L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME PREMIER — DEPUIS L'ÉDIT DE NANTES JUSQU'AU CONCORDAT (1598-1801)

 

INTRODUCTION.

 

 

Le cours que je commence aujourd'hui aura pour sujet : Les rapports de l'Eglise et de l'Etat en France, depuis l'Edit de Nantes jusqu'au Concordat de 1801.

L'Edit de Henri IV a été choisi comme point de départ, parce que c'est lui qui introduisit, pour la première fois, dans la législation nationale le principe moderne de la tolérance, et qu'avec lui finit réellement la période théocratique de notre histoire. Le principe admis par Henri IV pourra bien être, encore une fois, rejeté par Louis XIV : l'ancien système ne sera jamais complètement restauré ; il restera en France une question religieuse dont la royauté devra, bon gré mal gré, s'occuper, et la tolérance n'attendra même pas la Révolution pour reprendre place dans nos lois.

Le choix de ce vaste sujet pourra paraître à quelques-uns une témérité ; mais ce n'est pas par le vain désir de papillonner autour d'une question brûlante que je me suis déterminé à l'adopter. J'ai des fonctions que je remplis une idée trop sérieuse pour en vouloir faire un divertissement intellectuel, et, dans l'étude que je me suis imposée, n'entre aucune part de dilettantisme.

Voilà plusieurs années que je songe à traiter, ici, cette grande et grave question. Elle est, à mon sens, la plus importante de toutes  celles qui s'agitent autour de nous elle est de celles qui passionnent le plus les hommes, qui les divisent le plus profondément, et, comme la lutte passionnée a toujours pour effet de conduire chaque parti aux extrêmes, il est devenu très difficile de distinguer la vérité sous les exagérations et les hyperboles des apologistes et des détracteurs. Ces passions, que je ne partage point, il m'a paru que je n'aurais pas trop de peine à tes écarter de mon chemin, et je me suis senti un véhément désir de me frayer un passage à travers tous les obstacles jusqu'à la vérité vraie, jusqu'à cette vérité, pure de mensonges et dépouillée d'illusions, qu'un esprit sain doit avoir le courage d'envisager, et à laquelle il est de son devoir de rendre témoignage, quand il croit l'avoir trouvée et contemplée.

C'est dans cette pensée que je me mets en chemin, sans m'effrayer du formidable labeur auquel je me condamne, sans souci aucun de mon repos personnel, sans crainte des controverses, sans désir de popularité ; amplement dédommagé de ma peine par l'intérêt même de la tâche entreprise.

J'avouerai cependant que je n'aurais peut-être pas osé l'entreprendre, si la bienveillance, que vous n'avez jamais cessé de me marquer depuis treize ans, ne m'avait fait espérer que votre sympathie ne me manquera pas, au cours de ce long voyage auquel je vous convie aujourd'hui. Pour que vous sachiez, dès l'instant du départ, avec qui vous ferez route, il m'a semblé loyal de vous exposer à grands traits les idées générales qui me serviront de guides le long du chemin.

L'idée religieuse est, pour moi, la plus belle et la plus noble des préoccupations de l'homme. Elle est lé véritable signe de sa supériorité sur tous les autres êtres ; mieux encore que le langage, mieux que la réflexion, mieux que le sens artistique, mieux que les merveilleuses découvertes et inventions réalisées par lui, elle le distingue de la brute, sans conscience et sans idéal. Elever son âme vers l'infini et l'inconnaissable, chercher à deviner à travers les nuées qui l'offusquent le soleil d'intelligence et de bonté qui éclaire et vivifie l'univers, en saisir parfois quelque faible rayon, se sentir à son contact pénétré de confiance et d'allégresse, rempli de bon vouloir et d'énergie : voilà le plus noble usage que l'homme puisse faire de son intelligence, voilà la suprême joie à laquelle il lui soit donné d'aspirer.

On a dit que l'idée religieuse n'est qu'une projection de la conscience, et que, loin de correspondre à une réalité extérieure à l'homme, c'est en lui et en lui seul qu'elle puise tous ses éléments. Elle ne serait pas la contemplation du divin, elle serait une simple création de notre sensibilité, un vain fantôme évoqué par nos vains désirs de justice et de sanction morale.

Même réduit à ces infimes proportions, l'instinct religieux n'en resterait pas moins une des facultés les plus merveilleuses de l'âme humaine, le chef-d'œuvre de l'imagination.

Mais peut-on admettre un instant qu'une idée aussi universelle, aussi nécessaire à tous les individus et à toutes les sociétés, ne soit qu'une décevante apparence, un mirage aussi trompeur que brillant ? Si notre conscience projette de si purs et si éclatants rayons, n'est-ce pas qu'elle est elle-même un foyer de lumière et de ferveur ? Si elle se crée une image de la divinité, n'est-ce pas qu'elle possède déjà en elle-même je ne sais quoi de divin qui la pousse à chercher bien au-dessus d'elle-même, bien loin par delà ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce qu'elle constate, ce qu'elle pèse, ce qu'elle mesure, ce qu'elle sait et ce qu'elle comprend, u ne vérité plus haute et plus magnifique que les vérités accessibles au raisonnement et à l'expérience ?

L'idée religieuse peut donc être considérée comme le fruit de la semence divine laissée en nous par l'auteur de la vie. Mais ce fruit ne sera pas le même à travers les âges, il variera suivant les pays et les climats, il variera suivant les peuples et les individus. Grossier et sans saveur chez les hordes sauvages, entouré souvent de dures écorces, noyé dans des pulpes nauséabondes, il deviendra, dans des sols meilleurs et mieux préparés, l'aliment substantiel, le mets exquis et parfumé dont on ne se rassasie jamais.

Comme toutes les idées de l'homme, l'idée religieuse évolue, progresse, se perfectionne et s'épure.

Elle est éternelle, mais ses formes sont transitoires et périssables. Elles paraissent, se développent, se détruisent et meurent pour faire place à d'autres formes, aussi éphémères, qui s'évanouissent à leur tour, après avoir eu leurs jours de gloire. Chacune de ces manifestations de l'idée marque un stade sur la route du progrès infini, et l'humanité monte sans cesse, de religion en religion, vers le divin, qu'elle n'atteindra jamais et dont elle ne doit jamais se lasser de chercher les voies.

Dans cette auguste ascension, les religions positives jouent le même rôle que jouent les hypothèses dans la genèse des sciences. Ce sont des hypothèses métaphysiques et morales. Une critique incessante peut finir par les renverser ; mais il en reste toujours quelque parcelle, quelque trait, par où elles tenaient à la vérité éternelle, et de ces matériaux précieux, retirés des décombres des systèmes disparus, vont se construisant les systèmes futurs, comme l'astronomie nous enseigne que de la mort des vieux mondes résultera quelque jour un nouvel univers.

L'idée de la succession et du perfectionnement des religions est prouvée par l'histoire et admise dans une certaine mesure par l'Eglise elle-même. Elle parait, tout d'abord, incompatible avec toute croyance en une vérité révélée ; mais, à la bien examiner, on peut voir qu'elle laisse, au contraire, une large place e la révélation, on du moins à une certaine espèce de révélation, que l'on pourrait appeler l'intuition des choses divines.

Si les religions progressent, ce progrès peut tenir, pour une certaine part, au développement de la culture générale de l'humanité ; ce progrès tient surtout, à notre avis, à l'influence illuminatrice d'un petit nombre de génies supérieurs, qui sont les plus grands de tous les hommes, qui ont même paru si grands qu'on en a fait des dieux.

Tandis que l'immense majorité des hommes vit dans les basses prairies, courbée, à la manière des bœufs, sous le joug des besoins matériels, quelques privilégiés assis sur la colline, à l'ombre de leur vigne et de leur figuier, lèvent les yeux vers le ciel et devisent avec subtilité sur les mystères de l'infini. Des hommes ardents, moins nombreux encore, quittent la zone cultivée et fleurie et montent plus avant dans la montagne pour dominer de plus haut la plaine, pour promener leurs regards sur un horizon plus étendu. Il en est enfin deux ou trois peut-être qui se sont hasardés jusque sur les sommets glacés et déserts où nul être avant-eux ne s'était aventuré, et qui, de là, ont jeté sur l'espace et sur le monde un regard si perçant et si hardi, que l'espace et le monde leur ont livré quelques-uns de leurs secrets. Ces intrépides chercheurs sont les initiateurs, dont les voix résonnent à travers les siècles ; ce sont les grands pasteurs d'hommes, qui ont su rassembler les foules et les faire marcher innombrables et enthousiastes à la conquête d'un idéal nouveau. Leur œuvre a été une œuvre de lumière, ils ont reculé les ténèbres qui entourent l'entendement humain, et c'est en ce sens que nous croyons à la révélation.

On ne saura jamais quand ni comment est née la pensée religieuse, on ne sait pas davantage quand s'éveilla pour la première fois la première conscience, quand fut proférée la première parole, quand fut allumé le premier foyer. Ce que l'on sait, c'est que la pensée religieuse se manifesta tout d'abord sous une forme grossière et misérable.

Un livre anglais, écrit par Frazer et intitulé le Rameau d'or[1], nous renseigne sur les pratiques superstitieuses en usage chez tous les peuples. Il n'est chose absurde, il n'est pratique insensée ou honteuse dont l'homme ne se soit avisé, et la stupidité et la barbarie lui sont tellement naturelles que les croyances les plus saugrenues et les plus attardées se retrouvent, encore aujourd'hui, chez les peuples les plus policés de l'Europe, aussi bien que chez les sauvages de la Terre de Feu et de la Nouvelle-Guinée. Ce livre de quatre cents pages n'est qu'un immense répertoire de sottises invraisemblables, qu'on est stupéfait de voir si permanentes et si universelles. On commence par en rire, on finit par en être effrayé, et l'on admire la profondeur de ce mot de Renan, que la bêtise humaine est peut-être ce qui donne le mieux l'idée de l'infini.

Nous en serions encore à partager toutes ces erreurs, si les sages ne nous avaient pris par la main pour nous tirer de ce chaos et nous amener à. la lumière ; mais combien ce fut une tâche dure et désespérée, c'est ce que l'on comprend quand on songe que l'œuvre de salut se poursuit depuis cinq ou six mille ans et paraît encore bien loin d'être achevée.

Les vieux polythéismes indou, assyrien, égyptien, hellénique, romain, gaulois, germanique et scandinave, marquent une nouvelle et importante étape sur la route du progrès. Frappé d'admiration par le spectacle de la nature, l'homme en divinise les forces et attribue une personnalité t ces redoutables puissances, dont il éprouve les effets funestes ou bienfaisants.

Ces religions ont déjà une haute valeur philosophique ; les dieux adorés par les premiers civilisés étaient, dans un certain sens, des dieux réels et vivants.

Sensible surtout au phénomène de la fécondation de la terre humide par l'ardeur du soleil, l'Egyptien adresse ses hommages à. Osiris-soleil, et à Isis la terre fraîche et fertile, et de leur union naît Horus, la végétation printanière, fille du Soleil et de la Terre. Sous ce mythe se cache une idée juste et vraie. Osiris, Isis, Horus ne sont pas des personnes, mais ce sont des forces réelles, ce sont des aspects divers de la puissance universelle.

Plus imaginatifs, les Hellènes ont multiplié les dieux et les ont soumis à une savante hiérarchie. Zeus est le dieu du ciel lumineux et le seigneur de la foudre. Hèra est la divinité du ciel étoilé et du ciel humide ; les tempêtes et les orages qui troublent la pureté du ciel ont donné naissance à la légende des querelles d'Hèra et de Zeus. Athéna au regard brillant personnifie l'éclair ; Phoibos le soleil, Artémis la lune ; Hermès, fils du ciel lumineux (Zeus) et de la nuit (Maia), est le crépuscule divinisé. Hephaistos symbolise le feu du ciel et les feux volcaniques. Arès est l'orage bruyant et meurtrier. Aphrodite est la force féconde, la sève de la nature, Poseidôn, à la large poitrine, c'est la mer, Cybèle, c'est la terre, Hadès, le riche Hadès, est le roi des Enfers, le gardien des morts et des trésors souterrains.

Autour de ces grands dieux s'agitent des centaines de divinités secondaires, gracieuses ou terribles, joyeuses ou sinistres, les Heures, les Grâces, les Muses, les Nymphes, les Naïades, les Néréides, les Sirènes, les Harpyes, les Euménides. Chaque dieu se dédouble et se métamorphose en autant de personnages que les forces naturelles ont d'aspects divers et changeants. Poseidôn symbolise la mer active, qui ébranle les continents, bâtit et affermit des terres nouvelles, prête son vaste dos aux navires. Pontos, c'est la mer stérile ; Nereus, c'est l'eau en mouvement, Proteus la vague insaisissable, Atlas l'horizon marin, Glaucos le flot vert et incertain, Thaumas et Electre le flot brillant et mobile.

La mythologie hellénique n'est pas un dogme ; elle laisse la pensée très libre, et avec le progrès de la philosophie et des arts, les dieux se transforment peu à peu en personnes morales, en symboles de puissance, de majesté, de bonté et de justice. Tout homme sensé rit des contes populaires et des légendes racontées par les poètes ; mais ce qui est admis par tous les hommes de bien, c'est que les dieux existent, qu'ils sont amis des bons et ennemis des méchants et que les hommes leur doivent tout ce qu'ils possèdent de précieux. Aratos ne craint pas de déclarer que Zeus remplit les rues et les places des cités, remplit la mer et ses ports, et que, partout, tous les hommes ont besoin de Zeus. Comme le dieu des chrétiens, Zeus est très grand et très bon, créateur et père des humains.

Les besoins moraux se faisant de plus en plus exigeants, des cultes nouveaux se créent pour donner satisfaction aux meilleures aspirations de l'âme. Les mystères d'Eleusis ouvrent aux initiés les perspectives les plus consolantes et promettent aux hommes vertueux d'immortelles récompenses.

Au milieu des saturnales de l'Empire eu décadence, la religion de Mithra apporte aux braves un idéal nouveau de pureté et de rédemption. Le culte d'Isis convient, au contraire, aux âmes douces, éprises de tendresse et de beauté. Isis est la bonne déesse, la mère qui n'a pour les hommes qu'amour et compassion. Dans cette société romaine du Me siècle, si troublée et si tyrannisée, la vie intellectuelle est plus intense qu'à aucune autre période de l'histoire, le vieux monde fait effort pour s'arracher aux vieilles superstitions et pour renaître à une vie nouvelle.

Mais ce n'est pas en lui qu'il doit trouver le salut, c'est du dehors, c'est du peuple peut-être le plus méprisé de l'Empire que partira le signal de la régénération.

Le peuple juif parait bien petit dans l'histoire à côté de ses voisins d'Egypte, d'Assyrie et de Perse, et surtout à côté de la Grèce et de Rome ; mais il a donné à l'humanité la Bible, le plus varié, le plus profond et le plus beau de tous les poèmes qui soient sortis de la main des hommes, et il a affirmé le premier l'idée du Dieu absolu. L'histoire de Jahveh nous est, aujourd'hui, connue et ne parait pas avoir été tout à fait aussi merveilleuse qu'on l'a dit. Le peuple juif a été à l'origine polythéiste comme les autres, et Jahveh, avant de devenir le Dieu unique de l'univers, a commencé par être purement et simplement le dieu protecteur d'Israël. Son type s'est perfectionné, comme se perfectionnait le type de Zeus chez les Hellènes. Les Juifs sont restés très tard attachés à la vie présente, et, satisfaits de ses biens, ils ont semblé pendant longtemps peu curieux d'un au-delà. La loi juive porte les traces trop évidentes d'un génie cruel, avare et jaloux. Malgré toutes ces restrictions, on est bien obligé de reconnaître que c'est d'Israël que sont sorties les trois grandes religions monothéistes du monde : le judaïsme, le christianisme et l'Islam.

Nous ne dirons rien de cette dernière, qui est, à notre estime, une contrefaçon grossière du judaïsme, une religion de barbares féroces et voluptueux.

Nous voudrions, au contraire, dire quelques mots d'une religion étrangère à l'Europe, du bouddhisme, dont la valeur philosophique est tout autre et qui, malgré de terribles mésaventures, est encore aujourd'hui pratiqué par le tiers de l'humanité.

Le bouddhisme fut une réaction contre le polythéisme brahmanique, qui assurait bien aux hommes l'immortalité, mais à la condition de se réincarner éternellement dans de nouveaux corps, si bien que cette vie éternelle condamnait l'homme à ne jamais renaître que pour mourir. L'ascète de la famille Çakya, le Bouddha, se donna pour tâche de délivrer l'homme de l'affreux cauchemar des réincarnations et des morts successives, et il pensa que l'âme n'échapperait définitivement à la loi de la vie et de la mort que quand elle aurait abdiqué toute ambition, toute passion, toute personnalité, quand elle serait morte à la joie comme à la souffrance, morte à tout désir, morte à la vie.

La doctrine bouddhique repose sur une conception très pessimiste de la vie terrestre ; mais ce pessimisme n'a rien de farouche ni de violent et se résoud en une immense pitié pour toutes les créatures vivantes. Descartes n'admet qu'une évidence : la pensée ; Bouddha n'en admet aussi qu'une : la souffrance. — Je pense, donc je suis, dit le premier. — Tu souffres, donc tu es, dit le second, et, sans tristesse, sans pédantisme, sans menaces, il ouvre à l'homme souffrant une voie de salut. Sa voie n'est pas la seule ; il y en a quatre-vingt-dix mille autres. Elle est la plus courte, voilà tout. Que l'homme se désabuse de tout ce qui est vain et mauvais, il sera désabusé de tout ce, qui constitue cette vie ; qu'il s'oublie pour compatir aux souffrances de tous les êtres, et il parviendra au nirwana, qui n'est pas l'anéantissement, mais le retour de l'âme épurée et contrite au sein de l'âme universelle, une fusion en Dieu, une absorption de la personnalité infinitésimale de l'homme dans la conscience et l'intelligence suprêmes.

Il est bien probable que nul homme n'a jeté sur les choses de ce monde un regard plus profond que Bouddha. Son histoire est malheureusement très mal connue et sa doctrine s'est répandue chez des peuples incapables de la comprendre, qui l'ont défigurée comme à plaisir. Le peu qui en reste s'impose à la pensée et à l'admiration, et certaines hymnes bouddhiques dépassent en beauté tout ce que les autres littératures sacrées ont produit de plus pur.

Les déserts de la Perse et la farouche humeur des Parthes n'ont pas permis au bouddhisme d'atteindre l'Europe, et le christianisme a seul évangélisé la race blanche.

La figure de Jésus n'apparaît pas dans l'histoire avec une absolue netteté. Les documents qui nous ont transmis le récit de sa vie prêtent incontestablement le flanc à la critique, et c'est comme à travers un brouillard que nous contemplons le maître admirable qui a dit aux hommes : Aimez-vous les uns les autres.

Cette pénombre ajoute, suivant nous, au charme qui émane de la personne de Jésus. Nous savons que nous le connaissons mal ; nous savons que ses actions nous sont pauvrement racontées, que ses discours nous ont été piètrement traduits, par d'humbles scribes sans lettres et sans génie, peu capables de le comprendre, et ce que nous savons de lui est déjà si beau, l'écho de sa voix est si touchant, quelques traits sont si sublimes, que nous demeurons émus et ravis, comme si cette voix venait du ciel.

On a dit que Jésus n'avait fait que répéter ce que bien d'autres avaient dit avant lui, que sa morale se retrouve chez Socrate, chez Platon et jusque dans le Talmud...

Qu'importe, si personne, ni avant ni après lui, n'a su comme lui trouver le chemin du cœur, ni dire de choses plus belles en un plus simple langage ?

Y a-t-il quelque comparaison possible entre les subtils raisonnements de Platon et les paraboles évangéliques ? Platon et Aristote sont encore aujourd'hui, après deux mille ans, considérés comme des maîtres de la philosophie ; ont-ils trouvé une règle de morale plus simple et plus pratique que la règle chrétienne : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait ? — Ont-ils imaginé une consigne de conscience plus impérative que le Rends compte du talent qui t'a été confié ? Ont-ils écrit le sermon sur la montagne, ou la parabole du bon Samaritain ? Ont-ils pardonné à la femme adultère, à la Madeleine et au bon larron ? Sont-ils morts cloués sur la croix d'infamie par la malice et la haine des hommes ?...

Ne comparons pas ; laissons à chacun sa gloire et laissons chacun à sa place. La place de Jésus est la première parce qu'il fut le plus doux, le plus tendre et le plus miséricordieux, parce qu'il fut toute pitié et tout amour. Je l'avoue hautement pour le maître de mon Anne. Ceux d'entre vous qui l'appellent le divin maitre me pardonneront, je l'espère, si je l'appelle seulement le maitre divin.

La doctrine de Jésus était encore, à sa mort, bien vague et bien flottante. Vivant dans un pays fertile, sous un ciel presque toujours pur, dans une société très simple, chez laquelle la vie était des plus faciles, Jésus avait parlé comme si le royaume des cieux fût déjà descendu sur la terre. A l'annonce de la bonne nouvelle, les hommes allaient abdiquer leur antique orgueil, leurs vieilles haines, se tendre fraternellement la main, mettre en commun leurs ressources et vivre de la parole de Dieu.

Mais c'était là une perfection irréalisable, et ce n'était pas à la dure société romaine, ou à la société hellénique, folle de luxe et de jouissance, que l'on pouvait demander un pareil renoncement.

Le christianisme s'organisa, en réalité, sur des bases bien différentes de celles qu'avait voulues son fondateur. L'esprit grec travailla son dogme et créa, presque de toutes pièces, sa théologie subtile et compliquée. L'esprit romain le hiérarchisa et lui infusa le sens politique et la science administrative.

C'est une des plus tristes lois de la vie que cette nécessité du gouvernement. L'esprit est souverainement libre, il vole sans maitre et sans frein partout où il veut, il s'élance d'un bond par delà les mondes, il contemple face à face les plus redoutables problèmes. Par l'esprit, nous vivons de la vie céleste. Mais, quand l'esprit cherche à réaliser la moindre de ses conceptions, sitôt qu'il veut donner corps à la moindre de ses idées, il se retrouve en présence de la matière immonde et rebelle, de la vie compliquée et méchante. Il lui faut se plier à des contacts répugnants, à des compromis honteux, à d'abjectes besognes. Il avait fait un rêve de gloire et il ne réussit à créer qu'une pauvre machine disgracieuse et geignante, qui accomplit sans âme quelque grossier travail. Jésus avait rêvé le royaume des cieux et les hommes créèrent l'Eglise.

Entendez-moi bien, je vous prie ; si je me montre si sévère pour elle, ce n'est pas que je méconnaisse sa grandeur, ni les immenses services qu'elle a rendus à l'humanité. Je la place, au contraire, très haut dans mon estime, parce que je ne vois nulle part plus d'idéal, plus de dévouement, plus de courage, plus de zèle pour le bien des hommes. Mais ce que je veux dire, c'est que les lois de la vie terrestre ne permettent jamais à une idée de se réaliser pleinement, c'est que la réalité ne peut nous offrir qu'une faible image des desseins que l'âme avait formés, c'est qu'entre la divine parole et l'œuvre des hommes il y a un abîme, c'est que le royaume de Dieu n'est pas de ce monde.

Ce monde est voué à la maladie, à la souffrance et à la mort, il est voué au travail, à la guerre, il est voué aussi à la tyrannie ; car, si vous cherchez bien à travers tous les systèmes et toutes les histoires, vous découvrirez que le gouvernement appartient généralement aux plus égoïstes, aux plus violents, aux plus superbes, si bien que la seule ambition politique est le plus souvent une preuve décisive d'infériorité morale. Ce monde est voué à la kakistocratie.

Et, si ce principe est vrai, il faut admirer l'Eglise d'avoir su conserver, vaille que vaille, quelques parcelles du trésor qui lui avait été confié ; trésor que toute autre puissance qu'elle aurait dissipé en quelques jours.

L'Eglise a mis trois ou quatre siècles à se constituer, et son idéal était si contraire à celui de la société romaine, que Tertullien déclarait hautement qu'un chrétien ne pouvait être citoyen de l'Empire, Constantin et ses successeurs ont réconcilié l'Eglise et l'Empire, mais l'Eglise n'est entrée dans l'Empire qu'en abdiquant une bonne partie de sa liberté, et qu'en renonçant à là meilleure partie de son idéal. Elle est devenue un grand corps d'Etat, elle a commencé à vivre de la vie officielle, pompeuse et vide, où l'âme s'étiole, où la charité s'éteint. Les pontifes ont revêtu la trabea et le pallium, comme les magistrats impériaux ; mais ils sont remplis de l'esprit du siècle et ne le cèdent pas en dureté et en avarice aux maîtres de la milice et aux clarissimes de la hiérarchie impériale. Les églises ont des colonnes de marbre et des mosaïques précieuses ; mais elles sont pleines de mauvais fidèles, que l'ambition y a jetés, d'ergoteurs qui se disputent avec les prêtres ; parfois orthodoxes et hérétiques s'y battent, comme on se bat au cirque et au théâtre.

L'invasion de l'Occident noie l'Italie, les Gaules, l'Espagne et l'Afrique, sous des flots de barbares, et l'Eglise se pervertit à leur contact. L'invasion sarrasine du vue siècle met le comble à ses malheurs. Pour payer ses guerriers, Charles Martel leur distribue les biens ecclésiastiques. Ce n'est qu'avec Pépin et surtout Charlemagne que l'Eglise voit la fin de ses épreuves.

Alors commence la grande période de son histoire, le règne de la théocratie. C'est de Dieu que vient toute autorité : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat. Comme le Christ est aux cieux, il a sur terre un représentant, qui vices Dei gerit in terris, un porte-parole : le pape, qui formule sa volonté et dit le droit. Au-dessous du pape s'étage la hiérarchie des prêtres séculiers : métropolitains, évêques, curés et vicaires. Des armées de moines, répandues par toute la chrétienté, évangélisent les peuples, conservent et enrichissent la science ecclésiastique, bâtissent des monastères, des églises, des ponts, des greniers, des hôtelleries, des hôpitaux, défrichent les terres incultes, protègent le pauvre e le faible contre l'arrogance des grands.

La république chrétienne vit dans la sainte égalité qui convient des frères. Le sacerdoce est accessible au plus humble des fidèles, parce qu'il n'y a aux yeux de Dieu ni noble ni vilain ; les plus hautes dignités de l'Eglise, le souverain pontificat lui-même, peuvent échoir en partage au fils d'un serf. En principe, toutes les charges sont électives et aucun pouvoir n'est absolu. Près du pape sont de nombreux conseils, qui l'assistent dans le gouvernement de l'Eglise ; près des évêques et des abbés sont des chapitres. De temps à autre, la république chrétienne tient ses assises solennelles, les conciles, où les plus humbles ont droit de prendre la parole devant le pape et ses cardinaux.

L'Eglise de cette époque est une grande démocratie internationale, fondée sur des principes tout à fait analogues à ceux de nos Etats modernes. L'Eglise est alors en avance sur tout ce qui l'entoure. Elle est la paix, elle est la sagesse, elle est la justice, elle est le droit, elle est la science et l'intelligence.

Mais, par cela même qu'elle se croit en possession de la vérité absolue et définitive, elle n'admet aucune opinion qui aille à l'encontre de la sienne. Elle revendique pour elle une liberté sans limites et sans contrôle, et refuse la moindre licence à ses adversaires. Elle voit en eux des ennemis de Dieu, des hommes inspirés du diable, et son intransigeante orthodoxie la fait persécutrice, Elle anathématise, elle excommunie, elle emprisonne, elle torture, elle tue, ou, du moins, elle relaxe les condamnés au bras séculier, qui les conduit au bâcher ; c'est la cruauté, avec l'hypocrisie eh plus.

Ses œuvres immenses, répandues par toute la chrétienté, exigent des ressources sans cesse grandissantes, et pour ses fondations de monastères, d'écoles, d'hôpitaux, de léproseries et d'asiles, pour la construction de ses basiliques et de ses cathédrales, pour l'entretien du culte, pour la vie de ses clercs, pour le luxe et la splendeur de ses prélats, elle draine par toute la terre les dîmes, les redevances, les cens, les donations, les legs et les héritages. Elle finit par ressembler à un arbre gigantesque et magnifique, qui ne laisse aucune plante vivre dans son ombre.

Comme elle est l'orgueil, l'intolérance et l'avarice, elle est aussi la faiblesse. Le pape ne possède que le glaive spirituel, et l'épée tranchante est aux mains de l'empereur, des rois et de leurs barons. Les féodaux ne devraient guerroyer que sur l'ordre de l'Eglise et pour sa gloire, mais ils font la guerre sans sa permission, malgré ses ordres et contre elle-même. L'Eglise est obligée de faire de la diplomatie, de s'assurer des alliances, d'acheter des concours ondes neutralités ; elle gémit sans cesse, se compromet, s'humilie et s'avilit. Les princes, qui deviennent de plus en plus forts, la pillent et la tyrannisent.

A peine victorieuse de l'Empire, la papauté est confisquée par le roi de France et reste soixante-douze ans prisonnière à Avignon. En face du palais de Jean XXII s'élève la bastille française de Villeneuve-lez-Avignon, et, à la moindre velléité d'indépendance, le roi de France menace de faire passer le Rhône à ses soldats. Duguesclin rançonne le pape comme un simple argentier.

Le XVe siècle voit le grand schisme et le retour des papes à Rome ; mais l'Eglise n'est plus une démocratie, comme au Moyen-Age : c'est une monarchie élective, dont le caractère politique .s'accentue aux dépens du caractère religieux.

La Renaissance classique a failli changer complètement la physionomie de l'Eglise. Nous nous trouvons, ici, en face d'une question très grave et très importante, qui ne paraît pas avoir été aperçue de la plupart des historiens.

Le christianisme n'est pour l'Europe qu'une religion d'importation et ne s'adapte peut-être pas complètement au tempérament européen.

L'Européen trouve le monde beau et la vie bonne. Il est épris d'action et de mouvement, il aime la lutte où s'exalte sa personnalité, il aime le plaisir et la puissance, il est sceptique et frondeur, et, après quinze siècles de christianisme, il nous apparaît encore plus qu'à demi païen. Le christianisme ne l'a jamais conquis qu'à moitié. Il a fallu qu'autour de Dieu il installe toute une cour céleste, qu'il voue à la Vierge et aux saints un culte, qui a bien souvent frisé l'idolâtrie. Il lui a fallu des saints protecteurs des fontaines et des bois, des saints patrons de ses villes, de ses associations et de ses confréries, des saints guérisseurs, des saints pour la pluie et pour le beau temps, des saints pour le marier, des saintes pour marier ses filles. Il a inventé de pieuses légendes qui ont dépassé en bizarrerie les fables les plus bizarres de l'antiquité. Il est retourné avec délices aux superstitions dont on avait voulu le retirer.

Au merveilleux chrétien, il a ajouté la magie, la sorcellerie, la démonologie. Il est allé jusqu'à renier le Christ et à déifier Satan. En face du catholicisme tel qu'on le voit encore compris à Naples, en Sicile et en Andalousie, on peut se demander si le polythéisme n'a pas survécu à sa défaite apparente ; si la Grande Mère, Hécate et les Cabires n'ont pas fait autre chose que de changer de nom.

La découverte de l'antiquité classique eut, dans l'Eglise corrompue du XVe siècle, un prodigieux retentissement. L'étude de la philosophie grecque et alexandrine enchanta les esprits, l'exhumation des statues et des bas-reliefs antiques ramena l'attention sur la vieille religion romaine. On trouva que ces anciens dieux avaient bien meilleur air que les saints émaciés des églises. On s'éprit de beau langage, d'érudition, de philologie. On connut de nouveau la joie de vivre, on eut encore une fois de riches et belles demeures, étincelantes de marbre et d'or, on porta de somptueux vêtements constellés de pierreries, on but dans des coupes d'onyx. On vécut dans le fantastique décor de la splendeur artistique, de l'intellectualisme triomphant, de la liberté effrénée des passions. La haute Eglise redevint toute païenne, et Léon X fut le type du pontife libertin et raffiné.

Si ce changement fut si rapide et si profond, n'est-ce pas que l'Européen, mis en face de l'antiquité païenne, reconnut tout à coup, et comme d'instinct, toutes les affinités qui l'attiraient vers la vieille société ?

Le monde faillit peut-être renaître à la philosophie antique et revivre la vie qu'il avait menée pendant si longtemps entre les dieux officiels et les idées. On aurait eu des évêques qui auraient célébré les offices dans leurs cathédrales, comme on avait eu des flammes sacrifiant à Jupiter, et, le soir, ces évêques auraient lu Platon et commenté Epicure, comme l'avaient fait les flammes au temps d'Hadrien et de Marc-Aurèle. Le christianisme hellénisé se serait peu à peu dégagé des prisons de la théologie, serait devenu une large et haute philanthropie, bienfaisante et tolérante, à l'abri de laquelle auraient grandi les civilisations modernes.

La foi grossière d'un barbare empêcha ce rêve de se réaliser. Luther, qui connaissait mal l'antiquité, et que la vue des palais de Rome avait scandalisé, commença la lutte contre l'Eglise romaine soupçonnée par lui — avec raison d'ailleurs — d'hérésie et d'idolâtrie. Le résultat de sa belle entreprise fut la rupture de l'unité chrétienne, cent trente ans de guerres religieuses, des persécutions, des massacres, des atrocités sans fin.

L'Eglise, attaquée par ce sauvage, se recueillit, se défendit, se réforma à son tour, mais par malheur revint aux pires intransigeances du Moyen-Age et dit adieu pour jamais à la philosophie. Le concile de Trente lui redonna une partie de la force et de la confiance en elle-même qu'elle avait perdues ; mais il l'enferma dans le dogme comme dans un château enchanté et ne la sauva qu'en la séparant du siècle et de la vie.

L'Eglise apparaît, dès lors, comme une bastille bien close, où ne pénètrent plus les idées du dehors, où l'on vit dans la contemplation du passé, où l'on crie anathème à quiconque veut ouvrir une fenêtre et renouveler l'air lourd des salles. Plus de grandes entreprises, plus de discussions, plus de conciles. Tout est déterminé, tout est fixé, tout est définitivement jugé. L'ordre règne partout ; mais, partout aussi, s'installe la routine et se perd le sens de la vie.

C'est aux jésuites qu'il faut attribuer ce grand changement. L'histoire dira, un jour, s'il s'accomplit pour le salut ou la perte de l'Eglise. La question est encore en suspens ; mais tout semble indiquer que les successeurs de saint Ignace ont fait fausse route. Telle est, résumée en quelques mots, l'histoire de l'Eglise, jusqu'au moment où commence notre cours.

Vous voyez clairement dans quel esprit il sera conçu.

Profondément respectueux de l'idée religieuse, considérant le catholicisme comme une des formes les plus nobles de cette idée, mais ne voyant pas en lui la seule forme respectable qu'elle ait revêtue ; plus épris de tolérance et de charité que de dogmatisme ; adversaire résolu de toute tyrannie, qu'elle vienne de l'Etat ou vienne de l'Eglise ; croyant, avec Sieyès, que l'on ne mérite pas d'être libre si l'on se refuse à être juste, je me propose d'étudier cette grande histoire en toute sincérité et avec toute l'impartialité dont je suis capable.

J'exposerai les faits tels que les virent et les comprirent les contemporains, m'attachant à ne vous rien dire que de parfaitement prouvé ; je marquerai les coups que se portèrent les deux adversaires ; je noterai leurs fautes réciproques, et j'en parlerai avec l'indulgence qu'on doit à tous les hommes. J'espère que de cette longue et patiente étude se dégageront quelques conclusions générales, propres à nous raffermir dans notre foi à l'idéal et dans notre culte ardent pour la liberté.

 

 

 



[1] F.-G. Frazer, Le Rameau d'or, étude sur la magie et la religion, traduit de l'anglais par Stiébel et J. Toutain, t. I, Paris, 1903, in-8°.