L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

NAPOLÉON ET L'ÉGLISE.

 

 

Le 18 avril 1802, trois consuls de la République française et toutes les autorités civiles et militaires de Paris se rendirent en grand cortège à Notre-Dame, dans les voitures du sacre de Louis XVI. La foule, étonnée et indifférente, les regardait passer avec un sourire. Les soldats, qui faisaient la haie sur le passage du cortège, dissimulaient mal leur dédain pour cette capucinade. Beaucoup de hauts dignitaires avaient peine à s'empêcher de rire, comme avait ri, disait-on, le premier consul, quand on avait présenté le Concordat à sa signature.

Sur le seuil de Notre-Dame, le vieil évêque de Marseille, Mgr de Belloy, devenu archevêque de Paris, attendait les consuls au milieu de son clergé et les conduisit, à travers la nef de la glorieuse basilique, jusqu'aux sièges d'honneur qui leur avaient été préparés sous un dais, du côté droit de l'autel, en face du trône élevé pour le cardinal Caprara, archevêque de Milan, légat a latere de Sa Sainteté le pape Pie VII. Les grands corps de l'État garnissaient les tribunes. Les femmes des grands fonctionnaires accompagnaient Mme Bonaparte ; l'État-major de L'armée avait dû, malgré sa mauvaise humeur, se rendre à la cérémonie.

M. de Boisgelin, archevêque de Tours, prononça un discours sur le rétablissement du culte ; puis la messe commença.

Après la lecture de l'Evangile, le premier consul reçut le serment de vingt-sept évêques présents.

Un Te Deum, accompagné par le Conservatoire de musique, termina l'office.

Au sortir de Notre-Dame, Bonaparte demanda au général Delmas ce qu'il avait trouvé de la fête : C'était fort beau, répondit le général ; il n'y manquait que le million d'hommes qui se sont fait tuer pour détruire ce que vous rétablissez. Mot amer et profond, qui marque bien le caractère exclusivement politique de l'acte qui venait de s'accomplir.

Douze ans séparent le Te Deum de Notre-Dame de la chute de Napoléon. Ces douze ans n'ont été qu'une lutte incessante entre l'Église humiliée et asservie et le despotisme sans frein de l'empereur.

Avec la nouvelle de la restauration officielle du culte, Pie VII recevait le texte des articles organiques et protestait, dès le 24 mai, contre cette manière déloyale de commenter le Concordat. Bonaparte affecta de ne voir dans la protestation du pape qu'un acte sans importance, exigé par les convenances, et la fit publier dans le Moniteur, pour bien montrer combien il la trouvait peu dangereuse.

Les Jésuites, déjà rétablis en Russie et à Naples sous le titre de Congrégation du Sacré-Cœur (1801), cherchaient à pénétrer en France. Bonaparte prononça leur dissolution (24 janvier 1803). Il accueillit, au contraire, l'Institut des Frères de la Doctrine chrétienne, et permit l'installation de pensions libres auprès des lycées. Quelques congrégations de femmes, vouées à l'assistance des malades, furent autorisées à se reconstituer et placées sous le protectorat de Mme Letizia Bonaparte, mère du premier consul.

Mais le pape dut créer cinq cardinaux français, parmi lesquels l'archevêque de Lyon, l'abbé Fesch, oncle du premier consul. Il dut accepter pour la République cisalpine un concordat bientôt complété par de nouveaux articles organiques. Il avait, dès 1804, une telle peur du premier consul qu'il n'osa faire entendre la moindre protestation contre le meurtre du duc d'Enghien.

Quand la servilité des grands corps de l'État eut fait du premier consul un empereur, le nouveau Charlemagne songea à placer sa dynastie sous la protection divine, et crut rendre son pouvoir plus auguste en le faisant consacrer par le pape.

Dès le mois de mai 1804, des négociations s'engagèrent entre les Tuileries et le Vatican, et Pie VII finit par se résigner à venir à Paris assister au sacre de Napoléon.

L'empereur montra, dans cette circonstance, tout ce qu'il y avait de vanité mesquine au fond de son âme. Sa grande préoccupation fut de ne jamais accorder au Souverain Pontife aucun honneur qui parût entraîner la reconnaissance d'une suprématie quelconque : il le traita en souverain italien et. ne parut pas vouloir le traiter en chef suprême de la religion.

La première entrevue eut lieu dans la forêt de Fontainebleau, au cours d'une partie de chasse. La voiture de Napoléon fut adroitement amenée au milieu du groupe que formaient les deux souverains et leur entourage, le pape se trouva du côté gauche du carrosse et l'empereur du côté droit ; les deux portières s'ouvrirent ensemble, et les deux rivaux s'assirent côte à côte, placés comme Napoléon l'avait voulu.

De mœurs très douces et d'abord extrêmement gracieux, le pape était déjà populaire en France. On racontait de lui mille traits charmants. Paris se préparait à le recevoir avec cette sympathie un peu bruyante, mais si cordiale, qui effraie les gens d'étiquette et qui ravit les gens de cœur. Napoléon ne voulut pas que le Souverain Pontife eût l'entrée triomphale qu'on lui ménageait. Jaloux de la popularité du pape, il l'amena de nuit à Paris, et l'interna, pour ainsi dire, au pavillon de Flore.

Mais, dès le lendemain, l'arrivée de Pie VII était connue ; les quais, le pont Royal, la partie publique du jardin des Tuileries étaient couverts de monde, et la foule témoignait son impatience et sa curiosité en criant : Vive le pape ! Vive le pape ! sur le rythme scandé et agaçant si familier aux cohues parisiennes. Il fallut que Pie VII parût au balcon, saluât le peuple et le bénit. Cet incroyable peuple, qui, dix ans plus tôt, se ruait aux fêtes de la Raison, s'agenouillait maintenant devant le pontife de Rome, lui présentait ses enfants, l'acclamait à lui fendre la tête, et n'entendait pas qu'on manquât aux égards qui lui étaient dus. Quelques irrespectueux furent houspillés sérieusement.

La veille du sacre, un incident des plus bizarres faillit brouiller le pape et l'empereur en plein Paris.

Napoléon et Joséphine n'étaient mariés que civilement ; Joséphine avait souvent demandé à son mari la régularisation canonique de leur mariage ; pensant peut-être déjà au divorce futur, Napoléon avait toujours refusé. La rusée créole imagina de mettre le pape au courant de la situation, et Pie VII, très vivement alarmé, déclara à l'empereur qu'il ne paraîtrait pas à Notre-Dame si le mariage religieux n'était pas célébré. Malgré sa rage, Napoléon dut s'exécuter. Le cardinal Fesch bénit le couple impérial dans la chapelle des Tuileries, et l'on remarquait, le lendemain, l'humeur massacrante de l'empereur et les yeux rouges de l'impératrice.

A Notre-Dame, l'empereur fit attendre le pape pendant une heure et demie.

Au moment du couronnement, Napoléon se leva, marcha à l'autel, y prit la couronne devant le pape ébahi, et, se retournant vers le peuple, se posa lui-même sur la tête le laurier d'or des Césars romains.

La cathédrale semblait crouler sous les applaudissements. Les soldats, jusque-là assez sombres, acclamèrent leur empereur, qui n'avait pas voulu se laisser couronner par un prêtre. Leurs cris profanes durent avoir un écho douloureux dans le cœur du pape, amené là pour rehausser l'éclat de la cérémonie, considéré comme un décor, comme un trophée, et rien de plus.

Aux époques de foi religieuse et de foi monarchique, le sacre était une cérémonie réellement auguste. Le monarque chrétien voyait l'Église élever en sa personne la royauté à la dignité d'un sacerdoce, et lorsque l'archevêque de Reims déposait la couronne sur le front du roi agenouillé, c'était le Roi des rois lui-même qui semblait déléguer au roi de la terre une partie de son autorité : c'était devant Dieu que s'inclinait le roi.

Au sacre de Napoléon, rien de semblable : plus de foi religieuse, plus de foi monarchique, ni chez le peuple ni chez le souverain. C'est le vainqueur qui s'installe au pouvoir en face de son peuple et de ses soldats ; ce n'est plus sur les anciennes croyances que repose le nouvel empire, mais sur la force. Le pape n'est plus là qu'un comparse, un figurant ; il ne représente plus l'idée divine : il représente l'Église concordataire, que le triomphateur traîne derrière son char.

Et, dés lors, la cérémonie perd son ancien caractère : c'est l'apothéose de la force ; et tout ce qu'il y a de brutalité chez les hommes de guerre, tout ce qu'il y a de cupidité chez ces hauts dignitaires aux manteaux semés d'abeilles d'or, tout ce qu'il y a chez César de ruse et d'hypocrisie conspire à faire de cette grande scène un spectacle tragi-comique, triste à faire peur et grotesque à le siffler. Tout le monde tint son sérieux cependant ; mais, si un seul rire, dit de Pradt, eût donné le signal, nous courions le risque de tomber dans le rire inextinguible des dieux d'Homère.

Pie VII aurait dû reprendre le chemin de l'Italie, au lendemain marne du sacre. Il s'attarda à Paris dans le vain espoir que le successeur de Charlemagne lui rendrait les trois provinces qu'il lui avait enlevées en 1800. Il partit, le 4 avril 1805, sans avoir obtenu autre chose que la suppression du calendrier républicain à partir du 1er janvier 1806.

Rentré à Rome, le pape y retrouva la misère dorée à laquelle le condamnaient la diminution de ses États et la mauvaise administration de ses officiers. Sans industrie, sans commerce, sans chemins, sans police organisée, l'État pontifical suffisait à peine aux dépenses publiques. Rome était un merveilleux musée, mais, une ville sordide, toujours à la merci d'un débordement du Tibre, décimée par la fièvre, menacée par la famine et rançonnée par les, voleurs qui pullulaient dans ses rues étroites et tortueuses et dans les masures de ses faubourgs.

L'année 1805 finit sur le coup de tonnerre d'Austerlitz. Le royaume d'Italie s'augmentait de l'État vénitien, du Frioul, de l'Istrie et de la Dalmatie ; les Bourbons de Naples cessaient de régner, et leur royaume était donné à Joseph Bonaparte.

L'État pontifical se trouvait ainsi bloqué, au Nord et au Midi, par les États feudataires de l'empire français, et il était évident que, tôt ou tard, Napoléon supprimerait cette principauté gênante, qui l'empêchait de mouvoir ses troupes à travers l'Italie.

Dès le mois de février 1806, une armée de quarante mille hommes, commandée par Masséna, traversait l'État romain et allait faire la conquête de Naples.

Napoléon étendait le régime concordataire à ses nouvelles provinces italiennes, et nommait des évêques aux sièges vacants d'Adria et de Zara.

Pie VII protesta contre l'extension du Concordat, contre la nomination des évêques, contre les incessants passages de troupes qui ruinaient ses finances, contre la déchéance des Bourbons.

La colère de Napoléon s'en accrut ; et, quand la victoire de Friedland eut fait de lui le maître de l'Europe, il parla plus haut, et, par une voie indirecte mais sûre, il fit connaître au pape sa volonté.

De son camp impérial devant Dresde, le 31 juillet 1807, il écrivit à son beau-fils le prince Eugène, vice-roi d'Italie, une lettre foudroyante, avec ordre secret de la communiquer à Pie VII. La voici, telle qu'on la lit aux Archives du Vatican :

... J'ai vu, par la lettre que Sa Sainteté vous a envoyée et qu'Elle n'a certainement pas écrite, qu'Elle me menace. Croirait-elle donc que les droits du trône sont moins sacrés aux yeux de Dieu que ceux de la tiare ? Il y avait des rois avant qu'il n'y eût un pape. Les conseillers du pape veulent me dénoncer à la chrétienté ! Cette pensée ridicule ne peut venir que d'une profonde ignorance du siècle où nous vivons. C'est une erreur de mille ans de date. Un pape qui se porterait à un tel excès cesserait d'être pape à mes yeux ; je ne le considérerais plus que comme l'Antéchrist, envoyé pour soumettre l'univers et pour faire du mal aux hommes, et je rendrais grâces à Dieu de son impuissance... Je souffre depuis longtemps de tout le bien que j'ai fait ; je le souffre du pape actuel, que je cesserais de reconnaître, le jour où je serais persuadé que toutes ces intrigues viennent de lui ; je ne le souffrirais pas d'un autre pape.

Que veut faire Pie VII en me dénonçant à la chrétienté ?Mettre mon trône en interdit ? M'excommunier ? Croit-il donc que les armes tomberont des mains de mes soldats ? Pense-t-il mettre le poignard aux mains de mes ennemis pour m'assassiner ? Oui, il y a eu des papes furieux nés pour le malheur des hommes, qui ont prêché cette infâme doctrine ; mais j'ai encore peine à croire que Pie VII ait l'intention de les imiter... Il ne lui resterait plus alors qu'à me faire couper les cheveux et à me renfermer dans un monastère. Croit-il donc que notre siècle soit retourné à l'ignorance et à la stupidité du huitième siècle ?

Le pape actuel s'est donné la peine de venir à mon couronnement ; j'ai reconnu en lui, en cette circonstance, un saint prélat ; mais il eût voulu que je lui rendisse les Légations : je n'ai pu ni voulu le faire. Le pape actuel est trop puissant. Les prêtres ne sont pas faits pour gouverner... Jésus-Christ a dit : Mon royaume n'est pas de ce monde... Pourquoi le pape ne veut-il pas rendre à César ce qui est à César ?... Ce n'est pas d'aujourd'hui que la religion est le dernier des soucis de la cour de Rome... Le temps n'est peut-être pas éloigné où je ne reconnaîtrai plus le pape que comme évêque de Rome, au même rang que les évêques de mes États. C'est la dernière fois que je discute avec la cour de Rome ; mes peuples n'ont pas besoin d'elle pour rester constamment dans l'esprit de la religion et dans la voie du salut. Et, en fait, ce qui peut sauver dans un pays peut sauver dans un autre. Les droits de la tiare ne sont, au fond, que le devoir, l'humilité et la prière. Je tiens ma couronne de Dieu et de la volonté de mes peuples ; j'en suis responsable envers Dieu et mes peuples seulement. Je serai toujours pour la cour de Rome Charlemagne et jamais Louis le Débonnaire[1].

Cette lettre extraordinaire fut suivie de dépêches encore plus alarmantes de M. de Champagny, nouveau ministre des Relations extérieures de l'empire français.

Le 21 août, le ministre déclarait que l'empereur était disposé à mettre un terme aux discussions fâcheuses et irréfléchies de quelques hommes sans lumières qui abusaient de leur crédit auprès du Saint-Siège... avaient laissé perdre la religion en Allemagne... tourmentaient par une funeste administration les peuples infortunés de l'État romain... cherchaient à perpétuer l'agitation dans le royaume de Naples et laissaient la ville de Rome remplie des ennemis de la France. Les malveillants répondraient devant Dieu, et peut-être devant les hommes, des malheurs où leur mauvais gouvernement exposait leur pays. L'intérêt et la sûreté de Naples, des États d'Italie et de l'armée exigeaient que tous les Anglais et les ennemis de la France fussent éloignés de Rome, ou qu'on mît ces deux royaumes à l'abri de tout événement en réunissant à l'un d'eux la marche d'Ancône, le duché d'Urbin et la province de Camerino. La fausse politique du Saint-Siège lui avait déjà fait perdre trois provinces ; Sa Majesté était loin de vouloir lui en enlever encore trois autres, mais la sûreté de ses États l'exigerait si le Saint-Siège persistait dans cet état d'irritation et d'animosité[2].

Un mois plus tard, il y avait quelque espérance d'accommodement. Le pape s'était décidé à négocier, et avait donné pleins pouvoirs au cardinal de Bayanne. Mais les prétentions de l'empereur avaient grandi ; il ne s'agissait plus seulement d'expulser de Rome quelques Anglais ennemis de la France, il fallait que le pape marchât désormais dans le système de la France, et que, placé au milieu du grand empire, environné de ses armées, il ne fût plus étranger à ses intérêts ni à sa politique... Si, seul sur le continent, le pape voulait rester attaché aux Anglais, le devoir du chef de l'empire ne serait-il pas alors de réunir immédiatement à l'empire cette partie de ses domaines qui se serait isolée par la politique, et d'annuler la donation de Charlemagne dont on faisait une arme contre son successeur. M. de Champagny réclamait au nom de l'empereur la suppression des ordres monastiques : Il n'y en avait point du temps des apôtres ; il n'y en a pas en France ; l'Italie n'en a pas besoin, mais dans ce temps de crise, il, lui faut des soldats pour la défendre contre les infidèles et les hérétiques.

L'empereur voulait que les évêques italiens fussent dispensés du voyage de Rome, que Venise et les pays conquis fussent compris dans le concordat d'Italie, que le tiers des cardinaux fût français et que l'Allemagne eût aussi son concordat. L'empereur n'est-il pas aussi revêtu d'un sacerdoce qui lui impose le devoir de défendre les catholiques des rives de l'Oder, de la Vistule et du Rhin contre l'influence des protestants et des luthériens, de ces sectes qui, nées des abus de la cour de Rome, voient, chaque jour, ses fautes accroître leur puissance ?[3]

A la fin de décembre 1807, Napoléon étant en Italie, le pape chargea le cardinal Caselli, évêque de Parme, et le cardinal Oppizoni, archevêque de Bologne, d'aller saluer l'empereur à Milan. Les cardinaux répondirent que les lois du royaume d'Italie défendaient aux évêques de quitter leurs diocèses sans la permission du gouvernement, qu'ils avaient sollicité l'autorisation de se rendre à Milan, et que, si elle leur était accordée, ils seraient heureux d'obéir aux ordres du Saint-Père. La permission leur fut donnée, et Oppizoni fut invité au lever de l'empereur. S. M. lui adressa la parole, lui parla des affaires d'Italie, dont elle ne parut pas trop contente, et dit qu'il faudrait s'arranger — arrangiarsi — et que le pape, souverain temporel, ne pouvait se dispenser de s'unir à l'empire contre les Anglais. Le cardinal Casoni, secrétaire d'État, trouva qu'Oppizoni s'était mal acquitté de sa commission et aurait dû profiter de l'occasion pour parler à l'empereur des griefs du Saint-Siège. Oppizoni répondit que l'Empereur lui avait parlé à l'improviste, devant toute la cour, et n'aurait probablement pas permis qu'on lui parlât de choses dont il ne parlait pas lui-même. Au surplus, ajoutait le cardinal, ma mission était toute de courtoisie, et je n'ai pas cru devoir engager de controverse. Je ne puis faire autrement que d'exprimer ma douleur sur un incident aussi désagréable et d'adresser ma fervente prière au Très-Haut, afin qu'il accorde au Saint-Père lumière et force pour savoir se conduire droitement dans des circonstances si scabreuses, que le Seigneur ne permet que pour éprouver ses paternelles sollicitudes[4].

On voit, par cette petite négociation, en quelle terreur Napoléon tenait les évêques italiens, et combien peu le pape pouvait compter sur leur appui.

Le 9 janvier 1808, l'ambassadeur français Alquier transmettait à la Curie l'ultimatum de Napoléon. Pie VII n'ayant pas voulu déclarer la guerre à l'Angleterre, le général Miollis occupa Rome, sans coup férir, le 2 février.

Cette date marque le fond du gouffre.

Ce jour-là, Miollis aurait peut-être eu le pouvoir de faire capituler Pie VII, abattu par de longs mois de lutte, mais il n'avait pas d'ordres ; il s'installa à Rome a titre provisoire ; il laissa au pape le temps de se reconnaître, de protester, de compter ses partisans ; quinze jours plus tard, les Romains faisaient le vide autour du général, et le pape, sans soldats et sans canons, exerçait dans Rome une autorité que son vainqueur ne parvenait pas à conquérir[5].

La force morale de la papauté, chancelante depuis si longtemps et réputée morte, se réveillait.

Sur un ordre du pape, les grands de Rome désertèrent les salons du général Miollis ; les Romains refusèrent de s'enrôler dans les gardes civiques organisées pour réprimer le brigandage.

Miollis voulut que la fête de Noël 1808 éclipsât en magnificence toutes celles qu'on avait vues précédemment ; le pape défendit la fête, et elle n'eut pour acteurs et pour spectateurs que les dragons français.

Le 21 mars 1809, jour anniversaire de l'élection de Pie VII, les maisons de Rome s'illuminèrent comme par enchantement, elles qui étaient restées closes et noires le jour de la fête de l'empereur. — L'ours danse au bâton, disait Pasquino, mais pas l'homme !

L'annexion de Rome à l'empire français devenait fatale. Dès le 2 avril 1808, Napoléon avait réuni au royaume d'Italie les provinces d'Urbin, Ancône, Macerata et Camerino.

Le 17 mai 1809, de son camp impérial de Vienne, il décrétait l'annexion des États romains à l'empire français. La ville de Rome, premier siège du christianisme, était déclarée ville impériale et libre ; les revenus actuels du pape étaient portés à deux millions de francs, libres de toute charge et de toute redevance. Le 10 juin, le pape rejetait avec mépris l'aumône impériale et protestait contre la violence qui lui était faite : Nous nous couvririons tous d'opprobre à la face de l'Église, si nous consentions à tirer notre subsistance des mains de l'usurpateur de ses biens. Nous nous abandonnons à la Providence et à la piété des fidèles, content de terminer ainsi dans la médiocrité la carrière douloureuse de nos pénibles jours.

Il adressait, en même temps, au monde catholique une lettre indignée, où il annonçait sa résolution inébranlable de ne jamais céder sur le principe de sa souveraineté temporelle. Nous nous souvenions avec saint Ambroise que le saint homme Naboth avait reçu l'ordre du roi de céder la vigne qu'il possédait, afin qu'on l'arrachât, et qu'on la remplît de légumes, mais que Naboth avait répondu : Dieu me garde de livrer l'héritage de mes pères !... Si le Seigneur s'est un peu irrité contre nous, pour nous châtier et nous corriger, il se réconciliera de nouveau avec ses serviteurs ; mais comment celui qui est l'auteur de tous les maux dont l'Église est accablée évitera-t-il la main de Dieu ? Oui, le Seigneur n'exceptera personne, et il ne respectera la grandeur de qui que ce soit, parce qu'il a fait les grands comme les petits, mais les plus grands sont menacés des plus grands supplices... Si nous ne voulons être accusés de lâcheté... il ne nous reste plus qu'à faire taire toute considération humaine et toute prudence charnelle, pour mettre en pratique ce précepte de l'Evangile ; s'il refuse d'écouter l'Église, qu'il soit à vos yeux comme un païen et un publicain. Et le pape prononçait l'excommunication majeure contre tous ceux qui avaient violé le patrimoine de saint Pierre, avaient agi contre les droits, même temporels, du Saint-Siège, avaient donné l'ordre de ces violences, en avaient facilité l'exécution ou les avaient exécutés eux-mêmes.

A l'excommunication, Napoléon répondit par l'arrestation du pontife :

Aucun asile, écrivait-il à Murat avant de connaître l'excommunication, ne doit être respecté si on ne se soumet à mes décrets... Si le pape, contre l'esprit de son état et de l'Evangile, prêche la révolte et veut se servir de l'immunité de sa maison pour faire imprimer des circulaires, on doit l'arrêter.

Quand il connut la bulle, sa colère n'eut plus de bornes : Je reçois à l'instant la nouvelle que le pape nous a tous excommuniés. C'est une excommunication qu'il a portée contre lui-même. Plus de ménagements : c'est un fou furieux qu'il faut renfermer. Faites arrêter Pacca et autres adhérents du pape. (20 juin 1809.)

Dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809, le jour même de Wagram, à trois heures du matin, un détachement français escalada les murs du palais du Quirinal où le pape faisait sa résidence ; le général Radet se présenta devant le pape, qui ne s'était point couché, et le somma d'abdiquer tout pouvoir temporel. Pie VII, levant les yeux au ciel et le montrant de la main, répondit : Je n'ai agi en tout qu'après avoir consulté l'Esprit-Saint, et vous me mettrez en pièces plutôt que de rétracter ce que j'ai fait. Le général Radet très ému lui déclara alors qu'il avait l'ordre de l'emmener hors de Rome. Sans dire un mot, le pape se leva, prit son bréviaire, et, soutenu par le général, descendit sur la place où une voiture fermée l'attendait.

A la porte du Peuple, des chevaux de poste furent attelés à la berline, le général Radet monta sur le siège à côté du cocher, et à fond de train l'attelage prit la route de Florence. Le soir, on atteignit Radicofani, premier village de Toscane. Le pape, malade de chaleur et d'émotion, ne put se remettre en route que le lendemain à cinq heures du soir. Il arriva, le 8 juillet, à Florence et fut logé à la Chartreuse, hors de l'enceinte de la ville. Le lendemain, on le sépara du cardinal Pacca et on le dirigea sur Gènes par la route du littoral. A Chiavari, le général Montchoisy, qui se trouva sur le passage du pape, fit observer que le mauvais état des routes rendrait le voyage trop fatigant, et fit prendre à la voiture la route d'Alexandrie et de Turin. Le pape passa, le 17 juillet, en vue de Turin sans s'y arrêter. Entre Rivoli et Suze, il éprouva une défaillance et, revenu à lui, dit au colonel de gendarmerie Boissard qui l'accompagnait : Si votre ordre est de me faire mourir, continuons la route ; s'il est contraire, je veux m'arrêter. Le colonel lui accorda un peu de repos, mais reprit le voyage le jour même et le mena jusqu'à l'hospice du Mont-Cenis, où l'on s'arrêta deux jours. Le 2i juillet, Pie VII entra à Grenoble, où il demeura onze jours à la préfecture de l'Isère, recevant des marques de respect des habitants.

Le 1er août, le cardinal Pacca, qui s'était réuni de nouveau au pape, fut emmené à la forteresse de Fenestrelle, et Pie VII fut dirigé sur Aix, puis sur Nice.

Le séjour du pape dans cette ville fut un véritable triomphe. Logé à la préfecture, il dut paraître au balcon pour bénir le peuple. Le soir du 9 août, soixante-douze barques de pécheurs, toutes illuminées, se rangèrent devant les remparts, en face de la demeure du pape, et de la mer, des remparts, des rues, montèrent de longues et enthousiastes acclamations.

Le voyage de Nice à Savone ne fut de même qu'une ovation continuelle ; le peuple se portait en foule au-devant du pontife ; on acclamait en lui le droit méconnu et l'homme de paix outragé par le conquérant sans scrupules. Dans les souhaits pieux que l'on adressait au pape montait déjà la colère que l'on ressentait contre l'empereur[6].

L'année même qui suivit l'enlèvement du pape eut lieu le divorce de Napoléon.

L'officialité diocésaine de Paris cassa le mariage religieux de Napoléon et de Joséphine, comme atteint du vice de clandestinité. L'officialité métropolitaine l'annula pour défaut de consentement suffisant de la part de l'empereur.

Après ce coup d'État, Napoléon fit régler la situation du pape par les deux sénatus-consultes des 17 et 23 février 1810. Des palais à Paris, à Rome, et dans la ville qu'il choisirait pour résidence, deux millions de revenu, voilà les conditions, splendides à son avis, qu'il offrait au pape ; mais il fallait que le pape se reconnût son vassal : J'ai la mission de gouverner l'Occident ; ne vous en mêlez pas... Je vous reconnais pour mon chef spirituel, mais je suis votre empereur.

Il ne trouva personne pour porter cette lettre au pape. Il rassembla le Sacré Collège à Paris, et le Sacré Collège refusa de négocier avec le pape, pour lui faire accepter ces conditions.

Le 1er avril 1810, Napoléon épousa Marie-Louise de Lorraine-Habsbourg ; treize cardinaux sur vingt-sept s'abstinrent de paraître à la cérémonie. L'empereur, furieux, les chassa de sa cour, leur interdit la pourpre, et Fouché dispersa les cardinaux noirs dans les petites villes de province. Dix-neuf prélats des États romains furent internés comme eux en Italie et en France pour avoir refusé de prêter serment à l'empereur ; des centaines de prêtres italiens furent déportés en Corse. Le despote écumait et frappait à tort et à travers.

Le pape résistait toujours. Isolé de ses conseillers et du reste du monde, presque gardé à vue par le préfet du département de Montenotte, M. de Chabrol, ne recevant de visites qu'en sa présence, ne pouvant librement écrire à personne, il restait toujours aussi doux et aussi tenace, ne quittait sa petite chambre que pour faire un tour dans le jardin de l'évêché, protestait de son admiration pour l'empereur, en parlait même affectueusement, mais refusait toute concession. Vingt sièges épiscopaux étaient vacants dans l'empire, et le pape refusait l'investiture canonique à tous les candidats nommés par l'empereur. Ormond, nommé archevêque de Florence, Maury, archevêque de Paris, se voyaient accueillis par leurs chapitres comme des intrus.

Maitre des journaux et de la correspondance des particuliers, Napoléon avait cru pouvoir dérober au public et la bulle d'excommunication qui l'avait frappé et l'enlèvement du pape et sa captivité. Il apprit avec rage que la bulle, imprimée clandestinement, courait toute la France, et qu'en dépit des meilleurs limiers de sa police, le clergé était au courant de tous ses démêlés avec le souverain pontife.

Une congrégation de gens du monde fort intelligents, instruits, bien apparentés, s'était créée en 1801 dans un but de piété et de charité ; la persécution dont l'Église était victime fit tout de suite de cette société un centre d'opposition. Sentant venir l'orage, elle se dispersa (10 septembre 1809) ; mais ses membres séparés continuaient à n'avoir qu'un cœur et qu'une âme — cor unum et anima una —, et semèrent dans le clergé leur indignation passionnée et leur haine de la tyrannie impériale.

La colère de Napoléon fut terrible : les sœurs de charité furent inquiétées ; la communauté de Saint-Sulpice fut dissoute ; une douzaine de petits séminaires furent fermés ; un décret supprima toutes les congrégations particulières. Le clergé se tut ; mais l'empereur eut, en la personne de quelques évêques, de véritables ennemis personnels[7].

Au printemps de 1811, il résolut d'en finir. Après avoir reçu les rapports d'une commission ecclésiastique nommée par lui, il se décida à négocier encore avec le pape et réunit en même temps à Paris un concile où il convoqua environ la moitié des évêques français, un tiers des prélats italiens et quatre évêques allemands. Il croyait arriver, cette fois, à un résultat en faisant peur du concile au pape et en trompant le concile sur les intentions du pontife. Sa tentative échoua complètement.

Au mois de mai 1811, trois prélats impérialistes arrivèrent à Savone pour engager le pape à accepter la situation qui lui était faite par les sénatus-consultes de février 1810 et pour obtenir de lui qu'il réglât définitivement la question des institutions canoniques.

Pendant neuf jours, les quatre évêques et le préfet se relayèrent auprès du pape. Pie VII finit par tomber malade de chagrin. Il ne mangeait plus, ne dormait plus. Toujours intraitable sur la renonciation à ses droits, il finit, de guerre lasse, par accepter que l'institution canonique fût donnée aux évêques par les métropolitains, si le pape ne la donnait pas lui-même dans un délai de six mois. C'était une grande concession ; les négociateurs se retirèrent ; mais le pape, délivré de leur présence, comprit quelle arme il leur avait donnée contre lui. Le remords faillit le rendre fou ; il appela M. de Chabrol, lui déclara dans une surexcitation indicible qu'il se repentait de sa complaisance de la veille, qu'il n'avait pas signé la note des évêques, qu'il ne la signerait jamais, qu'il la désavouait, et que, si-on la donnait comme acceptée par lui, il ferait un éclat dont retentirait tout le monde chrétien. (Debidour.)

Au concile, Napoléon ne fut put plus heureux. Les évêques se déclarèrent solidaires du pape, lui prêtèrent solennellement serment de fidélité et d'obéissance, sur l'invitation de l'oncle même de l'empereur, le cardinal Fesch.

Le message de Napoléon, lu par le ministre des cultes, fut très froidement accueilli. L'adresse qu'il prétendait dicter au concile fut âprement discutée, et le président eut toutes les peines du monde à écarter une motion en faveur de la mise en liberté du pape. Napoléon essaya de tromper le concile en lui laissant entendre que le pape avait cédé ; le concile demanda des preuves, et, le 11 juillet, Napoléon prononça la dissolution de l'assemblée. Le lendemain, trois évêques étaient arrêtés à leur domicile par les agents de Fouché et mis au donjon de Vincennes.

Napoléon essaya d'obtenir de chaque prélat pris à part ce qu'il n'avait pu obtenir du concile tout entier. Quatorze prélats refusèrent tout net de souscrire aux volontés de l'empereur. Quatre-vingt-huit signèrent un projet de décret admettant l'institution canonique par le métropolitain. Le concile, une dernière fois réuni le 5 août, enregistra le décret sans opposition.

Lorsque cette pièce eut été ainsi arrachée à la faiblesse des évêques, Napoléon la fit présenter au pape, et Pie VII, découragé, acquiesça au décret avec quelques restrictions destinées à rendre sa capitulation moins humiliante. L'empereur refusa à son tour de les admettre. Fidèle à sa tactique d'abandonner toute entreprise trop difficile, il déclara qu'il était las de ces querelles de prêtres et laissa l'affaire, comme il avait laissé Saint-Jean-d'Acre et l'Egypte, comme il avait abandonné l'affaire d'Espagne, comme il allait abandonner son armée en Russie et au soir de Waterloo.

En juin 1812, au moment d'entrer en campagne, il ordonna d'enlever le pape de Savone et de le conduire en poste à Fontainebleau. Le 9 juin, le pape, dépouillé de ses ornements pontificaux, fut mis en voiture cadenassée et mené en France par Turin et le mont Cenis. Au passage des montagnes, il tomba si gravement malade qu'on crut sa fin prochaine, et qu'on lui administra les derniers sacrements (14 juin). On ne l'obligea pas moins à continuer son voyage. Il arriva mourant à Fontainebleau, le 20 juin, et dut garder le lit pendant plusieurs mois.

Par ses ministres, par les cardinaux et les évêques dévoués à sa politique, Napoléon faisait le siège de la volonté du moribond.

A son retour de Russie, sentant l'empire ébranlé, il comprit la nécessité d'une réconciliation avec le pape, et, laissant de côté ses rancunes et ses colères, il vint s'installer à Fontainebleau, avec l'impératrice et le roi de Rome, à côté du Saint-Père, comme dans l'intimité, comme en famille. Seul à seul, le grand comédien et le vieux pontife réglèrent leur querelle, et de leurs entretiens sortit le bizarre Concordat du 25 janvier 1813, vrai replâtrage mal venu et peu solide, qui n'accordait au pape que les conditions vingt fois repoussées par lui, et qui donnait à l'empereur le droit de faire instituer canoniquement les évêques par les métropolitains. Pie VII n'avait cédé que par fatigue, pour gagner du temps et surtout pour obtenir la mise en liberté des cardinaux noirs, ses amis. Sitôt qu'il les vit, il connut par eux l'état de l'Église et l'état de l'Europe et. se repentit de sa faiblesse.

Pour lui forcer la main, Napoléon publia le Concordat de Fontainebleau comme loi de l'État, le 13 février 1813. Le 25 mars, Pie VII le désavoua formellement. L'empereur feignit de ne pas l'entendre, déclara le nouveau concordat obligatoire pour, tous les membres du clergé et nomma, le même jour, douze évêques. Le cardinal Pacca fut interné à Auxonne, l'évêque de Troyes à Beaune, les chanoines de Tournai furent arrêtés, les séminaristes de Gand incorporés dans l'artillerie (Debidour, p. 319). Mais ce sont les dernières convulsions de la tyrannie aux abois. Napoléon est vaincu à Leipzig, et, le 18 janvier 1814, il offre à Pie VII de traiter avec lui sur la base de la restitution de ses États. Le pape répond sans s'émouvoir que la restitution de ses États, étant un acte de justice, ne peut être l'objet d'aucun traité, et que, d'ailleurs, ce qu'il ferait hors de ses États semblerait l'effet de la violence et serait un objet de scandale pour le monde catholique.

Napoléon déçu ne savait que faire de son prisonnier. Ne voulant pas s'exposer à le voir tomber aux mains des Autrichiens, il lui fit quitter Fontainebleau le 24 janvier, et l'achemina à petites journées vers le midi de la France, par Limoges, Brive et Montauban. La campagne de France se poursuivant chaque jour plus désespérée, l'empereur laissa enfin le pape prendre la route des Alpes. Son voyage était un triomphe. Que ferait-on de plus pour l'empereur ? dit, un jour, un magistrat impérial ennuyé de toute cette joie populaire : Pour l'empereur ? répondit son interlocuteur, s'il passait par ici, on le jetterait à l'eau !

Au commencement de mars, Pie VII était à Savone. Le 23 mars, il atteignait les avant-postes autrichiens. Quelques jours plus tard, il trouvait à Bologne le roi de Naples, Joachim Murat.

Le pauvre prince, caractère aussi médiocre que brave soldat, était passé à la coalition après Leipzig. Metternich lui avait promis Naples et l'Italie, et il avait occupé Rome, objet de ses secrètes ambitions. Le 10 mars 1814, le général Miollis et la petite garnison française avaient évacué le château Saint-Ange, et le drapeau napolitain flottait sur tous les édifices de Rome ; mais Rome, qui n'avait pas voulu de Napoléon, voulait moins encore de Murat : elle ne voulait que revoir son pape, qu'elle vénérait comme un saint et comme un martyr.

Murat comprit bien vite que le pape ne se laisserait pas duper, et que, dans cette question, l'Autriche serait du côté du Saint-Siège. Il se retourna aussitôt, et, avec une effusion et un lyrisme parfaitement joués, annonça aux Romains le retour imminent du souverain pontife.

Ce fut le 24 mai que Pie VII rentra dans sa capitale, dans le carrosse de gala du vieux roi d'Espagne Charles IV. A la porte du Peuple, la jeunesse romaine détela les chevaux du pape et le mena en triomphe à Saint-Pierre, puis au Quirinal, que Napoléon avait fait remettre à neuf pour en faire le palais impérial de la seconde ville de l'empire. Aussi modeste dans la victoire qu'il avait été patient dans l'adversité, Pie VII bénissait son peuple, souriait à ses amis et remerciait Dieu d'avoir pris pitié de lui et de l'Église.

En entrant au Quirinal, étincelant de dorures et paré de bas-reliefs et de tableaux assez païens, il regarda d'un œil amusé ces déesses et ces dieux qui s'étaient emparés de sa demeure, et dit avec bonhomie : Ils ne nous attendaient pas. Si ces peintures sont trop indécentes, nous en ferons des madones, et chacun aura fait suo modo. (L. Madelin, p. 679.)

Napoléon était déjà à l'île d'Elbe, Pie VII ne devait plus s'occuper de lui que pour donner, dans sa ville pontificale, asile à la famille désemparée de sou ancien ennemi et pour intercéder en sa faveur auprès des souverains coalisés.

 

 

 



[1] Archives du Vatican, appendice, époque napoléonienne, vol. XII, Francia.

[2] Archives du Vatican, loc. cit.

[3] Archives du Vatican, loc. cit., 21 septembre 1807.

[4] Archives du Vatican, loc. cit., 15 janvier 1808.

[5] Cf. Louis Madelin, la Rome de Napoléon, Paris, Plon, 1906.

[6] Correspondance authentique de la cour de Rome avec la France, depuis l'invasion de l'État romain jusqu'à l'enlèvement du souverain pontife. Paris, 1814.

[7] Cf. J.-M. Villefranche, Histoire et légende de la Congrégation, Paris, 1901.