L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME PREMIER — DEPUIS L'ÉDIT DE NANTES JUSQU'AU CONCORDAT (1598-1801)

 

LA RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES.

 

 

Louis XIV avait songé, Jouté sa vie, à extirper l'hérésie ; mais ce fut surtout après la paix de Nimègue, quand il se vit libre d'ennemis, qu'il résolut de s'y employer.

Le roi commence à penser sérieusement à son salut, écrit Mme de Maintenon, le 24 août 1682. Si Dieu nous le conserve, il n'y aura plus qu'une religion dans son royaume. C'est le sentiment de M. de Louvois, et je le crois phis volontiers là-dessus que M. de Colbert, qui ne pense qu'à ses finances et presque jamais à la religion.

Deux ans plus tard, la grande affaire est en train : Le roi, dit Mme de Maintenon, a le dessein de travailler à la conversion des hérétiques ; il a souvent des conférences là-dessus avec M. Le Tellier — le chancelier — et M. de Châteauneuf — secrétaire d'Etat pour les affaires des réformés —, où l'on voudrait me persuader que je ne serais pas de trop. M. de Châteauneuf a proposé des moyens qui ne conviennent pas ; il ne faut pas précipiter les choses ; il faut convertir et non persécuter. M. de Louvois voudrait de la douceur, ce qui ne s'accorde point avec son naturel et son empressement de voir finir les choses. Le roi est prêt à faire tout ce qui sera jugé le plus utile au bien de la religion.

On voit par ce passage que Mme de Maintenon a été accusée, à tort, d'avoir été l'inspiratrice de la Révocation. Elle était née calviniste et restait, comme telle, en butte aux soupçons des catholiques et aux reproches des protestants. Cela la mettait dans un grand embarras et l'obligeait d'approuver des choses fort opposées à ses sentiments : On est bien injuste de m'attribuer tous ces malheurs, disait-elle ; s'il était vrai que je me mélasse de tout, on devrait bien m'attribuer quelques bons conseils.

L'influence de Mme de Maintenon fut indirecte ; elle rendit le roi dévot, elle lui inspira un regret sincère des désordres de sa jeunesse et, dans son étroite dévotion, Louis XIV crut ne rien pouvoir faire de plus agréable au ciel que de ramener l'unité religieuse dans ses Etats. Il crut ainsi rendre à Dieu un signalé service et assurer son salut. Sa Majesté a beaucoup de piété, disait Ezéchiel Spanheim, chargé d'affaires de Brandebourg, mais sa religion est d'une telle sorte qu'elle ne l'empêchera jamais de déclarer une guerre injuste ou de persécuter ses sujets.

Louis XIV avait encore quelques scrupules ; il se demandait s'il avait le droit de révoquer l'Edit perpétuel et irrévocable rendu par son aïeul ; un Conseil de conscience particulier, composé de deux théologiens et de deux jurisconsultes, décida qu'il pouvait et qu'il devait révoquer l'Edit.

Au commencement d'octobre 1685, le roi réunit ses conseillers et n'eut pas de peine à triompher des timides objections de MM. de Croissi et de Seignelai. Le dauphin, alors âgé de 24 ans, représenta qu'il était à craindre que les huguenots prissent les armes... que, supposé qu'ils n'osassent le faire, un grand nombre sortiraient du royaume, ce qui nuirait au commerce et à l'agriculture, et par là même affaiblirait l'Etat. Cette intervention du dauphin, si honorable pour lui, ne sauva pas les protestants. Le roi répondit qu'il avait tout prévu pour le cas d'insurrection. Quant à la raison d'intérêt, il la jugea peu digne de considération comparée aux avantages d'une opération qui rendrait à la religion sa splendeur, à l'Etat sa tranquillité et à l'autorité tous ses droits. (Mém. du duc de Bourgogne.)

La révocation fut donc décidée. Le roi confia la rédaction de la nouvelle loi au chancelier Michel Le Tellier, retenu à Paris par ses infirmités pendant que la Cour était à Fontainebleau. Le Tellier dicta le texte à M. de Châteauneuf. Le roi en prit connais sauce le 15 octobre 1685, demanda quelques retouches, et, le 17 octobre, la nouvelle loi fut expédiée à tous les intendants, pour être publiée en même temps par tout le royaume, à l'exception de l'Alsace, à laquelle on n'osa toucher.

Le 22 octobre, la déclaration royale fut enregistrée dans tous les Parlements. Ces grands corps, qui avaient opposé tant de résistance à l'Edit de Henri IV, confirmèrent sans observations le rescrit barbare de Louis XIV.

L'Edit de révocation expose dans son préambule que la meilleure et la plus grande partie de ceux de la R. P. R. ont embrassé la catholique, que dès lors l'exécution de l'Edit de Nantes demeure inutile, et que le roi a cru ne pouvoir rien faire de mieux que de le révoquer, pour effacer entièrement la mémoire des maux que cette fausse religion a causés dans le royaume.

Les temples seront incessamment démolis. Défense de s'assembler pour l'exercice de la religion prétendue réformée en quelque lieu que ce soit, à peine de confiscation.

Ordre aux ministres qui ne se convertiront pas de sortir du royaume dans le délai de quinze jours.

Interdiction de toutes écoles protestantes.

Ordre de faire baptiser les enfants protestants par les curés des paroisses, à peine de 500 livres d'amende, et de plus grande si le cas le requiert. Les enfants seront élevés dans la religion catholique.

Un délai de quatre mois est accordé aux religionnaires fugitifs pour rentrer dans le royaume et recouvrer la possession de leurs biens ; ce délai passé, les biens demeureront confisqués.

Défense aux religionnaires de sortir du royaume, à peine de galères pour les hommes, et de confiscation de corps et de biens pour les femmes.

Confirmation des lois portées contre les relaps. Un dernier article semblait reconnaître la liberté de conscience individuelle et permettait aux religionnaires, en attendant qu'il plût à Dieu les éclairer comme les autres, de demeurer dans le royaume, pays et terres de l'obéissance du roi, y continuer leur commerce et jouir de leurs biens sans pouvoir être troublés ni empêchés sous prétexte de la dite religion.

Mais, dans le mois qui suivit l'Edit, Louvois le commentait en ces termes : Sa Majesté veut qu'on fasse sentir les dernières rigueurs à ceux qui ne voudront pas se faire de sa religion, et ceux qui auront la sotte gloire de rester les derniers doivent être poussés jusqu'à la dernière extrémité... Qu'on laisse les soldats vivre fort licencieusement.

La situation faite aux protestants était vraiment terrible ; sans temples, sans ministres, sans état civil, enfermés dans le royaume comme dans une geôle, jetés sur les galères à la première tentative d'évasion, ils n'avaient à choisir qu'entre la conversion pure et simple, ou la conversion apparente avec toutes ses hontes et tous ses dangers. On n'exagérera rien en disant que l'Edit les réduisait au désespoir.

Si les dragonnades avaient commencé à un moment oh l'Edit de Nantes, encore en vigueur, en faisait un abominable abus de pouvoir, on peut juger de ce qu'elles durent être après la révocation, quand on put les faire passer pour des mesures de prudence ou de répression.

Dans le premier mois qui suivit l'Edit, Tessé envahit la ville d'Orange, qui n'appartenait point cependant à Louis XIV, mais au stathouder de Hollande, et convertit tout l'Etat. Tout cela, écrivait-il à Louvois, s'est fait doucement, sans violence et sans désordre. Il n'y a que le ministre Chambrun, patriarche du pays, qui continue de ne point vouloir entendre raison, car M. le président, qui aspirait à l'honneur du martyre, fût devenu mahométan, si je l'eusse souhaité.

Voyons maintenant, d'après les mémoires de Chambrun lui-même, ce qu'étaient la douceur et l'ordre de M. de Tessé.

Chambrun avait 48 ans, il était perclus de la goutte, malade de la pierre et cloué sur son lit, pour s'être cassé la jambe en tombant d'entre les bras de ses domestiques.

M. de Tessé, dit-il, envoya chez moi en moins de deux heures 42 dragons et 2 tambours, qui battaient nuit et jour autour de ma chambre pour me jeter dans l'insomnie et me faire perdre l'esprit. Ces nouveaux hôtes venaient en foule dans ma chambre pour me demander de l'argent... Il fallait que l'on courût à tous les cabarets de la ville pour leur donner tout ce qu'ils demandaient. S'étant gorgés du gibier le plus délicat, cela ne fut plus de leur goût ; ils demandaient des choses qu'il aurait fallu aller chercher aux Indes, et tout cela pour avoir prétexte à maltraiter mes domestiques et mes bons voisins, qui étaient accourus pour les servir, croyant par là adoucir leur rage et leur fureur. Dans peu d'heures, ma maison fut toute bouleversée ; toutes les provisions ne suffirent pas pour un repas, ils enfonçaient les portes de tout ce qui était sous clef et faisaient un dégât de tout ce qui leur tombait en main. Mon épouse tâchait de subvenir à tout avec un courage intrépide... Elle essuya toutes les insolences qu'on se peut imaginer : les menaces, les injures, mille discours d'impudicité que ces malheureux prononçaient à tous moments. La crainte où j'étais qu'elle ne fût insultée plus avant m'obligea de la conjurer de se retirer chez M. de Chavannes son père... La nuit ne fut pas venue que les dragons allumèrent des chandelles par toute ma maison. Dans ma basse-cour, dans mes chambres on y voyait comme en plein midi, et l'exercice ordinaire de ces malhonnêtes gens était de manger, de boire et de fumer toute la nuit. Cela eût été supportable, s'ils ne fussent venus fumer dans ma chambre et si les tambours avaient fait cesser leur bruit importun... Ils joignaient à tout cela des hurlements effroyables, et si, pour mon bonheur, les fumées du vin en endormaient quelques-uns, l'officier qui commandait, et qu'on disait proche parent de M. le marquis de Louvois, les éveillait à coups de canne, afin qu'ils recommençassent à me tourmenter. Le désordre fut plus furieux pendant tout ce jour et la nuit suivante. Les tambours vinrent dans ma chambre ; les dragons venaient fumer à mon nez... Le mardi 13 de Novembre, je tombai dans une pâmoison où je demeurai quatre heures, avec peu d'apparences de vie. Tessé le traîna jusqu'à Valence, où l'évêque, M. de Cosnac, sut mener à bien la conversion si bien commencée : Il fallait agir avec moi, dit Chambrun, comme avec un enfant de naissance, et j'aurais pourri dans ma propre ordure, si j'avais été entre les mains d'autres personnes que mon épouse et mon neveu... On leur fit connaître qu'il faudrait qu'ils se retirassent, et qu'on me donnerait des dragons pour me servir... Je souffris tant de douleurs que j'allai lâcher cette maudite parole : Eh bien ! je me réunirai !

L'histoire de Chambrun n'est pas un fait isolé, des milliers de malheureux souffrirent des tortures semblables pour cause de religion. Il n'est, pour ainsi dire, pas de cruauté dont ne s'avisèrent les soldats de Louvois, et quand, effrayé lui-même de ce qu'il apprenait, il voulut arrêter le fléau qu'il avait déchaîné, ses ordres ne furent plus obéis. Généraux, intendants, magistrats et soldats avaient pris goût à la curée et, sûrs que le ministre n'oserait jamais les désavouer, continuaient leur sinistre besogne en dépit des avis, des blâmes, des reproches, des commandements et des objurgations du ministre impuissant et débordé.

Comme si l'Edit d'octobre n'était point encore assez barbare, toute une série de mesures vinrent encore l'aggraver.

Le culte protestant fut défendu à bord des navires marchands.

Les Vaudois de Briançon s'étant réfugiés sur le versant piémontais des Alpes, Louis XIV obligea le duc de Savoie à les expulser, et comme ils ne voulurent pas rentrer en France, Piémontais et Français les attaquèrent à la fois. Il se commit là encore d'affreuses barbaries : 3.000 hommes, femmes et enfants furent égorgés au pré de la Tour par les Piémontais, et 10.000 Vaudois furent dispersés dans les forteresses du Piémont, où la plupart périrent de faim et de misère.

Un Edit de janvier 1686 ordonna que tous les enfants de cinq à seize ans fussent enlevés à leurs parents hérétiques et remis à des parents catholiques, ou, s'ils n'en avaient pas, à des catholiques désignés par les juges. Des milliers d'enfants furent arrachés à leurs parents et jetés dans des couvents, où leur opiniâtreté à rester fidèles à leur foi leur attira d'indicibles persécutions.

Le 29 avril, un autre Édit menace les nouveaux convertis, qui refuseraient les sacrements en cas de maladie. S'ils reviennent à la santé, ils seront condamnés, comme relaps, aux galères et à la confiscation ; s'ils meurent, leur cadavre sera traîné sur la claie et jeté à la voirie.

Il semble qu'avec de telles lois, la volonté royale ait dû se faire obéir par tout le royaume, et n'ait pas trouvé de contradicteurs, mais ce serait méconnaître le caractère incoercible de l'esprit et la merveilleuse puissance de l'idée. Si Louis XIV avait cru pouvoir avec un chiffon de papier changer le cœur de ses sujets, il s'était abusé grossièrement sur sa puissance. Les trente dernières années de son règne ne furent, à l'intérieur, qu'une lutte sans répit, et parfois sauvage, contre les huguenots opiniâtres, les nouveaux convertis, les émigrants et les ministres.

Il était impossible à un protestant de demeurer dans sa religion sans s'exposer à la ruine et à la mort.

Un ancien procureur au Parlement de Bordeaux, Pierre de Vernejoul, avait un fils ministre à l'étranger et une nombreuse famille issue d'un second mariage.

Il s'était retiré dans son manoir de la Roque, près de Montflanquin, et y vivait tranquille et résigné, quand, le 31 août 1685, sa maison fut envahie par les soldats et mise au pillage. Le 2 septembre, les soldats se retirèrent en emportant l'argent et les bijoux qu'ils avaient pu trouver. Le 5 septembre, on lui envoya 200 hommes d'infanterie à loger, et il n'eut d'autre ressource que d'aller se cacher dans une haie avec sa femme et son plus jeune enfant jusqu'au départ des soldats. Quand il rentra chez lui, il trouva sa maison saccagée, sa métairie ruinée, tout son bétail tué, ses tonneaux défoncés, et le curé vint lui demander s'il ne voulait point obéir au roi.

Le 12 septembre, une lettre lui apprit que sa maison de Barsac était saccagée comme celle de la Roque.

Il obtint quelque répit par l'entremise du duc de la Force, parent de sa femme, qui le prit pour intendant de ses biens en Guyenne.

Mais, le 15 décembre, on l'avisa que l'on envoyait encore dix Croates dans sa maison, et qu'il aurait bientôt la compagnie tout entière, s'il ne changeait de religion.

Le 16, il fut averti que l'on recherchait sa femme pour la mettre au couvent.

Le 17 janvier 1686, l'évêque d'Agen le fit prévenir que, s'il n'abjurait pas, on allait démolir sa maison. Il répondit honnêtement qu'il était obligé à Monsieur l'évêque du soin qu'il prenait, mais que sa religion lui était plus chère que tout son bien.

Le 18 janvier, à quatre heures du matin, le château de la Force où il était, fut cerné et envahi par la troupe, et il n'eut que le temps de se blottir avec sa femme dans une cachette pratiquée dans la muraille, où il resta jusqu'à midi.

Il dut s'enfuir à travers champs et demander l'hospitalité à des amis, bien incertains en ces jours de persécution.

Le 24 janvier, il apprit que sa maison avait été démolie.

Le 30, un de ses amis lui dit qu'une prime de 50 livres était promise à quiconque les livrerait à la justice, rai et sa femme, et qu'ils devaient être pendus.

Le 31, il fut découvert, mené chez le curé et mis à choisir entre l'abjuration ou la potence, il abjura. — Dieu veuille me pardonner, écrit le malheureux sur son journal, et me donner toujours sa crainte et son amour, voulant vivre et mourir dans la religion qui nous est donnée par sa sainte parole.

Sa mère étant morte le 12 juin 1689, sans avoir fait appeler de prêtre, le curé refusa de l'enterrer, et Pierre de Vernejoul inhuma sa mère dans son jardin de Capdeport, proche le pied de sauge.

En 1691, on l'inquiétait encore parce qu'il ne faisait pas fonction de catholique, ni lui, ni sa famille, et on l'accusait de rébellion contre le roi pour avoir rebâti sa maison. Il put prouver la fausseté de cette dernière accusation ; quant à la première, il avoua qu'elle était véritable, car, ayant été forcé à signer une abjuration, il ne pouvait vouloir aller faire de fonction d'un catholique romain, ni profaner leurs mistères, mais demeurait dans sa maison, priant Dieu selon sa religion[1].

S'il échappa aux galères, ce fut hasard, ou effet de quelque puissante influence. En général, les nouveaux convertis n'avaient pas plutôt consenti à abjurer que les dragons, leurs tourmenteurs, venaient les accompagner à l'église et servaient de témoins férocement goguenards à leur réconciliation. Le lendemain même, les missionnaires jésuites faisaient mener à la communion ces catholiques de la veille, sans paraître se douter qu'une communion semblable ne pouvait être qu'un sacrilège. L'important était de grossir les listes que l'on envoyait à Versailles et de placer le plus grand nombre possible de huguenots dans la main de l'autorité.

L'histoire des nouveaux convertis offre un spectacle extrêmement intéressant. C'est la lutte passionnée du courage opiniâtre contre les pouvoirs les plus vigilants et les plus formidables. Sitôt que le pouvoir se relâche de sa surveillance, laisse entrevoir quelque fatigue, quelque velléité d'indulgence, le nouveau converti cherche à se dégager de la serre qui l'étreint, il cesse d'aller à l'église, il ne communie plus à Pâques, il lit l'Evangile à huis clos. Les évêques crient au scandale. Leur comptabilité pascale accuse les progrès de l'hérésie renaissante. Les intendants, qui tiennent à leur œuvre et qui la voient crouler, demandent de nouvelles rigueurs. Les griffes se resserrent de nouveau ; plus d'un relaps est envoyé, pour l'exemple, sur les galères du roi ; les autres retournent à l'église avec la même colère sourde, la même volonté invincible de lui échapper, le jour où ils le pourront faire sans risquer leur bien et leur liberté.

Les huguenots réfractaires à tout enseignement ont donné à Fénelon la grande raison de leur opiniâtreté. Ils l'écoutaient avec plaisir, semblaient touchés au point de verser des larmes, mais repoussaient toute idée de conversion en disant : Nous serions volontiers d'accord avec vous, mais vous n'êtes ici qu'en passant. Dès que vous serez parti, nous serons à la merci des moines, a qui ne nous prêchent que du latin, des indulgences et des confréries ; on ne nous lira plus l'Évangile ; nous ne l'entendrons plus expliquer, et on ne nous parlera plus qu'avec menaces.

Ne pas se convertir était partout difficile et parfois presque impossible. L'obstination vous désignait d'elle-même à toutes les rigueurs de l'autorité : une parole imprudente, une correspondance compromettante, une dénonciation d'un voisin ou d'un ennemi, vous étiez saisi, arrêté, et souvent mené jusqu'aux galères, non sous prétexte de religion, mais pour cause de sédition ou de came de lèse-majesté. Il était si insensé de mettre un homme aux galères parce qu'il préférait la religion de ses pères à celle du roi, que les protestants condamnés ne voyaient tout d'abord dans cette peine qu'une épreuve destinée à les effrayer. La tête rasée, la casaque rouge sur le dos, la chaîne aux pieds, ils parlaient encore de leur bon roi et semblaient prendre les galères en plaisanterie. Louis de Marolles, ancien conseiller du roi ; et galérien, écrivait à sa femme : Tout le monde me fait civilité sur la galère, voyant que les officiers me visitent. Si tu me voyais avec mes beaux habits de forçat, tu serais ravie. J'ai une belle chemisette rouge, faite tout de même que les sarreaux des charretiers des Ardennes, car elle n'est ouverte que par devant. J'ai, de plus, un beau bonnet ronge, deux hauts de chausses et deux chemises de toile grosse comme le doigt, et des bas de drap. Mes habits de liberté ne sont pas perdus, et, s'il plaisait au roi de me faire grâce, je les reprendrais. Le fer que je porte au pied, quoiqu'il ne pèse pas trois livres, m'a beaucoup plus incommodé dans les commencements que celui que tu m'as vu à Paris. M. de Marolles resta six ans au bagne et mourut forçat.

Les femmes n'étaient pas mises aux galères, mais en prison ou au couvent. L'une des plus horribles prisons de femmes était la tour Constance, près d'Aigues-Mortes. Ce donjon de 20 mètres de diamètre et den mètres de hauteur avait des murs de 6 mètres d'épaisseur et était divisé en trois étages voûtés qui ne recevaient de jour que par une ouverture circulaire percée au centre de chaque salle. Les prisonnières ne voyaient jamais personne. Chaque jour, un treuil leur descendait les vivres indispensables à leur subsistance. Elles n'avaient d'autre exercice que de faire le tour du donjon ; elles passaient leur temps à prier, à rêver ; beaucoup finirent dans la folie. Une d'entre elles resta cinquante ans dans la tour.

Mais, si dure que fût la prison, les protestantes la préféraient encore au couvent. Mieux valait ne voir personne que de tomber aux mains de nonnes acharnées à vous vouloir sauver malgré vous. Beaucoup de dames qui avaient résisté aux dragons cédèrent devant la menace du couvent.

Un notable de Caen s'étant enfui en Angleterre, ses filles furent mises aux Nouvelles-Catholiques, et sa femme aux Filles repenties.

D'ailleurs, opiniâtre ou non, le huguenot subissait la même persécution et endurait les mêmes douleurs, s'il avait des enfants. On voyait des mères laver, au retour de l'église, le front de leur enfant qui venait de recevoir le baptême catholique. On en voyait qui, dans l'angoisse du désespoir, criaient à leur fils, partant pour le couvent : : Si tu vas à la messe, je te maudis. Les enfants arrachés à leurs parents et jetés dans les monastères lassaient parfois la patience de leurs instructeurs et sortaient de ces geôles plus huguenots qu'ils n'y étaient entrés ; ou bien, par mille gamineries, témoignaient que l'on pouvait torturer leur corps, mais que l'on n'aurait jamais prise sur leur âme. La haine s'amassait dans les cœurs et n'attendait qu'une étincelle pour faire explosion.

Louis XIV avait d'un seul coup banni du royaume 700 ministres. Les malheureux étaient partis au milieu des pleurs et des gémissements, et l'un d'eux, le pasteur de Caen, du Bose, nous a dit en vers indignés tout son désespoir :

Tu me vois, ô Seigneur, chassé de ma province,

Attaqué d'ennemis mortels,

Eloigné de la Cour, condamné de mon prince

Et séparé de tes autels.

Hélas ! ce dernier point est celui qui me touche :

C'est ce qui fait sortir les plaintes de ma bouche,

Les soupirs de mon sein et les pleurs de mes yeux,

J'ai quitté sans regret les plaisirs de la terre,

Ses richesses de boue et ses honneurs de verre,

Mais je regrette, ô Dieu, tes parvis glorieux.

En l'état où je suis, j'éprouve cent alarmes

Et je me vois presque réduit

A ne me nourrir plus que de l'eau de mes larmes,

Dont je m'abreuve jour et nuit.

Mais, entre tous les maux dont je ressens l'outrage,

Rien ne m'afflige tant que l'impudent langage

De ceux qui font la guerre au maitre que je sers ;

Lorsque, leur sens brutal chassant sa providence,

Ils osent inférer de ma rude souffrance

Que je n'ai plus pour moi le Dieu de l'Univers.

Bientôt les pasteurs bannis furent pris de la nostalgie du retour ; décidés à braver toutes les tyrannies et tous lés dangers, ils rentrèrent dans le royaume, où leur tête fut mise à prix comme celle des loups.

Une déclaration royale du 1er juillet 1686 portait peine de mort contre tout ministre religionnaire français ou étranger qui rentrerait dans le royaume ; défense de leur donner retraite ou assistance, sous peine pour les hommes des galères perpétuelles, et pour les femmes d'être rasées et renfermées pour le reste de leurs jours, et de confiscation de biens. — Récompense de 5.500 livres payées comptant pour quiconque donnera lieu par ses avis à la capture d'un ministre.

Comme il n'y avait plus de temples debout et que les villes étaient trop surveillées, c'est dans les bois, au milieu des montagnes, dans les coins les plus isolés, que les protestants tenaient leurs assemblées. De mystérieuses indications circulaient de main en main ; au jour marqué, les fidèles se rendaient par petits groupes au lieu de l'assemblée. Des sentinelles postées sur les chemins à une lieue de distance surveillaient la contrée et, dans le temple naturel de la forêt, les protestants écoutaient le prêche, chantaient leurs psaumes, se réconfortaient les uns les autres, s'excitaient à demeurer fermes dans la foi.

Tous ceux qui venaient à ces assemblées savaient qu'ils risquaient leur liberté et leur vie. M. de la Trousse, commandant des troupes royales en Languedoc, promettait 50 pistoles à quiconque avertirait l'autorité de la tenue des assemblées, assez à temps pour que l'on pût tomber dessus avec de la troupe. Lorsque l'on aura tant fait que de parvenir au lieu de l'assemblée, il ne sera pas mal à propos, ajoutait-il, d'en écharper une partie et d'en faire arrêter le plus qu'on pourra, du nombre desquels on fera pendre sur-le-champ quelques-uns de ceux qui se trouveront armés, et conduire le reste en prison, soit hommes ou femmes, et principalement le président... Si l'on pouvait même engager quelques-uns à livrer un prédicant ou un proposant, on donnera cinquante louis d'or pour le prédicant et autant pour le proposant, c'est-à-dire de ceux qui ont prêché aux assemblées. Les ministres surpris en flagrant délit de prêche étaient jugés et impitoyablement condamnés à mort.

Le pasteur Brousson avait quitté Genève et tous les siens pour retourner au milieu des protestants du Midi.

Fait prisonnier par trahison, il fut condamné à la question et à être rompu vif. Baville, touché de sa constance, décida qu'il serait seulement présenté à la question et pendu : J'ai exécuté plus de 200 condamnés, disait le bourreau, mais aucun ne m'a fait trembler comme M. Brousson ; quand on le présenta à la question, le commissaire et les juges étaient plus pâles et plus tremblants que lui, qui levait, les yeux au ciel en priant Dieu. Je me serais enfui, si je l'avais pu, pour ne pas mettre à mort un si honnête homme. Si j'osais parler, j'aurais bien des choses à dire sur lui ! Certainement, il est mort comme un saint.

Bien d'autres moururent comme lui, pleins de foi et de courage.

L'histoire des martyrs courait le pays et exaltait les âmes. La douleur, la colère, la vengeance amenèrent les esprits à un tel degré de tension que la passion mystique se tourna en extase. Un vieux gentilhomme verrier du Dauphiné, nommé du Serre, avait recueilli dans sa demeure des orphelins huguenots ; il les élevait dans la pénitence et la crainte du Seigneur ; l'imagination de ces enfants s'enflammait à ses discours ; un jour vint où ils entendirent des voix, où ils eurent des visions et prophétisèrent, et du Serre les envoya prêcher au peuple, et ils lui annoncèrent que le Seigneur prenait pitié de Sion.

Leur voix fut comme le choc qui détruit l'équilibre instable d'une masse de verre trempé et la fait voler en éclats. Elle triompha tout de suite de la crainte qui retenait encore le peuple dans l'obéissance. Elle suscita partout des prophètes, et ce fut bientôt par centaines, par milliers même que se comptèrent les voyants. Ils allaient par les villages et les hameaux, rallumant partout la foi et les haines et menant le peuple aux assemblées, où les prêches lyriques alternaient avec les chants de pénitence et de guerre. Les huguenots se rassemblaient sur l'emplacement de leurs temples et croyaient entendre les anges voler et chanter au-dessus des ruines. Les femmes étaient saisies de l'esprit prophétique, chantaient des psaumes, parlaient avec une facilité, une éloquence extraordinaires, se transfiguraient par l'effet de leur discours et apparaissaient aux assistants belles comme des chérubins. Des enfants voyaient de grandes cloches passer dans les airs et entendaient des anges qui leur disaient de ne plus aller à la messe, que les jours de Bélial étaient comptés.

A mesure que grandissait l'enthousiasme des Cévenols croissait .aussi la fureur des autorités royales. Le terrible intendant Basville ne faisait plus de quartier, et, de temps à autre, des représailles folles tombaient sur les persécuteurs.

Un prêtre particulièrement haï, du Chayla, archiprêtre de Mende, avait arrêté un convoi d'émigrants ; un cardeur de laine, nommé Séguier, souleva une bande de huguenots, délivra les prisonniers et s'empara de du Chayla. Cinquante-trois hommes défilèrent devant le malheureux et lui portèrent chacun un coup : Voilà pour mon frère que tu as envoyé aux galères !Voilà pour ma mère, morte de chagrin !Voilà pour mon père traîné sur la claie !Voilà pour mon ami assassiné !

Quand les prophètes tombaient aux mains des soldats, ils ne se montraient pas moins intrépides que les ministres.

— Votre nom ?

— Séguier.

— Pourquoi vous appelle-t-on Esprit ?

— Parce que l'esprit de Dieu est avec moi.

— Votre domicile ?

— Au désert et bientôt au ciel.

— Demandez pardon au roi.

— Nous n'avons d'autre roi que l'Eternel.

— N'avez-vous pas, au moins, remords de vos crimes ?

— Mon âme est un jardin plein d'ombrages et de fontaines.

Enfin, après les persécutions, les mutineries, les représailles et les exécutions, vint la guerre civile ; la terrible insurrection des Camisards mit les Cévennes en feu pendant trois ans (1702-1705). Le maréchal de Montrevel dévasta quarante lieues de pays et fit disparaître 400 villages. Le régiment de la marine fut presque entièrement anéanti à Saint-Chaptes en 1704. Villars conquit dans les Cévennes son titre de duc et son cordon bleu. Il traita avec Cavelier. Berwick acheva son œuvre et dispersa les dernières bandes ; beaucoup de camisards passèrent à l'étranger.

Saint-Simon avoue que si les insurgés s'en étaient tenus à demander seulement la liberté de conscience et le soulagement des impôts... force catholiques... auraient peut-être levé le masque sous leur protection.

La dévastation des Cévennes n'arrêta pas le cours des persécutions. Louis XIV resta jusqu'à son dernier jour le fléau des réformés. Quatre nouveaux Edits des 17 mai 1711, 8 mars 1712, 18 mars 1712 et 18 septembre 1713 rappelèrent et aggravèrent les lois les plus cruelles précédemment portées contre lés huguenots.

Par le traité d'Utrecht, conclu 'avec la Grande-Bretagne, Louis XIV s'était engagé à remettre en liberté les protestants condamnés aux galères pour cause de religion. Ils n'étaient plus que 136. Louis XIV ne mit aucun empressement à les délivrer, il y en avait encore au bagne lorsqu'il mourut, le fer septembre 1715.

La révocation de l'Edit de Nantes a causé à la France des maux incalculables. Vauban a dit qu'elle avait, dès les premières années, amené la désertion de 100.000 Français, la sortie de 60 millions, la ruine du commerce, les flottes ennemies grossies de 9.000 matelots, les meilleurs du royaume, leur armée de 600 officiers et 12.000 soldats plus aguerris que les leurs.

Ces chiffres, si considérables qu'ils soient, ne sont pas encore suffisants. La Saintonge et le Poitou perdirent plus de 100.000 habitants ; en Normandie, 20.000 habitations étaient désertes ; Paris, 1.200 familles protestantes sur 1.900 avaient passé à l'étranger. Metz avait perdu plus de 6.000 habitants. De 1682 à 1720, Genève secourut 60.000 exilés, Zürich en six ans 23.000. Londres compta bientôt 30 églises françaises. Berlin donna asile à 10.000 réfugiés. D'autres se rendirent en Suède, en Danemark, en Russie, en Amérique, et surtout en Hollande. La France perdit par cette funeste émigration, qui se continua jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, plus de 400.000 habitante.

Le nombre des Français qui furent perdus pour la France, dit M. Sorel, si élevé qu'il soit, est cependant peu de chose en comparaison de la valeur de leurs âmes, et de la trempe de leurs caractères. Ceux qui, ayant à opter entre ce qu'ils avaient de plus cher au monde et leur conscience optèrent pour leur conscience, emportaient avec eux des trésors d'héroïsme, de constance, de désintéressement. Ils laissaient dans leur patrie un de ces vides que rien ne peut combler.

Que n'eût pas été la France, dit aussi Edgar Quinet, si avec l'éclat de son génie elle eût joint la force de caractère, la vigueur d'âme, l'indomptable ténacité de cette partie de la nation qui avait été retrempée par la réforme !

Les protestants, dit le duc d'Aumale, étaient devenus un élément essentiel de la nation.

Cependant, Saint-Simon, Vauban, Noailles, furent presque seuls à blâmer la guerre à l'hérésie. Les acclamations retentissaient de toutes parts autour du trône ; clercs et courtisans rivalisaient d'enthousiasme et le poussaient jusqu'au délire.

Mme de Sévigné écrit que la Révocation est la plus grande et la plus belle chose qui ait été imaginée et exécutée.

Le comte de Bussy lui répond : J'admire la conduite du roi pour réunir les huguenots ; les guerres qu'on leur a faites autrefois et la Saint-Barthélemy ont donné vigueur à cette secte ; S. M. les sapa petit à petit, et l'Edit qu'il vient de donner, soutenu des dragons et de Bourdaloue, a été le coup de grâce. Mlle de Scudéry s'extasie à la vue de ces merveilles.

A l'Académie française, La Fontaine parle de l'hérésie réduite aux abois.

Tallemant compare Louis XIV vainqueur de l'hérésie à Apollon vainqueur du serpent Python.

Dacier applaudit le roi d'avoir brisé les chaînes de l'erreur. L'abbé Fleury appelle les émigrés de mauvais Français, qui ont mieux aimé abandonner leur patrie que leur fausse religion.

L'Académie propose la révocation comme sujet du prix de poésie, et Fontenelle remporte le prix.

Fénelon a vengé l'honneur du clergé de France par une belle lettre à Louis XIV, qui l'a perdu aux yeux du roi et le glorifie aux yeux de l'histoire : Vous n'aimez point Dieu, lui disait-il, vous ne le craignez même que d'une crainte d'esclave ; c'est l'enfer et non pas Dieu que vous craignez. Votre religion ne consiste qu'en superstitions, en petites pratiques superficielles. Vous êtes scrupuleux sur des bagatelles et endurci sur des maux terribles. Vous n'aimez que votre gloire et votre commodité. Vous rapportez tout à vous, comme si vous étiez le dieu de la terre et que tout le reste n'eût été créé que pour vous être sacrifié.

Sauf Fénelon et Noailles, tout le reste applaudit.

Fléchier voit la piété du prince excitant les uns par de pieuses libéralités, attirant les autres par les marques de sa bienveillance, relevant sa douceur par sa majesté, modérant la sévérité de ses Edits par sa clémence, aimant ses sujets et haïssant leurs erreurs, ramenant les uns à la vérité par la persuasion, les autres à la charité par la crainte ; toujours roi par autorité, toujours père par tendresse.

Bossuet se passionne encore davantage et nous fait voir la scène du point de vue ecclésiastique avec tout le mirage de sa foi terrible, avec tout le prestige de sa magnifique éloquence. Nos pères n'avaient pas vu comme nous une hérésie invétérée tomber tout à coup ; les troupeaux égarés revenir en foule et nos églises trop étroites pour les recevoir, leurs faux pasteurs les abandonnant sans même en attendre l'ordre et heureux d'avoir à leur alléguer leur bannissement pour excuse ; tout calme dans un si grand mouvement, l'univers étonné de voir dans un événement si nouveau la marque la plus assurée, comme le plus bel usage de l'autorité et le mérite du prince plus connu et plus révéré que son autorité même. Touchés de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis, poussons jusqu'au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente Pères disaient autrefois dans le concile de Chalcédoine : Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques, c'est le digne ouvrage de votre règne, c'en est le propre caractère.

Le grand Arnauld, alors réfugié en Hollande, vivant au milieu de populations protestantes, lisant dans les gazettes hollandaises le récit des dragonnades, applaudit, lui aussi, à la persécution. Il se rappelle que saint Augustin a remarqué que les édits des Empereurs, qui avaient ordonné de grosses amendes contre les Donatistes, furent cause que plusieurs d'entre eux retournèrent à l'Eglise. Il trouve les moyens employés un peu violents, mais ne les croit pas injustes ; il constate que le roi a eu le bonheur d'éteindre l'hérésie dans son royaume, et il pense que ces gazes tiers protestants sont de grands menteurs.

Quand on voit de si hautes intelligences offusquées à ce point par le parti pris et le fanatisme, on ne s'étonnera pas que la bourgeoisie dévote et égoïste se soit réjouie de voir disparaître tous les concurrents huguenots, que le peuple ait battu des mains devant le pillage et la violence, et que le soldat ait pris un plaisir extraordinaire au divertissement vraiment royal que la piété singulière du roi lui ménageait.

Il faut savoir l'avouer : la France tout entière a été complice du roi. Aucune classe de la nation n'a le droit de rejeter sur l'autre la responsabilité de l'injustice. Tout le monde a été injuste, tout le monde a été méchant, tout le monde a été fou.

Et s'il en a été ainsi, c'est que l'âme française, avec toutes ses brillantes qualités, avec ses traits héroïques, présente deux graves lacunes, deux trous profonds que rien n'a pu combler ; elle n'a ni  le  sens du droit ni le sens de la liberté. Ces deux grandes choses la passionnent sans la pénétrer ; elle leur rend le culte idolâtre et païen que l'on rend aux idées qu'on admire et qu'on ne comprend pas. Elle en parle sans cesse, elle chante leurs louanges, elle les exalte, et, au même moment qu'elle parait les adorer, elle les méconnaît dans sa conduite, les outrage et les foule aux pieds.

Une telle nation exagère tout ce qu'elle fait, surpasse les autres dans le mal comme dans le bien et n'a jamais l'allure ferme et grave qui convient aux gens doués de raison.

Dévoyée en 1683 par le fanatisme religieux, la France se laissera jeter en 1793 hors des voies du droit et de la liberté par le fanatisme politique. Les deux crises sont comparables et adéquates : mêmes grands principes à l'origine, même enthousiasme, mêmes fureurs, mêmes excès : confiscations, emprisonnements arbitraires, jugements précipités, proscriptions, émigration, guerre civile, guerre étrangère.

Et ne pensez pas que ces passions soient mortes, que le caractère national soit changé. Demain peut-être les partis de haine joueront sous vos yeux le troisième acte du drame, au nom cette fois du fanatisme social.

Voilà ce qu'il en coûte aux nations qui ne savent pas regarder comme intangibles lei droits de la conscience, les droits de la famille, les droits de là liberté et les droits de la patrie.

 

 

 



[1] Pierre de Vernejoul et son journal inédit (1613-1691), par Daniel Benoît, Bulletin de la Soc. du prot. fr. (sept.-oct. 1904).