HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE XIII.

 

 

Remarques sur la descente des Alpes. - Journal de l'expédition jusqu'à l'arrivée de l'armée dans la vallée d'Aoste. - Longueur itinéraire totale du passage des Alpes.

 

Dans cette partie du récit de Polybe, le point essentiel est de découvrir l'endroit de la descente des Alpes où le chemin avait pu être emporté par un éboulement de terre, au point d'arrêter complètement la cavalerie de l'armée carthaginoise. Dans ce but, nous transcrirons ce que M. Dessaussure dit de cette descente, et nous citerons aussi les notes que le général Melville nous avait communiquées.

A trois quarts de lieue de l'hospice[1], on traverse un plateau incliné, et bientôt après on traverse un bois. A trois quarts de lieue de ce bois, on passe au village de Pont-Serrant. — En sortant de ce village, on passe un pont construit sur un torrent qui coule à plus de cent pieds de profondeur. — On a de ce pont une vue charmante, surtout du côté du bas de la montagne, où une belle cascade qui sort d'une prairie, au pied d'un bois, vient mêler ses eaux à celles du torrent.

A une petite demi-lieue de Pont-Serrant, est le village de La Tuile, auquel se termine la descente du Saint-Bernard ; nous n'y entrâmes pas, nous le laissâmes à notre droite, de l'autre côté du torrent. Ce village est situé à l'entrée d'une gorge et au bord d'une petite plaine formée par les débris qu'accumulent divers torrents qui viennent s'y réunir, et entourée de hautes montagnes.

Si ce passage des Alpes est un des plus faciles, c'est en lithologie le plus monotone que je connaisse, § 2233. Après avoir laissé sur la droite le village de La Tuile, nous suivîmes le torrent qui porte le nom de ce village. — A dix minutes de La Tuile, on passe ce torrent et on vient côtoyer le pied d'une montagne dont les couches coupées à pic sont d'une belle calcaire grenue, souvent recouverte de mica. Le chemin est bon et assez large, mais sur une corniche très-élevée au-dessus de La Tuile. On voit là, sous ses pieds, des amas de neige qui se sont conservés depuis l'hiver, et qui forment des ponts sur ce torrent. On passe ensuite sur un pont plus solide, au-dessous du village de La Barma, et on laisse à gauche, sur la hauteur, le village d'Eleva.

De là, dans une petite demi-heure, nous vînmes au bourg de Pré-Saint-Didier, et ainsi en deux heures depuis La Tuile.La hauteur de Saint-Didier au-dessus de la mer est de 448 toises.

M. Dessaussure ne fait pas mention de la rapidité de la descente depuis l'hospice jusqu'au village de Pont-Serrant, mais le général Melville remarqua qu'elle était plus grande que du côté de la Savoie. Ce fut dans cette partie du chemin, qui occupe l'espace d'une lieue et demie, que les soldats qui s'en écartaient lorsque la neige empêchait de le voir, étaient entraînés dans les précipices.

Quand on compare la description que fait Polybe du lieu où l'armée fut arrêtée, avec cette partie du chemin à dix minutes du village de La Tuile, qui passe sur une corniche très-élevée au-dessus du torrent, et avec ces amas de neige conservés depuis l'hiver, qui formaient des ponts sur ce torrent, on est convaincu qu'on a découvert l'endroit où le chemin s'était éboulé, et où l'armée, pour l'éviter, chercha à passer sur la vieille neige qui couvrait le lit du torrent de La Tuile.

Pendant que le général Melville était à l'hospice, il s'était informé du moine qui y était à demeure ; si l'on trouvait dans la descente de la montagne, un endroit qui correspondit à la description de Polybe. Le Bernardin lui répondit : Vous serez satisfait, vous verrez ce mauvais bout de chemin en descendant. Après que le général eût passé le village de La Tuile, son guide lui dit : A présent nous approchons d'un endroit très-mauvais, qui nous donne beaucoup de peine pour le réparer toutes les années, parce qu'il est emporté au printemps par des avalanches de neige. Lorsque le général Melville traversa cette montagne en 1775, le chemin était fait de troncs de mélèzes ou de sapins placés deux à deux, suivant leur longueur, et aplanis à la surface pour que le pied pût reposer de plat. Ce fut sur ces troncs d'arbres que le général, son domestique et ses mulets furent obligés de passer. Dans cet endroit, le chemin suivait avec une pente douce le côté escarpé d'une montagne, composé de rochers désunis, et pouvant s'ébouler facilement. A l'époque du voyage de M. Dessaussure, le 8 août 1792, c'est-à-dire 37 ans après celui du général Melville, le chemin était meilleur et plus large, il formait une corniche très-élevée au-dessus du torrent, en côtoyant une montagne dont les couches sont coupées à pic[2].

En parlant du travail qu'il fallut faire pour que la cavalerie et les éléphants pussent passer, Polybe se sert d'un mot qui signifie construire ou bâtir, c'est-à-dire, qu'il fallut soutenir le chemin ou par des murs ou avec des troncs d'arbres ; ou même, qu'il fallut bâtir le chemin en entier, ce qui ne pouvait se faire qu'avec des pièces de bois placées les unes à côté des autres et appuyées par-dessous. C'est ainsi que le représente encore Polybe quelques lignes plus bas, quand il dit que les Numides travaillèrent à la construction du chemin en l’appuyant.

La longueur de la partie éboulée du chemin était de presque trois demi-stades. Le stade, suivant Pline, était de 625 pieds romains. Bergier[3] dit que les auteurs grecs et latins ont déterminé que le stade est égal à 125 passus ou 625 pieds. Trois demi-stades feront donc 937 ½ pieds romains.

Cet espace d'environ mille pieds est sur la rive droite du torrent de La Tuile, entre les deux ponts, dont le premier est à dix minutés au-dessous du village de La Tuile, et le second est au-dessous du village de La Barma.

La conformité parfaite de cet endroit avec celui où les chevaux et les éléphants de l’armée carthaginoise furent arrêtés, est frappante : c’est une preuve bien remarquable et bien satisfaisante que ce fut la route que suivit cette armée.

Mais ce qui complète l'évidence, ce sont ces amas de vieille neige conservés depuis l’hiver, qui, le 8 août 1792, formaient des ponts sur le torrent, exactement dans le même lieu ou 2010 ans auparavant[4] il y avait aussi de la vieille neige restée depuis l’hiver précèdent. Cette neige avait été accumulée, à ces deux époques très-éloignées l'une de l’autre, par les mêmes avalanches, qui emportaient le chemin chaque année. Mais lors du passage d'Annibal, ces amas de neige dévoient être plus considérables, ils dévoient couvrir tellement le lit du torrent, que les Carthaginois s’imaginèrent qu'ils pourraient passer dessus sans accident ; la neige fraîche qui était tombée tout récemment, contribuait aussi à cacher le danger de cette tentative.

Dès qu'ils eurent foulé aux pieds cette nouvelle neige, et que leurs pieds reposèrent sur la vieille qui était congelée, ils glissaient et ne pouvaient plus se retenir, parce que là pente était trop rapide : ils étaient ainsi entraînés dans le torrent, où ils périssaient[5]. La perte d'hommes et de chevaux dans cet endroit dut être très-considérable, car Polybe dit qu'à la descente des montagnes, la neige et les difficultés du chemin firent perdre à Annibal presqu'autant de monde qu'il en avait perdu en montant ; or, il ne pouvait avoir éprouvé qu'une bien petite portion de cette perte à la descente depuis le sommet du passage jusqu'au village de Pont-Serrant.

Pendant qu'on travaillait au chemin, la cavalerie et une partie de l'infanterie campèrent aux environs de La Tuile. Ce village est situe au bord d'une petite plaine formée par les débris qu'accumulent divers torrents qui viennent s'y réunir. Le camp pouvait s'étendre aussi, en remontant jusqu'au village de Pont-Serrant, demi-lieue plus haut. C'est probablement dans le bois qui est au-dessous de ce dernier village, que les Numides coupèrent les arbres dont les troncs, après avoir été ébranchés, servirent à reconstruire cette partie du chemin qui s'était éboulée, et à l'appuyer.

Après avoir passé le chemin qu'on venait de réparer, l'armée campa de nouveau dans les endroits exempts de neige, et les chevaux furent dispersés dans les pâturages. Ce fut dans les environs du bourg de Pré-Saint-Didier, à deux lieues de La Tuile. Là, on entre dans la partie supérieure de la vallée d'Aoste, où sont encore les villages de Morgès, de La Salle[6], etc.

Pré-Saint-Didier n'est élevé que de 448 toises au-dessus de la mer. A cette hauteur, la neige ne commence à tomber qu'à l'entrée de l'hiver ; il n'y en avait donc point encore à la fin d'octobre. A une demi-lieue au-dessous de Saint-Didier, on rencontre les premières vignes ; bientôt après que l'on est entré dans ces vignes, la vallée devient plus large, plus riante ; on traverse de beaux vergers et des champs bien cultivés, au milieu desquels est situé le grand village de Morgès. A une lieue et demie de Saint-Didier, on traverse le village de La Salle, bâti sur le penchant d'un grand vignoble[7]. Ce fut sans doute dans les environs de ces villages que l’infanterie et la cavalerie campèrent, pendant que l'on achevait le chemin pour les éléphants.

Il est heureux que, voulant examiner les faits et les circonstances rapportés par un auteur aussi exact, aussi véridique et aussi ennemi de l’exagération que Polybe, nous avons la relation de M. Dessaussure, qui, au génie pour les recherches, et à l’ardeur infatigable pour l’étude de la nature, joignait l'amour de la vérité, l’esprit d'observation, l'exactitude et la clarté dans les descriptions. Quel autre que lui aurait fait mention de ces détails, qui correspondent si merveilleusement avec les descriptions de Polybe, que l'on croirait que ces deux auteurs traversèrent ensemble la même montagne ?

Reprenons le journal de la marche et des opérations de l'armée carthaginoise. Nous avons vu qu'elle avait employé neuf Jours pour atteindre le sommet des Alpes, depuis qu'elle était entrée dans cette grande chaîne de montagnes. Elle campa pendant deux jours au sommet du passage.

Le 12e jour fut employé à descendre au village de La Tuile, à tenter de passer sur la vieille neige qui couvrait le torrent, et à commencer la réparation du chemin éboulé. Une partie de l'infanterie traversa ce mauvais pas le même jour, car il n'était impraticable que pour les chevaux.

Le 13e jour, la cavalerie et les bêtes de somme passèrent, et se dispersèrent dans les environs de Pré-Saint-Didier, de Morgès et de La Salle.

Le 14e jour, au soir, le chemin fut achevé pour les éléphants, qui arrivèrent à Pré-Saint-Didier[8]. Pendant ce temps-là, l'infanterie et la cavalerie dévoient continuer à descendre vers la Cité d’Aoste, par la route où se trouvent aujourd'hui les villages d’Avise, Livrogne, Arvier, et le bourg de Villeneuve.

Enfin le 15e jour, toute l'armée fut rassemblée dans les environs de la Cité d'Aoste. Cette petite ville paraît avoir été très-considérable du temps des Romains, à en juger du moins par les ponts, l’amphithéâtre et l'arc de triomphe dont on y voit encore les restes[9].

Annibal accomplit sa marche depuis Carthagène jusqu'au pied des Alpes, du côté de l'Italie, en cinq mois. Il y a, en effet, cet espace de temps depuis la fin de mai ou le commencement de juin, époque de la moisson dans le royaume de Murcie, jusqu'au premier novembre, jour de l'arrivée d'Annibal aux environs de la Cité d'Aoste.

Quant à la distance depuis le sommet du passage jusqu'au pied des Alpes, nous pouvons l’estimer d'après M. Dessaussure et d'après les itinéraires romains.

 

Noms modernes

Nom des itinéraires romains

Milles romains

 

De l'Hospice

Ariolica

 

à

La Tuile

 

7

Pré-Saint-Didier

Arebrigium

7

Morgès

 

2

La Salle

 

3

Villeneuve

 

13

la Cité d'Aoste

Augusta Prœtoria

7

 

 

Total

39

 

M. Dessaussure donne pour la distance de Morgès à la Cité d'Aoate, six heures de marche, qui, étant évaluées à 3 milles et demi, chacune, ne feraient que ai milles au lieu de 23 ; mais M. Dessaussure fit cette route en descendant, et il voyageait à mulet, en sorte que ses heures devraient être évaluées plutôt à 4 milles chacune. L'itinéraire d'Antonin et la carte Théodosienne marquent 25 milles d'Arebrigium à Augusta Prœtoria, ce qui fixe Arebrigium à Pré-Saint-Didier.

L'itinéraire d'Antonin indique 24 milles de Bergentrum à Arebrigium ; dans cet intervalle est le passage de l’Alpe grecque, ou du Petit Saint-Bernard, et les distances de Bourg-Saint-Maurice à Pré-Saint-Didier, sont de huit lieues, que j'ai évaluées à 25 milles, dont 11 de Saint-Maurice à l'hospice, et 14 de l'hospice à Saint-Didier.

Nous sommes maintenant en état de donner l’étendue du passage des Alpes, depuis les bords du Rhône à Yenne, jusqu'à la ville d'Aoste ; en voici le tableau :

 

 

Milles romains

De Yenne à Chevelu

4

— Chevelu à Chambéry

14

— Chambéry à Moustier

50

— Moustier à Scèz

22

— Scèz à l'hospice du Saint-Bernard

9

— l'hospice a la ville d'Aoste

39

Total

138

 

Nous avons vu au chapitre 59, livre III, de l'histoire de Polybe, que cet auteur, faisant l'énumération des distances depuis Carthagène jusqu'à l'entrée des Alpes, ajoute : il reste le passage des Alpes elles-mêmes, qui est un espace d’environ 1.200 stades, ou 150 milles romains. Ce nombre ne surpasse que de 12 milles la distance que nous venons de trouver, qui est plutôt au-dessous qu'au-dessus de la distance réelle. Voilà donc une nouvelle preuve que nous ne nous sommes pas trompés de route, car cet accord sur les distances ne pourrait se rencontrer pour aucun autre passage des Alpes.

Ainsi, par exemple, les auteurs qui font passer Annibal par le Grand Saint-Bernard, sont obligés de placer l’entrée des Alpes à Marigny, et le pied des Alpes du coté de l’Italie, à la Cité d'Aoste, où les deux routes du Grand et du Petit Saint-Bernard viennent se rencontrer. La distance de Martigny à Aoste n'est que de 16 lieues, qui font 56 milles romain. L'itinéraire d'Antonin ne compte que 25 milles d’Augusta Prœtoria au Summum Penninum, et 25 milles de là à Octodurus, ou Marigny, en tout 50 milles, distance qui n'est que le tiers de celle assignée par Polybe.

De même, si l'on suit Tite-Live par l'Alpe cottienne ou le Mont-Genèvre, et que l'on place l'entrée des Alpes à Briançon, au pied des Alpes du côté de l'Italie, à Suze, dans la vallée d'Exilles, la distance sera de 50 milles, nombre qui s'écarte encore plus de celui de Polybe.

 

 

 



[1] Voyages dans les Alpes, tom. IV, § 2232, chapitre intitulé : Passage du Petit Saint-Bernard.

[2] Au rapport d'un voyageur qui traversa cette montagne en 1813, le chemin dans cet endroit était soutenu, par places, avec des troncs de sapins ; on passait les ravins sur des petits ponts faits des mêmes arbres.

[3] Histoire des grands chemins de l'Empire romain, tom. I, p. 371.

[4] L'expédition d'Annibal se fit l'an de Rome 534 ; avant Jésus-Christ 218 ans, qui font 2010 ans ajoutés à 1792.

[5] Il périt très-probablement quelques éléphants dans cet endroit, et il est possible que les ossements dont parle le marquis de Saint-Simon dans sa préface à l’histoire de la guerre des Alpes de 1744, aient appartenu à l'un d'eux. On s'est encore plus attaché, de nos jours, dit le marquis, p. 21 et 32, à soutenir qu'Annibal a dû passer par le Petit Saint-Bernard, depuis qu'on assure qu'on a trouvé dans cette montagne tous les ossements d'un éléphant, dans un pays qu'on appelle dans plusieurs cartes la grande route des Romains.

[6] Cormayeur est le village le plus élevé de cette vallée, il est une lieue plus haut que Saint-Didier.

[7] Voyages dans les Alpes, tom. II, page 384, § 949.

[8] L'éléphant, malgré sa pesanteur et son air lourd, est un animal souple, qui monte et descend avec facilité. Dans le Bengale, il habite les forêts sur le penchant des montagnes.

[9] Voyages dans les Alpes, tom. II, p. 391, § 955.