HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE XI.

 

 

Description de la route depuis Moustier jusqu'au sommet du Petit Saint-Bernard. - Remarques sur la Roche-Blanche et sur le lieu où les Centrones attaquèrent l'armée. - Réflexions sur le discours d'Annibal à ses soldats. - Journal de l'armée.

 

Nous commencerons par décrire la route que l’armée parcourut pendant les deux jours qu'elle fut accompagnée par les Centrones.

En sortant de Moustier, l'on entre presque aussitôt dans une gorge étroite. Le chemin est soutenu par des murailles d'une élévation et d'une épaisseur considérables, et à leur pied coulent avec fracas les eaux de l'Isère. Après une demi-heure de marche, la vallée s'élargit insensiblement. On tourne ensuite une colline, et la vallée se rétrécit à nouveau, au point que l'Isère en occupe tout le fond. Le chemin (qui passe maintenant sur un rocher élevé) côtoyait anciennement le lit de la rivière. Après avoir tourné ce rocher, la vallée s'élargit et prend un aspect riant. Le talus des montagnes est couvert d'une belle végétation : c'est un mélange presque continuel de forêts de sapins, de champs, de prairies et même de vignobles ; çà et là, on aperçoit des touffes de noyers, qui recèlent de charmants villages. Les maisons des habitants de la Haute-Tarantaise sont bien bâties, grandes et commodes. L'intérieur et les alentours des habitations offrent beaucoup d'ordre et de propreté, et annoncent par conséquent de l'aisance.

On aperçoit dans le fond de la vallée et au bord de l'Isère, un assez grand village nommé Centron. Il y a sur les deux rives de la rivière plusieurs mesures de la plus haute antiquité, elles paraissent avoir appartenu à l'ancienne ville des Centrons, qui était, dans le deuxième siècle, le chef-lieu de cette province. Il est probable que cette ville ait été engloutie par la chute de quelque énorme rocher.

M. D'Anville, à l'article Forum Claudii de la Notice de l’ancienne Gaule, dit que la tradition veut que l'église du village de Centron soit la plus ancienne de fondation dans le pays : elle jouissait même de quelques prérogatives sur la métropolitaine de Moustier. Il faut que quelque calamité, arrivée à la capitale des Centrons, dont le nom antérieur était Forum Claudii, lui ait fait perdre sa dignité de fort bonne heure, puisque dans la notice de la Gaule, que l'on croit avoir été dressée vers la fin du quatrième siècle, ou le commencement du cinquième, c’est Darantasia qui est nommée en cette qualité de capitale.

Le bourg d'Aixme est le premier endroit que l’on traverse après le village des Centrons. Le chemin qui, conduit est un peu montueux ; mais il est très-beau, et le pays bien cultivé et bien boisé ; l’on y voit même des vignobles très-étendus, et une grande variété d'arbres fruitiers[1]. Le bourg d'Aixme, l'ancienne Axima des Romains, est dans une situation extrêmement riante, au centre d'un bassin fertile. C'était une ville dont les murs d'enceinte se prolongeaient autrefois jusqu'à l'Isère. On a trouvé dans les environs, plusieurs médailles des consuls ou des Empereurs romains, des inscriptions romaines, des fragments de corniches et de frises, des piédestaux, etc. A moitié chemin, entre Bellantre et le bourg Saint-Maurice, la grande route traverse un plateau élevé, couvert de belles prairies.

Saint-Maurice, le Bergintrum des Romains, était autrefois très-considérable. Il y a de beaux marchés et des foires de bestiaux très-renommées, non-seulement dans la province, mais même en Piémont et en Dauphiné. Ses environs, quoiqu'aux pieds de la chaîne primitive des Alpes, sont très-riants ; l’on y voit de belles prairies, qui se prolongent jusqu'aux rives de l'Isère, ombragées par un mélange très-agréable d'arbres de différentes espèces, comme noyers, cerisiers, pommiers, sapins et bouleaux.

En sortant de Saint-Maurice, l'on suit une direction à l’est, qui est celle que prend le cours de l'Isère depuis les environs de ce bourg. L'on traverse ensuite le torrent impétueux de la Versoi. A peu de distance, on trouve le torrent de la Recluse, qui prend sa source au sommet du Petit Saint-Bernard. On entre ensuite dans le village de Scèz, qui est très-considérable, quoique ses environs paraissent agrestes et sauvages[2].

Nous sommes maintenant arrives au pied de l’Alpe grecque, c'est-à-dire de la montée du Petit Saint-Bernard, L'armée carthaginoise parcourut en deux jours l’espace de 22 milles, qui est entre Moustier et le village de Scèz. En voici l'itinéraire :

 

Noms modernes

Noms des itinéraires romains

Milles romains

De Moustier

Darantasia

 

à Centron

Forum Claudii

5

à Aixme

Axima

6

à Bellantre

 

4

à Bourg Saint-Maurice

Bergintrum

5

à Scèz

 

2

 

Total

22

 

Pendant cette marche de deux jours, les Centrones, dont une partie suivait l’armée sous prétexte de lui servir de guides, assemblèrent leurs forces. La vue des beaux chevaux numides et espagnols, des bêles de somme chargées de riches bagages, les avait tentés. Ils jugeaient qu'ils pourraient s'en emparer avec impunité, parce que les différents corps d'une armée qui est obligée de marcher sur une longue file de quatre à cinq-lieues, ne peuvent pas se protéger mutuellement. Ce fut au moment où elle commença à monter au-dessus de Scèz, qu'ils l'attaquèrent. Nous allons décrire, d'après M. Beaumont, cette partie de la route qui s'étend depuis ce village jusqu'au sommet du passage du Petit Saint-Bernard.

En sortant de Scèz pour monter le Saint-Bernard, on quitte la vallée de l'Isère, et l'on prend une direction au nord. On gravit d'abord une rampe assez rapide, payée de larges pierres plates, et, après un quart d'heure de montée, on traverse le village du Villar : le chemin continue à être pavé de grandes dalles plates ; il est ensuite un peu moins rapide ; il traverse une espèce de plateau entièrement composé de débris des montagnes latérales, recouvert de grandes et belles prairies ombragées de quelques hêtres et de sapins. Ce chemin conduit sur les bords du torrent de la Recluse, dont le lit profond est rempli de blocs de pierres d'un volume considérable. On traverse ce torrent sur un pont de bois très-élevé et très-pittoresque ; vis-à-vis de ce pont, et du côté du nord , on aperçoit une grande et majestueuse cascade formée par les eaux de la Recluse, Le chemin monte ensuite, en serpentant sur les flancs d'une charmante colline, couverte de la plus riante verdure, dont l’éclat et la fraîcheur est augmentée par les couleurs foncées des rochers arides et abruptes contre lesquels elle s'appuie. A travers les arbustes qui ombragent cette colline, on aperçoit sur la rive gauche du torrent une petite chapelle que l’on nomme Notre-Dame-des-neiges.

Au-dessus de cette colline, est situé le village de Saint-Germain. En en sortant, la montée est fort rapide ; le chemin est coupé en zigzag dans les flancs de la Montagne-Colonne, ayant d'un côté le précipice effrayant au fond duquel coulent avec fracas les eaux de la Recluse. On aperçoit encore, par-ci par-là, quelques forêts de sapins et de hêtres ; mais à mesure qu'on s'élève, quelques arbustes, répandus sur de vastes prairies, prennent la place des arbres.

Après deux heures et demie de montée, depuis le village de Scèz, on passe à côté d'un chalet, ou fruitière ; l'on traverse ensuite la Recluse, et bientôt après on se trouve sur le sommet du Petit Saint-Bernard.

Le passage de cette montagne n'est nulle part dangereux ; la montée n'est proprement très-rapide que dans les environs de Saint-Germain, partout ailleurs la route serait praticable pour les voitures, moyennant quelques réparations ; car depuis la montée de Saint-Germain, le chemin traverse de vastes prairies, dont la pente n'est que médiocrement inclinée.

Le vallon du Petit Saint-Bernard a environ un quart de lieue de largeur, sur une demi-lieue de longueur. A son extrémité nord-est, il y a un petit lac, entouré de la plus riante verdure[3].

Les descriptions de M. Beaumont ne s’étendent pas au-delà du sommet du passage ; mais heureusement pour nous, M. Dessaussure vient nous fournir le reste de la route, jusque dans les plaines qui bordent le Pô. Ce célèbre physicien et géologue avait traversé le col du Bonhomme, et était descendu dans la vallée de l'Isère au bourg Saint-Maurice[4].

Nous prendrons son récit depuis le village de Scèz, parce qu'il nous fournira quelques détails qui ne se trouvent pas dans l'ouvrage de M. B., et qui cependant sont essentiels[5].

L'on commence à monter (dit M. Dessaussure) dans le village même de Scèz, situé au bord de l’Isère. On vient dans en quart d'heure au village de Villar-dessous, par un chemin pavé de pierres calcaires et de gneiss, et au bout d'un quart d'heure, on passe sur un pont le torrent qui vient du Petit Saint-Bernard. La montagne au-delà de ce pont présente un point de vue très-agréable ; une belle cascade tombe à travers des prairies en étagères, avec des arbres et un village au-dessus. On voit ensuite de l’autre coté du torrent, à l'entrée de la vallée d'où il sort, des masses informes de gypse blanchâtre. De là, on passe sous la cascade, et bientôt après on passe à Saint-Germain, dernier hameau d'hiver.

Depuis Saint-Germain, on continue à monter, en suivant la rive droite du torrent, par une pente douce entièrement découverte, presque toute de prairies. La montagne vis-à-vis, et de l'autre côté du torrent, est aussi en grande partie couverte de bois et de prairies.

On arrive à l'hospice, ou couvent, en trois petites heures depuis Scèz, toujours par des prairies en pente douce, sans avoir eu à passer aucun mauvais pas, aucun rocher escarpé ni difficile ; en sorte que cette montagne présente le passage des Alpes le plus facile que je connaisse.

L'hospice, ou couvent, est situé dans un vallon en berceau, dirigé du nord-est au sud-ouest, large de trois à quatre cents toises dans le bas, partout vert, mais sans arbres ni arbrisseaux. Son élévation au-dessus de la mer est de 1.125 toises.

Du côté du sud-est, le vallon est divisé, suivant sa longueur, par une arrête étroite qui se prolonge du côté du nord, à trois ou quatre cents toises au-dessous de l’hospice. Cette arrête produit un second vallon assez profond parallèle au premier.

En partant[6] de l'hospice pour descendre dans la vallée d'Aoste, on commence par monter une pente douce qui aboutit au plus haut point du vallon, mais ce point n'est que de quelques toises plus élevé que l'hospice. — On voit ensuite au-dessous de soi, sur la gauche, un petit lac renfermé dans un charmant bassin de verdure.

Les distances depuis Scèz à l'hospice sont :

 

De Scèz

à Villar

1

mille

 

à Saint-Germain

2

 

 

à l'Hospice du Petit Saint-Bernard

6

 

 

Total

9

milles

 

La carte Théodosienne marque 12 milles de Ariolica in Alpe Graïa jusqu'à Bergintrum, ou Saint-Maurice. Nous avons trouvé la distance de ce bourg jusqu'au sommet du passage, de 11 milles, ce qui ferait croire qu’Ariolica était dans la situation actuelle de l’hospice, ou plutôt près du petit lac où M. Beaumont[7] dit que l’on voit les restes d'une colonne anciennement nommée columna Joyis. Ariolica aurait donc été situé à l'extrémité nord-est du vallon, tandis que l'hospice actuel est situé à son entrée, du côté de la Tarantaise.

J'ai dit plus haut que ce fut vers la fin du second jour depuis le départ de Moustier, et lorsque l'armée carthaginoise commença à monter au-dessus des villages de Scèz et de Villar que les Centrones l'attaquèrent. Polybe nous dépeint cet endroit comme une vallée étroite, d’accès difficile, et bordée de rochers escarpés. Les Barbares s'étaient emparés des lieux élevés, et, marchant du même pas que les Carthaginois qui suivirent le pied de la montagne, ils faisaient rouler des pierres sur eux, ou les lançaient avec la main.

Ces circonstances, et une autre dont je vais faire mention, firent juger au général Melville, lorsqu'il traversa cette montagne, que, dans le temps d’Annibal, la route ne traversait pas le torrent, mais qu’elle montait le long de sa rive gauche. D’après cette opinion, formée par la lecture de Polybe et l’inspection des lieux le général aurait voulu monter par-là pour examiner cette vallée de plus près ; mais son guide s’y opposa, en disant que c'était un vieux chemin très-mauvais, abandonné depuis longtemps, et que les contrebandiers seuls fréquentaient. Il ajouta que depuis la route actuelle qui suit la rive droite du torrent, il pourrait aisément juger de la nature de l'ancienne. Le général Melville remarqua qu’en effet le local répondait parfaitement à la description que fait Polybe d’un passage difficile au pied d'une montagne escarpée.

Cet ancien chemin conduit probablement à fa petite chapelle que l’on nomme Notre-Dame des neiges, qui est sur la rive gauche du torrent. M. Dessaussure nous dit que la montagne que l’on voit vis-à-vis, depuis la nouvelle route au-dessus de Saint-Germain, est en grande partie couverte de bois et de prairies ; ce qui indiquerait qu'il peut y avoir un chemin praticable plus haut que la chapelle.

La circonstance dont je voulais parler est mentionnée par Polybe. Il dit qu'Annibal, pour protéger sa cavalerie et ses bêtes de somme, pendant qu'elles défilaient au travers du ravin, fut obligé de passer toute la nuit dans le voisinage d’un certain rocher blanc.

A demi-mille au-dessus de Villar, et à l’entrée de la vallée étroite d'où sort le torrent de la Recluse, le général Melville remarqua de loin des rochers d'une blancheur éclatante, qu'il comparait à de la craie. Il demanda à son guide ce que c'était que ces rochers, il lui répondit qu'on les appelait la roche blanche. M. Dessaussure les remarqua aussi, puisqu’il dit qu’à l’entrée de la vallée d'où sort le torrent, on voit des masses informes de gypse blanchâtre. Voilà donc le rocher blanc dont parle Polybe, et près duquel Annibal passa la nuit avec la moitié de ses forces, pour protéger le reste de son armée à mesure qu'elle montait sur une longue file.

Au moment où le général Melville découvrit ce rocher, il tenait devant lui, sur le cou de son mulet, l’histoire de Polybe en grec, il lisait les mots qui signifient près d’un certain rocher blanc : il fut frappé de la coïncidence entre le lieu mentionné par Polybe et la couleur du rocher qu’il voyait devant lui ; il comprit en même temps ce que tous les traducteurs de Polybe avaient pris dans un sens vague, et qui devait être pris, à la lettre. L'un traduit les mots περι τι λευκοπετρον, un rocher fort par sa position ; un second, sur un rocher fort et découvert, un troisième, en plein air sur un rocher. Tite-Live dit, d'après Polybe, qu'Annibal passa une nuit séparé de ses bagages et de sa cavalerie, mais il omet cette circonstance essentielle, qui sert à déterminer d'une manière si précise le lieu où Annibal passa la nuit.

Ce fut au-dessus de Villar, sur une espèce de plateau que le chemin traverse, et que recouvrent des grandes et belles prairies, ombragées de quelques hêtres, et de quelques sapins. Ce plateau est dominé par les masses informes de gypse blanchâtre, qui sont situées à l’entrée de la vallée étroite par laquelle l’armée monta pendant toute la nuit. Annibal s'était posté là avec une partie de son infanterie, pour empêcher les Centrones de suivre ses bagages et sa cavalerie, qui marchaient en avant à la tête de la file, et qui arrivèrent les premiers dans le vallon, au sommet du passage.

Puisque le rocher blanc, près duquel Annibal se posta, est sur la rive gauche du torrent, on peut en conclure, comme le fit le général Melville, que le chemin par lequel l'armée défila, était du même côté ; car si elle avait traversé le torrent là où la route actuelle le traverse, le poste qu'Annibal avait choisi devenait inutile pour protéger son armée.

La nouvelle route fut faite par les ducs de Savoie ; elle décrit plusieurs zigzags au-dessus du village de Saint-Germain, et l’on sait que les voies romaines, au contraire étaient toujours tracées en ligne droite, autant que la nature du pays pouvait le permettre. Il serait curieux de visiter l'ancienne route, pour voir s'il reste encore des traces des travaux que l’empereur Auguste y fit faire pour la rendre praticable, même pour les chars.

M. Dessaussure observe que le Petit Saint-Bernard présente le passage des Alpes le plus facile qu'il connaisse. M. Albanis Beaumont observe aussi que le passage de cette montagne n'est nulle part dangereux, ni difficile ; qu'excepté dans les environs de Saint-Germain, la route serait praticable pour les voilures si l'on y faisait quelques réparations, car elle traverse de vastes prairies en pente douce.

Ce fut le neuvième jour depuis l’entrée dans les Alpes, que l’armée carthaginoise arriva au sommet du passage de ces hautes montagnes. Annibal était resté à son poste jusqu'au matin de ce jour, moment où son armée acheva enfin de défiler. Il la suivit avec ce corps d'infanterie qu'il avait gardé avec lui ; et sur la fin de ce neuvième jour, il arriva lui-même dans la vallée du Petit Saint-Bernard, où ses troupes campèrent pour prendre du repos, et pour attendre ceux qui étaient restés en arrière. Le journal de cette marche de neuf jours est facile à récapituler.

Un jour pour traverser le Mont-du-Chat, depuis le village de Chevelu jusqu’à Chambéry, et pour s'emparer de cette ville des Allobroges.

Un jour de repos dans la plaine fertile de Chambéry.

Quatre jours de marche de Chambéry jusqu’à Moustier, un des bourgs des Centrones.

Deux jours de marche de Moustier jusqu'à Scèz ou à Villar.

Le neuvième jour pour monter depuis Villar jusqu'au sommet du Petit Saint-Bernard.

Il faut ajouter ces neuf jours au journal que nous avons interrompu à la fin du chapitre cinquième, lorsque l’armée arriva le 17 octobre à la petite ville de Yenne, et qu'elle campa à l'entrée de la nuit entre les villages de Chevelu et de Saint-Jean-de-Chevelu. Elfe atteignit le sommet du passage des Alpes le 26 octobre, car c’est à cette époque que l’astronome Maskelyne, que le général Melville consulta à ce sujet, fixa le coucher des Pléiades du temps de Polybe.

Il y avait déjà beaucoup de neige sur les sommets des montages et dans le vallon où l’armée se reposa pendant deux jours sous ses tentes ; la nouvelle neige était même tombée plus bas, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

Le vallon du Petit Saint-Bernard est élevé de 1.125 toises au-dessus du niveau de la mer. A cette hauteur, la neige commence déjà à tomber à la fin de septembre, mais le plus souvent elle fond pendant les premiers beaux jours d’octobre : vers le milieu de ce mois, la neige tombe de nouveau, et le soleil n’a plus assez de chaleur pour la fondre. A la fin d’octobre, la neige descend plus bas, elle blanchit les montagnes qui ne sont élevées que de 6 à 700 toises au-dessus de la mer, et souvent même encore plus bas. Il n'est donc pas surprenant que le 26 octobre l'armée carthaginoise trouvât non-seulement le sommet du passage couvert de neige, mais encore les pentes de part et d'autre, jusqu'à la hauteur d'environ 650 toises, qui doit être celle de La Tuile, premier village que l'on trouve en descendant du côté de l’Italie.

Puisque l'armée campa au sommet du passage, il fallait qu'il, eût un espace suffisant pour contenir toutes les troupes dont elle était composée. C'est en effet le cas, comme nous l’avons vu dans les descriptions des auteurs que j'ai cités. Le vallon du Petit Saint-Bernard à un quart de lieue de largeur sur une demi-lieue de longueur ; au nord-est, il se termine par un petit lac, renfermé dans un charmant bassin de verdure. Ce vallon est partout ouvert et en forme de berceau ; en sorte que le camp pouvait s'étendre sur les pentes de part et d'autre, ainsi que sur les prairies en pente douce par lesquelles on arrive au vallon.

Pendant que l'armée était campée, Annibal observant que le plus grand nombre de ses soldats étaient plongés dans l'abattement, les conduisit au plus haut point du vallon, d'où il pouvait leur montrer au-dessous d’eux la vallée de La Tuile, et dans le lointain, la grande vallée d'Aoste, qui se trouve sur la même ligne. Il leur dit, pour ranimer leur courage : Voilà les plaines que le Pô arrose de ses eaux, ces contrées qui sont habitées par des peuples pleins de bonne volonté pour nous ; voilà l’endroit où Rome même est située.

Ces expressions ne doivent pas être prises à la lettre, car, non-seulement du passage du Petit Saint-Bernard, mais de ceux du Grand Saint-Bernard, du Mont-Cenis ou du Mont-Genèvre, on ne peut voir ni les plaines du Piémont ni celles de la Lombardie. Il y a partout d'autres montagnes plus avancées nui en interceptent la vue. Mais il suffisait qu'Annibal fît voir à ses soldats les vallées inférieures par lesquelles il devait descendre pour entrer en Italie. On peut même croire que Polybe considérait la vallée d'Aoste comme faisant déjà partie des plaines du Piémont, car il dit qu'après le passage des Alpes, Annibal entra dans les plaines arrosées par le Pô, et, au chapitre 60e, il dit qu’Annibal étant arrivé en Italie, campa au pied même des Alpes ; il fait donc commencer ces plaines dans la vallée d'Aoste, où l’armée carthaginoise campa pendant plusieurs jours, pour se remettre de toutes les fatigues qu'elle avait souffertes en traversant les montagnes.

Tite-Live traduit cet endroit du récit de Polybe, en y faisant quelques changements. Voici ce qu'il dit :

Annibal s'avança à la tête de son armée ; sur une sorte de promontoire, d'où l'on découvrait une vue immense ; il ordonna à ses soldats de faire halte, et, leur montrant l'Italie et les plaines baignées par le Pô qui sont au pied des Alpes, il ajouta que c'étaient non-seulement les remparts de l'Italie, mais les murs même de Rome qu’ils escaladaient en ce moment ; que le reste du chemin n'était plus que des pentes à descendre et des plaines à traverser, et qu'une bataille ou deux au plus, mettraient dans leurs mains et sous leur puissance la capitale et le boulevard de l'Italie.

Ce ne fut pas, comme le suppose Tite-Live, pendant que l'armée était en marche, qu'Annibal adressa ce discours à ses soldats, mais pendant qu'elle était campée dans le vallon du Petit Saint-Bernard. Ce général n'eut pas besoin de sortir de son camp pour leur montrer les vallées qui faisaient déjà partie de l'Italie, car ce camp devait couvrir tout le vallon jusqu'à sa partie supérieure, et même s’étendre, en descendant, vers les bords du petit lac.

 

 

 



[1] On doit être étonné de trouver encore des vignobles dans le centre des Alpes. Cela indique que le sol des vallées est fort peu élevé au-dessus de la mer.

[2] Tous les détails sur la vallée de l'Isère, depuis Montmélian jusqu'à Scèz, sont extraits du même ouvrage de M. Albanis Beaumont, p. 504-570.

[3] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e partie, tom. II, p. 570-574.

[4] Voyage dans les Alpes, tom. II, p. 397, § 2228.

[5] Voyage dans les Alpes, tom. II, p. 397, § 2229 et 2230.

[6] Voyage dans les Alpes, t. IV, § 2232.

[7] Voyage dans les Alpes, 2e partie, tom. II, p. 574.