L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME PREMIER — DEPUIS L'ÉDIT DE NANTES JUSQU'AU CONCORDAT (1598-1801)

 

L'ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES.

 

 

La querelle des jansénistes et des jésuites agita la France pendant soixante ans (1702-1762). Les jésuites finirent par succomber, comme nous le verrons bientôt ; mais le véritable vaincu fut l'esprit religieux lui-même. Il y avait toujours eu en France une petite minorité de sceptiques. Pendant tout le XVIIe siècle, ils n'avaient trop osé se montrer ; mais, dès la fin du règne de Louis XIV, on les voit s'émanciper ; ils se démasquent sous la Régence.

Le système de Law, qui déplaça tant de fortunes et fit connaître à tous la puissance de l'argent, déséquilibra la France, en opérant dans la société un vaste mouvement de bascule, qui fit disparaître un grand nombre d'anciennes familles et éleva beaucoup d'hommes nouveaux. On s'aperçut qu'un grand seigneur dédoré ne faisait plus figure dans le monde, au lieu qu'un lourdaud bien muni d'écus avait ses flatteurs et ses parasites et voyait sou alliance recherchée par ceux qui, la veille, auraient rougi de le connaître.

Les exemples scandaleux qui venaient de la cour, l'amour du luxe et du plaisir, développé par tant d'enrichissements soudains, la lassitude où l'on était après le long règne des dévots, tout contribua à faire de la Régence une époque de folie et de libertinage. Le cynisme devint une force, l'escroquerie une profession. On trouva plaisir à se mépriser. Tout se tourna en chansons et en plaisanteries.

Quand la société voulut se rasseoir et reprendre ses vieilles habitudes d'ordre et de travail régulier, elle ne retrouva plus en elle-même les ressources morales d'autrefois. La vieille vie réglée, méditative et sérieuse, parut impossible aux gens qui avaient mené la vie nouvelle, tout en dehors, fiévreuse et vaine. Le charme était rompu ; le grand siècle était bien mort, c'était un autre âge qui commençait.

Et tandis que tout conspirait à ébranler le vieil édifice social, la fureur des partis compromettait la religion aux yeux de tous. Les interminables querelles des molinistes et des jansénistes, des acceptants et des appelants, des visionnaires et des convulsionnaires, la chasse aux billets de confession finirent par tuer la foi dans le cœur d'un grand nombre d'hommes. Le bien réalisé par l'Église restait considérable, la vertu restait grande dans le corps ecclésiastique, mais passait inaperçue, tandis que la niaiserie et l'extravagance s'étalaient au grand jour, et plus d'un homme raisonnable haussait les épaules devant les invectives des deux partis en se disant : Ces gens sont aussi fous les a uns que les autres. Le maréchal de Saxe disait plaisamment que, s'il faisait prisonnière une armée de Tartares, il lui ferait quartier ; mais que, si une armée de théologiens lui tombait entre les mains, il les exterminerait jusqu'au dernier.

Au goût des questions théologiques, qui avait caractérisé l'âge précédent, le XVIIIe siècle substitua la passion de la philosophie. En aucun temps, ce beau mot ne fut plus à la mode et plus diversement compris.

La philosophie du XVIIIe siècle est, aujourd'hui, tenue en petite estime par les philosophes de profession. Les disciples de Kant et de Hegel, non plus que ceux d'Auguste Comte, ne consentent à reconnaître la moindre valeur philosophique à Voltaire et à Rousseau, à d'Holbach ou à Helvétius, à La Mettrie ou à Diderot. Seuls, Condillac et Condorcet conservent encore quelque renom de philosophes. La Harpe faisait du premier l'esprit le plus juste et le plus lumineux de son siècle. D'Alembert appelait le second un volcan couvert de neige.

Le dédain de nos contemporains pour la philosophie du XVIIIe siècle vient de ce qu'ils se font de celte science une idée tout à fait différente de celle qui avait cours avant la Révolution. Nous entendons par philosophie l'étude des phénomènes et des conditions de l'existence, et certains philosophes admettent comme légitimes les spéculations métaphysiques sur le pourquoi de l'existence et sur les caractères de l'absolu. Nous voulons que cette étude et même ces spéculations s'appuient toujours sur des données scientifiques, se conforment aux méthodes rationnelles d'investigation, et ne laissent que la moindre part possible au sentiment personnel du philosophe.

Tout autre était l'idée qu'un homme du XVIIIe siècle se faisait de la philosophie. Voltaire ne voulait pas entendre parler de métaphysique et disait volontiers qu'elle est à la philosophie ce que le galimatias est au style. Peu lui importait de savoir d'où venait l'homme et où il allait ; il le prenait où il est et tel qu'il est, et se demandait quels peuvent être les meilleurs moyens de le rendre plus libre et plus heureux.

Voltaire voulait, en somme, comme Socrate, faire redescendre la philosophie du ciel sur la terre ; et les hommes qui se paraient du titre de philosophes pensaient, comme lui, que la philosophie devait tendre à la philanthropie comme à son but naturel et désirable.

La société au milieu de laquelle ils vivaient avait, comme toutes les sociétés humaines, ses qualités et ses défauts ; il n'était pas nécessaire d'avoir une imagination très vive pour se figurer un état politique et social plus satisfaisant pour la raison que celui de la France d'alors, soumise à un roi absolu, gouvernée par des castes privilégiées, exploitée par un bloc aristocratique, qui ne respectait rien en dehors de lui. L'inégalité vraiment choquante des lois, l'hypocrisie des mœurs, la mauvaise répartition des charges, la persistance de la misère et de l'ignorance au sein d'un grand pays déjà très civilisé attirèrent l'attention des philanthropes, qui furent amenés peu à peu à réclamer de grandes réformes politiques et sociales, au nom de la justice et de la raison.

Tandis que leur activité intellectuelle se tournait de ce côté, les sciences expérimentales commençaient à faire des progrès gigantesques et tendaient à donner à l'homme des notions de plus en plus exactes sur la structure générale de l'univers et sur les lois qui régissent les forces naturelles. La physique commençait l'étude de la vapeur et de l'électricité ; la chimie découvrait de nouveaux corps et pressentait les lois générales qu'allait bientôt formuler Lavoisier. L'histoire naturelle prenait dans toutes ses branches des développements inouïs, et Buffon traçait dans les Epoques de la Nature la première histoire scientifique du globe.

Tant d'idées nouvelles, éclatant à la fois, troublaient les cerveaux. Le monde naissait à la grande vie moderne, aspirait les premières bouffées d'air libre :

La moisson du travail tendait ses lourdes gerbes

Aux affamés du genre humain.

Des hommes, chaque jour plus nombreux, plus laborieux et plus hardis, chantaient la foi dans le progrès et l'espoir dans l'avenir vengeur.

Si sceptiques que nous ait faits un siècle de révolutions, nous ne pouvons considérer sans une émotion sympathique cet âge d'or du monde moderne ; noirs admirons le bel élan des vaillants hommes qui luttèrent pour la science et pour l'humanité ; nous saluons cette philosophie française qui eut le culte du progrès et de la liberté et qui s'imposa à l'Europe entière, nous faisant plus rois par l'esprit que Napoléon ne le fit jamais par la force des armes.

Mais, les philosophes trouvèrent devant eux le clergé comme ordre privilégié et comme gardien trop jaloux d'une orthodoxie trop étroite ; dès les premières années du siècle, les représentants de l'esprit nouveau considérèrent l'Église comme une puissance redoutable et tout près d'être hostile, et le temps ne fit qu'accentuer cette rivalité naturelle et la changer en une guerre déclarée, au grand dommage des deux partis et de la France.

Fontenelle, le premier, commença doucement à ébranler et à renverser l'autorité. Présente-t-il à l'Académie des Sciences l'éloge de Malebranche, il dira que l'Académie passerait témérairement ses bornes en touchant le moins du monde à la théologie et s'abstient totalement de métaphysique, parce qu'elle est trop incertaine... ou, du moins, d'une utilité trop peu sensible. — Parle-t-il des préjugés qui entrent parfois jusqu'en la religion, il s'affligera qu'ils trouvent pour ainsi dire le moyen de se confondre avec elle, et de s'attirer un respect qui n'est dû qu'à elle seule. On n'ose les attaquer, de peur d'attaquer en même temps quelque chose de sacré ; on ne peut disconvenir cependant qu'il serait plus raisonnable de démêler l'erreur d'avec la vérité que de respecter l'erreur mêlée avec la vérité.

Les Lettres persanes de Montesquieu, parues en 1721, abondent en critiques contre les clercs. Elles sont mises, il est vrai, dans la bouche d'un mahométan, mais elles n'en sont ni moins fines ni moins acérées.

J'entrai l'autre jour, dit Usbek, dans une église fameuse de Venise qu'on appelle Notre-Dame. Pendant que j'admirais ce superbe édifice, j'eus occasion de m'entretenir avec un ecclésiastique que la curiosité y avait attiré comme moi. La conversation tomba sur la tranquillité de sa profession. La plupart des gens, me dit-il, envient le bonheur de notre état, et ils ont raison ; cependant nous avons un rôle bien difficile à soutenir. Les gens du monde sont étonnants ; ils ne peuvent souffrir notre approbation ni nos censures ; si nous et voulons les corriger, ils nous trouvent ridicules ; si nous les approuvons, ils nous regardent comme des gens au-dessous de notre caractère... Dès que nous paraissons, on nous fait disputer. Une certaine envie d'attirer les autres dans nos opinions nous tourmente sans cesse et est, pour ainsi dire, attachée à notre profession. Nous troublons l'État, nous nous tourmentons nous-mêmes pour faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux. (L. 41.)

C'est déjà le langage d'un homme tout à fait dépourvu de foi. Il vante la tranquillité de la profession ecclésiastique, ce qui est une manière adoucie de parler de son inutilité ; et cette idée est si bien celle de Montesquieu qu'il enferme son ecclésiastique dans ce dilemme ou il parle, et il est ridicule, ou il se tait, et il passe pour un homme au-dessous de son caractère ; il ne peut, ni dans un cas, ni dans l'autre, rendre service à la société. Mais bien plus, ces hommes, si tranquilles, sont tourmentés du désir d'imposer aux autres leurs opinions et troublent tout l'État de leurs disputes ; ils ne sont donc pas seulement inutiles ; ils sont nuisibles à la société.

Dans la lettre 85, Montesquieu pousse encore plus loin le scepticisme :

Comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu'elles soient observées avec zèle ; or qu'y a-t-il de plus capable d'animer ce zèle que leur multiplicité ?... On a beau dire que l'intérêt du prince n'est pas de souffrir plusieurs religions dans son État... Cela ne lui porterait aucun préjudice, parce qu'il n'y en a aucune qui ne prescrive l'obéissance et ne prêche la soumission.

On peut voir, dans ce passage, une protestation indirecte contre les persécutions religieuses du dernier règne, et un appel à la liberté des cultes.

Il serait étonnant que Montesquieu n'eût point parlé des moines et de l'Inquisition :

Les dervis, dit-il, — les moines — ont en leurs mains presque toutes les richesses de l'État ; c'est une société de gens avares, qui prennent toujours et ne rendent jamais. Ils accumulent sans cesse les revenus pour acquérir des capitaux. Tant de richesses tombent, pour ainsi dire, en paralysie ; plus de circulation, plus de commerce, plus d'arts, plus de manufactures. (L. 117.)

L'Inquisition est exécutée en deux phrases : Les Espagnols qu'on ne brûle pas paraissent si attachés à l'Inquisition, qu'il y aurait de la mauvaise humeur à la leur ôter. Je voudrais seulement qu'on en établit une autre, non pas contre les hérétiques, mais contre les hérésiarques... qui sont si dévots qu'ils sont à peine chrétiens. (L. 78.)

Tout l'esprit du siècle éclate déjà dans ces passages. Toutes les théories sur lesquelles il va vivre s'y trouvent en puissance.

Toutes les religions se valent, ce qui revient à dire qu'elles sont toutes fausses.

Elles ont cependant une utilité sociale, qui les recommande à l'attention des gouvernements.

Le clergé régulier est encombrant et inutile.

Le clergé séculier n'a qu'une utilité limitée et provisoire.

Le bien que font les religions est gâté, en grande partie, par le fanatisme qui les accompagne presque toujours et presque partout.

Ces idées, Montesquieu ne les hasarde encore qu'en les enveloppant du vêtement léger et chatoyant de l'humour. Des esprits plus hardis vont bientôt les produire tout armées et en tenue de combat.

Il a été donné à un homme de représenter tout son siècle avec un éclat indicible. Le dix-huitième siècle s'appellerait le siècle de Voltaire, avec beaucoup plus de raison qu'on n'a donné le nom de Louis XIV au siècle précédent.

Voltaire est l'un des hommes qui ont ou le plus d'action sur leurs contemporains et sur la pensée de leur époque. Il y a des génies littéraires bien plus grands que lui, des philosophes bien plus profonds ; il n'y a pas de personnalité littéraire et philosophique plus variée, plus puissante, ni qui se soit imposée plus complètement à son siècle.

Une pareille influence n'a pu appartenir qu'à un homme merveilleusement doué ; mais, comme on domine les hommes autant par leurs défauts que par leurs vertus, l'influence de Voltaire s'explique au moins autant par les imperfections de son cœur que par l'éblouissante souplesse de son esprit. Voltaire a de fort grands côtés : une intelligence lucide et prompte, une verve endiablée, un sens très précieux des affaires, un jugement si parfait qu'il parait être chez lui la qualité dominante, si grands que soient, d'autre part, son talent et son esprit. Voltaire n'est pas dénué de sensibilité ; si la passion sincère n'est point son fait, il est du moins fidèle en amitié, indulgent pour ceux qu'il aime, et son plus grand plaisir est de se montrer bienfaisant. Avec tout cela, ce n'est cependant ni un très beau caractère ni un très grand cœur ; la vanité a tué en lui l'amour et même le respect d'autrui, et l'égoïsme le rend injuste, sitôt que son intérêt est en jeu. C'est le roi des intellectuels ; mais il ne vit que par la tète, et il excite parfois plus de surprise et de crainte que d'admiration ou de sympathie.

Fils d'un notaire au Châtelet et d'une femme de beaucoup d'esprit, Voltaire eut pour premier maître l'abbé de Châteauneuf, son parrain, qui le présenta, dès l'âge de treize ans, à la toujours belle Ninon de l'Enclos, âgée alors de quatre-vingt-cinq ans.

Sa maison était, nous dit-il, une espèce de petit hôtel de Rambouillet, où l'on parlait plus naturellement et où il y avait un peu plus de philosophie que dans l'autre. Les mères envoyaient soigneusement à son école les jeunes gens qui voulaient entrer avec agrément dans le monde. Elle se plaisait à les former. Sa philosophie était véritable, ferme, invariable, au-dessus des préjugés et des vaines recherches.

Nous ne serons pas plus surpris que M. Crouslé si Voltaire, formé par Ninon à la philosophie et à la vertu, n'eut pas dans la suite une philosophie très austère ni une vertu très rigide.

Ses maîtres du collège Louis-le-Grand, les Pères Porée, Tournemine, Brumoy et Thoulié, exercèrent sur son esprit une influence qui ne fut pas toujours très heureuse, mais ne surent pas le gagner à leurs doctrines ; il se fit surtout chez eux d'illustres amitiés, qui l'aidèrent plus tard à faire son chemin dans le monde.

Au cours d'un voyage diplomatique en Hollande, il se trouva dans un milieu protestant et libéral, où la France catholique et monarchique de Louis XIV était l'objet des plus amères censures ; le grand sceptique Pierre Bayle venait de mourir, son souvenir était encore dans toutes les mémoires et son Dictionnaire historique et critique dans toutes les mains. Ce fut là que Voltaire prit ses premières leçons de scepticisme.

En 1720, Voltaire, déjà célèbre par le succès d'Œdipe, et par quelques mois de captivité à la Bastille, fut présenté par un parent de Mme de Tencin à lord Bolingbroke, le célèbre homme d'État anglais, que les Grises politiques de son pays avaient jeté en France, où Il partageait son temps entre le plaisir et la philosophie.

En 1722, Voltaire était déjà assez philosophe pour entreprendre de convertir au scepticisme Mme de Rupelmonde, fille d'un maréchal de France, qu'il accompagnait en Hollande ; mais le souvenir de la Bastille l'avait rendu prudent et l'Épître à Julie, le premier monument de sa liberté de penser, dit Condorcet, ne parut que nombre d'années après, et sous le nom de Chaulieu, mort depuis longtemps.

Une querelle avec le duc de Rohan l'ayant fait mettre de nouveau à la Bastille, Voltaire préféra l'exil à la captivité et partit pour l'Angleterre, où la vue d'un grand peuple libre l'enchanta.

Bolingbroke l'accueillit à bras ouverts et le mit en relation avec les plus beaux esprits de la Grande-Bretagne, Swift, Pope, Gay. Voltaire faillit faire la connaissance de Newton et apprit à connaître à fond Locke, dont l'Essai sur l'Entendement humain fut pour lui comme une révélation et lui inspira l'ambition de renouveler sur un si beau plan toute la philosophie française.

Descartes avait déjà célébré la toute-puissance de la raison, et n'avait admis d'autre critérium de la vérité que l'évidence ; mais il avait soigneusement mis à part les matières de foi, auxquelles il s'était refusé à appliquer les procédés du raisonnement philosophique. Locke était allé beaucoup plus loin. Il avait donné la sensation et la réflexion comme bases à toutes nos idées et avait étendu son rationalisme pratique à toutes les branches de l'entendement. Tout avait été remis par lui en libre discussion.

Quelques années après son retour d'Angleterre, Voltaire publia sa petite pièce du Mondain, où il présentait l'apologie du luxe et du plaisir ; comme il n'épargnait pas aux dévots les sarcasmes ni les attaques personnelles, il fut à son tour pris à partie très vivement, et enchérit dans sa Défense du Mondain sur toutes ses irrévérences et toutes ses témérités. Le Mondain fut déféré au Garde des Sceaux, et Voltaire alla passer quelques mois en Hollande, fuyant les hommes, disait-il, parce qu'ils sont méchants. (1736.)

En 1741, nouveau coup d'audace. Voltaire commence sa croisade contre le fanatisme, et pour pouvoir dire tout le mal qu'il pense des religions positives et de leurs fondateurs, il met en scène Mahomet ; la pièce est jouée à Lille. Il pousse l'audace jusqu'à faire donner une représentation chez l'intendant en faveur du clergé qui a voulu absolument voir un fondateur de religion. En 1742, la tragédie est représentée à Paris, devant les ministres, et, dans le premier moment, tous déclarent avec Fleury que la pièce est écrite avec toute la circonspection convenable et qu'on ne pouvait éviter plus sagement les écueils du sujet. A la réflexion, des gens plus clairvoyants s'avisent que, sous le burnous et le turban de l'Islam, ce pourrait bien être le christianisme lui-même qui fût en scène : le procureur général, Joli de Fleury, écrit que l'auteur est un scélérat à faire brûler ; les ministres, effrayés de tout ce bruit, interdisent la pièce, et Voltaire, plus audacieux que jamais, dédie sa tragédie interdite au pape Benoît XIV... qui l'en remercie courtoisement.

Mais la leçon a été dura : Voltaire ne va pas s'aventurer de si tôt à toucher d'aussi près aux idées religieuses. C'est la période la plus troublée de sa vie ; il essaie de devenir officiel, il est historiographe de France, gentilhomme de la Chambre en expectative, courtisan de Mme de Pompadour, favori du roi de Prusse.

Son séjour à Berlin lui enlève les derniers scrupules qui pouvaient lui rester. Frédéric II a été le créateur de la Prusse, le plus grand capitaine de son siècle, et les Allemands vénèrent en lui un des fondateurs de l'Allemagne ; mais il n'y eut jamais âme plus froide ni cœur plus sec que ce roi, moitié César et moitié Trissotin. A son école, Voltaire acheva de prendre en mépris l'espèce humaine, tandis que les flatteries de Frédéric II exaltaient encore son orgueil et son égoïsme.

Au retour de Prusse, il s'installa à Ferney et fit de sa résidence une sorte de capitale intellectuelle. Roi casanier, il recevait des ambassades, renvoyait des lettres et se vantait d'avoir un brelan de rois dans son jeu.

Bien établi sur la frontière de trois pays, redouté des plus redoutables puissances, il crut pouvoir reprendre l'offensive et, en 1759, jeta au monde ce magnifique pamphlet qui a nom Candide. Jamais on n'a offert à l'homme pareil verre d'absinthe, jamais on ne lui a présenté en riant un miroir où il se soit vu si ressemblant et si prodigieusement laid. Et tandis qu'il s'y regarde, stupéfait de se trouver si bête et si hideux, il semble que Voltaire soit encore derrière lui à se gausser diaboliquement de ses illusions, de ses enthousiasmes, de ses amours et de ses croyances.

Le succès de Candide ralluma toute la verve de Voltaire, qui se mit à dauber avec la plus extrême malice les rédacteurs du Journal de Trévoux, les deux frères de Pompignan et le journaliste antiphilosophe Fréron. Il le mit en scène dans l'Ecossaise. La représentation de cette pièce fut une bataille entre les philosophes et les dévots. Les philosophes restèrent vainqueurs, grâce à leur savante organisation et à la force de leurs poumons.

Quand il eut réussi à réhabiliter Calas, Voltaire, au comble de la gloire, se mit à dogmatiser. Ce n'était pas assez pour lui d'avoir combattu et persiflé ce qu'il appelait le fanatisme ; à la place de la vieille religion, qu'il déclarait impropre à faire désormais le bonheur des hommes, il en voulait prêcher une nouvelle, et l'annonça au monde dans le Sermon des Cinquante, qu'il attribuait généreusement à un père jésuite. Il publia un peu plus tard le Testament de Jean Meslier, curé philosophe d'Etrépigny-en-Champagne. Il donna un Dictionnaire portatif, qu'il appelait la Raison en alphabet et où il concentra toutes ses railleries et toutes ses attaques contre les religions positives. Il écrivit l'Éloge de la Raison et la tragédie des Guèbres, où il célébrait ses propres doctrines et prêtait aux adorateurs du feu toutes les sagesses et toutes les vertus.

La religion de Voltaire est le pur déisme, réduit à l'affirmation de l'existence de Dieu, à la pratique d'un culte très simple et de la philanthropie. Il serait très facile de prouver que le meilleur de cette religion vient en droite ligne de l'Évangile.

Ce qui gâte, à nos yeux, la religion de Voltaire, c'est qu'il a commencé par railler et insulter les religions antérieures à sa philosophie et les a jugées avec un parti pris si manifeste qu'il nous donne toutes les envies du monde de lui refuser à notre tour notre sympathie et notre confiance.

C'est aussi qu'il ne s'est jamais fait de la religion une idée ni très haute ni très sérieuse.

Divisant le monde en une petite élite de philosophes éclairés et une multitude innombrable d'imbéciles, d'ignares et de fous furieux, il lui venait souvent à l'idée que le catholicisme, avec tous ses défauts, était tout justement ce qu'il fallait à cette multitude. Il avait fait construire une église à Ferney, avec l'orgueilleuse devise : Deo erexit Voltaire. Il y suivait les offices et s'y faisait encenser comme seigneur du lieu. On l'y vit faire dévotement ses pâques, pour donner le bon exemple à ses vassaux. Il osa même, un jour, monter en chaire, et prononça un sermon sur le vol, où se révéla son âme bourgeoise de propriétaire et de capitaliste inexorable.

Il trouvait, en somme, la philosophie excellente pour lui-même et quelques hauts esprits, et la religion bonne pour le peuple. Sa théorie n'est pas morte avec lui et fait, encore aujourd'hui, le fond de la religion d'un grand nombre de gens.

Voltaire nous a retenus longtemps, parce qu'il incarne son siècle tout entier ; il nous faut placer maintenant, à côté de sa philosophie religieuse, celle de son rival Jean-Jacques Rousseau.

Infiniment moins sympathique que Voltaire, esprit trouble, cœur troublé, plébéien ambitieux et jaloux, puritain voluptueux, orgueilleux égalitaire, Rousseau eut, au fond, l'âme bien plus religieuse que la plupart des hommes de son temps. Il connaissait la Bible, la lisait et la goûtait ; il admirait la nature et lui trouvait une voix, quand personne ne s'avisait seulement de la regarder ; il y sentait éparse une bonté qui le ravissait, il allait en la compagnie des arbres et des rochers se consoler des bassesses et de la méchanceté des hommes, et de la nature son âme montait jusqu'à Dieu.

Dans la Confession du Vicaire Savoyard, il résume avec art et avec force tous les arguments qui ont été présentés contre la révélation. Après avoir fait ainsi table rase des doctrines dont il ne veut plus, il tire du progrès même de ses idées la notion de l'Être suprême et affirme, comme d'indiscutables axiomes, la volonté intelligente en Dieu et le libre arbitre en l'homme. Il affirme que le mal physique ne serait rien sans nos vices et que le mal moral est incontestablement notre ouvrage. C'est à la nature qu'il demande le secret de la volonté divine, c'est à l'homme simple, tel que la nature l'a fait, qu'il prèle toutes les vertus, et, comme la passion est dans la nature, il en proclame la légitimité absolue, sans voir qu'il ruine par là toute sa morale et qu'il introduit l'anarchie dans son temple.

Singulier mélange de christianisme et de paganisme, la doctrine de Rousseau manque de consistance, et il a cru cependant l'avoir établie sur des bases si solides qu'il ne l'a jamais modifiée, lui qui se corrigeait sans cesse, et qu'il a prétendu l'imposer à ses disciples, tout comme Calvin, qui niait l'autorité des Pères, mais défendait qu'on niât la sienne.

Voltaire et Rousseau sont restés déistes l'un et l'autre. D'autres philosophes poussèrent jusqu'au matérialisme' et à l'athéisme.

La Mettrie, médecin des Gardes Françaises, écrivit l'Histoire naturelle de l'âme (1743), l'Homme-machine et l'Homme-plante (1748), et fit de la pensée une simple propriété de la matière organisée.

Le fermier général Helvétius, dans son livre de l'Esprit (1758), le baron d'Holbach dans son Système de la Nature (1770) professèrent nettement l'athéisme, mais comme une doctrine aristocratique, qu'il ne convenait point de répandre dans les foules.

Enfin Diderot, tour à tour déiste et athée, et avant tout littérateur et artiste, résume en lui toutes les influences de son siècle. Il ne pouvait voir passer une procession, entendre ce chant grave et pathétique, sans que ses entrailles n'en aient tressailli et que les larmes ne lui soient venues aux yeux.

Il a écrit un Traité de la suffisance de la religion naturelle. Il s'écrie : Les hommes ont banni d'entre eux la Divinité ; ils l'ont reléguée dans un sanctuaire ; les murs d'un temple bornent sa vue ; elle n'existe point au delà. Insensés que vous-êtes ! Détruisez ces enceintes qui rétrécissent vos idées ; élargissez Dieu ; voyez-le partout où il est, ou dites qu'il n'est point.

Et tantôt il niait Dieu, tantôt le voyait, comme Spinoza et -comme les plus religieux des hommes, dans tout l'univers. Bien plus hardi qu'eux tous fut Jean Meslier, curé d'Etrépigny et de But-en-Champagne, qui se laissa mourir de faim en 1733, pour n'avoir pu obtenir justice contre un seigneur coupable d'avoir maltraité quelques paysans.

Jean Meslier est un révolté, que le spectacle des abus sociaux a rendu presque enragé. Doux aux pauvres et de mœurs austères, il est surtout frappé de l'immense contradiction qui existe entre la doctrine du Christ et la société au milieu de laquelle il vit. Il ne voit -autour de lui que tyrannie et violence, et ce régime odieux n'est maintenu que par la crainte religieuse ; le clergé, qui devrait se ranger du côté des humbles et des pauvres, s'est mis du parti des superbes et oppresseurs. Meslier en conclut que la religion n'est point vraie, et doit tomber, pour que tombe en même temps tout ce qui s'appuie sur elle.

Les gouvernements, dit-il, établissent par toute la terre un détestable système de mensonge et d'iniquité, tandis qu'ils devraient s'appliquer uniquement... à établir partout ce règne de la paix, de la justice et de la vérité, qui rendrait tous les peuples heureux.

Meslier en conclut que les politiques ne valant pas mieux que les clercs.

Les Empires ont été fondés par des bandits ; les nobles qui se glorifient de leur origine devraient en rougir. On fait peur du diable aux pauvres gens ; mais il n'y a point pour eux de plus véritables ni de plus méchants diables que les nobles, les oisifs, les gens de justice et les moines ; c'est à cause de ce nombre immense de fainéants que le peuple est réduit à une affreuse misère.

Meslier en conclut que les aristocrates de tout genre ne valent pas mieux que les politiques et que les clercs.

Il signale la propriété comme un abus monstrueux, et voit dans la cupidité la source de tous nos maux : Les uns n'ont qu'à s'amuser et vivent comme dans une espèce de paradis, tandis que les autres travaillent et peinent comme dans un enfer ; souvent il n'y a qu'un petit intervalle entre ce paradis et cet enfer, car souvent il n'y a que le travers d'une rue, ou l'épaisseur d'une muraille ou d'une paroi entre les deux.

Meslier n'aime pas mieux les riches que les aristocrates, les politiques et les clercs.

Il ne voit de remède aux maux de l'humanité que dans une révolution générale et un bouleversement complet de la société.

Il termine son testament par ces mots amers et désespérés : Je hais et déteste effectivement toute injustice et toute iniquité. Je ne prends déjà presque plus de part à ce qui se fait dans le monde. Les morts avec lesquels je suis sûr d'aller ne s'embarrassent plus de rien et ne se soucient plus de rien. Aussi ne suis-je guère plus que rien et bientôt je ne serai rien. (A. Lichtenberger, Le Socialisme au XVIIIe siècle.)

Ce loup enragé fit peur à son siècle. Son testament manuscrit, rédigé par lui en triple exemplaire, fut copié par des philosophes, et se vendit jusqu'à dix louis à Paris. Voltaire en édita quelques fragments où l'Église était particulièrement malmenée. L'œuvre entière du curé anarchiste n'a paru qu'en 1861 à Amsterdam, en 3 volumes in-8°.

Le grand ouvrage de la philosophie du XVIIe siècle a été l'Encyclopédie.

Tout le monde connaît — de réputation — ce grand dictionnaire des sciences, des lettres et des arts, qui parut de 1751 à 1772 et qui compte 17 volumes de texte et 8 volumes de planches.

On sait que la publication n'alla pas toute seule, et qu'à deux reprises, en 1752, après le deuxième volume, en 1759, après le septième, l'Encyclopédie faillit être supprimée ; on sait qu'elle eut contre elle le dauphin et les princesses ; les jansénistes, les jésuites, les parlements et Fréron.

On sait que Diderot en écrivit le prospectus, que d'Alembert composa pour elle un discours préliminaire, que Rousseau y écrivit sur la musique et que Voltaire y travailla.

On sait moins comment il se fit que la publication de ce dictionnaire devint un des gros événements du siècle, pourquoi tant d'ennemis s'acharnèrent après lui et comment son achèvement apparut à tout le monde comme une victoire décisive de la philosophie.

L'idée première de l'Encyclopédie n'avait rien de subversif ni de révolutionnaire. Composer un recueil de renseignements universels, assez concis pour rester maniable, assez développé pour être utile ; faire tenir sur un rayon de bibliothèque un résumé de toutes les connaissances de l'esprit humain, de toutes les découvertes et de toutes les applications des sciences, c'était un dessein de tous points excellent, auquel il semble que tout le monde aurait dû applaudir. Leibnitz réclamait un pareil ouvrage dès la fin du XVIIe siècle. Un Anglais, Ephraïm Chambers, avait publié à Londres, en 1727, une Encyclopédie des Sciences et des Arts, qui atteignait en 1743 sa cinquième édition.

Mais Diderot et d'Alembert ne voulurent pas se contenter de réunir une masse incohérente de notions diverses sur toutes sortes de sujets ; ils voulurent que tous ces articles épars ne fussent que les parties d'un grand ensemble, que les pierres d'un grand édifice ; ils voulurent que cet édifice fût le plus beau monument qu'on eût encore élevé à la philosophie ; pour traduire leur idée en notre langage ; ils imaginèrent de laïciser la science, et de la présenter à l'attention et à l'admiration des hommes sous le seul patronage de la raison. Leur œuvre ne fut pas seulement une œuvre de patience et d'érudition, ce fut une œuvre de propagande et de combat. De là son retentissement, son succès, son influence. De là aussi ses malheurs, les passions qu'elle souleva, l'oubli où elle est tombée aujourd'hui.

Dans le Discours préliminaire, d'Alembert esquisse un tableau des progrès de l'esprit humain dans les trois derniers siècles. Il a contre le Moyen Age toutes les préventions dès philosophes ; il n'y voit que barbarie et que ténèbres. L'histoire de la civilisation ne recommence pour lui qu'avec la résurrection de la culture antique. Le seizième siècle est tout à l'érudition, le dix-septième appartient aux lettres et le dix-huitième à la philosophie.

Voilà donc, dès le début, le caractère de l'œuvre bien indiqué ; d'Alembert invite son lecteur à faire le tour du monde littéraire et scientifique, sous la conduite de la philosophie. Pour montrer les rapports qui relient entre elles toutes les disciplines, il dresse un arbre encyclopédique, d'après les idées de Bacon, de Locke et de Condillac, et montre par là comment on peut descendre des premiers principes d'une science ou d'un art à ses conséquences les plus éloignées et remonter de ses conséquences les plus éloignées à ses premiers principes, et passer imperceptiblement de cette science ou de cet art à un autre. — Il trace ainsi le schéma rationnel de l'entendement humain, expose les lois de l'évolution des facultés et de leur transformisme.

Les matières de foi ne pouvaient logiquement entrer dans un pareil cadre ; mais, à l'époque où parut l'Encyclopédie, il était impossible de ne pas les inscrire dans son programme, et même s'il eût pu les omettre sans danger, il n'est pas sûr que d'Alembert y eût consenti, tarit voulait avoir occasion de les passer en revue et de les soumettre, elles aussi, à. la critique de la raison. Le Moyen Age avait dit que la philosophie est la servante de la théologie ; le dix-huitième siècle renversait la proposition et faisait de la théologie l'humble suivante de la philosophie triomphante et superbe.

Pour d'Alembert, la sensation et la réflexion sont les sources uniques de nos idées ; le besoin. est le seul principe de notre activité ; l'utilité, la seule règle de notre conscience ; le progrès intellectuel résulte de la culture du moi, le progrès moral résulte de la sociabilité. La religion sert de supplément à ces données rationnelles, et, par l'aide qu'elle prèle au progrès social, elle est utile et mérite les respects du philosophe ; mais à condition qu'elle n'empiète pas sur les droits de la philosophie.

Quelques vérités à croire, un petit nombre de préceptes à pratiquer, voilà à quoi la religion révélée se réduit, d'après d'Alembert. Il laisse à l'Église l'enseignement du dogme et de la morale et l'administration du sanctuaire, il donne à la philosophie pleine indépendance dans tout le champ de la spéculation, pleine royauté sur l'intelligence et l'activité humaines, et il espère bien — sans le dire — qu'un jour viendra où la philosophie chassera la religion de son dernier domaine.

On comprend, dès lors, pourquoi les hommes de foi prirent l'alarme, et pourquoi jésuites et jansénistes s'accordèrent pour attaquer l'Encyclopédie.

Cette lutte de vingt ans est un des épisodes les plus curieux du dix-huitième siècle. Chaque parti y déploya une égale passion, et parfois une égale mauvaise foi. Les jésuites désiraient ardemment mettre la main sur l'Encyclopédie. Quand ils eurent réussi à l'arrêter, après le second volume, ils cherchèrent à s'emparer des papiers de Diderot, pour profiter de l'immense travail déjà accompli et démarquer son linge à loisir.

Du côté des philosophes, on s'ingénia avec un art consommé à glisser partout les nouvelles doctrines, sans avoir l'air de toucher aux anciens dogmes ; on fit de la casuistique philosophique à toutes les pages.

Les deux partis firent appel à toutes les intrigues. Les dévots eurent pour eux le dauphin. Les philosophes eurent pour eux Mme de Pompadour, dont les jésuites avaient eu l'imprudence de repousser les avances.

Le danger commun ne put réconcilier les jansénistes avec les jésuites ; ces derniers firent naufrage en pleine crise encyclopédique, et leur défaite fut une nouvelle victoire pour les philosophes.

Les encyclopédistes, au contraire, se groupèrent autour de l'œuvre commune, apprirent à marcher ensemble, à combattre sous la même discipline et pour un même but, et cette union du parti assura son triomphe.

Si l'on jette un coup d'œil d'ensemble sur le champ de bataille, on ne tarde pas à reconnaître que l'armée philosophique a pour elle l'élan et l'enthousiasme ; les hommes qui la composent ont une volonté forte, une persévérance à toute épreuve, ils espèrent changer la façon commune de penser. Ils regardent vers l'avenir et croient qu'il est à eux.

Dans l'autre camp, on reste sur la défensive, on ne songe qu'à maintenir la situation acquise, à garder les postes déjà conquis ; on parle plus volontiers du passé que du présent, on n'ose regarder l'avenir.

Et les deux partis se valent pour la haine qu'ils se portent mutuellement. Des deux côtés on s'insulte, on se vilipende, on se calomnie. Il y aurait entre ces opinions extrêmes un terrain d'action commune. Les hommes du dogme et les hommes du raisonnement pourraient s'accorder pour travailler ensemble à toutes les œuvres philanthropiques. Ni les uns ni les autres ne veulent en entendre parler. Chacun n'a qu'une affaire : combattre l'adversaire. Le bien ! on y arrivera plus tard, quand on sera seul maître du champ.

Les philosophes anathématisent le fanatisme et prêchent la tolérance. Attendez qu'ils soient tout-puissants, vous les verrez aussi persécuteurs que le furent jamais leurs ennemis. La tolérance et la liberté paraissent être pour l'humanité un mirage qui recule devant elle à mesure qu'elle croit s'en approcher.

On s'est demandé si l'Encyclopédie seule a groupé les philosophes du dix-huitième siècle, et s'il ne faut pas faire une place à côté d'elle à une société secrète, dont le nom commence à apparaître alors dans notre histoire, la franc-maçonnerie.

Sous ce nom, emprunté à des associations ouvrières du Moyen-Age, se formèrent en Angleterre, vers 1717, des sociétés libérales et philanthropiques qui ne tardèrent pas à se multiplier. En 1721, la première loge française fut établie à Dunkerque. En 1726, Paris eut la sienne. La franc-maçonnerie s'installa à Bordeaux en 1732, à Toulouse en 1734 et à Brioude en 1744.

La loge de Brioude, placée sous le vocable de Saint-Julien, comprenait parmi ses membres bon nombre de gentilshommes et plusieurs chanoines du Chapitre noble de Saint-Julien de Brioude. On trouve encore en Auvergne une loge Saint-Genès à Thiers (1777), une loge Saint-Vincent à Saint-Flour (1788), des loges Saint-Maurice, Saint-Michel et Saint-Hubert à Clermont.

La loge Saint-Maurice de Clermont comptait, en 1786, dix officiers nobles, parmi lesquels le comte de Clermont-Tonnerre, maitre de camp au régiment Royal-Navarre-cavalerie.

La loge de Saint-Michel de la Paix de Clermont fit célébrer en 1786, dans l'église des Jacobins, un office pour le repos de l'âme du respectable frère trésorier qui venait de mourir.

Ces détails prouvent qu'à cette époque la franc-maçonnerie française n'avait aucun caractère antireligieux.

Voici, d'autre part, des faits qui prouvent qu'elle n'avait aucun caractère révolutionnaire.

La franc-maçonnerie anglaise fut introduite en France par lord Dervent Waters, l'un des gentilshommes les plus dévoués aux Stuarts. Le prétendant Charles-Edouard la prit sous sa protection. Le duc d'Antin, favori de Louis XV, en accepta la grande maîtrise en 1738. Le comte de Clermont-Tonnerre l'accepta après lui en 1743. Le duc de Chartres la prit en 1771. Les frères de Louis XVI et Louis XVI lui-même firent partie de la franc-maçonnerie.

Pendant la Révolution, les loges disparurent presque toutes, dès le début de la tourmente. Composées surtout de nobles et de bourgeois, délibérant à huis clos, faisant de la politique académique, elles disparurent devant les clubs, remplis d'artisans et d'ouvriers, délibérant publiquement et touchant aux questions les plus actuelles et les plus brûlantes.

A Dinan, en 1793, le représentant du peuple Le Carpentier supprima la loge comme excitant la suspicion et ne pouvant être tolérée sous un régime républicain, où la liberté est devenue un bien commun, dont la jouissance n'a pas besoin des ombres du mystère (Arrêté du 7 floréal an II)[1].

Nous ne dirons pas, avec M. Paul Janet, que le rôle de la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle a été nul ; mais nous pensons avec M. Rambaud qu'on l'a quelque peu exagéré.

Il est curieux cependant de constater que, sous la forme absolument anodine qu'elle revêtait alors, la franc-maçonnerie était déjà vue d'un très mauvais œil par l'Eglise.

Clément XII l'avait condamnée parla bulle In eminenti du 28 avril 1738, et Benoît XIV par la bulle Providas Romanorum pontificum du 18 mai 1751.

Philippe V, roi d'Espagne, condamnait les francs-maçons aux galères, et Ferdinand VI destituait tout fonctionnaire coupable de s'être affilié à une loge maçonnique.

En France, les balles pontificales n'empêchaient pas le pieux Louis XVI d'être affilié à la franc-maçonnerie, et ce simple fait en dit plus que tous les discours sur l'indépendance à peu près complète de la société française d'alors vis-à-vis du Saint-Siège. On se saluait encore ; on ne se parlait déjà plus.

 

 

 



[1] Cf. Francisque Mège, Les populations de l'Auvergne au début de l'année 1789. — Clermont-Ferrand, 1905.