HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE VIII.

 

 

Narration de Polybe, contenant l’attaque des Allobroges à l'entrée des Alpes. - La prise de leur ville, et l'arrivée d'Annibal chez les Centrones.

 

Chap. 50. Tant que l'armée d'Annibal fut dans le plat pays, les chefs inférieurs des Allobroges s'étaient tenus éloignés, par la crainte de la cavalerie ou des Barbares qui accompagnaient l'armée, mais lorsque ceux-ci se furent retirés chez eux, et que l'armée commença à entrer dans les défilés, les chefs des Allobroges ayant rassemblé un nombre d'hommes suffisant, occupèrent tous les postes avantageux par lesquels il fallait absolument qu'Annibal montât.

S'ils avaient caché leur dessein perfide, ils auraient complètement détruit l'armée carthaginoise ; et quoique ce dessein fût alors manifeste, ils lui firent beaucoup de mal, mais ils ne souffrirent pas moins eux-mêmes, car dès que le général carthaginois se fût aperçu qu'ils avaient occupé les endroits les plus convenables, il fit halte et campa devant le défilé. Il envoya quelques-uns des Gaulois qui l'accompagnaient pour découvrir l'intention et le plan des ennemis.

Les Gaulois s'acquittèrent de leur commission, et rapportèrent que pendant le jour l’ennemi gardait soigneusement les différents postés, mais qu'à la nuit ils se retiraient dans une ville voisine. En conséquence de ce rapport, Annibal imagina l'expédient suivant. Après avoir fait quitter à ses troupes leurs positions, il s'avança ouvertement jusqu'à l'approche du défilé, et là, à une petite distance de l'ennemi, il dressa son camp. A l'entrée de la nuit, il fit allumer des feux, laissa la plus grande partie de ses troupes, et avec un corps choisi, il s'avança pendant la nuit vers le passage étroit, et s'empara de tous les postes abandonnés par les Barbares, qui, suivant leur coutume, s'étaient retirés dans leur ville.

Chap. 51. Le jour étant venu et les Barbares voyant ce qui s'était passé, renoncèrent pour le moment à leur entreprise ; mais observant ensuite la multitude de bêtes de somme, et même la cavalerie cheminant avec beaucoup de peine et passait dans une longue file à travers le défilé, ils furent tentés d'attaquer l'armée dans sa marche. En conséquence, ils se jetèrent sur elle de différents côtés, et détruisirent un grand nombre de Carthaginois et surtout de chevaux et de bêtes de somme ; destruction qui fut augmentée par la nature du terrain, car le passage étant non-seulement étroit et raboteux, mais plein de précipices, plusieurs bêtes de somme se précipitaient avec leurs fardeaux, toutes les fois qu'il survenait un mouvement soudain ou quelque chose qui les épouvantait. Mais le principal désordre fut causé par l'effroi des chevaux blessés, qui se jetaient sur les bêtes de somme ou sur les troupes qui passaient le défilé.

Annibal observant ce qui se passait, et jugeant bien qu'il n'y aurait point de salut pour ceux qui échapperaient à ce danger, si toutes ses provisions et ses bagages étaient détruits, prît avec lui les troupes qui s'étaient emparé du passage pendant la nuit, et se hâta d'aller au secours de ceux qui faisaient des efforts pour avancer dans leur marche.

Il attaqua les ennemis avec avantage, parce qu'il descendait sur eux d'un lieu- plus élevé. Il en tua un grand nombre, quoique la perte des siens ne fut pas moindre et que le désordre de son armée fut beaucoup augmenté par les cris et le choc des combattants. Mais enfin, le plus grand nombre des Allobroges ayant péri dans le combat et les autres ayant été forcés de s'enfuir dans leurs demeures, ce qui restait de chevaux et de bêtes de somme passa le défilé, non sans beaucoup de peine et de difficulté.

Après avoir échappé à un si grand danger, Annibal rassembla autant d'hommes qu'il lui fut possible et attaqua la ville, dont les habitants avaient été attirés au-dehors par l'appas du pillage. Il s'en empara et en tira de très-grandes ressources pour le présent et l’avenir. Il se saisit d'un grand nombre de chevaux et de bêtes de somme, et prit en même temps quelques-uns des habitants. Il y trouva des provisions et des bestiaux en quantité suffisante pour nourrir son armée pendant deux ou trois jours. Mais surtout il répandit une telle terreur dans le pays, que les habitants du voisinage n'osèrent pas l'attaquer.

Chap. 52. Après avoir campé pendant un jour dans cet endroit, Annibal continua sa marche, et chemina les jours suivants avec son armée en sûreté ; mais le quatrième jour il fût exposé de nouveau à de très-grands dangers.

Les habitants du pays ayant conspiré en secret contre lui, vinrent à sa rencontre avec des rameaux et des guirlandes ; c'est un symbole de paix chez presque tous les Barbares, comme le caducée l’est chez les Grecs. Annibal, cependant, se méfiant de ces apparences amicales, chercha à découvrir leur dessein. Ils lui dirent que, sachant qu'il avait pris la ville de leurs voisins et qu’il avait fait un grand carnage de ceux qui l'avaient attaqué, leur dessein n'était pas de lui faire du mal, ni de s'exposer à souffrir eux-mêmes ; ils lui offrirent en conséquence des otages. Annibal hésita longtemps sur le parti qu'il devait prendre ; mais réfléchissant que s'il acceptait leurs offres, les Barbares seraient d'autant plus circonspects et plus traitables, il consentît à ce qu'on lui proposait et feignit de faire une ligue d'amitié avec eux. Ceux-ci ayant livré leurs otages et fourni l'armée d'une grande quantité de bestiaux, Annibal leur donna sa confiance au point de les prendre pour guides dans les lieux difficiles qu'il avait encore à franchir.

Nous suspendrons pour la troisième fois le récit de Polybe, pour montrer que les circonstances fâcheuses où se rencontra l'armée carthaginoise, lorsqu'elle traversa le défié qui formait l’entrée des Alpes, se rapportent parfaitement au passage du Mont-du-Chat ; que la ville d'où les Allobroges étaient sortis et où ils se retiraient pendant la nuit, ne peut être que Lémine près de Chambéry ; que depuis cette ville l'armée marcha encore pendant trois jours sur le territoire des Allobroges ; et que le nouveau peuple qui conspira contre Annibal était les Centrones, anciens habitants de la Tarantaise, dont le territoire confinait avec l'Allobrogie.