HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE SECOND.

CHAPITRE III.

 

 

Remarques sur les hauteurs qui ont été induits en erreur par Tite-Live, et en particulier sur la route indiquée par le Marquis de Saint-Simon.

 

Ceux qui ont été égarés dans leurs recherches par Tite-Live, sont principalement le chevalier de Folard, D'Anville, et le marquis de Saint-Simon. Les deux premiers ayant, comme Tite-Live, choisi le Mont-Genèvre, dont nous venons de parler, il est inutile de nous occuper de leur réfutation ; mais nous passerons à l'opinion du marquis de Saint-Simon, développée dans une longue préface de son histoire de la guerre des Alpes, en 1744[1].

Ce dernier suit Tite-Live assez exactement jusqu'à la Durance ; mais, au lieu de remonter cette rivière jusqu'au Mont-Genèvre, il entre dans la vallée de Barcelonnette. Nous allons prendre sa route depuis le passage du Rhône.

Il conduit d'abord Annibal jusqu'à Vienne, après l'avoir fait traverser l'Isère près de Saint-Marcellin, à 50 milles au-dessus de son embouchure dans le Rhône, puis il lui fait redescendre le Rhône jusqu'à Saint-Paul-Trois-Châteaux, au même endroit où il suppose que l'armée carthaginoise avait passé ce fleuve. Cette marche directe, et rétrograde de 300 milles au moins, qui ramène l'armée au même point d'où elle est partie, serait incroyable si une carte jointe à l'ouvrage, ne venait la confirmer. Quand le marquis de Saint-Simon a vu où le conduisait Tite-Live, comment n'a-t-il pas compris que l'auteur latin devait s'être trompé ? comment n'a-t-il pas senti qu'après avoir remonté le Rhône jusqu'à Vienne, il était absurde de supposer que l'armée fût revenue sur ses pas pour traverser une seconde fois le pays des Tricastini ? Nous avons excuse cette marche rétrograde chez Tite-Live, en supposant qu'il ne s'en doutait pas ; mais comment l'excuser chez l'aide-de-camp du prince de Conti, qui l'admet le sachant bien ?

Ce qui va nous surprendre tout autant, c'est que la marche directe de dix jours en remontant le Rhône, qui se termine à l'entrée des Alpes, pendant laquelle, suivant Polybe, l'armée parcourut 800 stades, est convertie par le marquis en une marche rétrograde en redescendant le Rhône, qui commence à Vienne, et se termine à l'endroit où l'armée avait traversé le fleuve.

Depuis cet endroit, la route du marquis, tracée sur sa carte, traverse en droite ligne, à vol d'oiseau, les montagnes situées entre Nyons et Serre, pour arriver à la Durance, entre Tallard et la Bréoule. C'est à cette dernière petite ville située à l'entrée de la vallée de Barcelonnette, qu'est, suivant lui, l'entrée des Alpes : il place ce point important de la route d'Annibal aussitôt après le passage de la Durance, sans faire attention que, depuis ce passage, l'armée avait, suivant Tite-Live, traversé un grand pays de plaines avant d'entrer dans les Alpes.

Notre auteur admet le nombre de jours que l'armée carthaginoise employa à se rendre du passage du Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes. Ce nombre est de quatorze, dont il faut retrancher au moins un pour ce qui se passa à Vienne. Dans cet espace de treize jours, et en prenant la route du marquis de Saint-Simon, l'armée aurait fait environ 290 milles, c'est-à-dire 22 milles par jour. Cependant, nous avons fait remarquer que l'armée ne pouvait parcourir, l'un dans l'autre, que 12 milles par jour ; de plus, cette distance s'écarte considérablement de celle de Polybe, qui est de 175 milles depuis le passage du Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes. Dans le nombre de 290, nous n'avons tenu aucun compte des détours nombreux, qu'une armée aurait été obligée de fait pour éviter les collines et les montagnes qui se trouvent sur cette route.

Le marquis de Saint-Simon a bien remarqué que le peuple, qui avait attaqué l'armée à l'entrée des Alpes était Allobroge, en sorte qu'en transportant ce point de la route d'Annibal à l'entrée de la vallée de Barcelonnette, il s'éloignait de plus de vingt lieues de la partie la plus voisine de leur territoire ; mais il se tire de cet argument, qu'il sent bien qu'on pourrait avec raison lui opposer, en cherchant dans les nombreuses étymologies qu'on a données du mot Allobroge, celle qui peut être favorable à son explication. Ce mot, celtique dans son origine, dit-il, est composé de deux mots, all, qui veut dire haut, et bro, qui signifie terre, dont on tire aisément le nom de montagne, et celui de montagnard, qu'on rend par celui d'Allobroge.

Mais en supposant que cette étymologie (qui est de Bochart) soit la meilleure des dix que rapporte le dictionnaire de Trévoux, on peut répondre au marquis : S'il y avait un homme qui s'appelât montagnard, que cet homme et la maison qu'il habite fussent parfaitement connus de ses voisins, et qu'il fût prouvé qu'il a attaqué un étranger sur le chemin de son village pour le dépouiller, admettriez-vous, comme une preuve de son innocence, la raison qu'il vous donnerait que le nom de montagnard peut s'appliquer aux hommes qui habitent les montagnes ? Non, sans doute. Tel est cependant votre raisonnement pour rejeter sur d'autres que sur les Allobroges, proprement ainsi nommés, l'irruption de ces peuples contre les Carthaginois.

Les Allobroges, ou Allobriges (comme les grecs les appelaient), quelle que soit l'ancienne étymologie de leur nom, étaient un peuple dont les limites, très-bien connues, ne s'étendaient point au midi de l'Isère, et ils habitaient plus de pays de plaines que de pays de montagnes ; or, on n'appellera pas sans doute montagnards, les habitants des territoires de Genève, de Rumilly, de Chambéry, de Vienne, etc., qui formaient cependant la plus grande partie de l'Allobrogie. L'étymologie de leur nom, qu'adopte M. de Saint-Simon, ne saurait donc être la véritable.

Retournons chez les Caturiges, qui occupaient la vallée de Barcelonnette. Depuis la Bréoule, le marquis conduit Annibal à Barcelonnette, parce que c'est la seule ville de l'autre côté de la Durance où l'on puisse trouver des oliviers. Cette raison parait d'abord bizarre, avant que l'on sache sur quoi elle est fondée.

Polybe dit qu'Annibal étant arrivé chez un autre peuple, les habitants du pays vinrent à sa rencontre, portant a la main des rameaux verts et des guirlandes, ce qui est un symbole de paix chez presque tous les Barbares, comme le caducée l'est chez les Grecs. Les mots qui signifient rameaux verts, ont été traduits rameaux d'olive par Dom Vincent Thuillier, ce qui a fait croire au marquis qu'il croissait des oliviers dans le pays habité par ce nouveau peuple, qui avait conspiré contre Annibal.

Ce fut le sixième jour de son entrée dans les Alpes qu'Annibal arriva chez ce nouveau peuple, et Barcelonnette n'est éloigné que de 22 milles de la Bréoule ou Bréaulle, en sorte que l'armée n'aurait fait que 22 milles en cinq jours, tandis que dans la marche précédente, elle avait parcouru 22 milles par jour. Telles sont les inconséquences dans lesquelles tombe le marquis de Saint-Simon : nous le suivrons cependant encore jusqu'au sommet des Alpes.

Apres avoir quitté Barcelonnette, l'armée a remonté la vallée de l'Ubaye jusqu'au Col de l'Argentière, mais, au lieu de descendre dans le Piémont par la vallée de la Sture, elle erre sur tous les sommets des montagnes au nord jusqu'au Mont-Viso, où le Pô prend sa source. Quoique je ne sache pas précisément, dit le marquis, quelle route Annibal s'est ouverte pour arriver à la sommité des Alpes, je ne le perds pas plus de vue qu'un chasseur qui, des hauteurs, laisse sa meute parcourir les routes et les fourrées d'un bois à l'entrée duquel il l'a conduite ; il ne la voit plus, mais il l'entend au loin, et la rejoint aussitôt qu'elle quitte les fonds. Je me retrouve de même avec Annibal sur le Mont-Viso, sans m'inquiéter de tous les détours où la fraude de ses guides, son peu de confiance en eux, et son manque de connaissance de l'intérieur des montagnes, a dû le faire errer pendant neuf jours. — On peut aisément conjecturer que le petit roi, nommé Magile, ayant, comme tous les autres Barbares, le dessein de détruire les Carthaginois pour profiter de leurs dépouilles, les conduisit dans les plus dangereux passages des environs de son pays, qu'il connaissait bien, et où l’on pouvait plus aisément exécuter les complots tramés entre ces Barbares.

Voilà donc cet ami et cet allié des Carthaginois transformé en un traître ; ce roi qui était venu des plaines de la Lombardie pour servir de guide à Annibal, et pour l'assurer de la bonne disposition des Gaulois qui habitaient ces plaines, de ces Gaulois qui furent fidèles à leurs promesses, en se joignant aux Carthaginois dans leurs guerres contre les Romains. Nous avons vu que, bien loin d'égarer Annibal, Magitus les conduisit par la route la plus facile et la mieux connue, sans s'en écarter d'un seul pas.

Tite-Live annonce clairement, continue le marquis, qu'Annibal est venu sur le Mont-Viso, sur cette montagne où l'on ne rencontre que des escarpements presque continuels ; c'est nécessairement de la sommité du Mont-Viso, qui s'élève sur les Alpes comme un promontoire sur le bord de la mer, qu'Annibal montre a ses soldats l'Italie et les terres qu'arrose le Pô, qui se trouvaient autour d'eux et au pied des Alpes. Ce fleuve prend sa source au pied du Mont-Vigo. L'on assure à ceux qui se piquent d'avoir une bonne vue, que de son sommet on découvre la plaine du Piémont : on me l'a montrée comme on fait à tous les voyageurs, mais je suis forcé de convenir que je n'ai pu la voir qu'en imagination, à cause de l'oscillation de l'air, et de la longue chaîne de montagnes qui se trouve entre deux.

Le Mont-Viso est l'endroit où le héros de Carthage a donné de si grandes preuves de son courage et de l'élévation de son âme. — Annibal, en pleine marche, se trouve subitement arrêté, il accourt pour reconnaître l'obstacle, il trouve un rocher dont la pente est d'une roideur excessive. — Ce sentier descendait de la tête d'une montagne vers son pied. — L'imagination, peut aisément se porter à l'étendue d'une montagne telle que le Mont-Viso, qu'on croit de 2.500 toises plus haut que le niveau de la rivière[2] (le Pô), qui part de son pied, lorsqu'elle est arrivée à Turin. On peut aussi facilement concevoir que ce sentier, tracé par les gens du lieu sur le rocher, était exposé à tous les éboulements qui tombaient d'en-haut, et qu'ainsi ces inégalités consolidées de siècle en siècle par la nature, formaient des défilés et rompaient l'uni de la surface.

La montagne n'étant pas couverte de terre, et n'offrant qu'une surface de pierre, on creusa le sentier suivant la tracé qu'Annibal ordonna, etc.

C'est ici que le vinaigre de Tite-Live joue un très-grand rôle, et que le marquis nous explique de quelle manière ce faible acide opéra ; mais nous ne le suivrons pas dans ses explications.

Annibal, en arrivant auprès du Mont-Viso, devient tout-à-coup un amateur ardent des montagnes. Il monte jusqu'à la sommité de ce pic inaccessible pour jouir de la vue des plaines du Piémont, et pour les montrer à ses soldats. Il s'élève pour cela jusqu'à une hauteur que l'on croit être de 2.500 toises, et par conséquent supérieure à celle du Mont-Blanc. Les escarpements presque continuels du Mont-Viso ne l'arrêtent point ; les neiges et les glaces éternelles dont une montagne de cette élévation doit être couverte ; les neiges fraîches tombées depuis peu, qui rendent si pénible l'ascension des montagnes, sont pour lui de trop faibles obstacles. Il ne considère ni la fatigue ni les dangers auxquels cette ascension va exposer lui et ses soldats, ni le temps qu'ils seront obligés de consacrer pour atteindre une sommité aussi élevée, ils n'ont pas assez des fatigues qu'ils ont déjà endurées en montant les Alpes, fatigues dont ils devaient se reposer en campant au sommet du passage, au lieu d'aller grimper, au milieu des neiges, sur une haute montagne, pour jouir d'une belle vue.

Le marquis de Saint-Simon quitte Annibal an pied du Mont-Viso, pour s'occuper de la réfutation de la route indiquée par le chevalier de Folard, et c'est par-là qu'il termine sa longue préface, qui traite uniquement de la route d'Annibal.

La manière dont ce sujet a été traité par la plupart de ceux qui s'en sont occupés, en particulier par le chevalier de Folard, le marquis de Saint-Simon et M. Whitaker, dont nous parlerons dans le chapitre suivant, a jeté un vague, une obscurité sur cette route, que l'on a cru impossible d'éclaircir. Ces essais ont été faits sans précision, sans recherches préliminaires sur la direction des anciennes routes des Alpes. On s'est obstiné à vouloir accorder Tite-Live avec Polybe, sans s'apercevoir que la chose était impossible ; le marquis de Saint-Simon est celui qui s'est donné le plus de peine pour les concilier l'un avec l'autre ; il croyait même y avoir réussi, car il dit à la fin de sa préface : Tite-Live est, à ce qu'il me semble, toujours d'accord avec Polybe. Il regarde le passage de la Durance comme un incident certain de la marche d'Annibal, ce qui lui fait dire (page 5), que le passage de la Durance au-delà du pays des Voconces, détruit absolument l'opinion qu'Annibal avait passé par les Alpes grecques (le Petit Saint-Bernard). Le ton affirmatif de Tite-Live lui en a imposé ; cependant, s'il avait bien examiné la route de Polybe, il aurait vu que, bien loin de s'approcher de cette rivière, elle s'en éloignait considérablement.

 

 

 



[1] Histoire de la guerre des Alpes, ou campagne de 1744, par les armées combinées d'Espagne et de France, etc. ; par M. le marquis de Saint-Simon, aide-de-camp du prince de Conti, Amsterdam, 1770.

[2] Cette hauteur est exagérée.