HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE VI.

 

 

Sur l'Isle des Allobroges.

 

LE pays qu'on appelait l'Isle est décrit par Polybe d'une manière si claire et si précise, qu'à moins de n'avoir aucune connaissance du pays, ou d'être aveuglé par quelque opinion particulière, il est impossible de se tromper sur sa véritable situation géographique.

Annibal y arriva après quatre jours de marche depuis le passage du Rhône, et après avoir parcouru une distance de 75 milles. Nous avons vu dans le chapitre précèdent, que cette distance, comptée depuis les environs de Roquemaure, nous amène exactement à l'embouchure de l'Isère dans le Rhône.

En traversant l'Isère, nous trouvons un pays qui correspond, à tous égards, à la description de Polybe. C'est la partie septentrionale du Dauphiné comprise entre le Rhône, l'Isère et une chaîne de montagnes qui s'étend du midi au nord, depuis Grenoble jusqu'à Yenne, ou plus exactement, depuis Grenoble jusqu'au canal de Chanaz, par lequel les eaux du lac du Bourget se versent dans le Rhône.

La longueur de cette chaîne, en ligne droite, est de quinze lieues, ou de 45 milles romains. D'un autre côté, la distance mesurée le long du Rhône, depuis l'embouchure de l'Isère dans ce fleuve jusqu'à l'entrée dans les Alpes, est, suivant Polybe, de 100 milles. Et les mesures les plus exactes prises depuis la jonction des deux rivières jusqu'à Yenne, en passant par Vienne et Bourgoin, nous ont donne 97 milles. Cette distance doit être considérée comme la longueur de l'Isle, et la précédente, c'est-à-dire la chaîne de montagnes, comme sa largeur, et comme étant la base du triangle qui, pour la grandeur et pour la forme, ressemble beaucoup au Delta de la basse Egypte[1].

La longueur du Delta, mesurée sur les cartes de Vaugondy[2] et de Mentelle[3], est d'environ 96 milles romains ; et sa largeur à sa base, depuis le bras du Nil à Rosette jusqu'à celui de Damiette, est de 75 milles.

La première dimension est exactement la même que celle de la longueur de l'Isle des Allobroges ; mais la seconde dimension est plus grande de 30 milles. Cependant leur grandeur, c'est à-dire leur surface carrée, doit être à peu près la même ; car si d'un côté la base du Delta est plus grande, de l'autre il est fort étroit jusqu'aux deux tiers de sa longueur, et ce n'est que depuis ce point qu'il commence à s'élargir considérablement, tandis que l'Isle des Allobroges s'élargit d'abord rapidement jusqu'à Vienne sur le Rhône et jusqu'à Voreppe sur l'Isère, puis elle se rétrécit à mesure que le Rhône depuis Lyon s'approche de Saint-Genis, où ce fleuve fait un angle aigu vers le sud.

La justesse de la comparaison de Polybe doit nous étonner au premier abord. Mais notre étonnement cesse lorsque nous apprenons qu'il avait été en Egypte dans sa jeunesse à la suite de son père, qui avait été envoyé en ambassade par les Achéens auprès du roi Ptolémée V, dit Épiphanes[4], et lorsque nous nous rappelons que Polybe avait traversé les Alpes et suivi jusqu’en Espagne la même route qu'Annibal.

L’Isle des Allobroges n'a pas la forme d'un triangle régulier comme le Delta d'Egypte, car le Rhône change quatre fois de direction depuis Yenne jusqu'à l'embouchure de l'Isère. Mais du temps de Polybe, la géographie était bien éloignée de ce degré d'exactitude qu'elle a atteint de nos jours. On ne pouvait pas connaître, par exemple, d'une manière précise les angles que fait le Rhône dans cette partie de son cours. Nous voyons que Polybe considérait sa direction générale comme étant du nord-est au sud-ouest, car il dit que le Rhône prend sa source au-dessus du golfe Adriatique, un peu à l'ouest, et coule vers le couchant d'hiver, c'est-à-dire vers le sud-ouest, et se jette dans la mer de Sardaigne. C'est en effet la direction générale du Rhône, quand on le prend depuis ses sources dans le haut Valais jusqu'à son embouchure dans le golfe de Lyon. Mais, si l'on ne considère son cours que jusqu'à Lyon, sa direction générale sera de l'est nord-est à l'ouest sud-ouest.

Polybe dit que depuis le passage du Rhône, Annibal conduisit son armée le long de ce fleuve, en se dirigeant vers l'est et laissant la mer derrière lui. Il considérait ici la direction générale du Rhône qui, suivant lui, était du nord-est au sud-ouest. Mais nous savons maintenant que depuis Lyon jusqu'à la mer, la direction de ce fleuve est du nord au sud. Par conséquent, Annibal en remontant le long des rives du Rhône depuis le lieu où il avait passé ce fleuve, ne se dirigeait pas vers l'est, mais vers le nord.

Revenons à présent à la chaîne de montagnes qui, avec les deux grandes rivières du Rhône et de l'Isère, fermait ce pays peuplé et fertile en blé qu'on appelait l'Isle. Nous allons voir que cette chaîne est en effet, comme le dit Polybe, presque inaccessible dans toute sa longueur, et qu'il est très-difficile d'y pénétrer. Nous décrirons d'abord sa moitié méridionale, en commençant par les montagnes qui entouraient la Grande-Chartreuse, et par les chemins qui conduisaient à ce monastère depuis les Echelles et Grenoble. Nous décrirons ensuite l’autre moitié à l'extrémité septentrionale de laquelle se trouve le passage du Mont-du-Chat, qui fut celui par lequel Annibal entra dans les Alpes.

On ne peut parvenir à la Grande-Chartreuse que par des défilés et des gorges très-étroites. Quand on y monte depuis le bourg des Echelles, on passe par le village de Saint-Laurent-du-Pont, où l’on entre dans une gorge bordée à droite et à gauche par des montagnes très-élevées, dont les talus sont très-rapides et couverts de forets. Les sommets sont couronnés de rochers à pic. Après avoir avancé vingt minutes dans la gorge de Saint-Laurent, le chemin devient assez étroit pour être fermé au moyen d'une porte. Des murs de rochers au-dessus et au-dessous de cet endroit, rendent tout autre passage impossible.

Une lieue et demie au-delà de cette porte, les montagnes se rapprochent tellement qu'elles paraissent fermer le passage. Le chemin est taille dans le rocher et soutenu par des murs élevés en arcades et munis de garde-fous. Ce n'est que par de grands travaux que les chartreux avaient rendu ce chemin praticable. Au bout de trois heures de montée depuis les Echelles, on arrive à la Grande-Chartreuse. Ce monastère fameux était situé au centre d'un amphithéâtre de montagnes escarpées, et des forêts l'environnaient. Les moines des siècles de superstition[5] n'auraient pas pu choisir un lieu plus sauvage, plus sépare du reste du monde, et mieux fortifie contre l'approche des humains. On ne pouvait, arriver que par trois défilés, fermés chacun d'une porte ; Quand on va de la Chartreuse à Grenoble, on passe par une de ces portes. On traverse là le Guiers-mort, sur un pont jeté sur deux rochers qui, à une certaine hauteur se rapprochent l’un de l’autre, et qui par conséquent surplombent. Au-delà du pont, les montagnes s'éloignent et l’on entre dans une jolie vallée parsemée d'habitations, dont la réunion forme un village appelé Chartreuse, qui donna son nom au couvent et à l’ordre[6]. On passe ensuite une montagne couverte d’une forêt de sapins, puis l'on descend au village du Sapey, situé dans une petite vallée. De ce village jusqu'à Grenoble, le chemin est très-mauvais et assez rapide. On a constamment la vue de la vallée de l'Isère qui serpente majestueusement et l’on aperçoit Grenoble sur la droite.

La plus grande partie de cette ville est de l’autre côté de la rivière, tandis que sur la rive droite, il n'y a qu'une seule rue longue  et étroite. C’était l'ancienne Cularo des Allobroges ; elle était alors resserrée entre les montagnes au nord et l'Isère. Au-dessous du pont qui joint les deux parties de la ville, la montagne s'avançait autrefois jusqu'au bord de la rivière et se terminait par des rochers à pic ; mais depuis lors on a fait sauter les rochers pour faire une grande route le long de la rive droite ; et comme dans le même endroit on a ouvert une carrière pour des pierres à bâtir, cet espace continue à s'élargir. Voilà donc une des extrémités de la chaîne de montagnes qui fermait l’Isle des Allobroges, que l'on n'aurait pas pu tourner du temps d'Annibal, et nous allons voir que l'extrémité septentrionale était également impraticable.

Des Echelles à Grenoble, on traverse la chaîne de montagnes très-obliquement ; dans cet espace, elle a trois lieues de largeur ; mais plus au nord, elle se rétrécit considérablement, et ce n'est plus qu'une arête élevée de quatre à cinq cents toises, qui, du côté du couchant, présente des rochers escarpés au sommet, des talus rapides au-dessous de ces rochers, puis une suite de collines jusqu'au Rhône. Du côté du levant, cette chaîne présente une pente très-rapide, d'une ascension très-difficile, formée par l’inclinaison des couches. Cette crête s'abaisse considérablement au passage du Mont-du-Chat, situé au-dessus du lac du Bourget, puis elle se relève pour s'abaisser de nouveau et disparaitre près du Rhône.

Du sommet du coteau qui domine la ville d’Aix, on embrasse d'un seul coup d'œil toute cette crête depuis la vallée où passe le chemin de la Grotte, jusqu'à l'extrémité inférieure du lac du Bourget.

On pourrait croire qu'il serait possible de tourner cette chaîne de montagnes, en remontant le Rhône depuis Yenne jusqu'au canal de Chanaz, et en suivant le bord occidental du lac, mais la chose est impraticable. Les rochers presque nus delà montagne descendent sous un angle de plus de cinquante degrés jusqu'au lac, dans l'espace de deux lieues depuis l'Abbaye d’Haute-Combe jusqu'au village de Bordeaux. Il n'y a pas même un sentier le long du bord, et l'on ne peut pas aborder en bateau. Le lac est là d'une très-grande profondeur.

Je suis entré dans tous les détails précédents sur les chemins qui conduisaient à la Grande-Chartreuse, sur les montagnes qui entouraient ce monastère, et sur la continuation de ces montagnes jusqu'au Rhône, pour montrer la connaissance exacte que Polybe avait de cette partie de l’Allobrogie, et la justesse de ses expressions lorsqu'il dit que ces montagnes étaient d'une approche et d'une entrée difficiles, qu'elles étaient même presque inaccessibles.

Je ne crois pas que l'on puisse trouver nulle autre part en Europe, un pays dans une situation semblable à celle de cette contrée qu'on appelait l'Isle. Il y a bien des rivières qui se rencontrent, mais où sera la chaîne de montagnes qui, en s'étendant d'une rivière à l'autre, enfermera un pays de manière à l'isoler complètement ?

Ainsi, par exemple, entre le Rhône et la Saône, il n'y a partout que des collines à pentes douces qui ne présentent aucun rocher escarpé. La seule chaîne de montagnes est celle du Jura, qui est toujours à une très-grande distance de la Saône, et qui va se terminer au Rhin, près de Bâle.

Je dirai un mot ici de ce qu'il faut entendra par la vallée que le Rhône suit pendant longtemps, ainsi que le dit Polybe. Cette vallée ne comprend pas seulement le Valais, mais aussi celle du lac de Genève et de la Chautagne. C'est au lac du Bourget que cette longue vallée se terminer Depuis le fort de l'Ecluse, les deux rives du Rhône sont bordées par les montagnes du Colombier, de la Chautagne et de Saint-Innocent ; elles viennent se terminer au canal par lequel les eaux du lac du Bourget se versent dans le Rhône.

Au-delà de ce lac, les montagnes recommencent et forment la chaîne qui s'étend jusqu'à Grenoble.

Le général Melville ne s'était pas formé une idée juste de l’étendue de l’Isle des Allobroges, il lui donnait des limites beaucoup trop resserrées. Il ne faisait pas attention qu'on ne trouve aucune montagne dans le Viennois avant celles delà Grande-Chartreuse, et qu'il fallait nécessairement étendre les limites de l'Isle jusqu'à ces montagnes pour qu'elle pût se comparer pour la grandeur avec le Delta d'Egypte. J'avais adopté l'opinion du général M., jusqu'à l'époque d'un voyage que je fis en Dauphiné, ou je vis clairement que les hauteurs que le général prenait pour des montagnes, n'étaient que des collines basses, accessibles de tous les côtés.

 

 

 



[1] M. D'Anville, dans sa Notice sur l'ancienne Gaule, article Insula Allobrogum, n'a point cherché quelle pouvait être l'étendue de ce canton, qu'on appelait l'Isle, quoiqu'il paraisse avoir consulté là-dessus Polybe aussi bien que Tite-Live, et qu'il reconnaisse que Polybe est l'auteur original sur ce sujet.

[2] Carte de l'Egypte ancienne et moderne, dressée par Robert de Vaugondy.

[3] Carte du théâtre de la guerre en Orient, publiée en 1799.

Du temps de Polybe, la longueur du Delta devait être un peu moindre à cause des atterrissements du Nil.

[4] Vers l'an 138 avant Jésus-Christ. Voyez Moreri, art. Polybe.

[5] La Grande-Chartreuse fut fondée par Saint Bruno, en 1086.

[6] Dictionnaire de Moreri, article Chartreux, et la géographie de Bosching, tom. V, p. 281.