HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE SECOND.

CHAPITRE V.

 

 

Remarques sur l'opinion du célèbre Gibbon et sur celle d'Abauzit.

 

On trouve dans les œuvres mêlées du premier auteur, une discussion très-intéressante sur la route d'Annibal : elle est extraite d'un journal de ses lectures pendant son long séjour à Lausanne[1].

Le 24 octobre 1763, il venait de finir le premier Livre de Cluvier, qui traite des passages des Alpes et des premiers qui les ont frayés, savoir, d'Hercule, des Gaulois, d'Annibal, d'Asdrubal et de Pompée. La discussion de la marche d'Annibal, dit M. Gibbon, et la route que prit ce général pour entrer en Italie, est savante et curieuse. — De tous les auteurs qui ont parlé de cette route, il n'y en a que deux que l’on puisse qualifier d'originaux, et tous les autres n'ont fait que les copier : ces deux auteurs ce sont Tite-Live et Polybe ; s'ils étaient d'accord, nous n'aurions plus qu'à les étudier et à les suivre ; malheureusement ce parti n'est pas possible, leurs sentiments sont différents : il faut opter. Le premier fait traverser à Annibal les Alpes cottiennes, c'est proprement le Mont-Genèvre, auprès de Turin, pour le faire entrer par ces passages dans le pays des Taurini, ou la plaine du Piémont. Le dernier le mène par le Summus Penninus, le Grand Saint-Bernard, dans le pays des Salassii ou le Val d'Aoste. — Dès qu'on jette les yeux sur la carte, on est étonné et révolté du détour qu'Annibal a dû faire pour traverser le Grand Saint-Bernard, et l'on pense, avec Tite-Live, qu'un général aussi habile n'aurait jamais préféré une route longue, difficile, et hérissée de peuples Barbares, qui étaient plus Germains que Gaulois. — Je défère beaucoup à l'autorité de Polybe, mais j'en doute. — Concluons donc, mais avec un reste de scepticisme, que si le récit de l'historien latin est plus vraisemblable, celui de l'écrivain grec parait plus vrai : une seule chose m'arrête. Dans la carte de l'expédition d'Annibal, par M. D'Anville, ce géographe exact, dont les positions sont toujours raisonnées, trace sa marche à travers les Alpes cottiennes ; l'autorité de ce savant, autorité encore plus grande, parce qu'il a caché les raisons qu'il a eues, m'en impose et m'arrête.

A l'époque[2] où M. Gibbon écrivît cette partie de son journal, il paraît avoir penché pour le passage de l'Alpe pennine, mais, en 1793, au rapport d'une personne qui en avait conversé avec lui, il avait abandonné cette opinion pour embrasser celle de Tite-Live, qui fait passer Annibal par les Alpes cottiennes, le Mont-Genèvre.

L'origine du scepticisme et du changement d'opinion de M. Gibbon, vient de ce qu'il n'avait pris en considération que deux passages des Alpes par où Annibal n'avait jamais passé, et en particulier de ce qu'il suppose que Polybe conduit Annibal par le Summus Penninus.

On doit être surpris que, puisque M. Gibbon était étonné et révolté de la grandeur de ce détour, puisqu'il trouvait d'un autre côté (comme il le dit dans le cours de sa discussion) qu'il était difficile de concilier Tite-Live avec lui-même ; que les contradictions et les obscurités qu'il a semées dans son récit embarrassent les plus habiles géographes, puisqu'il pense que, Tite-Live a voulu plutôt plaire à l'imagination par une fable romanesque, que satisfaire l'esprit par une histoire vraie et judicieuse ; on doit être surpris, dis-je, qu'il n'ait pas soupçonné qu'il devait y avoir entre le Mont-Genèvre et le Grand Saint-Bernard un autre passage qui pourrait mieux convenir au récrit de Polybe, et qu'il n'ait pas, en conséquence, fait des recherches sur les voies romaines, et même sur les passages des Alpes fréquentés avant que les Romains eussent ouvert leurs voies militaires au travers de ces montagnes.

Il aurait appris par ces recherches que le passage de l'Alpe grecque, ou du Petit Saint-Bernard, avait été le plus anciennement fréquenté, qu'il était l'un des plus faciles, que la route traversait de grandes vallées très-fertiles et très-peuplées, que les Romains avaient établi leur grand chemin principal pour passer de l'Italie dans la Gaule ; que cette route était si importante pour eux et si passagère, qu'ils avaient fondé plusieurs colonies dans les vallées qu'elle traverse. Si M. Gibbon avait ensuite comparé toutes les parties de cette route avec les distances, les descriptions de Polybe et les divers incidents de la marche d'Annibal, il aurait trouvé là une telle conformité, que son scepticisme et son indécision auraient cessé, et qu'il aurait terminé cette discussion savante et curieuse, comme il l'appelle, par la solution finale d'une question agitée depuis si longtemps.

Nous ajouterons ici, quoique ce ne soit pas absolument sa place, l'explication que M. Gibbon donne de la raison qui détermina Tite-Live à embrasser l'opinion qu'Annibal avait traversé les Alpes cottiennes.

Tite-Live, dit-il, rapporte que Cintius Alimentus, un des plus anciens annalistes de la République, avait été fait prisonnier dans la seconde guerre punique ; sa prison le mît à même d'entendre une conversation d'Annibal, où ce général avoua que, depuis son passage du Rhône jusqu'à sa descente en Italie, dans le pays des Taurini, il avait perdu trente-six mille hommes et un grand nombre de chevaux. Cette conversation, que Cintius avait conservée dans son histoire, a fait pencher la balance, et avait déterminé Tite-Live à rejeter le système reçu qui conduisait Annibal eu Italie par le pays des Salassi, et non par celui des Taurini. Voici comment M. Gibbon explique ce propos d'Annibal : Annibal, dit-il, voulait donner une idée des pertes qu'il avait essuyées en passant les montagnes, par les combats, par le froid et par la fatigue. Il commence par son passage du Rhône, et il finit par son arrivée dans le territoire des Taurini ; c'est en effet dans leur pays et par la prise de leur capitale, qu'il commença la guerre en Italie ; il fallait s'y arrêter pour ne pas confondre deux choses très-différentes, ce qu'il avait perdu dans les Alpes et ce qu'il perdit en Italie. Il n'était pas nécessaire que le pays des Taurini fût le premier pays d'Italie qu'il trouva à sa descente, mais seulement que ce fut le premier où il livra un combat. Tite-Live adopte la première des explications, mais la dernière me parait très soutenable : elle ôte à l'historien latin la preuve qui lui paraît décisive, elle se tourne contre lui, puisqu'elle ne sert plus qu'à découvrir la source de sa méprise, non-seulement l'autorité de Tite-Live est réfutée, mais elle est détruite, et celle de Polybe subsiste seule et sans rivale.

Cette conclusion de M. Gibbon est sans réplique. Le premier peuple qu'Annibal rencontra à sa descente en Italie fut bien les Salassi ; mais ils habitaient une vallée qui faisait encore partie de la chaîne des Alpes ; et ce ne fut qu'au sortir de cette vallée qu’Annibal entra pour la première fois dans les plaines du Piémont ; au lieu de prendre la route directe de Milan, capitale de l'Insubrie, il marcha d'abord sur Turin pour s'en emparer, et ce fut par la prise de cette ville des Taurini qu'il commença ses opérations militaires en Italie.

Dans la conversation que Cintius Alimentus avait entendue, Annibal voulait désigner la perte qu'il avait faite pendant la traversée des Alpes ; et pour qu'on ne la confonde pas avec les pertes qu'il fit en Italie, il s'arrête à Turin, comme point de séparation.

M. Abauzit, dans sa dissertation sur le passage des Alpes par Annibal[3], fait le même raisonnement que Gibbon contre l'opinion de Tite-Live. Les Taurini, dit-il, fidèles aux Romains, furent bien les premiers de l'Italie qui firent tête à Annibal, et c'est de quoi seulement tout le monde convenait ; mais il ne s'ensuit pas que dès l'entrée même ils se soient trouvés les premiers sur sa route, plutôt que les Salassi, habitants du val d'Aoste. — Au contraire, Annibal prévoyait plus d'embarra du côté des Alpes habitées par les Taurini, qui eussent mieux gardé leurs défilés et ne l'eussent pas laissé passer, comme il le fit, sans résistance.

Nous voyons par ce raisonnement que M. Abauzit penchait pour le Petit Saint-Bernard ; mais dans les notes ajoutées[4] à la lettre que lui adressa M. Mann touchant le passage d'Annibal, M. Abauzit, contre son propre jugement, parait adopter l'opinion de ce correspondant, qui, voulant accorder Tite-Live avec Polybe, conduit Annibal par le Mont-Cenis.

 

 

 



[1] Œuvres mêlées d'Edouard Gibbon, Esq. Londres, 1796, t. II, p. 181-193 ; ou Mémoires de Gibbon, traduit de l'anglais, t. II, p. 98-110, Paris.

[2] En 1765. Il avait alors 26 ans.

[3] Œuvres diverses de M. Abauzit, etc., t. II, p. 160.

[4] Œuvres diverses de M. Abauzit, etc., t. II, p. 180 et 181.