HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE XII.

 

 

Continuation de l'histoire de Polybe. - L'armée descend les Alpes. - Nombre auquel elle fut réduite à son arrivée au pied des Alpes.

 

Le jour suivant Annibal ayant fait lever le camp, commença la descente des montagnes. Il n'eut point ici d'ennemis à combattre, excepté ceux qui lui faisaient du mal à la dérobée ; mais les neiges et les difficultés du chemin lui firent perdre presque autant de monde qu'il en avait perdu en montant, car le chemin était très-étroit et très-rapide ; et la neige empêchant de le voir, tous ceux qui s'en écartaient ou qui tombaient étaient entraînés dans les précipices.

Les troupes ne furent cependant point découragées par ces difficultés, étant suffisamment accoutumées à de tels accidents ; mais lorsqu'elles arrivèrent à un certain endroit où il n'était possible ni aux éléphants ni aux chevaux de charge d'avancer, parce que le chemin était trop étroit, la terre qui, auparavant était très-escarpée dans l'espace de près de trois demi-stades, s'étant éboulée davantage depuis très-peu de temps, toute l'armée fut remplie d'effroi ; les soldats se livrèrent au désespoir et leur courage les abandonna.

Au premier moment, le général carthaginois chercha à tourner cet endroit difficile ; mais la neige rendant tout autre passage impraticable, il fut obligé d'y renoncer.

Chap. 55. Car ce qui arrivait était une chose très-singulière et très-extraordinaire. Sur de la vieille neige conservée depuis l'hiver précédent, de la nouvelle était tombée tout récemment ; on pénétrait aisément celle-ci, parce qu'elle était molle et peu épaisse ; mais lorsque les hommes l'eurent foulée aux pieds et qu'ils atteignirent la neige de dessous, qui était gelée, leurs pieds ne pouvant pas s'y enfoncer, ils glissaient et tombaient, comme cela arrive à ceux qui marchent sur un terrain boueux à sa surface.

Ce qui leur arrivait ensuite était encore plus pénible, car ne pouvant pas pénétrer la neige inférieure, s'ils venaient à tomber et qu'ils voulussent s'aider de leurs genoux ou s'accrocher à quelque chose pour se relever, ils glissaient encore plus, entraînant avec eux ce qui leur servait d'appui, parce que la pente était extrêmement roide.

Mais les bêtes de somme, en faisant des efforts pour se relever, rompaient la croûte de la neige, et restaient, pour ainsi dire, prises ou enchâssées avec leurs fardeaux, à cause de leur poids et de la congélation de la vieille neige.

Annibal, abandonnant donc l'espérance de pouvoir passer par-là, campa à l'entrée du chemin dégradé. On enleva la neige, et la multitude se mit à l'ouvrage pour reconstruire le chemin le long du précipice. Par ce moyen, Annibal fit faire en un jour un chemin assez bon pour les chevaux et les bêtes de somme ; il les fit passer tout de suite, et les dispersa dans les pâturages, dressant de nouveau le camp dans les endroits où il n'y avait point de neige.

Il fit travailler les Numides, par bandes, à la construction du chemin, en le faisant appuyer ; et, après bien des fatigues, il réussit au bout de trois jours, quoiqu'avec beaucoup de peine, à faire passer les éléphants. La faim avait réduit ces animaux à l'état le plus déplorable, car les sommets des Alpes et les endroits qui sont dans leur voisinage, sont tous entièrement nus et sans arbres, la neige, restant constamment été et hiver. Mais les lieux qui sont au milieu de la montée des deux côtes, abondent en arbres, en forets, et sont propres à la culture.

Chap. 56. Annibal, rassemblant toutes ses forces, commença à descendre, et le troisième jour, ayant achevé complètement le passage par les précipices ci-dessus mentionnés, il atteignit la plaine, ayant perdu pendant toute sa marche un nombre considérable de soldats par l'attaque des ennemis, le passage des rivières et les précipices des Alpes. Il perdit aussi des chevaux et des bêtes de somme en nombre plus considérable.

Enfin, ayant accompli sa marche depuis Carthagène en cinq mois, et le passage des Alpes en quinze jours, il entra hardiment dans les plaines qui avoisinent le Pô et dans le pays des Insubres.

Il avait conservé de ses troupes africaines douze mille hommes d'infanterie, et des troupes espagnoles environ huit milles ; de sa cavalerie, seulement six milles, comme il le déclare lui-même dans une inscription concernant son armée, qu'il laissa gravée sur une colonne à Lacinium[1].

Chap. 60[2]. Annibal étant arrivé en Italie avec les forces dont nous venons de parler, campa au pied même des Alpes, pour donner à ses troupes le temps de se remettre des fatigues qu'elles avaient endurées en montant et en descendant des chemins aussi difficiles. Le manque de nourriture et le délabrement où les soldats étaient réduits, les avaient presque entièrement défigurés. La faim et un travail sans relâche en avaient jeté un grand nombre dans le dernier désespoir, car il n'avait pas été possible de transporter par des endroits comme ceux-là des provisions en quantité suffisante pour nourrir tant de milliers d'hommes, et la plus grande partie de celles qu'on avait apportées avait été perdue avec les bêtes de somme.

En sorte que quoique Annibal, après avoir passé le Rhône, eût avec lui trente-huit mille hommes d'infanterie et plus de huit mille hommes de cavalerie, il avait perdu presque la moitié de ses forces en passant les montagnes, comme nous l'avons dit plus haut ; et ceux qui avaient échappé étaient tellement changés par les travaux continuels qu'ils avaient essuyés, qu'ils ressemblaient à des sauvages.

 

 

 



[1] Promontoire de la Calabre appelé Capo delle Colonne.

[2] Je saute les trois chapitres précédents, parce qu'ils ne renferment que des réflexions générales sur la manière d'écrire l'histoire.