HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE III.

 

 

Détermination du lieu où Annibal traversa le Rhône. — Journal de l'expédition depuis l'arrivée de l'armée sur les bords du Rhône.

 

Depuis Nîmes, la voie romaine descendait pour traverser le Rhône vis-à-vis d'Arles, et remontait ensuite à Cavaillon, sur la Durance. Mais nous allons voir qu'à Nîmes, Annibal quitta la direction de à voie romaine pour passer le Rhône dans une partie de son cours plus éloignée de la mer.

Polybe prend un soin particulier pour faire connaître d'une manière précise, et sans laisser aucune incertitude, le lieu où l'armée carthaginoise traversa ce grand fleuve.

Il fait mention de quatre circonstances qui coïncident toutes au même point. Nous allons les détailler.

1° Le lieu du passage du Rhône était à 200 milles d'Emporium, ou de Ampurias.

2° C'était un endroit où le Rhône n’avait qu'un seul courant, c'est-à-dire qu’il n'y avait point d’îles qui divisassent son cours en deux ou plusieurs branches.

3° Cet endroit se trouvait à peu près à quatre jours de marche de la mer.

4° Il était à 600 stades, ou 75 milles plus bas que l’embouchure de l'Isère dans le Rhône. La première circonstance ne suffirait pas seule à déterminer le point que nous cherchons ; elle nous empêche seulement de le placer plus haut que cette partie du cours du Rhône sans îles, qui est au-dessus de Roquemaure. Car si l’on voulait, par exemple, remonter jusqu'au pont du Saint-Esprit, la distance serait de 215 milles, en suivant depuis Nîmes la grande route qui passe par Remoulins et Bagnols. Cette distance s'écarterait déjà un peu trop des 200 milles de Polybe.

La seconde circonstance, c'est-à-dire une partie du Rhône où il n'y eut point d'îles, et assez étendue pour qu'un grand nombre de bateaux pussent traverser en même temps, se rencontre au-dessus de Roquemaure, et s'étend, en remontant le fleuve, jusqu'au village de Montfaucon. Entre ces deux villages, il, a un espace de 1.800 toises, où le Rhône n'a point d'île et où il n'a que 250 à 300 toises de largeur, tandis que depuis Roquemaure à Avignon, il y a de grandes îles, qui partagent le fleuve en plusieurs bras[1]. M. De Saussure[2], décrivant la vue dont on jouit depuis le château d'Avignon, dit : On a sous ses pieds le Rhône, qui, divisé en plusieurs bras tortueux, forme un nombre d'îles, couvertes d'arbres et de la plus belle verdure. Il semble que ce sont plusieurs rivières qui ici se réunissent, là se séparent pour se rejoindre encore et s'entrelacer de mille manières différentes.

Au-dessus du petit village de Montfaucon, il y a une île fort grande, vis-à-vis de Cadebrousse, et plus haut, jusqu'au-delà du pont du Saint-Esprit, le cours du Rhône est constamment entrecoupé d'une multitude de petites îles.

On conçoit aisément qu'une armée qui veut traverser un fleuve sur un grand nombre de bateaux, choisit un endroit où aucune île ne peut arrêter ou gêner leur passage. Ce fût par cette raison qu'Annibal choisit l'espace sans îles, qui est au-dessus de Roquemaure.

Troisième circonstance. Le lieu du passage était éloigné de la mer de quatre jours de marche, à peu près.

Un jour de marche pour une armée, était de 15 milles, ou cinq lieues. Si nous mesurons 60 milles, en remontant depuis l’embouchure actuelle du Rhône, nous arriverons à 4 milles au-dessous de Roquemaure. Les distances mesurées sur la grande carte de France sont :

Depuis l’embouchure orientale du Rhône (en milles romains) :

 

jusqu'à Arles

26 milles

jusqu'à Tarascon

10 milles

jusqu'à Avignon

15 milles

jusqu'à Sorgues

7 milles

jusqu'à vis-à-vis de Roquemaure

6 ½ milles

TOTAL

64 ½ milles

 

Cette distance se trouve trop forte d'au moins 6 milles, car Polybe, en faisant mention des quatre jours de marche, se sert du mot presque. Mais, l’embouchure du Rhône était-elle aussi avancée, il y a deux mille ans, qu'elle l'est à présent ? Ce n'est pas à présumer. Le limon que le Rhône charrie constamment dans la mer, forme des atterrissements ; et si l'on supposait que depuis deux mille ans, ces atterrissements se sont avancés de 8 à 10 milles, on ne s’écarterait peut-être pas de la vérité. M. Darluc, dans son Histoire naturelle de la Provence, publiée en 1783, dit, p. 262, que la Camargue est un grand terrain qui forme par sa position, un triangle équilatéral, ayant sept lieues de longueur de chaque côte. Cette île sépare les deux bras du Rhône, qui se divisent au-dessous d'Arles. Son enceinte était moins considérable autrefois. Les atterrissements successif que le Rhône a formés à son embouchure, l'ont agrandie. La tour de Saint Louis, qui fût élevée près des bords de la mer, en 1630, en est éloignée aujourd'hui d'une lieue.

L’embouchure du Rhône étant un point de départ incertain, et son cours n'étant pas en ligne droite, mais faisait de grands détours jusqu'à Roquemaure, j'ai cherché sur la grande carte de France, la partie de la côte qui ne doit pas ravoir changé depuis deux mille ans. C'est au village de Foz, situé sur une colline basse, à neuf milles à l'orient de l'embouchure du Rhône. Depuis ce village, jusqu'à l'étang de Berre, il y a une suite de collines. Nous avons donc là l'ancienne côte. Les sédiments du Rhône n'y sont jamais arrivés, parce qu’ils sont poussés vers l’ouest par un courant de la mer, qui se dirige constamment de l'est à l'ouest dans le golfe de Lyon. Ces sédiments vont combler les ports de la côte de l’ancien Languedoc. Aiguemorte en est un exemple : c'était autrefois un port, qui est maintenant à 4 ou 5 milles de la mer.

Si donc l’on mesure depuis Foz jusqu'à Orgon, sur la Durance, en passant par les villages de Salon et de Sérias, et depuis Orgon par Sorgues, jusque vis-à-vis de Roquemaure, la distance se trouvera de 43,300 toises, ou 57 milles et un tiers. Cette distance correspond exactement à l'expression de Polybe, soit aux quatre jours de marche, à peu près, dont il est dit que l'endroit du passage du Rhône était éloigné de la mer ; car quatre jours de marche pour une armée, font 60 milles.

La quatrième circonstance qui contribue à déterminer le lieu du passage du Rhône, est la distance, depuis ce point jusqu'à l'Isère. Elle se tire de la distance totale depuis le passage du Rhône jusqu'à la montée des Alpes, qui est de 1.400 stades, car nous verrons au chapitre 50 de Polybe, qu'Annibal parcourut une distante de 800 stades, depuis l'Isère jusqu'à la l’entée des Alpes. Il faut donc retrancher ce nombre du précèdent, et il reste 600 stades, ou 75 milles, pour la distance depuis le passage du Rhône jusqu'à l'Isère.

Si nous les comptons depuis cette rivière, en descendant le long du Rhône, nous arrivons exactement vis-à-vis de Roquemaure[3]. Les détails de cette distance se trouveront dans le chapitre suivant.

Cette dernière circonstance est celle qui fixe de la manière la plus précise, le lieu du passage du Rhône. Nous ne pouvons donc pas nous tromper sur ce point très-important de la route d'Annibal.

Le passage de l'armée carthaginoise s'opéra en plusieurs traversées, dont la plus considérable put être de dix mille hommes. Supposons qu'Annibal eût rassemblé pour cela 60 chaloupes et 200 bateaux ; supposons, en outre, que toutes ces embarcations fussent rangées les unes à côté des autres sur le rivage, aux environs de Montfaucon ; elles dévoient occuper un espace de 5 à 600 toises, mais le courant étant très-rapide, elles étaient entraînées fort bas, avant qu'à force de rames, elles pussent atteindre l'autre rive. Supposons qu'elles descendissent de trois fois la largeur du Rhône, qui, dans cet endroit, a 260 toises de largeur ; les bateaux les plus bas ne pouvaient donc arriver sur la rive opposée que 1.400 toises au-dessous de Montfaucon, c'est-à-dire 4 ou 500 toises plus haut que Roquemaure[4].

Les chaloupes sur lesquelles la cavalerie traversa, sont appelées lembi par Polybe. Il paraît que c'étaient des galères à un seul rang de rames, capables de naviguer sur mer ; car on les employait souvent comme bâtiments de guerre. Polybe (Livre III, chap. 16) dit que Démétrius Pharius ravagea les îles Cyclades avec cinquante lembi ; et dans le Livre IV, c. 29, que Philippe s'engagea à faire la guerre contre les Œtoliens, avec une flotte de trente lembi.

Nous voyons dans Tite-Live (Livre 44, c 28), que Perseus envoie une flotte de quarante lembi pour protéger, contre les ennemis, des bâtiments qui transportaient du blé des îles Cyclades.

Les pirates les employaient sur la Méditerranée, parce qu'on pouvait les faire aller à la rame avec une très-grande vélocité. Polybe nous apprend que les habitants des bords du Rhône en avaient un grand nombre pour faire le commerce sur mer. Ces bâtiments furent donc d'une très-grande utilité pour transporter la cavalerie de l'armée carthaginoise.

Quant aux trente-sept éléphants, il paraît qu'on les fit passer tous à la fois, vu la grandeur des deux radeaux réunis ensemble, sur lesquels on les transporta ; car ces radeaux étaient beaucoup plus grands que ceux fixés au rivage, qui avaient déjà cinquante pieds de largeur. Cette idée est d'autant plus vraisemblable, qu'il aurait fallu trop de temps pour ramener chaque fois ces vastes machines d'une rive à l'autre, sur un fleuve aussi large et aussi rapide que le Rhône.

Il nous reste à chercher l’île ou le détachement d'Hannon, fils du roi Bomilcar, traversa le Rhône sur des radeaux. En remontant ce fleuve l'espace de 200 stades, ou 25 milles, depuis Roquemaure, on arrive phis haut que le pont du St. Esprit, et même au-delà de l'embouchure de l'Ardèche dans le Rhône. A 23 milles et vis-à-vis de La Palud, on trouve la pointe d'une ile longue et étroite, qui a 2800 toises de longueur, et sur laquelle sont deux hameaux. Le milieu de cette île est donc à 25 milles de Roquemaure. Ce fut probablement là qu'Hannon traversa le Rhône avec ses troupes.

L’époque à laquelle Annibal arriva sur les bords du Rhône, peut se fixer à l'équinoxe d'automne, ou plus exactement, au 25 septembre. Ce jour, comme nous le verrons dans la suite, se déduit par un compte rétrograde de celui de son arrivée au sommet des Alpes.

Voici l’emploi des jours, depuis son arrivée au passage du Rhône jusqu'à son départ pour remonter ce fleuve le long de sa rive gauche ou orientale.

Premier et second jours (les 26 et 27 septembre), employés à rassembler des galères et des bateaux.

La 3e nuit, départ des troupes d'Hannon.

Le 3e jour, construction de leurs radeaux.

Le 4e jour, leur passage du Rhône et repos. Pendant ce même temps, Annibal ne restait pas oisif : il achevait ses préparatifs pour le passage de son armée.

La 5e nuit ; retour d'Hannon le long de à rive gauche du Rhône, vers le camp des Barbares.

Le 5e jour (le 30 septembre), passage du Rhône par toute l'armée.

Le 6e jour, assemblée de l'armée carthaginoise. Départ des 500 cavaliers numides, et leur combat avec les cavaliers romains.

Le 7e jour, départ de l'infanterie pour remonter le fleuve. On achève la construction des radeaux, pour transporter les éléphants dans une seule traversée.

Le 8e jour, passage des 57 éléphants. Retour des cavaliers romains au camp du consul.

Le 9e jour (4 octobre), départ d'Annibal avec sa cavalerie et ses éléphants, pour remonter le long du Rhône.

Nous aurions pu, pour donner plus de temps à l'infanterie d'avancer dans sa marche, assigner un jour de plus pour le passage des éléphants, à cause du temps qu'il fallut pour construire les doubles radeaux que l’on fixa au rivage, et ceux sur lesquels les éléphants traversèrent en étant remorqués par des bateaux ; mais l’on peut supposer que ce travail avait déjà été commencé pendant l'absence du détachement d'Hannon.

Nous reprendrons la narration de Polybe dans le chapitre suivant.

 

 

 



[1] Toutes les îles qui se trouvent dans le cours du Rhône sont représentées avec la plus grande exactitude dans la grande carte de France dont j'ai déjà fait mention.

[2] Voyages dans les Alpes, § 1543.

[3] Le plus haut point de l'embarquement de l'armée pour passer le Rhône fut cependant à 2.000 toises de cette petite ville, comme nous le verrons plus bas.

[4] L'on trouve dans la Notice des travaux de l'académie du Gard, pendant l’année 1811 (2e partie, pag. 155-157), l'extrait du mémoire de M. Martin de Bagnols sur l’endroit où Annibal passa le Rhône. Ce savant le fixe, par des observations faites sur les lieux, à l’ancien passade de l’Ardoise, à une lieue au-dessus de Roquemaure. Ainsi, quoique je n'eusse aucune connaissance des recherches de M. Martin, je me trouve d'accord avec lui, puisque je plape le plus haut point de rembarquement à 2.000 toises au-dessus de cette petite ville.