui donnait les plus belles espérances ; mais Lamennais avait l'âme trop grande, trop farouche, trop ardente, pour s'astreindre à une discipline quelconque : il donna bientôt de tels coups d'aile que ses disciples effrayés quittèrent sa maison, Rome le désavoua, et de la généreuse tentative presque rien ne resta.

En 1828, un ancien professeur au Collège royal et à la Faculté des lettres de Strasbourg, Bautain, se fit prêtre et résolut de travailler à son tour à la réconciliation de la science et de la foi, an relèvement des études dans l'Église par l'enseignement oral ou écrit. L'évêque de Strasbourg confia son petit séminaire à la Société des prêtres de Saint-Louis, fondée par Bautain. Une Ecole des hautes études ecclésiastiques, créée à Molsheim, sembla donner enfin au clergé le centre scientifique rêvé par ses plus nobles fils. En 1841, Bautain, à peu près brouillé avec son évêque et jalousé par beaucoup de ses collègues, émigrait à Juilly. Il essayait de réorganiser une école supérieure ecclésiastique, où de jeunes prêtres viendraient achever leurs études et préparer leurs grades universitaires. Il envoyait, en même temps, l'abbé de Bonnechose à Rome pour transformer Saint-Louis-des-Français en une maison de hautes études théologiques. Tous ces desseins échouèrent, à Juilly et à Rome, comme à Strasbourg et à Molsheim. Bautain fut victime de ces esprits étroits et jaloux, dont la plus grande joie est de découvrir partout l'hérésie et d'éteindre autour d'eux les flambeaux qui brillent. (Baudrillart, p. 26.)

La première tentative d'enseignement supérieur ecclésiastique qui ait pu réussir date seulement de 1845. C'est l'école des Carmes, fondée à Paris par Mgr Affre pour former des écrivains capables de composer de solides écrits en faveur de la religion. L'archevêque entendait les former par la préparation à la licence, au doctorat ès lettres et au doctorat ès sciences, parce que, depuis tantôt deux siècles, les luttes religieuses ont cessé de se cantonner sur le terrain de la controverse théologique ; le champ de bataille, c'est la philosophie, c'est l'histoire, c'est la philologie, ce sont les sciences physiques et naturelles, et, par conséquent, ce qu'il s'agit de connaître, c'est l'histoire, la philosophie, les sciences, telles que les enseignent les maîtres, les directeurs de la pensée moderne, qu'ils soient ou non nos adversaires ; ce qu'il s'agit d'acquérir, ce sont leurs méthodes, afin de s'en bien servir, fût-ce contre eux ; ce qu'il faut encore, c'est se mettre en état de se faire lire ; or nul en France ne se fait lire s'il ne sait écrire... Voilà pourquoi Mgr Affre exigea de ses futurs écrivains, prédicateurs et apologistes, la forte culture scientifique qu'il ne craignit pas d'emprunter à l'Université. (Baudrillart, p. 34.)

En 1848, l'école des Carmes avait déjà fait recevoir douze licenciés. Le premier reçu s'appelait Foulon, et est mort cardinal-archevêque de Lyon. Le premier docteur, reçu en 1850, s'appelait Lavigerie, et est mort cardinal-archevêque d'Alger.

L'idée de Mgr Affre était donc bonne et grande ; mais pourquoi l'Église de Fronce ne s'en est-elle avisée qu'en 1845, quand elle pouvait, dès 1815, s'engager résolument dans une voie si large et si féconde ?

Plus instruite, n'eût-elle pas été en meilleure posture pour réclamer le droit à. l'enseignement ?

Avait-elle même, dans l'état intellectuel où elle se trouvait alors, le droit de le réclamer ?

D est permis d'en douter, et nous invoquerons ici le témoignage indiscutable d'un prélat qui avait d'abord appartenu à l'Université.

Mgr Daniel, ancien proviseur du Collège royal de Caen et ancien recteur de l'Académie de Caen, disait, en 1854, à mon père : L'empereur nous a offert l'enseignement secondaire, nous avons dû refuser, nous ne sommes pas prêts.

L'aveu est précieux ; mais, si l'on n'était pas prêt, que venait-on donc réclamer ?

 

 

 



[1] Le Renouvellement intellectuel du clergé de France au XIXe siècle, Paris, Blond, 1906.