HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

INTRODUCTION.

 

 

LE PASSAGE d'Annibal d'Espagne en Italie, au travers des Alpes, est un des évènements les plus extraordinaires que nous présente l’histoire romaine. Il excite également l'intérêt de l'écolier et de l'historien. Chacun admire le génie qui put concevoir et exécuter une entreprise aussi hardie et aussi périlleuse : entreprise suivie de plusieurs victoires signalées et qui fut sur le point de se terminer par la destruction de la République romaine.

Chacun cherche à découvrir par quelle route l'armée carthaginoise pénétra en Italie, mais il semble qu'il y ait sur cette marche un voile impénétrable qui lui donne l'apparence du merveilleux. De nos jours, comme du temps des Romains, la même incertitude règne sur le passage que les guides d'Annibal choisirent pour le conduire en Italie. Il n'y a peut-être pas de fait dans l'histoire sur lequel il, ait eu tant d'opinions diverses, et sur lequel l'on soit tombé dans un si grand nombre d'erreurs. C'est dans l'espérance de la dissiper, et de terminer enfin les discussions sur ce sujet, que je communique au public le résultat de mon travail.

L'auteur qui a été la principale cause de tant d'incertitudes et de tant d’opinions diverses, c'est Tite-Live, qui, en traduisant l'histoire de Polybe, en a retranché des parties essentielles, et aussi des détails géographiques qui changent complètement la route que l’auteur grec nous indique de la manière la plus évidente.

Tite-Live rapporte à la route qu'il a adoptée, et dont les différentes parties ne peuvent s'accorder entre elles, les mêmes circonstances, les mêmes obstacles qu'il copie dans Polybe, quoique cet auteur parlât d'une autre route qu'il avait reconnue d'après ses propres observations faites sur les lieux, et d'après le récit des contemporains d'Annibal. Il n'était pas probable cependant que les mêmes distances, le même nombre de jours de marche, les mêmes localités, pussent convenir à deux routes absolument différentes, surtout lorsqu'elles traversaient une chaine de montagnes aussi variée que celle des Alpes.

Mais lorsque nous examinerons la route que l'historien romain fait suivre au général carthaginois, nous verrons qu'il n'avait que des idées très-confuses en géographie ; qu’il n'était sur le fait historique que nous voulons éclaircir, que le copiste peu fidèle de Polybe, et non point un auteur original. On sait que Tite-Live avait copié des livres presque entiers de Polybe, quoiqu'il se contente de dire que cet auteur grec n'était nullement à mépriser. Tite-Live préférait le merveilleux au vrai, et l’exactitude n'était pas une de ses qualités. Il cherchait plutôt à plaire à l’imagination par des tableaux romanesques, qu'à satisfaire l’esprit par une histoire vraie et judicieuse. Il attachait un trop grand prix au style éloquent, et dédaignait le style simple, précis, mais sans parure, de Polybe.

Nous allons prouver que ce dernier auteur est le seul que l'on doit suivre dans le sujet qui nous occupe, le seul qui mérite toute notre confiance par les peines qu'il s'était données pour acquérir les connaissances les plus exactes sur les faits qu'il rapporte, et sur la géographie des pays qui furent le théâtre des événements militaires dont il écrit l'histoire.

Écoutons ce qu'il dit lui-même au chap. LIX de son troisième livre. Après avoir excusé les erreurs des historiens qui l’avaient précédé dans la description des pays éloignés, il ajoute[1] : Mais aujourd’hui que, par la conquête de l’Asie par Alexandre, et celle de presque tout le reste du monde par les Romains, il n’est point d’endroit dans l'univers où l’on ne puisse aller par mer et par terre, et que de grands hommes, déchargés du soin des affaires publiques et du commandement des armées, ont employé les moments de leur loisir à ces sortes de recherches, il faut que ce que nous en voulons dire soit beaucoup plus exact et plus assuré. C'est de quoi nous tâcherons aussi  de nous acquitter dans cet ouvrage lorsque l'occasion s'en présentera, et nous prierons alors nos lecteurs curieux de nous donner toute leur attention. J'ose dire que je m'en suis rendu digne par les fatigues que je me suis données, et par les dangers que j'ai courus en voyageant, dans l'Afrique, dans l'Espagne, dans les Gaules, et sur la mer extérieure dont tous ces pays sont environnés, pour corriger les fautes que les Anciens avaient faites dans la description de ces lieux, et pour en procurer aux Grecs la connaissance.

Dans un chapitre précédent[2], Polybe, parlant du passage des Alpes et de la prudence consommée avec laquelle Annibal conduisit son expédition, dit encore : Je parle avec assurance de toutes ces choses, parce qu'elles m'ont été racontées par ceux qui vivaient dans le temps. J'ai visité les lieux moi-même, et j'ai voyagé au travers des Alpes pour les voir et pour les connaître.

Quelle confiance ne devons-nous pas avoir dans un historien qui, pour ne rien dire dont il ne fut par parfaitement sûr, entreprend de longs voyages, dans lesquels il fut nécessairement exposé à de très-grands dangers ; qui, non-content de se faire raconter toutes les circonstances de la marche d'Annibal par des contemporains bien instruits, visite lui-même les Alpes pour en prendre une exacte connaissance. Aussi verrons-nous dans toutes les parties de cette longue marche, telle qu'elle a été tracée per le général Melville, que tout est d'accord pour les distances, les localités ; que tout se rencontre jusqu'aux moindres détails.

Le célèbre historien anglais Gibbon, faisant à l'occasion de la marche d'Annibal, le parallèle entre Tite-Live et Polybe, dit de ce dernier[3] : Dans Polybe, tout est raisonné, tout est simple et sans parure. Une justesse d'esprit peu commune dans son siècle et dans son pays, réunie avec une sécheresse d'imagination qui y était encore plus rare, lui faisait facilement préférer le vrai qu'il connaissait à fond, aux agréments qu'il méprisait, d'autant plus qu'il eut était incapable.

Il avait examiné lui-même tout le pays entre l'Elbe et le Pô, et il l'avait examiné avec des yeux attentifs et éclairés. Il pouvait y recueillir tous les vestiges précieux d'une tradition que soixante ans n'avaient pas encore effacés. Il pouvait s'entretenir avec des vieillards du pays, qui, dans leur jeunesse, s'étaient opposés au passage d'Annibal, ou qui avaient combattu sous ses drapeaux. Il avait entrepris ce voyage difficile dans le dessein même de s'instruire sur les lieux, et d'opposer à toutes les fables qui inondaient déjà le public, une histoire vraie et simple de cette fameuse expédition des Carthaginois. L'ouvrage qu'il nous a laissé est le fruit de ce dessein.

Polybe était né en Grèce vers l'an de Rome 548, ou 14 ans après l'expédition d'Annibal. On peut supposer qu'il vint à Rome à l'âge de 30 ans, c'est-à-dire 44 ans après cet évènement ; il put donc déjà s'entretenir des victoires du général carthaginois avec des personnes de 60 à 70 ans qui en avaient été témoins dans leur jeunesse.

Si Polybe traversa les Alpes à m'âge de 40 ans, il put converser avec des montagnards de 72 ans, qui, lors du passage d'Annibal, en avaient 18.

Il est possible que Polybe acheva son histoire à l'âge de 60 ans, l'an de Rome 608, deux ans après la prise et la ruine de Carthage. Il mourut à l'âge de 82 ans.

Ce fut l'an de Rome 585 que Scipion l'Africain, n'ayant que 18 ans, se lia étroitement avec Polybe. Cette amitié, dit Rollin[4], devint très-utile à ce jeune Romain, et ne lui a guère moins fait honneur dans la postérité que toutes ses victoires.

Il ne pouvait le quitter, son grand plaisir était de s'entretenir avec lui ; il le respectait comme son propre père, et Polybe de son côté le chérissait comme son propre enfant.

Pour profiter des lumières d’un auteur aussi judicieux que Polybe, aussi bien instruit dans les choses qu'il raconte, aussi supérieur aux autres historiens pour l’exactitude et l’amour du vrai, et d'une expérience consommée dans le métier de la guerre, il importait d'avoir une traduction correcte de l’original grec. Pour parvenir à ce but, j'ai consulté celles de Casaubon, de Dom Vincent Thuillier, de Hooke dans son Histoire Romaine, et de Titler, auteur anglais, qui avait écrit un petit ouvrage sur la route d'Annibal. J’ai comparé ces différentes traductions avec l’original grec, et lorsqu’il me restait quelque doute sur le sens d’un mot ou d’une phrase, je me suis adressé aux hommes les plus versés dans la langue grecque.

Avec ces secours, je crois être parvenu à obtenir une traduction qui rend le véritable sens de Polybe dans toutes les parties de son récit relatif à la marche d'Annibal depuis Carthagène jusqu'aux bords du Tésin.

J'ai éprouvé quelques difficultés provenant du style négligé de Polybe et de ses répétitions, mais j’ai cherché à les éviter, en conservant cependant toute sa clarté et le sens littéral.

Après s’être procuré une traduction assez correcte pour tenir lieu de l’original, il fallait avoir les meilleures cartes géographiques pour mesurer les distances d'une manière sûre ; il fallait consulter les relations des voyageurs qui ont traversé les Alpes ; ou bien, ce qui valait encore mieux, il fallait visiter les Alpes soi-même dans le but de chercher le passage qui correspondit le mieux au récit de Polybe. C'est ce que fit le général Melville, et c'est ce que j'ai fait pour l'entrée des Alpes, que le général n'avait pas déterminée d'une manière exacte. Mais il fallait auparavant chercher dans les géographies anciennes, les passages les plus anciennement connus, ceux en particulier qui devinrent des voies romaines ; car on pouvait présumer que les Romains ouvrirent leurs grands chemins dans les Alpes en suivant les routes fréquentées par les anciens habitants du pays, et surtout par les Gaulois, qui, à différentes époques, envahirent l’Italie. C'est une de ces routes qu'Annibal devait avoir suivie nécessairement, puisqu'il avait pour guides les descendants de ces mêmes Gaulois, qui s'étaient établis dans les plaines arrosées pas le Pô.

Comme nous parlerons souvent dans le cours de cet ouvrage des voies romaines et des itinéraires romains, qui, avec le nom des lieux par où elles passaient, nous donnons la direction de ces routes, je crois qu'il est nécessaire de les faire connaître à ceux de mes lecteurs qui n'en auraient qu'une idée imparfaite. C’est dans l'ouvrage de Bergier[5] que je puiserai la notice suivante, qui fera la seconde partie de cette introduction.

 

 

 



[1] Traduction de Dom Vincent Thuillier, tome IV, p. 70.

[2] Le XLVIIIe de l'édition de Casaubon, qui correspond à la fin du chapitre IX de la traduction de Thuillier, tome IV, p. 62.

[3] Mélanges posthumes d'Édouard Gibbon, Londres, 1796, tome II, p. 182-184.

[4] Histoire Romaine, Paris, 1793, tome 8, p. 257-259.

[5] Histoire des grands chemins de l'Empire romain, par Nicolas Bergier, édition de Bruxelles, 1728.