L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME PREMIER — DEPUIS L'ÉDIT DE NANTES JUSQU'AU CONCORDAT (1598-1801)

 

LA CHARITÉ AU XVIIe SIÈCLE.

 

 

Le dix-septième siècle est, pour nous, une époque de gloire et de très brillante civilisation ; c'est comme l'apogée de la grandeur française ; on y a voulu voir le grand siècle de notre histoire et de notre culture. Nous ne croyons pas que cette idée soit juste de tout point, nous apercevons bien d'autres grands siècles dans l'histoire de notre pays. Mais, quand même on ferait de ce siècle en particulier l'âge d'or de la France, cet éloge ne pourrait jamais s'entendre que de la suprématie politique et de la gloire littéraire ; car l'état social resta fort barbare pendant tout le siècle, la misère y coula toujours à grands flots et faillit plus d'une fois le submerger.

La paix de Vervins, qui mit fin, en 1598, aux guerres de Religion, parut d'abord ajouter aux malheurs du royaume par le licenciement d'un nombre infini de soldats, que le roi ne voulut plus prendre soin de nourrir. Beaucoup se firent brigands, et il fallut faire de terribles exemples pour ramener les autres à la charrue ou à l'atelier.

L'administration de Sully a été sage et féconde, mais le budget de la France ne laissait presque rien aux dépenses utiles ; tandis que sur les revenans bons dus à l'économie du ministre le roi prend 3.244.000 livres, la noblesse 2 millions, l'armée 4 millions, il reste 150.000 livres seulement pour la réfection et l'entretien des routes. Et il n'y a pas moyen de charger le peuple davantage. Il est travaillé à outrance et mangé jusqu'aux os.

En 1614, le Tiers État réclame des lois contre le vagabondage et la mendicité. Il dénonce l'exagération des tailles et des corvées, la tyrannie des seigneurs. Il demande la suppression d'un grand nombre de tribunaux, la tenue triennale des Grands-Jours dans toutes les provinces. Il se prononce contre l'intolérable rigueur des saisies, qui ne laissaient au laboureur ni sa charrue ni son lit.

Sire, disait Savaron au roi, soyez le roi très chrétien. Ce ne sont pas des insectes, des vermisseaux qui réclament votre justice et votre miséricorde. C'est votre pauvre peuple, ce sont des créatures raisonnables ; ce sont les enfants dont vous êtes le père et le tuteur... Que diriez-vous, Sire, si vous aviez vu en Guyenne et en Auvergne les hommes paître l'herbe à la manière des bêtes ? Cela est tellement véritable que je confisque à Votre Majesté mon bien et mes offices, si je suis convaincu de mensonge.

Richelieu trouva moyen de tirer du peuple deux fois plus que n'en tirait Sully. La taille passa de 17 millions en 1610 à 44 millions en 1642. Le temps de son gouvernement fut marqué par d'incessantes émeutes. Il y en eut à Dijon en 1630, en Provence en 1631, à Lyon en 1632, à Bordeaux, Agen, La Réole, Condom et Périgueux en 1635. En 1636 et 1637, le Poitou, le Limousin, l'Angoumois virent de terribles insurrections paysannes. Un chirurgien, pris pour un gabelou, fut mis en pièces, un commis des aides écharpé.

En 1638, c'est la Normandie qui s'insurge à son tour contre la gabelle, à la voix de Jean va-nu-pieds.

En 1643, la régente trouva les coffres vides, les revenus de trois années consommés d'avance et 1.200.000 livres dus à Messieurs du Parlement pour leurs gages.

En 1648, Omer Talon trouve de magnifiques paroles pour peindre la misère du peuple : Il y a, Sire, dix ans que la Campagne est ruinée, les paysans réduits à coucher sur la paille, leurs meubles vendus pour le paiement des impositions, aux-a quelles ils ne peuvent satisfaire, et que, pour entretenir le luxe de Paris, des millions d'âmes innocentes sont obligées de vivre de pain, de son et d'avoine, et de n'espérer aucune protection que celle de leur impuissance. Faites, Madame, s'il vous plaît, quelque sorte de réflexion sur celte misère publique dans la retraite de votre cœur. Ce soir, dans la solitude de votre oratoire, considérez quelle peut être la douleur, l'amertume et la consternation de tous les officiers du royaume... Faites, Sire, que les noms d'amitié, de bienveillance, de tendresse, d'humanité se puissent accommoder avec la pourpre et la grandeur de l'Empire. Donnez, Sire, à ces vertus lettres de naturalité dans le Louvre et triomphez plutôt du luxe de votre siècle que non pas de la patience, de la misère et des larmes de vos sujets. La Fronde aggrava encore la misère et la porta à un degré si incroyable qu'il faut remonter jusqu'au Ive siècle pour trouver une période aussi horrible.

Les hommes qui menaient ce malheureux pays étaient affreusement durs. Les nobles des Etats de 1614 voulaient faire bâtonner Savaron par leurs gens. Le duc de La Valette, chargé de réprimer l'émeute des croquants, tua 1.200 paysans sur les barricades de La Sauvetat d'Eymet (juin 1637). La ville de Toul, volée, pillée, mise à sac par sa garnison, demandait justice ; on la menaça de lui envoyer-8 compagnies de cavalerie et 10 d'infanterie de plus, si elle se plaignait (1655). Le surintendant des finances, Maisons, destitué pour concussion, haussait les épaules en disant : Ils ont tort, j'avais fait mes affaires, j'allais faire les leurs. Mazarin, apprenant que ses nouveaux impôts faisaient le sujet de chansons nouvelles, souriait joyeusement et disait : Ils cantent, ils pagaront !

La misère était si universelle et si terrible que des gens, ayant 20.000 francs de bien, n'avaient pas toujours un morceau de pain à manger, et le désespoir se résolvait parfois en une rage immense que l'on voit éclater dans les pamphlets de Dubosq-Montandré.

Ne le dissimulons pas, s'écrie-t-il, les grands se jouent de notre patience ; parce que nous endurons tout, ils pensent être en droit de nous faire tout souffrir. Levons le masque ; le temps le demande. Les grands ne sont grands que parce que nous les portons sur nos épaules : nous n'avons qu'à les secouer pour en joncher la terre et pour faire un coup de parti duquel il soit parlé à jamais. Après avoir choisi le parti que nous voulons renforcer par un soulèvement général, faisons carnage de l'autre, sans respecter ni les grands, ni les petits, ni les jeunes, ni les vieux, ni les mâles, ni les femelles, afin qu'il n'en reste pas un seul pour en conserver le nom. Soulevons tous les quartiers, tendons les chaînes, renouvelons les barricades, mettons l'épée au vent, tuons, saccageons, brisons, sacrifions à notre vengeance tout ce qui ne se croisera pas sous la bannière du parti de la liberté (1652).

Au milieu de cette épouvantable misère et de ces haines féroces, l'Eglise — et ce sera son éternel honneur — a fait luire un rayon de charité et d'espérance, et c'est bien à elle et à la doctrine de son Maitre qu'il convient- d'en rapporter la gloire, car les hommes qu'elle employa avaient en grande partie la même dureté de cœur que les politiques, les mêmes préjugés contre les opinions étrangères à la leur, le même pessimisme pratique, les mêmes dédains pour les petits et les misérables. Mais il y eut quelques âmes d'élite qui retrouvèrent les sources évangéliques, s'y abreuvèrent longuement et firent ensuite passer dans une foule d'autres âmes la sainte ivresse qui les avait elles-mêmes saisies. C'est de ces quelques hommes et de ces quelques femmes que nous parlerons aujourd'hui.

Le premier qui donna le branle fut François de Sales, évêque titulaire de Genève, en résidence à Annecy.

Saint François est véritablement un homme délicieux. Promu, malgré lui, à l'évêché de Genève, il ne voulut jamais abandonner son diocèse, quoique Henri IV lui ait offert un évêché en France, et que le cardinal de Retz l'ait demandé comme coadjuteur à Paris. Sa simplicité était exquise. La princesse Christine de France, fille d'Henri IV, le voulut avoir pour aumônier, quand elle devint duchesse de Savoie ; il accepta, mais à condition de continuer à résider dans son diocèse et de ne recevoir les revenus de sa charge que lorsqu'il l'exercerait : Je me trouve bien d'être pauvre, disait-il, je crains les richesses ; elles en ont perdu tant d'autres, elles pourraient bien me perdre aussi. La princesse lui fit présent d'un diamant de grand prix, en le priant de le garder pour l'amour d'elle : Je vous le promets, Madame, lui répondit-il, à moins que les pauvres n'en aient besoin. — En ce cas, dit la princesse, contentez-vous de l'engager et j'aurai soin de le dégager. — Je craindrais, repartit l'évêque, que cela n'arrivât trop souvent et que je n'abusasse enfin de votre bonté. Sa charité allait si loin que son économe, aux abois, menaçait souvent de le quitter et répétait aux gens du prélat : Notre maître est un saint, mais il nous mènera tous à l'hôpital et il ira lui-même le premier, s'il continue comme il a commencé.

Saint François de Sales tient à l'histoire de l'Eglise de France par ses rapports avec Port-Royal et surtout par son amitié avec une femme admirable, qui le surpassa peut-être en charité, Jeanne-Françoise Frémiot, veuve du baron de Chantal, l'aîné de la maison de Rabutin.

M. de Chantal mourut d'un accident de chasse, et sa veuve, âgée alors de vingt-huit ans (1600), fit vœu de ne pas se remarier et de consacrer le reste de sa vie à l'éducation de ses enfants et au soulagement des pauvres. Elle distribua autour d'elle ses bijoux et ses robes, ne reçut plus de visites, n'en fit plus que de charité et de stricte bienséance et ne garda autour d'elle que les domestiques indispensables à la tenue de sa maison.

En 1604, saint François vint prêcher le carême à Dijon. Mme de Chantal l'écouta avec le plus vif intérêt, l'alla voir en Savoie au mois de mai et résolut de se mettre dès lors sous sa direction spirituelle, Il lui donna pour première maxime qu'on ne peut être heureux en ce monde sans contribuer de tout son pouvoir au bonheur d'autrui. Il lui ouvrit la perspective d'une vie nouvelle, et elle s'y jeta héroïquement, se passionnant pour le dévouement à mesure qu'elle se dévouait davantage.

On raconte d'elle des traits sublimes. On lui amena, un jour, un pauvre tout couvert d'ulcères. Ce fut pour elle comme un présent du ciel. Elle lui fit quitter ses haillons, qu'elle lava et raccommoda de ses propres mains ; elle lui ôta son linge presque pourri et lui en donna de blanc. L'ayant fait coucher, elle lui coupa elle-même les cheveux et pansa ses ulcères, sans que l'horrible infection qui en sortait fût capable de la rebuter. Il fallait au malade peu de nourriture, et souvent, elle lui rendait ce service avec joie ; quand elle ne te pouvait, elle avait bien de la peine à le lui faire rendre par ses domestiques. Ils n'entraient chez le malade qu'en se bouchant le nez, et la puanteur affreuse qui sortait de son corps les faisait bientôt enfuir. Hélas ! disait le malheureux, Madame n'en use pas ainsi ; elle ne se bouche pas le nez, elle m'aide à manger, elle s'assied près de moi, elle m'instruit, elle me console ! Elle le garda ainsi pendant plusieurs mois, le pansa, le soigna, le nourrit, le veilla dans son agonie et, quand le pauvre homme fut près d'expirer, il se tourna vers elle les mains jointes et lui dit : Madame, Dieu seul peut être votre récompense de tout ce que vous avez fait pour lui en ma personne. S'il a jamais exaucé les prières des pauvres, je le prie que ce soit en cette occasion et qu'il vous accorde ce que je lui ai demandé tant de fois pour vous et ce que je lui demande encore, et vous, Madame, je vous prie de ne me pas refuser votre bénédiction. (Hist. ecclésiastique, t. XIII, Cologne, 1754.)

En 1610, voyant que sa famille pouvait se passer d'elle, et ayant obtenu la permission de ses parents, elle se rendit à Annecy et y fonda, sous l'inspiration de saint François de Sales, l'ordre de la Visitation, qui se donna pour liche principale le soulagement des pauvres et des malades. En qualité de première religieuse de notre congrégation, lui dit l'évêque, je vous regarde pour ainsi dire comme la pierre fondamentale ; vous devez donc être la plus cachée, la plus basse, c'est-à-dire la plus humble. Plus notre congrégation sera humble, inconnue et cachée aux yeux des hommes, plus elle s'élèvera et se multipliera, plus elle sera utile à l'Eglise. Ne vous élevez pas de la qualité de fondatrice... Jésus-Christ, le fondateur de la religion, a déclaré en cette qualité qu'il était venu pour servir et non pour être servi.

L'exemple donné par saint François et Mme de Chaptal ne tarda pas à porter fruit, mais il faut reconnaître que la majeure partie des grands clercs du début du dix-septième siècle avaient plus d'inclination pour les études théologiques, la controverse et l'ascétisme que pour les œuvres propres de la charité. Il y avait dans l'Eglise de France comme une crise d'intellectualisme, qui s'opposa, pendant quelque temps, au développement des institutions de bienfaisance.

Arnauld, parlant du P. Lallemand, réformateur des chanoines réguliers de Sainte-Geneviève, le loue d'avoir été un excellent religieux, un savant et solide théologien, un philosophe subtil et pénétrant, un orateur aussi judicieux que spirituel et un directeur aussi sage que zélé. Mais sa grâce singulière, ajoute-t-il, et qu'on peut dire avoir été la source de toutes les autres, est d'avoir ressenti d'une manière plus vive que la plupart des saints même, cette impression de mépris pour la vie présente et d'amour pour l'éternelle, qui faisait dire à saint Paul : Cupio dissolvi et esse cum Christo. Voir ce monde sous des couleurs si sombres et lui marquer tant de mépris est une mauvaise condition pour compatir beaucoup à ses misères. Des gens qui passaient leur temps à se mortifier et à se torturer, à se détacher de tout lien terrestre, qui voyaient dans la solitude le souverain bien, dans l'adversité une grâce de la Providence, dans la douleur une épreuve salutaire, étaient peu disposés à s'émouvoir de l'abandon, de l'infortune et des souffrances d'autrui. Il y avait dans leur fait comme un soupçon de pharisaïsme. N'est-il pas arrivé à quelques-uns de ces athlètes du bon combat de s'enorgueillir inconsciemment de leur courage, de défier la douleur à la manière des anciens stoïciens, d'accueillir avec joie l'épreuve qui devait mettre à leur front l'auréole des grandes victoires ?

La charité ne demande pas tant de science, et veut des cœurs un peu plus simples. La pitié suppose un certain amour de la vie, un peu d'espoir dans une amélioration possible de la condition humaine, un peu de foi dans le progrès. Si tout est mal et va mal sur la terre, le mieux est de la quitter le plus tôt possible, et la charité est presque un contre-sens. Elle devient au contraire le but par excellence si l'on espère diminuer la somme totale de la souffrance humaine, donner au misérable, accablé et abêti par le malheur, quelque occasion de croire en la bonté des hommes et d'entrevoir au-dessus d'elle la bonté de Dieu.

Ce fut un homme de petite naissance, d'esprit droit, et d'allègre humeur qui trouva, au dix-septième siècle, les vraies voies de la charité.

Saint Vincent de Paul est une des figures les plus originales de son époque, et son originalité consiste justement en ce que, dans ce siècle de docteurs moroses et de controversistes bilieux, il ne vécut que pour l'action et connut par elle la joie de vivre, la joie héroïque qui vient du cœur.

Saint Vincent de Paul naquit, en 1576, au village de Pont, près de Dax, dans les Landes de Gascogne. Enfant, il garda les brebis de son père ; puis, comme il avait l'esprit vif et pénétrant, on le mit en pension en i588 chez les Cordeliers de Dax, moyennant 60 livres par an. Quatre ans plus tard, un avocat de la même ville le prit pour répétiteur de ses enfants et lui permit de continuer son éducation, sans être à charge à sou père. Décidé à entrer dans les ordres, Vincent fit sa théologie à Toulouse et reçut la prêtrise en 1600. Sans être ce qu'on appelait alors un savant, il avait suivi avec profit les cours de l'Université, et, une fois bachelier en théologie, il expliqua comme maitre le deuxième livre de Pierre Lombard. Un instant, il songea à pousser plus loin ses études dogmatiques, il partit pour Salamanque avec l'intention d'y rester plusieurs années ; mais il trouva la célèbre Université tout occupée à discuter le problème de la prémotion physique, et, au bout d'une semaine, il reprit le chemin de la France, son clair génie lui disant qu'il avait mieux à faire que de discuter de si obscures questions. Il préféra toujours à la science spéculative celle_ qui peut servir dans l'action, et il apprit le latin, le grec et l'hébreu, l'italien, l'espagnol et l'allemand.

En 1603, une dame, qui l'avait pris en estime, lui légua une petite somme d'argent et une créance à recouvrer à Marseille. En revenant de cette ville, il eut la mauvaise idée de s'embarquer et fut pris en mer par des pirates barbaresques. Il fut vendu comme esclave à un pécheur d'Alger, puis à un médecin, et tomba enfin entre les mains d'un renégat savoyard qu'il commença aussitôt à catéchiser. Il y mit tant d'ardeur que le renégat se repentit et finit par s'évader dans une barque avec son esclave. Ils abordèrent tous les deux à Aigues-Mortes en 1607, puis de là se rendirent à Avignon, où le Savoyard abjura l'islam et se réconcilia avec l'Eglise.

M. Vincent, comme on l'appela toute sa vie, était déjà un homme de sens et d'expérience. Pendant sa captivité, il avait étudié l'organisation des Etats barbaresques et était à même de servir, mieux que personne, les intérêts français en Afrique. On le vit, plus tard, organiser 'des consulats français à Tunis et à Alger, protéger le trafic de nos marchands tout le long de la côte africaine et racheter un grand nombre de captifs.

Du médecin son maître, il avait appris quelques secrets de chirurgie et peut-être un peu d'alchimie. Il n'en fallut pas davantage pour le mettre en grande réputation de savoir ; le prélat Montorio, qui se rendait à Rome, l'emmena avec lui en qualité de secrétaire. M. Vincent vit la Cour pontificale, et en étudia les ressorts en observateur fin et avisé ; il la connut-bien et sut plus tard habilement négocier avec elle. Il plut au pape par sa discrétion, son zèle et son esprit, et revint en France chargé par Paul V d'une mission confidentielle auprès d'Henri IV. Il dut bien s'en acquitter, puisque nous le voyons en 1610 aumônier de la reine Marguerite de Valois.

Ce n'est pas nue des moindres singularités de cette histoire, que de voir saint Vincent de Paul chapelain de la reine Margot. Mais la reine s'était rangée, s'occupait d'œuvres pieuses, tenait une petite cour dans son palais du faubourg Saint-Germain et à son château d'Issy, et présidait avec esprit une sorte d'académie où Coeffeteau se rencontrait avec les poètes Régnier et Maynard, avec Palma-Cayet et Scipion Dupleix.

Vers 1613, M. Vincent entra comme précepteur chez Emmanuel de Gondi, général des galères, frère de l'évêque de Paris, et retrouva dans la maison du grand seigneur le goût des lettres et des belles discussions comme chez la reine Margot.

Tout autre se fût tenu pour heureux de vivre dans un tel milieu ; Vincent voulut s'en arracher et revenir vers les pauvres gens des campagnes, qu'on laissait mourir de faim et sans secours spirituels.

Dès 1612, on le voit accepter la cure de Clichy. En 1617, il prêche une mission à Folleville dans le diocèse d'Amiens, puis se fait envoyer à Châtillon-les-Dombes, dans la Bresse, où il fonde sa première Confrérie de Charité.

L'idée paraît si belle que Mme de Gondi s'enthousiasme, rappelle Vincent à Paris, fait les premiers fonds d'une œuvre des missions, et installe au Collège des Bons-Enfants de la rue Saint-Victor M. Vincent, M. Portail et un bon prêtre à qui ils donnaient cinquante écus par an pour les aider. Nous nous en allions tous trois, dit Vincent, prêcher de village en village. En partant, nous donnions la clef à quelqu'un de nos voisins, ou nous le priions d'aller coucher la nuit dans la maison. Cependant, je n'avais pour tout qu'une seule prédication, que je tournais de mille façons : c'était de la crainte de Dieu. Voilà ce que nous faisions, nous autres, et Dieu cependant faisait ce qu'il avait prévu de tonte éternité.

Aimant vraiment et sincèrement le peuple dont il était sorti, Vincent ne lui parlait que le clair et familier langage qu'il peut comprendre. Allons à Dieu bonnement, disait-il, rondement, simplement, et travaillons !

Son éloquence est faite de simplicité et comme imbibée de bonté active et virile. Il déteste tout ce qui sent le pédantisme et l'emphase. Voici un fragment d'une de ses lettres, qui nous donnera une idée de son langage et de son esprit : L'on m'a averti, écrit-il à un de ses disciples, que vous faites de trop grands efforts en parlant au peuple et que cela vous affaiblit beaucoup. Au nom de Dieu, Monsieur, ménagez votre santé et modérez votre parole et vos sentiments. Je vous ai dit, autrefois, que Notre-Seigneur bénit les discours qu'on fait en parlant d'un ton commun et familier, parce qu'il a lui-même enseigné et prêché de la sorte et que, cette manière de prêcher étant naturelle, elle est aussi plus aisée que l'autre, qui est forcée, et le peuple la goûte mieux et en profite davantage. Croiriez-vous, Monsieur, que les comédiens, ayant reconnu cela, ont changé leur manière de parler et ne récitent plus leurs vers avec un ton élevé comme ils faisaient autrefois, mais ils le font avec une voix médiocre et comme parlant familièrement à ceux qui les écoutent ? C'était un personnage qui a été dans cette condition qui me te disait ces jours passés. Or, si le désir de plaire davantage au monde a pu gagner cela sur l'esprit de ces acteurs de théâtre, quel sujet de confusion serait-ce aux prédicateurs de J.-C. si l'affection et le zèle de procurer le salut des âmes n'avaient pas le même pouvoir sur eux ![1]

N'est-ce point là une page charmante, où l'esprit le plus fin s'allie merveilleusement à la gravité du missionnaire et du maître et à la délicatesse de l'ami ?

Le style des sermons de Vincent suffirait, à lui seul, à expliquer le prodigieux succès de ses missions ; mais ses actes valaient encore mieux que ses paroles, et son grand moyen de persuasion était encore et toujours son infatigable charité.

Chaque mission se doublait d'une confrérie charitable, chaque missionnaire savait se donner tout à tous et gagnait les cœurs à force d'abnégation et de généreux dévouement.

Le succès de l'œuvre des missions fut immense. Les prêtres missionnaires formèrent bientôt un vrai couvent. Vincent en prit la direction officielle en 1626. Le pape Urbain VIII l'érigea en congrégation distincte en 1632, et, peu après, elle s'installa au prieuré de Saint-Lazare, d'où ses membres prirent le nom de Lazaristes. Elle compta au dix-huitième siècle 84 maisons, divisées en 9 provinces, et Louis XIV avait choisi dans son sein les curés de Fontainebleau et de Versailles et le clergé de la chapelle du Palais. (Histoire ecclésiastique.)

M. Vincent n'aurait fondé que la Congrégation de Saint-Lazare, il partagerait déjà avec Bérulle et Ollier l'honneur d'avoir été un des grands reconstructeurs de l'Eglise de France ; mais c'est une création plus originale et plus admirable encore qui a rendu son nom immortel dans les annales de la charité.

Les confréries charitables qu'il avait fondées dans les villages avaient été imitées à Paris, où chaque paroisse avait son assemblée de charité. Il avait su intéresser les dames riches au soulagement des pauvres et des malades, et des servantes aidaient dans leur pieuse besogne les dames, que le soin de leur maison et les exigences de la vie éloignaient, la plupart du temps, du chevet des malades.

Ces servantes des pauvres devinrent si nombreuses, que Vincent songea à les réunir à leur tour en congrégation pour leur assurer les ressources indispensables et l'assistance spirituelle dont elles avaient besoin. Et comme saint François de Sales avait trouvé Mme de Chantal pour l'aider à fonder l'ordre de la Visitation, il trouva, lui aussi, une autre suinte pour l'aider à créer les sœurs de la Charité.

Louise de Marillac, nièce d'un chancelier et d'un maréchal de France, avait épousé M. Legras, secrétaire des commandements de la reine Marie de Médicis, et était restée veuve à trente-six ans, en 1625. Elle fut recommandée à Vincent par M. Camus, évêque de Bellay, et employée aussitôt par lui dans les confréries annexées à ses missions.

Elle y déploya tant de zèle et d'intelligence qu'il ne crut pouvoir trouver personne de mieux qualifié pour prendre soin des servantes vouées au soulagement des malades, et il l'établit en 1633 dans une maison située près de Saint-Nicolas du Chardonnet. En 1636, l'institut se retira à la Chapelle ; puis, en 1640, Mme Legras, désirant se rapprocher de Paris et de la maison de Saint-Lazare, vint s'établir rue du Faubourg-Saint-Denis ; d'où la congrégation se répandit bientôt dans les prisons et les hôpitaux de Paris, dans les paroisses des Maisons royales, dans les-villes de province et jusqu'à l'étranger.

Mme Legras aurait désiré faire des scieurs de Charité un véritable ordre religieux, comme celui de la Visitation ; mais Vincent se montra toujours fort peu favorable à ce projet, préférant de beaucoup le type de l'association libre et ouverte au type déjà suranné de la congrégation religieuse. Mme Legras lui ayant un jour conté qu'elle s'était engagée à faire 33 actes de dévotion en l'honneur des 33 ans qu'avait vécu J.-C., il lui conseilla gaiement d'en épargner quelques-uns et de distribuer aux malades quelques tisanes de plus. Les sœurs grises, qui portent encore la cotte à gros plis, la guimpe et la cornette des femmes du peuple de Paris sous Louis XIII, ne furent point assujetties à des vœux perpétuels, ni enfermées dans un cloître, gardèrent le caractère de personnes libres, vouées volontairement à la plus sainte des tâches, et l'humeur douce et vaillante, le dévouement enjoué que l'on voit encore à tant de ces filles héroïques témoignent que l'esprit de leur fondateur s'est conservé dans leurs maisons.

La charité de Vincent et de Mme Legras s'appliqua encore à un autre dessein. La moralité du Paris de Louis XIII était des plus médiocres et les enfants illégitimes pullulaient. Sans compter ceux que l'on tuait dès leur naissance, on en abandonnait un grand nombre par les rues, à la dent des porcs et des chiens errants, ou l'on en faisait commerce pour des opérations de médecine ou de sorcellerie. On achetait un enfant pour 20 sous. Vincent réussit à intéresser quelques grandes dames au sort de ces malheureux petits. De 1638 à 1648, il en recueillit plus de 600 ; mais ses ressources ne suffirent bientôt plus à les nourrir, et les damés patronnesses, trouvant la charge de plus en plus lourde, menaçaient de tout quitter. Vincent les réunit chez la duchesse d'Aiguillon et plaida devant elles la cause de ces innocents : Voyez, leur dit-il, si vous voulez les abandonner. Cessez d'être leurs mères pour devenir leurs juges ; leur vie et leur mort sont entre vos mains. Elles n'osèrent les condamner, et la fondation de l'Hôpital des enfants trouvés fut décidée ce jour-là.

La charité de Vincent s'étendit encore à d'autres. Aumônier général des galères, il s'ingénia pour adoucir le sort des malheureux voués à ce service infernal ; il les allait visiter et consoler à Paris dans leur prison, et à Marseille, à bord des galères, il les encourageait, les embrassait, baisait leurs chaînes, priait les comites de les traiter moins inhumainement. Plus tard, il représenta à Richelieu et à la duchesse d'Aiguillon que ceux qui devenaient malades demeuraient toujours attachés à la chaîne sur les galères, où ils étaient rongés de vermine et presque consumés de pourriture et d'infection. Richelieu, touché de compassion, fit bâtir à Marseille un hôpital pour les forçats malades, et, sur l'affreux grabat qu'on leur donnait, les misérables, endoloris par le couchage sur la planche et les coups de nerf de bœuf, se croyaient en Paradis.

Ce fut encore lui qui fonda l'hospice du nom de Jésus, où il recueillit 80 vieillards, et la Salpêtrière, pour placer tous les pauvres en des lieux où ils seraient entretenus, instruits et occupés.

La Fronde le trouva âgé de 74 ans, mais toujours alerte et vaillant. La misère rongeait la France jusqu'aux moelles, il se mit en campagne avec ses missionnaires et mena la bataille contre la peste et la famine, comme s'il eût eu les forces d'un géant Ses immenses travaux ne l'empêchaient pas d'enseigner. Tous les mardis, se tenaient à Saint-Lazare des conférences où se réunissaient les ecclésiastiques les plus zélés et les phis en vue de Paris, où fréquenta Bossuet et où Vincent faisait triompher son goût pour l'éloquence simple et la charité toujours en éveil et en action.

Dans un petit traité, édité seulement en 1892 par M. Armand Gasté, professeur à l'Université de Caen[2], Bossuet s'est plu à rendre justice aux éminentes vertus du grand saint qu'il avait connu ; mais cet ouvrage, composé en 1702, se ressent du grand âge de l'auteur et ne donne pas à Vincent la vraie louange qu'il mérite. Bossuet loue trop les vertus négatives du religieux et ne semble pas attacher assez d'importance à l'intensité de sa charité. Il le loue plutôt en prêtre qu'en philanthrope, et il nous semble qu'il diminue parfois son héros, alors qu'il croit le plus le grandir. Il nous dira, par exemple, que Vincent s'est servi de tout son crédit auprès du roi pour le porter à réprimer la fierté des hérétiques et les éloigner des charges publiques, et il nous induira à soupçonner Vincent d'avoir été fanatique.

Il nous racontera qu'un évêque l'ayant appelé un jour parfait chrétien, le serviteur de Dieu fut tout confus et repartit : Moi, parfait chrétien ! Si Votre Grandeur me connaissait, elle me traiterait de réprouvé ; en effet, je suis le plus grand pécheur qui soit sur la terre. Bossuet nous paraîtra ici dépasser le but, et cette exagération dans l'humilité nous froissera presque autant que si nous avions découvert chez Vincent quelque trace d'humaine vanité.

Bossuet ne nous donnera pas non plus une idée vraie de la vertu de Vincent, quand il nous dira que, s'il était obligé de parler à des femmes et à des filles, c'était en tenant les yeux baissés. Ce n'est point ainsi que nous nous représentons le franc et vaillant homme de bien, et nous le retrouvons bien mieux dans les traits que son dernier biographe, K. Calvet, a empruntés à son histoire ou à ses lettres.

Vincent nous apparaît comme d'esprit bien plus moderne que la plupart des hommes de son temps. La vie l'intéresse évidemment, il ne la regarde pas, comme tant d'autres, par le carreau noir, et, quoiqu'il mène une vie très ascétique, il a l'allègre humeur des Français de bonne race. Son activité débordante l'empêche de tomber dans le pessimisme. Il se sent utile, et ce sentiment lui réchauffe le cœur.

Sa foi répond à une conception très haute et à une science très sérieuse de la religion. Elle satisfait les besoins de son cœur, son sens de l'ordre et de la discipline. Quoique très avertie, elle est très simple. On voit qu'il la considère surtout comme une force. Le doute ne l'assiège pas ; il a rédigé sa profession de foi, il la porte toujours sur lui, et, dans les moments de tentation — qui durent être bien rares, — il la baise avec ferveur, et, comme un bon soldat, reste fidèle à son serment. Les problèmes religieux ne l'occupent pas ; c'est à Rome de trancher les questions épineuses ; il accepte d'avance toutes ses décisions ; il inculque à ses disciples le même esprit d'obéissance ; ils n'auront pas trop de tout leur temps et de toutes leurs forces pour agir, et les Marthe quelquefois valent bien les Marie.

Sa foi aux miracles est absolue, mais ne l'a point rendu superstitieux : il vit dans le monde des idées raisonnables. Si quelques religieuses lui parlent de bruits insolites que l'on entend dans la cave du couvent, il conclut que quelque mauvais plaisant s'y introduit pour leur faire peur. Si on lui amène une jeune possédée, il déclare qu'elle est atteinte d'humeur mélancolique et qu'il faut mander un médecin. Il se méfie des illusions et leur interdit sa porte.

Il n'est pas plus mystique qu'il n'est enclin à la superstition. Il ne suppose pas les vocations, il veut qu'elles s'éprouvent et se fortifient par l'attente et les épreuves ; il détourne Mme Legras, et plus tard Mme de Miramion d'entrer en religion. Il lui semble que se cloîtrer est pour une âme une sorte de désertion, comme si un soldat devait se réfugier dans une bastille un jour de bataille. Enfin, quoiqu'il soit de son siècle et qu'il ait quelques-uns des préjugés de son état, quoiqu'il ait bien de la peine à se figurer qu'un huguenot puisse être de bonne foi, et qu'il croie franchement qu'il ne saurait se sauver dans sa religion, il ne veut pas que l'on suive vis-à-vis des protestants d'autres voies que celles de la douceur et de la persuasion. Sa parfaite bonté, si singulière en son siècle, lui dicte ces belles paroles : La conversion des hérétiques aussi bien que des pécheurs est un effet de la pure miséricorde de Dieu et de sa toute-puissance, qui arrive plus vite quand on n'y pense pas que quand on la cherche. Il n'est point partisan des controverses entre docteurs des deux religions ; il lui semble qu'il y a dans ces exercices plus de vanité de lettrés que de véritable esprit chrétien. Jamais hérétique n'a été converti par la force de la dispute, ni par la subtilité des arguments... Nous croyons les hommes, non parce que nous les regardons comme savants, mais parce que nous les estimons bons et que nous les aimons.

Il disait encore que le jour où l'Eglise serait parfaite, la Réforme n'aurait plus de raison d'être, et, en travaillant à la perfection de l'Eglise, il croyait travailler plus efficacement à la conversion des huguenots qu'en discutant avec eux ou en les persécutant.

Il poussait si loin le scrupule, à cet égard, qu'il refusait de solliciter les juges pour les catholiques qui avaient un procès avec des huguenots. — Que savez-vous, disait-il, si le catholique est bien fondé à demander en justice ce qu'il demande ? Il y a bien de la différence entre être catholique et être juste.

Les quatre personnages dont nous venons de parler : saint François de Sales, Mme de Chantal, saint Vincent de Paul et Mme Legras n'ont été que les chefs d'une nombreuse armée d'hommes de bien et de femmes de grand cœur ; ne pouvant les citer tous, nous avons préféré mettre en relief ces quatre nobles figures qui représentent tout ce que le mouvement religieux du dix-septième siècle eut de plus généreux et de plus pur. L'Eglise peut les montrer avec fierté à ses amis et à ses ennemis, et l'humanité les comptera toujours au nombre de ses fils les plus nobles et les meilleurs.

 

 

 



[1] Cf. l'excellente étude de M. J. Calvet, Saint Vincent de Paul réformateur (Revue des Pyrénées, 4e trimestre 1905), à laquelle nous empruntons cette citation et plus d'un aperçu intéressant.

[2] M. Vincent de Paul, témoignage sur sa vie et ses vertus éminentes, opuscule inédit, avec une introduction, par Armand Gasté, 1892.