HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE SECOND.

CHAPITRE II.

 

 

Continuation de cet examen sur le passage et la descente des Alpes. — Parallèle entre Polybe et Tite-Live.

 

Le chapitre nous présentera des choses qui seraient tout aussi inexplicables que celles que nous avons vues dans le précédent, si Polybe ne nous en fournissait la clé. Nous verrons que le récit de Tite-Live n'a aucun rapport avec le pays dans lequel il nous a transportés. Il nous manquera une étendue de pays de 80 milles au moins ; nous ne trouverons point cette seconde nation qui conspira contre Annibal, ni ce passage élevé et couvert de neige, à la descente duquel les Carthaginois tentèrent de passer sur de la vieille neige qui s'était conservée depuis l'hiver précédent.

Nous venons de voir que, parla route que Tite-Live a fait prendre à l'armée carthaginoise, nous sommes forcés de placer au Mont-Genèvre le défilé par lequel cette armée avait pénétré dans les Alpes. Cependant nous n'y trouvons point de défilé, point de rochers escarpés, point de ces précipices que Tite-Live, avec ses exagérations accoutumées, représente comme des profondeurs immenses, des abîmes épouvantables. Le passage de cette montagne, suivant le rapport des voyageurs et des officiers qui ont fait la guerre dans cette partie des Alpes, est extrêmement facile, très-agréable et sans aucun mauvais pas. Le sommet est une belle plaine cultivée, d'une demi-lieue de longueur, où l'on sème du seigle et de l'avoine, que l'on moissonne au commencement de septembre. Il y a dans cette plaine un grand village qu'on appelle le Bourg-de-Mont-Genèvre, qui est éloigné de cinq quarts d'heure de Briançon, et d'une lieue de Cézane. Il n'y a qu'une partie de la descente vers ce dernier village qui soit très-rapide, et cette partie n'a pas cent toises de longueur[1], c'est probablement cet endroit que l'on appelle le Tourniquet, parce que le chemin, décrit des zigzags.

Après que toute son armée eut passé le défilé, Annibal s'empara de la ville ou du fort qui était le chef-lieu de cette contrée ; il s'empara aussi des villages voisins : ce fort sera Cézane, et les autres villages seront ceux que l’on trouve dans la vallée de la Doire-Suzine, ou Petite-Doire, avant d'arriver à Oulx, petite ville qui est éloignée de 7 milles de Cézane. Nous voici dans une vallée du Piémont qui conduit directement à Turin, et l'armée carthaginoise n'en est plus qu'à vingt lieues, ou à quatre ou cinq jours de marche, et cependant Tite-Live continue à traduire Polybe. Il dit comme lui, que depuis cette ville où Annibal avait trouvé beaucoup de bétail pour nourrir son armée, il avait cheminé pendant trois jours sans rencontrer aucun obstacle ; qu'il était arrivé ensuite chez une autre nation qui vint à sa rencontre, lui offrit des vivres, des guides et des otages ; que ce peuple attaqua son armée dans un chemin étroit, dominé d'un côté par les escarpements d'une haute montagne ; que l'armée éprouva une grande perte en franchissant ce défilé, et qu'enfin Annibal atteignit le sommet des Alpes le neuvième jour.

Nous avons vu dans Polybe que ces neuf jours étaient la marche depuis le passage du défilé par lequel on pénétrait dans les Alpes jusqu'à leur sommet, et que cet espace était d'environ 95 milles. Transportons-nous maintenant au Mont-Genèvre, et comptons neuf journées de marche, ou 95 milles, depuis le passage de cette montagne, en prenant la route de Turin, nous dépasserons non-seulement cette ville, mais nous arriverons 30 milles plus loin, sur la route de Milan. Il nous reste encore la descente des Alpes, qui employa quatre jours, car Tite-Live dit aussi que l'armée employa quinze jours à traverser les Alpes, dont neuf à parvenir à leur sommet, deux jours de campement sur ce sommet, et par conséquent quatre jours à descendre ; mais où trouver cette descente, puisque nous sommes déjà dans les plaines arrosées par le Pô ? Telles sont les inconséquences et les absurdités dans lesquelles l'auteur romain est tombé en prenant une route différente de celle que lui indiquait Polybe, et en voulant, rapporter tout ce que ce dernier raconte de la marche d'Annibal.

Quelques auteurs, comme le chevalier de Folard, ont cherché des détours pour allonger le passage des Alpes ; au lieu de suivre la voie romaine après le Mont-Genèvre, ils ont fait traverser à Annibal le col de Sestrières pour entrer dans la vallée de Pragelas, et, non content de cela, ils l'ont fait grimper avec toute son armée au col de la Fenêtre, pour redescendre à Fenestrelles, et aller de là à Pignerol ; mais Tite-Live ne pouvait avoir en vue que la voie romaine qui, depuis Cézane, suivait la vallée de la Doire-Suzine, en passant à Oulx et à Suze.

Il semblerait que l'auteur latin lui-même avait quelque soupçon que les distances pourraient bien ne pas s'accorder avec le nombre de jours que l'armée mit à parvenir au sommet des Alpes ; c'est ainsi du moins que l'on pourrait expliquer l'interpolation suivante, qu'il fait au texte de Polybe : Le neuvième jour, l'armée parvint au sommet des Alpes par des chemins impraticables, et, après s'être égarée soit par la perfidie des guides, soit par les fausses conjectures de ceux qui, ne se confiant pas à eux, engageaient témérairement l'armée dans des vallées sans issue.

Ceci est une autre invention de Tite-Live, qui n'est fondée sur rien ; l'armée carthaginoise était accompagnée par le roi Magilus, et par les autres Gaulois cisalpins qui étaient venus auprès d'Annibal pour lui servir de guides, et qui certainement auraient empêché les montagnards de lui faire prendre une fausse route.

Nous pourrions terminer ici la réfutation de Tite-Live, mais la descente des Alpes, telle qu'il la raconte, présente des circonstances si extraordinaires que nous croyons nécessaire de l'examiner avec détail, et pour cela nous mettrons le texte de Polybe à côté de celui de Tite-Live sur deux colonnes, comme nous l'avons fait dans le chapitre précédent.

 

Histoire de Polybe

Livre III, chapitre 54

 

Histoire de Tite-Live

Livre XXI, chapitre 35

Le jour suivant, Annibal, ayant fait lever le camp, commença la descente des montagnes. Il n'eut point ici d'ennemis à combattre, excepté ceux qui commettaient des vols furtivement ; mais les neiges et les difficultés du chemin lui firent perdre presque autant de monde qu'il en a voit perdu en montant ; car le chemin était très-étroit et très-rapide, et, la neige empêchant de le voir, tous ceux qui s'en écartaient étaient entraînés dans les précipices.

 

Depuis le sommet des Alpes, l'armée poursuivit sa marche. Les ennemis ne tentèrent rien, excepté quelques petits vols, suivant que l'occasion se présentait ; mais le chemin fut beaucoup plus difficile qu'il n'avait été en montant ; car les chemins des Alpes du côté de l'Italie sont pour l'ordinaire plus courts, mais ils sont aussi plus roides. En effet, tout le chemin était presque à pic, étroit et glissant, en sorte que les soldats ne pou voient s'empêcher de tomber, et, pour peu que le pied leur manquât, ils tombaient et ne pouvaient se retenir : les hommes et les chevaux roulaient les uns sur les autres.

 

 

Chapitre 36

Les troupes ne furent cependant point découragées par ces difficultés, étant suffisamment accoutumées à de tels accidents. Mais lorsqu'elles arrivèrent à un certain endroit, ou il n'était possible ni aux éléphants ni aux chevaux de charge d'avancer, parce que le chemin était trop étroit, la terre qui auparavant était très-escarpée dans l'espace de près de trois demi-stades (958 pieds), s'étant éboulée davantage depuis peu de temps, toute l'armée fut remplie d'effroi : les soldats se livrèrent au désespoir, et leur courage les abandonna.

 

L'on arriva ensuite a un escarpement beaucoup plus détroit, où la face des rochers était tellement à pic, qu’un soldat sans armes et en tâtonnant pouvait à peine se dévaler en bas, en s'accrochant avec les mains aux souches et aux broussailles qui croissaient à l’entour. L'endroit était déjà naturellement très-roide, mais un éboulement récent de terre dans une hauteur d'environ mille pieds avait rendu cet endroit encore plus escarpé : là la cavalerie s'arrêta tout court, comme si c'eût été le bout du chemin. Comme Annibal ne concevait pas ce qui pouvait arrêter l'armée, on vint lui dire que c'était un escarpement impraticable : il se transporta sur les lieux pour les examiner.

Au premier moment, le général carthaginois chercha à tourner cet endroit difficile, mais la neige rendant tout autre passage impraticable, il fut obligé d'y renoncer.

 

Il n'hésita point, quoique le détour fût fort long, de conduire son armée par des endroits où il n'y avait point de sentier et où personne n'avait passé auparavant ; mais ce chemin fut insurmontable.

Chapitre 55

 

 

Car ce qui arrivait était une chose très-singulière et très-extraordinaire. Sur la vieille neige, conservée depuis l'hiver précédent, de la nouvelle était tombée tout récemment : on pénétrait aisément-celle-ci, parce qu'elle était molle et peu épaisse ; mais lorsque les hommes l'eurent foulée aux pieds et qu'ils atteignirent la neige de dessous, qui était gelée, leurs pieds ne pouvaient pas s'y enfoncer, ils glissaient et tombaient, comme cela arrive à ceux qui marchent sur un terrain boueux à la surface.

 

Car sur de la vieille neige qui s'était conservée, il en était tombée de la nouvelle de peu d'épaisseur : les pieds pénétrant celle-ci, qui était molle et peu profonde, les pas étaient assurés ; mais, dès que cette nouvelle neige fut fondue par le passage d'un si grand nombre d'hommes et de chevaux, on ne marchait plus que sur la glace inférieure mise à découvert, et dans la boue liquide formée par la neige fondante.

Ce qui leur arrivait ensuite était encore plus pénible, car ne pouvant pas pénétrer la neige inférieure, s'ils venaient à tomber et qu'ils voulussent s'ailler de leurs genoux ou s'accrocher à quelque chose pour se relever, ils glissaient encore plus, entraînant avec eux ce qui leur servait d'appui, parce que la pente était extrêmement roide.

 

Il y eut alors une lutte terrible, car, comme les pieds ne pouvaient faire aucune empreinte sur la glace unie, et qu’ils manquent plus vite à la descente, les soldats tombaient à chaque instant, pour peu qu'ils voulussent s'aider des genoux ou dès mains pour se relever : ces soutiens même venant à leur manquer, comme il n'y avait ni plantes ni racines auxquelles ils pussent se retenir avec le pied ou la main, ils roulaient sur la glace polie et dans la neige fondue et détrempée.

Mais les bêtes de somme, en faisant des efforts pour se relever, rompaient la croûte de la neige, et restaient, pour ainsi dire, enchâssées avec leurs fardeaux, à cause de leur poids et de la congélation de la vieille neige.

 

Les bêtes de somme pénétraient quelquefois dans la neige inférieure, et lorsqu'elles glissaient et qu'elles voulaient se retenir en frappant du pied avec plus de force ; elles la brisaient tout-à-fait, en sorte que la plupart d'entr'elles restaient fixées dans la glace durcie et fortement congelée, comme si elles étaient prises dans un piège.

 

 

Chapitre 37

Annibal, abandonnant donc l'espérance de passer par-là, campa à l'entrée de ce chemin difficile. Il fil enlever la neige, et la multitude se mit à l'ouvrage pour reconstruire le chemin le long du précipice.

 

Enfin, les hommes et les bêtes de somme se fatiguant inutilement ; Annibal dressa le camp sur la montagne ; ayant pour cela nettoyé la place avec beaucoup de peine, à cause de la grande quantité de neige qu'il fallut piocher et enlever. Il fit travailler ses soldats à l'escarpement, par lequel seul il pouvait, avoir un passage.

Par ce moyen, Annibal fit faire en un jour un chemin assez bon pour les chevaux et les bêtes de somme : il les fit passer tout de suite, et les dispersa dans les pâturages, dressant de nouveau le camp dans les endroits où il n'y avait point de neige.

 

 

Mais il fit travailler les Numides, par bandes, à la construction du chemin, en le faisant appuyer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après bien des fatigues, il réussît au bout de trois jours, quoique avec beaucoup de peine, à faire passer les éléphants.

 

Comme il était nécessaire de rompre le rocher, les soldats abattirent dans les environs des arbres monstrueux qu'ils ébranchèrent, et, après en avoir fait un tas énorme, ils mirent le feu : dans cet instant, il s'éleva un vent violent, qui augmenta l’embrasement. Quand les rochers furent ardents, ils les rendirent friables en versant du vinaigre dessus. Le rocher étant ainsi calciné par le feu, ils le brisèrent avec le fer, et ils adoucirent la roideur de la descente par de courts zigzags, jusqu'à ce qu'enfin on pût faire passer non-seulement les bêtes de somme, mais encore les éléphants.

La faim avait réduit ces animaux à l'état le plus déplorable, car les sommets des Alpes et les endroits qui sont dans leur voisinage sont tous entièrement nus et sans arbres, la neige, restant constamment été et hiver ; mais les lieux qui sont au milieu de la montée des deux côtés, sont boisés, abondent en arbres et sont propres à la culture.

 

Comme on avait employé quatre jours à travailler au rocher, les bêtes de somme furent sur le point de périr de faim ; car les sommets des montagnes sont presque nus, et s'il y a quelques pâturages, ils sont couverts de neige. Les vallées inférieures offrent des pentes bien abritées, des forêts le long des ruisseaux et des endroits qui méritent d'être cultivés par les hommes.

 

 

On envoya les bêtes de somme dans ces pâturages, et l'on accorda trois jours de repos aux hommes fatigués d'avoir travaillé au chemin.

Chapitre 56

 

 

Annibal, rassemblant toutes ses forces, commença à descendre, et le troisième jour, ayant achevé complètement le passage par les précipices ci-dessus mentionnés, il atteignit la plaine, ayant perdu, pendant toute sa marche, un nombre considérable de soldats par l'attaque des ennemis, le passage des rivières et les précipices des Alpes. Il perdit aussi des chevaux et des bêtes de somme en nombre plus considérable.

 

Ils descendirent ensuite dans la plaine par les endroits plus faciles et chez des habitants d'une disposition plus paisible.

Enfin, ayant accompli sa marche depuis Carthagène en cinq mois et le passage des Alpes en quinze jours, il entra hardiment dans les plaines qui avoisinent le Pô et dans le pays des Insubres.

 

Telle fut approchant la manière dont l'armée carthaginoise descendit en Italie, cinq mois après le départ de Carthagène, et, suivant quelques auteurs, après avoir employé quinze jours à traverser les Alpes.

 

Nous voyons que le récit de Tite-Live n'est autre chose que celui de Polybe, avec des additions et quelques changements qui, bien loin de le rendre plus clair et plus conforme à la situation des lieux, ne sont que des fictions ou des exagérations qui le dénaturent.

Nous chercherons d'abord si dans la route que l'auteur latin a préférée à celle de Polybe, l'on trouve un endroit où, à la fin d'octobre, il aurait pu rester de la neige depuis l'hiver précédent ; ce ne sera pas à la descente du Mont-Genèvre, puisque le sommet de ce passage est habité et cultivé, et que, par cette raison, son élévation au-dessus de la mer ne peut pas être de plus de 700 toises, elle doit même être moindre, en sorte qu'au milieu de juin il n'y a plus de neige ; il n'y reste donc jamais de neige ancienne. La neige ne peut se conserver toute l'année que dans les passages fort élevés ou dans des situations particulières, telles qu'on en trouve dans les hautes montagnes où des avalanches, qui descendent des faces escarpées, accumulent des masses considérables de neige qui n'ont pas le temps de fondre avant le retour de l'hiver. Nous avons vu que ce cas particulier se rencontre à la descente du Petit Saint-Bernard.

Quelques auteurs, comme le chevalier de Folard, après avoir fait passer à Annibal le Mont-Genèvre et le col de Sestrières, l'ont fait encore monter au col de la Fenêtre, et c'est depuis là qu'ils ont prétendu que ce général fit voir à son armée les plaines de l'Italie. Ce passage, qui traverse une des ramifications latérales des Alpes du côté du Piémont, n'est pas plus élevé que le Mont-Genèvre. Voici ce qu'en dit le marquis de Pesay dans sa Topographie des Grandes Alpes, p. 70 : Le col de Fenêtre est bon pour les chevaux et les voitures.... c'est le grand chemin que tiennent les habitants de la vallée de Pragelas pour aller à Suze.

Nous ne reconnaissons pas dans ce grand chemin, praticable pour les voitures, un passage très-élevé, ni un passage qui puisse avoir présenté dans aucun temps les grandes difficultés que rencontra l'armée carthaginoise.

Revenons à Tite-Live. L'addition la plus extraordinaire faite par cet auteur, au récit de Polybe, est celle du rocher calciné par le feu, et décomposé ensuite par du vinaigre. Nous voyons dans l'auteur grec que, pour faire passer les chevaux et les éléphants, il fallut reconstruire le chemin le long du précipice, et l'appuyer, ce qui ne put se faire qu'avec des troncs de sapins coupés dans une forêt voisine. Au lieu de ce moyen simple et très-naturel, employé encore de nos jours dans ce même endroit de la descente du Petit Saint-Bernard, Tite-Live en imagine un autre si extraordinaire, qu'il vaut la peine de l'examiner.

Je ferai d'abord observer qu'en parlant de l'éboulement de terre qui avait emporté le chemin dans une longueur de mille pieds, Tite-Live substitue le mot hauteur à celui d'espace, ce qui dénature complètement la chose. Au lieu d'un chemin en pente douce et sans tournants, le long du flanc escarpé d'une montagne, nous avons un précipice de mille pieds de hauteur, au fond duquel un soldat leste et hardi put à peine se dévaler, et contre la face escarpée duquel on fut obligé de tailler perpendiculairement le chemin en courts zigzags, ou petits tournants, pour adoucir la pente : un travail semblable aurait exigé plusieurs mois pour l'achever, surtout pour faire passer des éléphants.

Pour amollir le rocher et pour y couper le chemin avec plus de facilité, on accumula un tas énorme d'arbres monstrueux auquel on mit le feu. Il se présente ici une difficulté : c'est de savoir dans quelle partie de l'escarpement on put placer cet énorme bûcher, qui devait former un carré de cinquante pieds au moins ; car ces arbres monstrueux ne pouvant être que des sapins, devaient avoir cette longueur, et en les rangeant en tas pour mettre le feu, il fallut les croiser les uns sur les autres pour laisser entr'eux des jours suffisants. Où trouver un espace horizontal de cette grandeur contre une face de rochers à pics ? Ce bûcher ne put donc s'entasser que sur le sommet du précipice ou à son pied. Dans le premier cas, le rocher seul sur lequel aurait reposé le brasier aurait pu être rougi ou rendu ardent à une profondeur de quelques pouces, ou, si l'on veut, d'un pied ; dans le second cas, il n'y aurait eu que les colonnes de flammes qui auraient pu toucher l'escarpement, et comme cet escarpement ne peut pas se considérer comme un mur vertical, puisqu'un soldat avait pu descendre en se tenant avec les mains aux souches qui croissaient à l'entour, les flammes n'auraient pas même touché la face du rocher. Le brasier ou les flammes ne purent donc produire aucun effet sur l'escarpement, de quelque manière que l'on conçoive que le bûcher fût placé. Le moyen supposé par Tite-Live pour réparer le chemin, est donc purement imaginaire.

Lorsqu'on veut calciner la pierre calcaire, on la brise et on en fait un mur circulaire d'environ deux pieds d'épaisseur, recouvert d'une voûte composée de fragments entre lesquels la flamme peut se faire jour ; on entretient le feu dans l'intérieur pendant quatre ou cinq jours, et ce n'est qu'au bout de ce temps que les fragments sont complètement calcinés. Si, au lieu de la précaution de briser la pierre et de placer le feu dans l'intérieur du four, on plaçait le feu sur la surface d'un rocher solide, la calcination pénétrerait à peine de quelques pouces, surtout au bout d'un seul jour, car on ne peut pas supposer qu'on entretînt plus longtemps le bûcher de Tite-Live.

Quant au vinaigre, je demande à ceux qui ont visité les montagnes s'il fallait tracer un chemin avec plusieurs tournants contre la face escarpée d'un rocher de mille pieds de hauteur, ce qui occuperait une largeur de quelques centaines de pieds, je leur demande, dis-je, si tout le vinaigre que l’on pourrait rassembler, à plusieurs lieues à la ronde, dans un pays très-peuplé, suffirait pour mouiller une surface de rochers aussi étendue, et pour la pénétrer jusqu'à la profondeur de plusieurs pieds, de manière à pouvoir, tailler un chemin assez large pour que des éléphants pussent y descendre : or, une armée qui avait perdu presque tous ses bagages par deux attaques différentes des habitants, dans lesquelles elle avait couru risque d'être elle-même détruite en entier, pouvait-elle avoir conservé une quantité de vinaigre bien considérable, en supposant que ce fût la boisson ordinaire des soldats carthaginois, ce que l'on ignore ? Des soldats qui traversent des montagnes où ils trouvent de l'eau en abondance pour boire, et rien à manger, ne se chargeraient-ils pas plutôt de provisions que de vinaigre ?

Je rappellerai ici le tableau que fait Polybe, au chapitre 60, de l'état déplorable de l'armée à son arrivée dans la vallée d'Aoste : Le manque de nourriture, dit cet historien, avait tellement défiguré les soldats, qu'ils ressemblaient à des sauvages. La faim, et un travail sans relâche, en avaient jeté un grand nombre dans le désespoir, car il n'avait pas été possible de transporter par des chemins aussi difficiles que ceux des Alpes, des provisions en quantité suffisante pour nourrir tant de milliers d'hommes, et la plus grande partie de celles qu'on avait apportées avait été perdue avec les bêtes de somme.

D'ailleurs quand l'armée entière aurait été chargée de vinaigre, quand on en aurait trouvé en abondance dans les chétives cabanes des montagnards qui habitaient le lieu où elle se trouvait alors, ce vinaigre aurait été parfaitement inutile, parce que le brasier ou les flammes, de quelque manière que l’on suppose que les troncs d'arbres fussent placés, ne pouvaient atteindre l'escarpement, et le vinaigre ou l'eau n'a d'effet sur la pierre calcaire pour la rendre friable, que lorsque celle-ci est incandescente.

Concluons donc que l'histoire du bûcher et du vinaigre est une fable inventée par le peuple ou par des auteurs aussi amateurs du merveilleux que l'était Tite-Live.

Combien la manière dont Polybe représente la chose est plus claire et plus naturelle ! C'est la simple vérité sans l'addition de rien de merveilleux. Il pousse l'exactitude jusqu'il nous dire la longueur de la partie du chemin éboulé. Elle était de trois demi-stades, ou 938 pieds romains : c'est ce dont Tite-Live a fait un escarpement de mille pieds de hauteur. Il fallut rétablir le chemin en le bâtissant ou construisant de nouveau le long du flanc de la montagne ; pour cela, on rangea des troncs d'arbres suivant leur longueur, en tes soutenant avec d'autres par-dessous, comme lorsque le général Melville, passa en 1776 : voilà peut-être l'origine de l'abatis de Tite-Live. On n'y mit point le feu pour calciner le rocher, mais on se servit de ces arbres pour reconstruire lé chemin et pour l'appuyer.

Je sens dans tout ceci, dit le célèbre historien Gibbon[2], que Tite-Live a voulu plutôt plaire à l'imagination par une fable romanesque, que satisfaire l'esprit par une histoire vraie et judicieuse. Le dieu qui apparut au général carthaginois, ces montagnes inaccessibles a tout autre qu'à lui, le vinaigre avec lequel il fendit les rochers, tous ces faits sont racontés sans critique et sans défiance : c'est Homère que nous lisons, et c'est Achille dont nous suivons les exploits. Dans Polybe, tout est raisonné, tout est simple et sans parure, une justesse d'esprit peu commune dans son siècle, etc.

Tite-Live fait travailler au chemin pendant quatre jours, au lieu des trois de Polybe ; il ajoute encore trois jours de repos accordés aux hommes qui avaient fait ce travail, puis il fait descendre l'armée dans la plaine, ce qui ferait encore un jour au moins, en tout huit jours pour la descente des Alpes ; ce nombre étant ajouté aux neuf jours pour arriver au sommet et aux deux jours de campement sur ce sommet, ferait en tout dix-neuf jours pour le passage des Alpes. Cependant Tite-Live dit ensuite que, suivant quelques auteurs, (savoir Polybe), l'armée carthaginoise avait employé quinze jours à traverser les Alpes. Voilà donc encore une inconséquence de Tite-Live.

Il me reste une remarque à faire sur le nombre de troupes qu'Annibal avait conservées à son arrivée en Italie. Polybe, d'après une inscription qu'Annibal lui-même avait fait graver au promontoire de Lacinium, nous dit que ses forces se montaient alors à vingt-six mille hommes en tout ; mais Tite-Live, pour qui l'exagération a toujours plus de charmes que la simple vérité, préfère l'opinion de L. Cincius Alimintus, qui fait monter les forces d'Annibal à quatre-vingt-dix mille hommes, nombre considérablement exagéré, puisqu'après avoir passé le Rhône, l'armée carthaginoise consistait en 46 mille hommes, et qu'à son arrivée en Italie, elle était réduite à presque la moitié, ce qui est d'accord avec le nombre rapporte par Annibal lui-même.

Quand on considère tout l'ensemble de la réfutation de Tite-Live, que nous venons de terminer, l'on comprend pourquoi les auteurs modernes qui, dans leurs recherches sur la route d'Annibal, n'ont suivi que Tite-Live, ou ceux qui ont voulu combiner cet auteur avec Polybe, se sont toujours égarés. Ils ont été obligés d'entasser suppositions sur suppositions ; et ont accusé tantôt Polybe, tantôt Tite-Live, de s'être trompé, suivant que les détails de l'un ou de l'autre ne se rapportaient pas à la route qu'ils croyaient la véritable.

Nous terminerons ce chapitre par un parallèle entre l'auteur grec et l'auteur latin.

Quand on compare Polybe et Tite-Live comme historiens, et non comme écrivains, on est frappé du contraste total qui existe entre ces deux auteurs. Le premier est d'une exactitude si remarquable, qu'elle excite l'étonnement et l'admiration : toutes ses descriptions, toutes ses distances, sont conformes aux lieux actuels ; jamais il ne fait faire à l'armée un pas hors de la route naturelle, ou une marche trop longue ou trop courte. Les connaissances qu'il manifeste en géographie sont d'une justesse qui étonne pour le temps où il vivait.

Le second est d'une inexactitude rebutante ; ses descriptions, toutes les fois qu'il s'écarte de Polybe, sont le plus souvent en contradiction avec la nature des lieux et avec le bon sens. Il néglige complètement les distances ; il fait faire à l'armée, sans s'en douter, une marche rétrograde considérable : il lui fait traverser une étendue de pays de plus de 250 milles, puis il la ramène au même lieu d'où elle était partie pour faire cette marche : il lui fait parcourir en neuf jours un pays qui n'existe pas sur la route qu'il a choisie. Il montre ainsi en géographie une ignorance impardonnable chez un historien, surtout chez un historien qui vivait sous Auguste, sous cet empereur qui donna à l'Empire romain presque toute son étendue, et qui fit ouvrir toutes les voies militaires qui traversaient les Alpes.

Que conclure de ce parallèle ! que lorsque nous croyons lire l'histoire romaine dans Tite-Live, nous ne lisons quelquefois qu'un roman ; que lorsqu'on écrit l'histoire romaine, et que le même sujet a été traité par Polybe et par Tite-Live, on doit toujours préférer le premier au second, et qu'en particulier, lorsqu'on est arriva à l'expédition d'Annibal en Italie, on doit fermer Tite-Live et ne suivre que Polybe.

 

 

 



[1] Voyez un petit ouvrage intitulé : Topographie des Grandes Alpes, publié par le Marquis de Pesay, Turin, 1793.

[2] Œuvres mélangées d'Edouard Gibbon, Londres, 1796, tom. II, p. 182.